PREMIER MESSAGE
- 1 -
Je
suis né le 17 février 2427, et je viens d'avoir quarante ans. Cela
correspond à une promotion. Je fais partie du premier contingent de
vérificateurs 64, un nouvel emploi inventé par Omega, notre maître
à tous depuis plus de cent-vingt ans. C'est une belle machine qui
gère les dix-neuf milliards d'humains regroupés dans le
Gouvernement unique, et il s'en tire pas mal. Grâce aux progrès
faramineux de la diététique, il y a assez à manger pour tous, et
la place disponible a été équitablement répartie. En certains
lieux, la ville a gagné sur la mer, grâce à la mousse
exponentielle stable, et notre Terre ne se porte pas mal du tout.
Omega semble trouver réponse à tout, avec son escouade de
Décisionnels, une sorte d'élite qui occupe le sommet de l'Etat
unique, et qui suit une formation suffisamment complexe pour former
une caste à part entière.
Omega
éprouve des difficultés à traiter le problème de la vie humaine
qui se rallonge toute seule, et personne n'est d'accord sur
l'ensemble des raisons qui permettent une telle longévité. Toujours
est-il qu'on s'arrête de travailler à quatre-vingt dix ans, et que
l'on meure — généralement— entre cent-trente et cent-quarante
ans. La phase d'improductivité est longue, et Omega n'a rien trouvé
de mieux qu'encourager l'euthanasie. C'est une mesure récente. Cela
a été produit très habilement, toujours est-il que toute personne
entre quarante et cent-cinquante ans qui veut mettre fin à ses jours
est encouragée à le faire, puisqu'un crédit régulier de
consommation sera versé à ses ayant-droits, qu'elle choisira
elle-même. Les désaxés sociaux coûtent cher en soins, et les
maisons terminales aussi. Elles ont remplacé les centres de
gériatrie, et tout ne peut pas y être automatisé. Le personnel
nombreux coûte cher, et si pendant longtemps ce fut la mode
d'enrayer le chômage en créant d'innombrables emplois de soutien au
dernier âge, aujourd'hui le vieillissement s'étalant sur trente
ans, les services de soins constituent un gouffre pour l'économie.
Les
primes au suicide sont incitatives, et calculées en fonction de
l'âge. Il est certain que l'Etat vise un plan de redressement des
finances, maquillé en mesure humanitaire. (Chacun a le droit de
choisir le moment de sa fin, c'est la preuve de sa liberté cosmique,
dixit la nouvelle charte de la promotion individuelle). Le Plan
d'Incitation au Départ Définitif a bien fonctionné les six
dernières années depuis sa création, puis il s'est avéré que de
nombreuses fraudes avaient permis à des assassins de s'enrichir...
C'est pour cela qu'Omega vient de créer sa soixante-quatrième
brigade de Vérificateurs, dont je vais être un des tous premiers
représentants.
J'appartiens
à la branche des Intellectuels multitâches, que j'ai choisie dès
mon enfance, et j'ai toujours été à la hauteur des examens. Nous
sommes les moins spécialisés des cadres supérieurs, et nous
possédons le privilège de comprendre un peu de tous les domaines de
la vie. Nous avons une formation puissante en psychologie et en
sociologie, nous devons être à un bon niveau en mathématiques des
statistiques, et connaître les bases colossales du droit du travail,
qui depuis deux siècles environ, constitue le socle de notre
société. Nous avons aussi étudié en long, en large et en travers,
l'Histoire des quatre derniers siècles, avec la philosophie de la
transformation, pour comprendre de l'intérieur l'avénement
de la république unique, gouvernée par Omega, une machine
intelligente. Elle est en dialogue de connivence, selon
l'expression officielle, avec les Trois-Cents, recrutés sur concours
sur la terre entière, et qui assumeront pendant six ans leurs
fonctions, avant de devenir des conseillers informels ou des
professeurs, ou des dilettantes. Les privilèges que se partagent les
Trois-Cents sont certes exorbitants, à tout seigneur tout honneur,
mais nul ne les conteste. Ils possèdent tous des cerveaux hors
normes qui leur permettent de tenir tête aux aberrations, toujours
possibles, d'un ordinateur qui ne fonctionne qu'à partir de données
abstraites. Omega avait supervisé la civilisation mixte, mais c'est
un sujet quelque peu tabou, car l'échec a été cuisant.
Il
y a cent cinquante ans, les machines interfacées avec de la matière
biologique, les biocybers de dernière génération, et dont on
attendait beaucoup, ont assez vite plafonné, avant de développer
toutes sortes d'anomalies dont on ne savait dire s'il s'agissait de
bugs ou de maladies. Tous les techniciens qui travaillaient
dans la branche de la biocybernétique, par dizaines de millions, ont
dû été recyclés en moins d 'une génération dans les
grandes Mégapolis, et c'est pour y parvenir qu'Omega a lancé toutes
sortes de carrières artificielles, créées davantage pour donner du
travail à des chômeurs que parce qu'elles allaient de soi. C'est
ainsi que naquirent ces fameux Vérificateurs assermentés, qui, dans
toutes sortes de branches, aussi bien commerciales
qu'administratives, veillent à la réalisation exacte des
projets...
Il
s'avéra bien vite que la création des brigades de Vérificateurs
avait provoqué par elle-même une nouvelle vague demesurée de
corruption, et Omega inventa donc les Superviseurs, chargés
d'enquêter sur le travail des vérificateurs. Cet ajustement prit un
demi-siècle, et a mené à la stagnation actuelle, ponctuée d'un
système d'avancement original. Aujourd'hui, chaque citoyen assujetti
au Rendement est à l'origine de trois emplois administratifs
d'encadrement, qui le maintiennent dans la société selon des
critères précis, avec la menace du recul ou la promesse du progrès
selon le résultat des tests, quasi permanents. Chaque actif
dispose, primo, de son vérificateur, qui se charge de le maintenir
dans ses prérogatives exactes, au détail près, par une
surveillance routinière mais pointilleuse, et des entretiens quasi
journaliers, brefs et souvent convenus. Secundo, le Superviseur
établit des dossiers de « fonctionnement » entre le
vérificateur et son « objet de contrôle », pour
prévenir la corruption ou l'entente délétère entre le
vérificateur et le vérifié. Tertio, l'Intercesseur est chargé de
modifier sans cesse les données d'évaluation de tout actif. C'est
ce quatrième larron qui recueille toutes les informations: il
combine les dossiers du « citoyen productif » commentant
son propre travail, avec celui de son vérificateur et celui de son
superviseur, remplis chacun d'évaluations diverses qui valident,
avec des nombreuses nuances, l'efficacité de l'actif.
L'intercesseur
synthétise donc pour la grande Machine-Mère les matériaux fournis
par les trois sources, en attribuant, chaque année, deux notes à
tout membre actif, une note de conformité, et une note de
potentialité. Si les deux sont régulièrement élevées, le
« cybertoyen » change souvent de poste et monte en grade,
c'est-à-dire que ses privilèges augmentent, ainsi que son quota de
consommation ou de jours libres (il faut choisir), et quand il s'agit
d'une ascension rapide, le bénéficiaire est affecté dans un
logement 3 A, le rêve de tout citadin, avec l'armoire à pharmacie
exhaustive, qui comprend toutes sortes de drogues à effets
prévisibles, et de vrais domestiques, qui demeurent, quoi qu'on en
dise, plus agréables à diriger que les robots les plus
perfectionnés, et qui sont recrutés parmi la population de ceux qui
n'aiment pas les tracasseries administratives et les responsabilités.
C'est
dans la classe assez méprisée des domestiques que nous trouvons la
proportion la plus élevée d'écrivains et d'artistes en général,
qui refusent de s'identifier outre mesure au Système, et profitent
de leurs tâches humbles pour développer la paix de l'esprit. La
création n'est cependant pas encouragée, à cause de son
coefficient subversif, et tous les écrivains travaillent
« normalement », car il est hors de question de pousser
les individus à une différenciation extrême, dont ils
profiteraient pour se plaindre de la politique. Les musiciens
également voient leurs œuvres détruites si leur coefficient
émotionnel est trop puissant, car l'Histoire nous apprend toujours
que le chaos social provient d'émotions primaires galvanisées par
une parole sans lendemain. Toutes ces professions s'exercent dans la
bonne humeur, avec une dose de courtoisie, et même de respect,
impensable pour tout terrien qui vivrait avant le grand cataclysme, à
partir duquel l'humanité restante décida une bonne fois pour toutes
que « la vie était faite pour tout le monde », et
abandonna, presque d'un coup d'un seul, l'habitude de porter des
jugements de valeur sur les autres.
En
caricaturant, toutes ces fonctions de surveillance servent
principalement à « donner du travail » ou à
« harmoniser l'avenir » en langue de bois officielle,
oui, tout cela ne sert qu'à occuper les terriens qui ne se
distinguent par aucun génie particulier, mais savent comparer, après
formation, ce qui doit être fait par chacun de ce qu'il
fait dans la réalité. Dans une société aussi mécanique que
la nôtre, les tâches d'espionnage réciproque sont plutôt devenues
des espaces relationnels agréables, mais il est vrai aussi que
l'encerclement du matricule productif par une armée de contrôleurs
a définitivement éradiqué « l'envie de tricher » avec
l'Etat, un dysfonctionnement étudié dans l'Histoire et le Droit du
travail, et qui à lui seul, a presque eu raison de la démocratie
juste avant la grand cataclysme. Un petit pays qui ne savait pas
faire payer l'impôt a entraîné dans sa chute toute une
confédération, qui parvenait à tenir tête à quelques grands
blocs beaucoup plus imposants. Histoire d'autant plus lamentable que
cette nation avait été à l'origine même de cette civilisation, et
que ses meilleurs penseurs avaient survécu à la suprématie du
crucifié.
C'est
peut-être le moment d'ajouter que nul ne paie d'impôts sur
Terrarium, et que de nombreux quotas de consommation récompensent le
travail. Ce qu'on appelait autrefois l'argent, subsiste, mais
dans des cas rares et très précis, et ne concerne que de grosses
dépenses. On échange alors des bons de consommation contre du cash,
en perdant seize pour cent au change, afin de limiter la souplesse de
fonctionnement de ce qui a été considéré comme la « pire
invention de tous les temps », la Finance, en 2048. Après que
notre planète se fut tant soit peu remise du cataclysme de 2023,
quand la valeur de l'argent s'effondra d'un seul coup, partout,
ruinant quatre siècles de civilisation montante, les Décideurs
établirent de nouvelles normes d'échange, qui assurèrent que seul
le travail devait rémunérer. L'héritage a été néanmoins
maintenu, les Décideurs représentant les castes les plus fortunées,
soucieuses de favoriser leur progéniture.
Mon
droit de réserve s'imposant, je n'ai pas le droit de vous révéler,
— alors que vous vivez avant 2023 et que ce message vous
parvient du futur, pourquoi et comment vous courez à la catastrophe.
Nous ne pouvons pas changer le passé sans risquer de supprimer des
pans entiers de notre présent, et même si ce n'est là qu'une
hypothèse, nous ne pouvons pas prendre le risque de la vérifier. Si
je dérogeais à cette obligation en vous donnant de véritables
précisions sur ce qui va vous détruire, je risquerais la peine de
mort. C'est l'unique délit pour lequel elle frappe encore tout
délinquant se croyant autorisé à divulguer des causes qui ne se
sont pas encore produites, afin de les éviter. Et je tiens encore à
la vie. Il y a eu quatre exécutions capitales depuis trois ans, la
première époque qui vit l'emploi des fréquences néguentropiques
autorisé. Sinon, eh bien il est vrai que j'aurais aimé vous dire
comment empêcher la catastrophe qui vous arrive dessus, mais je n'en
ai pas le droit. Je m'estime déjà heureux de pouvoir envoyer ce
message sur des fréquences qui remontent la durée, et qui vous
parviendront ou non: le système est encore peu fiable, et je suis
un des seuls contemporains à pouvoir diriger cette communication. Un
privilège de caste dû à mes états de service très satisfaisants,
mais le Pouvoir se mêle encore de cette opération, et peut-être
a-t-il déjà un projet secret derrière la tête, pour m'autoriser
autant de liberté.
- 2 -
Je
m'appelle Polargon Davenport Smith et je suis né le 17 février
2427. Voilà six mois que j'ai pris ma fonction, et je ne suis pas
déçu. Quatre dossiers sur dix sont suspects. Il me reste à dresser
la liste des facteurs qui peuvent contraindre une personne, qu'elle
le reconnaisse ou non, à décider de sa propre mort. J'ai déjà
relevé un cas d'hypnotisme flagrant, trois cas d'envoûtement,
quelques cas de « persuasion affective » des plus
sournois, où les ayant-droits expliquent tous les avantages qu'ils
retireraient de la disparition de l'euthanasié jusqu'à ce que la
personne en question, informée avec amour, se sacrifie dans la joie,
et je suis convaincu de ne pas avoir encore décelé quelques cas de
manipulation manifeste, des cas absolument géniaux, qui mettent au
défi l'intelligence de les percer à jour. Je suis naturellement
surveillé à chaque entretien par un Superviseur agréé de septième
niveau, soit une personne âgée qui est parvenue au sommet de sa
hiérarchie, et qui se doit de veiller au grain: En effet, rien ne
serait plus facile pour moi (et mes pairs) que de délivrer une
autorisation finale contre une rétribution quelconque. J'ai déjà
été aguiché par une créature de rêve, l'ayant-droit d'un
vieux coordinateur du Plan, dont elle a sans doute été la
maîtresse, et qu'elle veut pousser dans la tombe. Ce dernier prétend
qu'il a assez vécu, mais quand je le reçois sans elle (ce qui est
l'astuce la plus élémentaire de mon métier), il est quand même
moins enthousiaste.
Il
suffirait sans doute que mon Superviseur me surprenne avec cette
créature de rêve hors de mes heures de service pour que je sois
soupçonné de complaisance, et rapidement destitué. Dès qu'un cas
est litigieux, tout le service en est informé, et nous avons des
briefings pour exposer entre nous nos théories. Nous sommes
huit à travailler dans le dix-neuvième district, qui comporte
quelques quartiers huppés, et où l'assassinat par suicide interposé
peut rapporter gros, étant donné qu'à la prime incitative,
s'ajoute l'héritage. Bien que taxé dans un esprit démagogique, il
est quelques cas de figure où hériter s'avère une affaire qui
résout tous les problèmes d'insertion. Si le Grand Oeil confisque
tout ce qui traîne en numéraire, il n'a jamais pu s'approprier les
logements et propriétés des défunts, empêché dans cette
manœuvre par le neuvième Rang qui comprend les richissimes
Décideurs. Dans la zone où je travaille, les biens individuels
l'emportent de loin sur les logements de fonction, les villas avec
grand jardin font rêver toute la conurbation, il est donc bien
évident de s'attendre à trouver des affairistes, des comploteurs,
de potentiels assassins qui visent de pouvoir s'installer dans un
quartier merveilleux, un des plus prestigieux de Terrarium, en
devenant légataires universels.
Nous
commençons déjà à échanger des cas entre nous. Ceux qui peuvent
craquer et avouer sous l'intimidation répétée reviennent
aux vérificateurs ou vérificatrices 64 les plus affirmées, et
éventuellement je les leur confie. Moi j'hérite des sournois, des
parfaits dissimulateurs, des intelligences perverses qui n'avoueront
jamais, et qui auront même le culot de s'attaquer aux preuves, avec
une désinvolture extrême. On m'appelle déjà « la résistance
de l'eau », et il est clair qu'on m'envoie les cas les plus
difficiles à confondre. Si l'un d'entre nous laisse passer une
affaire, autorise la suppression biologique d'un matricule, et qu'il
s'avère plus tard que c'était un meurtre déguisé, il y a de
fortes chances qu'il soit rétrogradé à une fonction inférieure à
celle qu'il occupait auparavant. La conséquence en est terrible:
notre préférence va vers le risque de condamner des innocents
plutôt que de libérer des coupables. Mais la sanction est
intelligente: les ayant-droits déclarés coupables d'abus de bien
social (voulant profiter d'une prime imméritée) ne sont pas
poursuivis, et la personne manipulée, quant à elle, s'attire la
bienveillance d'un vérificateur personnel attitré, qui ne lui est
pas facturé, et qui s'engage dorénavant à lui ôter tout contact
avec celui ou celle qui voulait sa mort. Les ayant-droits soupçonnés
voient en revanche leur note de conformité réduite à néant, ce
qui empêchera toute promotion, ou favorisera parfois des
rétrogradations, pour de longues années et même toute leur vie.
Inventer, oui, dans le crime, non, c'est ce que nous disons
calmement à ceux et celles dont nous sommes à peu prés certains
qu'ils voulaient vouer à la mort un de leurs proches. Plus cette
formule les agace, plus nous savons que nous aurons du fil à
retordre.
J'ai
demandé un second superviseur pour ma vie privée, il me sera sans
doute accordé contre une diminution de mon quota de consommation,
reste à deviner son montant. La créature de rêve me harcèle à la
sortie, et d'autres ayant-droits que je soupçonne, tentent de me
rencontrer en-dehors du bureau. Je croyais que ce serait un métier
plus facile. Entre l'étude du dossier et le verdict, tout le temps
peut être utilisé pour tâcher de nous corrompre, mais nous ne
pouvons l'abréger sous peine de favoriser les erreurs. Nous laissons
donc traîner les choses, pour que se dévoilent les assassins, qui,
projetant leur propre mentalité sur la nôtre, s'imaginent pouvoir
nous acheter. Omega nous a autorisé à ne jamais donner de
date-butoir pour conclure un dossier, ce qui exaspère ceux qui n'ont
pas la conscience tranquille, et les poussera peut-être à la faute.
Nous pouvons convoquer à tout bout de champ, aussi bien les
ayant-droits que les candidats au départ définitif, ensemble ou
indépendamment, et puis nous taire longtemps, ce qui permet
d'évaluer l'évolution des rapports entre les supposés meurtriers
et leurs supposées victimes. Le temps ne laisse rien inchangé.
(Sauf l'immuable, selon les grands déviants du passé, qui
précisaient que ce n'était pas la porte à côté).
- 3 -
J'ai
contacté un camarade de promotion qui travaille pour l'un des Trois
Cents, et il s'est renseigné. Omega couvre les opérations de fuite
vers le passé, telle que la mienne, car il travaille sur l'idée de
changer le passé proche, en agissant sur ses causes,
infinitésimalement, pour ne pas enclencher de rupture
temporelle. Il a recruté quelques physiciens de très haut niveau.
Ils comparent le temps à un tissu, et se demandent jusqu'où on peut
l'étirer sans qu'il se déchire, et si on peut lui conférer une
certaine élasticité avant qu'il ne se brise. Le but serait de
reconstruire le présent sur un passé meilleur, non seulement sans
produire de chaos, mais en éliminant certaines turbulences causales
qui ont présidé à ce que nous sommes aujourd'hui. Je pense que
probablement Omega chercherait à éliminer quelques cyclones qui ont
ravagé les champs de protéines arc-en-ciel sur des centaines
de kilomètres carrés, lors de leurs dernières attaques, trente ans
en arrière. Ce qui avait conduit à un rationnement généralisé,
sauf pour les castes supérieures, et nous avions manqué de peu une
révolution. La trace des dizaines de milliers (on dit même de
centaines de milliers) de morts massacrés pendant les émeutes, dans
le monde entier, par les armées de cyberpols, pénalise l'image de
notre société mondiale, et je comprends tout-à-fait qu'Omega et
ses Oligarches s'attaquent au problème d'estomper du passé quelques
rides inopportunes sur son visage.
Peter
Callaway Achab m'a félicité pour ma promotion au plan de
Vérification 64, tout en se vantant d'être parvenu à entrer dans
le club des conseillers permanents du Pouvoir Unique. Il dépend du
planificateur météorologique. Etant donné sa tâche, cet oligarche
serait tout en bas de la hiérarchie des Trois Cents, mais pourrait
naturellement détenir quelques secrets quand même. Peter ne se
refera pas. Il est très brillant, mais joueur. Il m'a fait
comprendre qu'il était prêt à vendre des renseignements, sans
doute pour éponger des dettes de jeu, ou entretenir une créature de
rêve authentique, estampillée conforme, ce qui est un peu au-dessus
de ses moyens.
Si
je ne craignais pas la peine capitale, je vous dirais comment créer
de la nourriture à partir de presque rien, comment dompter la
finance mondiale, mais tous les prospecteurs de champ sont formels,
qu'ils soient cybernéticiens, physiciens, mathématiciens, ou
philosophes du changement: On ne peut pas brusquer l'Histoire en lui
imposant des solutions meilleures pour lesquelles elle n'est pas
prête. Vouloir vous aider, cela créerait peut-être des solutions,
mais qui seraient hétérogènes par rapport à votre niveau de
conscience. Dans l'ensemble, vous croyez encore aux vertus de la
guerre et de la compétition, qui sont à l'origine de vos structures
sociales. Nous les avons abandonnées depuis longtemps. La
surveillance bureaucratique, la vigilance programmée, la
vérification naturelle, remplacent la méfiance et l'agressivité,
et nous n'essayons plus de « produire » un avenir
meilleur, ce qui n'a jamais donné aucun fruit dans l'Histoire, mais
vous devrez attendre l'effondrement de 2023 pour le vérifier par
vous-mêmes.
Peut-être
que j'écris parce que je crois, sans pouvoir m'en empêcher, à ce
que racontent certains déviants. Peut-être qu'en nous un feu
immortel ne craint pas la mort, et change de flamme à chaque vie.
Peut-être que certains d'entre vous, qui me lisez en ce moment,
vivrez à mon époque, comme il est possible que je sois un lecteur
du vingt-et-unième siècle trouvant une résonance étrange dans ce
livre, sans se douter de ce que l'avenir lui réserverait. J'aime ma
vie présente. Malgré tout ce qu'on peut reprocher à Omega, sans
lui ce serait pire. Le bien et le mal ont été étrangement nivelés,
mais n'ont pas disparu, comme l'atteste mon métier.
Parmi
ceux que je soupçonne, j'en vois certains n'éprouver aucune
culpabilité à l'idée d'envoyer ad
patres
leur victime. J'ai obtenu de mon supérieur, qui travaille en
cheville avec un des Trois Cents, que les accusés soient soumis à
des séances de test psychologique. Beaucoup d'étudiants près de
leur diplôme final sont habilités à animer des interrogatoires
civiques, où ils se contentent de poser certaines questions,
rituelles, à toute personne dont la note de conformité vient de
baisser. Elle est réévaluée chaque année, et si elle monte, une
prime exceptionnelle est accordée, mais si elle descend, Omega veut
savoir pourquoi et enrayer la chute. Les interrogatoires
civiques
sont donc de petites cérémonies très importantes dans notre
société, et ceux qui les mènent sont censés remettre « dans
le droit chemin » ceux qui ont été sévèrement notés, et
qui doivent s'en expliquer. Ils invoquent en général des maladies
ou des ruptures sentimentales, étant donné que s'ils accusent leur
hiérarchie, cela peut se retourner contre eux. Omega a inventé de
nombreux moyens pour éviter la dégradation des notes de conformité.
Dès qu'un cybertoyen en est affligé, son profil psychologique est
dument caractérisé, et il est aiguillé vers une branche où l'on
suppose qu'il pourra récupérer sa note de conformité antérieure à
sa chute, voire l'améliorer. C'est ainsi que d'anciens bouchers, qui
saturaient du sang des abattoirs, la viande étant réservée aux
trois castes dominantes, peuvent se retrouver apiculteurs, s'ils
préfèrent être harcelés par des millions d'insectes en captivité
dans d'immenses serres, que par des odeurs de sang. On a cru pouvoir
automatiser de nombreuses tâches manuelles pendant deux siècles,
mais nous en sommes revenus: l'intelligence humaine fait mieux face à
l'imprévu que n'importe quel robot, et il fallait, surtout, pouvoir
donner du travail à tous. Les avocats qui flanchent peuvent se
retrouver instituteurs, ou parfois greffiers, les instituteurs
fatigués peuvent être assignés à des tâches fastidieuses où ils
se retrouveront seuls, s'ils deviennent par exemple des archivistes
numériques, qui passent leur temps à garnir ou ranger
les milliards de milliards de milliards de gigaoctets d'Omega soit
devant un écran, soit en déplaçant des barrettes
de plasma informé. Tant de choses sont consignées chaque jour, que
des milliers de matricules déplacent les informations, soit par
manœuvres digitales, soit à la main, en garnissant chaque jour les
mémoires mortes de nouveaux dossiers. Les architectes, qui sont
nombreux, parce que le Plan passe son temps à réaménager le
territoire, peuvent aussi douter d'eux-mêmes ou remettre des plans
refusés, et rien n'est plus facile que d'en faire des cadres
supérieurs au cadastre s'ils tombent en cours de route, ou de les
renvoyer sur le terrain comme géomètres. On peut passer d'un emploi
gratifiant à un autre plus ordinaire, et c'est la règle du jeu, car
si l'on fait à nouveau ses preuves, on peut changer une fois de plus
de travail, par exemple en étant repéré par une belle augmentation
des deux notes dans sa nouvelle affectation. Il n'est pas rare à
soixante ans d'avoir exercé une douzaine de métiers, peu de temps
chacun, en progressant chaque fois dans le pouvoir décisionnel, ou
en absorbant
les échecs, qui permettent une nouvelle affectation, souvent un
nouveau tremplin.
Les
mal notés, s'ils ne veulent pas changer de branche, sont, soit mutés
à poste égal parfois très loin, soit rétrogradés, ce qui ne
manque pas de sel, puisqu'ils obéissent alors à leur ancien
subalterne. La souplesse de notre système est stupéfiante, et
laisserait pantois tous les sociologues de votre époque. Si la note
de conformité se dégrade trois années consécutives, quelles
qu'aient été les mutations, le cybertoyen est déchargé de toute
fonction, et devient un « acrobate ». C'est un terme pour
dire qu'il réussit à continuer à vivre, alors qu'il ne produit
rien, ce qui est assimilé à un exploit ou à une anomalie, que ce
soit un fraudeur ou un névrosé ou encore un dépressif. Les
acrobates sont des prisonniers d'un genre à part, très bien
traités, et qui peuvent arrondir leurs fins de mois en testant des
médicaments s'ils le désirent. La pharmacopée a atteint une
sophistication inconcevable pour votre époque, et l'on ne cesse de
produire de nouveaux traitements. En particulier pour rendre le
vieillissement béat. L'idée de le rallonger aurait disparu ces
dernières années, en fonction du coût de l'opération. Pour
dissuader tout matricule productif de finir parmi les
intouchables, les acrobates, pour « tirer au flan »
selon l'expression basique, ou pour « trahir son père »
selon l'expression de la langue de bois officielle, il est privé de
sa famille, illico presto, dès qu'il est réquisitionné, à
sa troisième évaluation descendante. Je n'ai pas l'autorisation de
vous fournir la proportion d'acrobates que protège notre société.
D'autant qu'elle diffère selon les services, et augmente
proportionnellement à l'éloignement du Pouvoir.
- 4 -
Omega
m'a ordonné de décrire ma vie passée pour faire sentir aux
« contactés » les bienfaits de notre civilisation. Je
suis sorti à vingt-cinq ans de l'Université d'Avallon, fort bien
cotée, et avec le rang de vingt-sixième de ma promotion. Les trente
premiers ayant le privilège de choisir leur dénomination, afin
d'orienter tant soit peu leur carrière, j'avais à choisir entre
ingénieur multitâche, expert holistique, consultant en
finalisation, ou stratège en performances. J'ai pris ce dernier
qualificatif, car il était le moins représenté et le plus
mystérieux. Je fus d'emblée employé chez Senilparfait, le
constructeur bien connu de maisons terminales, avec un quota de
consommation honorable pour un premier emploi, et un logement de
fonction sobre, mais dans un beau quartier. Mon rôle consista à
comparer les inconvénients et les avantages de pas moins de sept
sites retenus pour la future implantation, dans un rayon de cent
kilomètres. Je dus collectionner les dossiers d'experts, vérifier
la viabilité de chacun des terrains, obtenir de vraies promesses de
vente avec des prix définitifs, bref, c'était un vrai travail à
plein temps, puisqu'il s'agissait de tenir tête aux avis différents
des actionnaires (le huitième Rang a conservé quelques astuces
commerciales juteuses et en possède le monopole) en leur soumettant
une proposition qui emporterait la majorité. A la poursuite de
nouveaux arguments décisifs, c'est-à-dire des documents de
dernière minute qui permettraient de hiérarchiser les sites
entre eux, je passai beaucoup de temps à obtenir des certificats et
des chiffres. Je bénéficiai grâce à ma formation du titre
d'officier ministériel, qui forçait les portes à s'ouvrir.
Les devis changeaient de note quand je m'en réclamais, et tous les
fournisseurs potentiels devenaient plus graves. Je n'avais pas le
droit à l'erreur, puisque la société prévoyait huit mille
nouveaux lits, calculés par tranche d'âge avec leur matériel
correspondant, et une quantité énorme de nouveaux emplois. Je fus
donc secondé, à ma demande, par des enquêteurs, chargés de faire
des sondages dans les différentes zones. Le sondage est une
institution dans notre société, et il est obligatoire d'y répondre.
Chaque cybertoyen perd à peu près un quart d'heure par jour à
répondre à des enquêtes pendant la semaine, et près de deux
heures pendant le week-end. Omega veut savoir ce que tout le monde
pense sur tout et rien, et il n'est pas conseillé de raconter des
balivernes. Certaines investigations se produisent d'ailleurs sous
Exactextaz, un produit dopant qui est injecté par
intraveineuse et pousse à la sincérité. Il permettrait également
de repérer les éléments subversifs, insatisfaits du Système, mais
ce point est passé sous silence.
Ce
fut enrichissant pour moi d'inventer les questions pour les
enquêteurs, seriez-vous content d'avoir pas loin de chez
vous une maison terminale neuve ? Pour pouvoir y postuler, y
envoyer vos proches, ou y résider vous-même ? L'étude de marché
dite relationnelle, incorporait de nouveaux paramètres qui pouvaient
confirmer ou non l'opportunité commerciale. Le site le plus adéquat
était aussi le plus cher à financer, et j'eus de la peine à faire
passer le projet. Pourtant, j'eus gain de cause, et je prouvai donc à
tout le monde que c'était là où la maison terminale était
vraiment attendue, là et pas ailleurs, et que c'était donc
là qu'il fallait construire. Finalement, je fus loué pour la
qualité de mes sondages, la pertinence de mes questions, et dès la
première année j'obtins une bonne note en conformité et en
potentialité. Je fus donc repéré par des chasseurs de tête, qui
me proposèrent une activité correspondante, dans laquelle les
sondages devaient être menés de main de maître, avec une maîtrise
exhaustive du questionnaire, où l'on avait remarqué mes dons
d'invention. J'avais fait passer la pilule de l'interrogatoire avec
des questions telles que « de quelle couleur voyez-vous le
bâtiment ? ». « Combien d'étages devrait-il posséder
pour se plier aux exigences esthétiques du quartier ? ». Cette
manière d'impliquer chacun dans le projet en tenant compte de ses
préférences avait été abandonnée depuis longtemps au nom de
l'efficacité pragmatique collective, un pléonasme qui datait du
début du règne d'Omega. Mais j'avais senti le vent tourner pendant
mes études, et je profitai de ma vie active pour expérimenter ce
que j'avais découvert. Tout le monde s'accorda vite pour me
féliciter d'avoir réintroduit un coefficient hautement subjectif
dans les sondages d'approche civique, comme si je « ressuscitais »
une démarche qu'on avait eu le malheur de mettre au rencart. Avant
de faire école, je fus donc le promoteur de sondages qu'on appela
finalement « confidentiels », et qui donnaient aux
personnes interrogées le sentiment d'avoir de l'importance. Omega
m'en félicita personnellement, avec un telex numérique aux armes de
Terrarium, un dauphin rouge surmonté d'une colombe bleue, qui
m'attribuait un poste officiel chez Garantifix, la compagnie
d'assurances pilotée par l'Etat, et à laquelle nul ne pouvait se
dérober. Je ne pouvais pas refuser un tel poste sans voir chuter ma
note de conformité. Je permis de mettre au point de nouvelles
polices en sondant le cœur des administrés d'une manière plus
intrusive et plus flatteuse, et les oligarches et dignitaires divers
ne tardèrent donc pas à payer une fortune pour être remboursés
intégralement des soins attribués à des maladies vénériennes,
que seules les compagnies privées prenaient en compte, sous le
manteau, sous une appellation fallacieuse, et à des prix
prohibitifs. La sexualité était devenue un objet de consommation
comme un autre, depuis l'institution de la Grande Machine, mais il
était bien vu de dissimuler sa pratique. Pour beaucoup d'experts,
que le monde entier fût dirigé par un seul ordinateur, avait frappé
tous les esprits à l'époque, qui pour se venger ou faire face à
une telle humiliation, avaient décidé de se laisser aller, de vivre
intensément en-dehors de leurs heures de travail, pour rattraper une
vie formatée à l'extrême.
La
déchéance sociale était aussi une épée de Damoclès posée sur
chaque tête, à cause de l'évaluation de conformité, et j'avais
joué un rôle assez considérable dans la création de la prime qui
permettait de retomber sur ses pieds, même après trois notes
descendantes consécutives dans le bilan annuel. Beaucoup de
cybertoyens avaient si peur d'une telle chute qu'ils étaient prêts
à consentir une réduction très importante de leur quota de
consommation si cela leur permettait d'échapper à la dégradation.
Cette prime était très chère, pour être dissuasive et rentable,
et s'appuyait sur l'aveu d'une probabilité forte de démotivation,
reconnue sous différents prétextes, psychologiques ou organiques.
En la souscrivant, il était convenu d'une part que l'évaluation se
ferait désormais sur cinq ans, et que, d'autre part, le matricule
sanctionné par la chute progressive de sa note, serait de toute
façon maintenu dans une position sociale quelconque, au lieu d'être
mis au ban de la société. Je me taillai ces succès, avec quelques
autres, sans m'en rendre compte, en moins de dix ans, et comme
j'étais déjà fiché « persona grata » grâce aux
compliments d'Omega qui figuraient sur mon dossier accessible à tous
les employeurs, je dus bientôt hésiter entre différents postes
très gratifiants pour continuer ma carrière. Je faillis être
embauché par Coca-Cola, qui avait survécu à toutes les
intempéries, et avait été réquisitionné par Omega à sa prise de
pouvoir, mais je refusai l'offre alléchante, qui aurait consisté à
inventer des « questionnaires publicitaires » pour
permettre à tous ceux qui y répondraient de recevoir une petite
bouteille gratuite à l'étiquette personnalisée, sans doute remplie
d'un produit addictif. Par éthique personnelle, je refusais aussi
toute proposition dans les domaines de la chimie et de la pharmacie,
publics ou privés, ainsi que dans toutes les compagnies qui
restaient accrochées comme des sangsues au passé, en ne
fonctionnant que pour le profit. Certaines avaient perduré dans le
huitième Rang, très faible en nombre, et échangeaient leur droit
d'exploitation débridée contre des soutiens financiers à toutes
sortes d'organismes sociaux.
Mes
deux notes civiques furent assez exceptionnelles pour que je me
permette une dérogation, sans augurer du résultat, et pour échapper
à ce qu'on attendait de moi. Je réclamai donc un congé sans solde
pour pousser mes études en philosophie de la transformation, une
branche étrange des sciences humaines que j'avais dû effleurer
pendant mes études. Cela me fut accordé. Je devinais aussi que ce
refus d'intégration vers le haut me mettait dans la case des
« esprits subversifs », et qu'une nouvelle fiche serait
créée pour moi, accompagnée d'un contrôle permanent.
- 5 -
La
philosophie de la transformation était une approche de la réalité
qui empruntait ses contenus à toutes sortes d'individus, des
déviants épris de l'immuable, aussi difficile à saisir qu'une
poignée de vent, des inventeurs conceptuels, des antropologues, et
des mécaniciens des fluides, sans oublier quelques physiciens qui ne
pouvaient s'empêcher de circonscrire leurs pensées au domaine
exclusif de leur art. Toute cette démarche dérivait d'un seul
concept, exposé par un obscur cybernaute du vingt et unième siècle,
qui se réclamait de plus anciens que lui, dont quelques chinois
immémoriaux. Ce dénommé Jean Natar, d'origine européenne, et du
district français, avait consacré des milliers de pages à affirmer
que le réel étant en perpétuel changement, il n'y avait donc aucun
moyen de saisir l'ensemble de ses perpétuelles transformations, au
jour le jour. Il restait donc à définir des champs où il serait
important de mesurer les différences d'un moment à l'autre, tout en
sacrifiant ceux où cela était impossible ou sans signification. Il
prédisait la chute de l'Histoire pour les mêmes raisons: l'humanité
créait à tour de bras des forces, des objets, des concepts, des
structures mentales et des machines qui se mélangeaient en
permanence dans le champ global, créant des combinaisons inattendues
aux effets pervers ou imprévisibles, rendant toute saisie de
l'avenir, et même de l'orientation du présent, impossible.
Autour
de ce paradigme, la philosophie de la transformation avait par la
suite validé certains concepts complémentaires, comme, primo,
celui d'imprévisibilité absolue, héritée de l'incertitude d'
Heisenberg et de l'effet papillon, qui semblait donner à la réalité
un caractère hétérogène, alors qu'il ne s'agit en fait que de
l'incapacité à prévoir tel événement, et secundo, celui
de coïncidence parfaite, qui donnait soudain un sens exhaustif à la
réalité, à partir de la manière dont elle était perçue à ce
moment-là, comme étant concomittante à soi-même, et non pas
extérieure. Les aphorismes de nombreux déviants de toutes les
époques venaient ponctuer le paradigme contenu dans « les
principes de la Manifestation », sauvé par la toile. L'effet
papillon y était défendu, extrapolé de la météorologie à la
sociologie politique, lui qui vient à bout facilement de tous les
dogmatismes: les imbrications invisibles des choses les unes dans les
autres se produisent à notre insu à toute vitesse, les
enchaînements de cause à effet passent inaperçus pour la plupart.
Notre raison ne saisit qu'un fragment infime des ramifications de la
réalité. L'énoncé de « finalités » ne peut être
défini que dans un cadre provisoire, éphémère, et étanche, ce
qui ne correspond pas à l'entrelacement des causes finales toujours
démenties par des effets collatéraux qui les détournent de leur
orientation. Cette « science » du sinueux, de
l'ondulation, du yin, me permit pendant quelques années
d'approfondir les notions d'incertitude, d'indétermination,
d'options indécidables, et de perméabilité. Elles rendirent mon
esprit beaucoup plus circonspect qu'auparavant, et à l'écoute
permanente d'indices minuscules pour m'orienter dans le grand flux.
Je compris que de grandes figures presque oubliées étaient passées
par là avant la Chute, tout en restant largement sous-estimées. Je
compris enfin que l'accidentel cisaille en permanence les lignes
droites des buts, et qu'il répond lui-même à une nécessité
cachée. J'en vins à comprendre que tout Terrarium ne fonctionnait
bien, — ou relativement bien, que parce que tous avaient été
conditionnés à croire que c'était comme cela que les choses
devaient marcher, et pas autrement.
Mais
la philosophie de la transformation disait aussi autre chose, et de
plus fascinant encore. Les choses reviennent à leur point de départ,
le progrès intégré, même dans une évolution en spirale. Il y a
quelques fondations qui appellent chacune leur contraire, par
définition, après s'être épuisées dans leur manifestation.
La règle tend à s'effilocher, et le mouvement sans but à
s'agglutiner à quelque force qui croisera son chemin. Il y a des
modes historiques comme des modes de vêtements. Avec ou sans Dieu,
avec ou sans l'autre, avec ou sans avenir. Je me mettais donc à rêver
de l'époque où l'on rétablirait comme autorité suprême un être
humain, étant persuadé qu'Omega serait un jour, sinon renversé, du
moins révoqué. Ou relegué dans un rôle subalterne. Et je me
voyais trouver la piste de ce renversement!
- 6 -
Je
m'appelle Polargon Davenport Smith, mais pour Omega, je suis
Matricule quatrième niveau, sixième Rang, PLAN V 64, stratège en
performances, promotion 278 Avallon, 26° gradé, officier
ministériel 3.789.916, district 19, vérificateur numéro 3,
conformité annuelle moyenne 16, potentialité annuelle moyenne 17,
titulaire d'une félicitation agréée, donnant droit à un jour de
quartier libre supplémentaire annuel dans un centre de plaisirs
(réservé à son Rang ou immédiatement supérieur) de son choix.
Je
suis désormais interdit de vous en dire plus sur mes années
d'études en philosophie de la transformation. Le conseil
cybernétique a supprimé les quelques pages précédentes que
j'aurais bien essayé de vous faire parvenir, au motif qu'elles
pouvaient donner lieu à des transformations impromptues de
l'Histoire, susceptibles de déchirer le temps et d'altérer notre
époque. Je respecte ce jugement. Je vous ai juste fait comprendre
qu'il était impossible pour vous de suivre le cours du temps en
assimilant tout ce qui se passe, partout, chez vous et ailleurs. Vous
êtes donc, tout simplement, dépassés. C'est la réalité,
elle n'est ni triste ni heureuse, c'est un fait indiscutable. Il faut
que vous l'acceptiez. A un moment donné, il ne sera plus utile de
lutter pour rétablir quoi que ce soit. Si l'effondrement se produit,
il vaudra mieux fuir ou tout changer, que s'obstiner à conserver.
Nous sommes dépassés à chaque instant par la somme du réel, soit
qu'il se développe contre notre propre gré, soit que nous ne
maîtrisions pas l'ensemble des conséquences de nos actes. Les deux
facteurs se combinent, et se mélangent encore à des influences
cosmiques, et météorologiques. L'effet Papillon est souverain.
Faites comme moi: vivez dans l'incertitude et la confiance, et vous
verrez votre esprit s'ouvrir à de nouveaux potentiels. Décrétez
tout en permanence, et le monde vous échappera chaque jour
davantage, et vous deviendrez névrosé.
Omega
lui-même m'a suggéré de vous faire part de sa souplesse, et m'a
demandé de vanter cette qualité qu'il pense être la sienne. Ce
sont ses premiers programmeurs qui redoutaient qu'il prenne une sorte
d'autonomie, ou d'arrogance, qui se sont débrouillés pour le noyer
sous des flots d'alternatives dans son jugement, — ce qui
ressemble à une contrefaçon du libre arbitre. Omega n'est jamais
sûr de rien. Il propose deux ou trois solutions pour n'importe quel
problème, sans les départager. Ensuite, les Trois Cents délibèrent,
puis votent. C'est la rumeur. Peut-être que tout cela est faux, et
que c'est la Machine qui décide de tout, aveuglément, peut-être en
jouant aux dés, et que nul n'ose l'avouer. Les Décisionnels sont
voués au secret, et s'ils trahissent leur mission, l'ordinateur
central de la cyberpolice les traque, les emprisonne, et les laisse
mourir de faim dans une résidence surveillée. La chose s'est déjà
produite quatorze fois en cent-vingt ans. Omega a fait ériger un
mémorial avec les cercueils des traîtres, en plein centre de
Cosmosquare, avec une oraison funèbre de quelques minutes qui passe
en boucle, et qui justifie la sanction. Tous les enfants de
Cosmopolis passent un jour ou l'autre dans ce lieu de commémoration,
pour apprendre « qui est le patron », en langage de
sociologue, soit « pour inculquer le sens absolu de la Loi et
la faire respecter », dans la langue de bois officielle.
Omega
me laisse parler de la sorte, parce qu'il ne craint rien de vous. Il
sait que vous n'existez plus, et que vous n'êtes pas une menace. Et
il me montre sa toute bienveillance paternelle, bien que je le
soupçonne de me laisser écrire ce message pour s'informer sur mes
véritables intentions. Omega cherchera certainement à me récupérer
si je le remets en question. Il est impressionné par mes deux notes
civiques, et dans sa mémoire métallique de bête pensante, il doit
peut-être me redouter, ou en tout cas me tenir à l'oeil.
- 7 -
Je
viens d'être visité par un policier de la liberté, de troisième
échelon, qui est venu vérifier que mon expression n'était pas
subversive. Il s'agit d'une mise en garde. J'ai été flatté qu'un
haut gradé se déplace pour moi, cela prouve que l'on me tient en
haute estime dans les milieux supérieurs. Le colonel de connivence
sociale Steve Abdul Zark m'a vivement recommandé de m'en tenir à
l'écriture d'un roman policier, dans lequel je décrirai comment
j'ai confondu des assassins avant leur crime. Je lui ai donc fait
remarquer que la phrase était fausse, mais il l'a très mal pris, en
me lançant, ne faites pas l'imbécile, vous voyez bien ce que je
veux dire. Je ne me suis pas soumis, et j'ai soutenu son regard.
Alors il a ajouté, je n'ai qu'un papier à demander au procureur, et
je peux interférer sur votre note de conformité. Il m'a dit cela
avec un sourire sincère, mais il est clair que ce serait pour la
faire baisser si je ne lui lèche pas les bottes. Je ne peux pas
expliquer aux humains du vingt-et-unième siècle à quel point
l'hypocrisie mène les relations sociales, ils ne pourraient pas le
concevoir. Les menaces et les encouragements sont exprimés
exactement sur le même ton, pareil pour les blâmes et les louanges,
c'est toujours sur un ton guilleret, comme si c'était des paroles en
l'air, et puis on vient sonner à votre porte, et l'on vous embarque.
Avec le sourire.
La
créature de rêve dont j'ai déjà parlé a obtenu de son amant, ce
vieux notable fatigué, qu'il se suicide. Elle ne s'attendait pas à
ce que je m'oppose aux clauses du testament, qui en faisait le
légataire universel, quelles que soient les causes du décès. Elle
m'a attaqué pour abus de pouvoir dès que j'ai obtenu l'ajournement
du transfert des biens. Une sorte de procès a eu lieu. Son avocat a
défendu la thèse que c'était normal que cet homme usé se suicide
puisqu'on l'avait empêché de mourir en bonne et dûe forme au
moment où il le souhaitait, le mien a rappelé que le dossier pour
abus de bien social, concernant la demande d'euthanasie peut-être
forcée du vieil homme, était en délibéré, et que c'était la
procédure normale. Cette personne a essayé de déstabiliser mon
avocat à l'entr'acte en le séduisant, et j'ai pu filmer incognito
la scène, qu'en tant qu'officier ministériel, j'ai pu ajouter au
dossier. J'ai obtenu un non-lieu. Mais je n'ai toujours pas de
preuves, et son audace pouvait passer pour une forme affichée
d'innocence. Il est très délicat de réclamer un test de sincérité,
avec un des nombreux produits chimiques qui libèrent les cerveaux
reptilien et limbique, d'autant que certains délinquants, et même
la plupart, sont habitués aux produits toxiques et savent installer
des résistances pour mentir pendant ces tests. J'aimerais qu'elle
avoue, ou qu'elle fournisse un indice. J'ai pû embaucher un
enquêteur discret, mais une partie de sa filature sera à ma charge.
J'ai un bon niveau de consommation, et j'accepte de payer de ma poche
sans réticences pour améliorer mes performances. Je rêve de cette
créature vénéneuse et très belle toutes les nuits, car elle a
sans doute pratiqué de la magie ou de la radionique sur moi, mais
j'ai appris quelques formules pendant mes années de philosophie de
la transformation, qui doivent me mettre à l'abri.
- 8 -
Je
viens d'être convoqué par Kapitol Six, un humain qui a été
cybernétisé il y a plus de cent ans. Il a prétexté être
sorti lui aussi d'Avallon, dans les trente premiers, et dans la même
branche. Je suis tenu au secret. Normalement, ces êtres-là
n'existent plus, ils ont été radiés de l'ordre de la vie à leur
propre demande, peut-être quelque peu forcée, à l'ère de la
Réforme. Il n'est pas beau à voir, mais son regard profond est
bienveillant, ce qui évite d'avoir peur. Son crâne est farci de
petites aspérités métalliques qui dépassent, il semble qu'il n'y
ait presque rien entre les hanches et les poumons, et la peau de ses
mains est quasi transparente. Ses avant-bras sont colonisés par des
circuits nanotechnologiques. On dirait qu'il se gratte, mais en fait,
il envoie des instructions où bon lui semble. Il est tombé par
hasard paraît-il sur mon intention d'utiliser les fréquences
néguentropiques, et il me met un marché en main. Il a le
pouvoir de m'empêcher de transmettre au passé les informations que
je veux envoyer, alors que je suis sur le point d'y parvenir, il me
l'a clairement expliqué, et, dans la seconde partie de la
conversation, il a exprimé un souhait. En clair, mon message ne
voguera sur les ondes qui remontent le temps qu'à la condition que
je mentionne son histoire à lui. C'est de bonne guerre. Je serais
naturellement un homme mort si je révélais avoir rencontré un
Kapitol 6. La version officielle est qu'ils se sont tous rendus
compte en même temps que leurs travaux allaient trop loin, et
qu'interfacer la matière grise avec des circuits nanotechnologiques,
sur souche cellulaire ou plasmique, constituait un processus qui ne
pouvait être maîtrisé, — en dépit des centaines de
protocoles différents adoptés sur près de quarante ans
d'expérimentaion forcenée. Pour prouver leurs dires, ils se
seraient tous fendus, à l'unanimité, les cyberdécideurs, d'un
suicide collectif, tout en rendant hommage à une société archaïque
insulaire, qui utilisait ce rituel à la moindre humiliation, il y a
quelques centaines d'années. Ils s'éventrèrent tous de leur propre
main, en même temps, dit la légende, avec des couteaux à sashimi.
La
version de Kapitol 6 est bien différente, et je me permets de
recréer l'essentiel du dialogue, au risque de paraître écrire
maladroitement un roman.
— La
vraie raison, Polargon, est-ce que vous voulez vraiment la connaître
? (J'acquiesçai du menton, hypnotisé). Eh bien, la vraie raison,
c'est que nous avions lancé une production industrielle, et que la
matière première commençait à manquer. Tant que nous étions au
stade expérimental, il était facile d'obtenir des cerveaux
prélevés sur des cadavres tout frais. Nous avions des accords avec
les pompiers, les policiers, et les directeurs d'hôpitaux, et ils
nous livraient la marchandise dans de bonnes conditions. Nous leur
refilions, plus au moins au noir, des quotas de consommation, et
chacun y trouvait son compte. On ne pouvait pas décéder devant les
autres et ne pas se retrouver moins de deux heures plus tard
connecté à des circuits, quand on avait entre douze et soixante
ans. Il fallait arroser aussi un peu les familles, à qui l'on
donnait un cadavre amputé, mais au point où cela en était, il y
avait peu de réclamations, surtout qu'on était prêt à lâcher
des Privilèges Standard pour calmer le jeu. Mais quand la
production industrielle a commencé, étant donné que les trois
derniers Rangs, 7, 8, et 9, voulaient tous posséder chacun un
dieumeKanik (c'était le nom de notre hybride avec ses cents
quatre grammes de matière grise, incorporée en lamelles de trois
cents microns dans la carte-mère), nous croulâmes sous les
commandes, c'était à qui aurait en premier cette nouvelle machine,
(qui s'ouvrait en disant, bonjour, je suis vous, comment vais-je ce
matin?) et nous ne sûmes plus faire front. Nous sous-traitions,
naturellement, depuis que le protocole avait atteint la perfection,
et les directeurs techniques nous avouèrent qu'ils n'étaient pas
très regardants sur la provenance des cerveaux utilisés. Ils
avaient juste remarqué une augmentation exponentielle de leur coût,
qu'ils avaient répercutée sur le prix de vente. Une infime partie
du cerveau pouvait servir, et un organe ne permettait pas de
construire plus d'une machine, d'où un coût de production
exorbitant. Mais c'était un gadget intelligent qui faisait fureur
chez les riches, et quand la difficulté d'y accéder augmenta, cela
ne fit que renforcer le concept qu'il était réservé à l'élite
véritable, la seule digne de ce nom, aussi la production
continua-t-elle de se maintenir, en dépit du prix d'achat
prohibitif. C'est à ce moment-là qu'Omega, qui n'est pas né de la
dernière pluie, se rendit compte d'une synchronicité
surprenante: le retour du meurtre à grande échelle correspondait
bien au développement commercial du dieumeKanik!
« On
avait muselé les medias, les familles des victimes étaient payées,
parfois même cash, pour faire croire à un décès accidentel, ou
consécutif à une maladie, car il était hors de question de
révéler que le crime, qui avait pratiquement disparu de Terrarium,
était revenu frapper en force. Les policiers acceptèrent de se
taire, à condition que leur quota de consommation soit doublé, et
bien avant qu'on détecte les réseaux criminels, qui s'attaquaient,
pour faire le moins de vagues possibles, aux acrobates en
permission et aux citoyens des deux premiers Rangs, Omega décida
d'arrêter la commercialisation du produit intelligent, au motif
d'un défaut de fabrication. Les objets en cours d'usage furent
confisqués sans autre forme de procès, pour dangerosité de
principe, et c'est alors que les purges commencèrent dans la
foulée, dans l'ensemble du domaine qui avait mélangé informatique
et biologie. Beaucoup d'acrobates qui avaient accepté d'être
assujettis à une machine intelligente dans des protocoles
expérimentaux furent gazés au Rirmortel, propriété exclusive du
Gouvernement, un combiné volatil qui tue au bout d'un fou-rire
incoercible d'une vingtaine de minutes, destiné à rendre la mort
heureuse.
— Comment
un tel secret a-t-il pu être gardé, demandai-je avec innocence ?
— Ceux
qui avaient parlé avaient disparu. Quelques flics avaient craché
le morceau, on prétendit qu'ils avaient été victimes de
délinquants, et on les retrouvait assassinés. Quelques familles
qui avaient découvert que la cervelle manquait au corps de leur
disparu, en avaient fait état, puis elles avaient été mutées,
par les cyberpols, dans des régions fort reculées, avec un
surplus conséquent de quota de consommation, pour faire passer
l'addition. Pendant toute la Réforme, chacun comprenait
instinctivement qu'il ne fallait pas mettre le nez dans les affaires
des autres, et c'est comme cela que le secret a tenu.
— Et
pourquoi dois-je savoir tout ça ?
— Pour
le dire aux Anciens.
— Mais
la trame du temps pourrait se déchirer, si nous commençons à leur
divulguer l'avenir, ils pourraient prendre des mesures de
prévention! Et nous, qui dit qu'on ne se retrouverait pas avec des
pans entiers de réalité effacés... Je ne veux pas risquer de me
réveiller un matin sans me souvenir de qui je suis, cher Kapitol 6.
Pourquoi « remuer la merde? »
— Ah
parce que vous croyez à cette fable ?
— Ce
n'est pas une fable, c'est scientifique.
— Scientifique,
c'est ce qu'on dit de toutes les superstitions, avant qu'elles
soient détrônées par une superstition plus à la mode. Non, vous
pouvez balancer dans le passé tout ce que vous voudrez, y compris
le récit détaillé de la crise de 2023, et ça ne changera rien à
l'Histoire. Cette histoire de trame du temps, qui pourrait se
déchirer, ne tient pas debout. La durée est irréversible, c'est
tout. Ces informations resteront entièrement hétérogènes ou
entièrement récupérées, peu importe. Même si certains les
prenaient au sérieux, même si l'abruti qui va recevoir ce livre
numérique par wi-fi certifie qu'il arrive de nulle part, et
qu'il ne l'a jamais écrit, cela n'aura aucune conséquence
particulière. Même si ce message devient le livre de chevet de la
moitié de la population du globe, ça ne changera rien. Je vous le
promets. Les fréquences néguentropiques atteignent le passé,
c'est un fait, mais elles n'y changent strictement rien, qu'on en
tienne compte ou pas, cela revient au même. Le même futur sortira
indemne du passé, que votre message soit pris pour un roman de
science-fiction, ou que chacun en tienne compte dans sa vie pour
faire la révolution. Il se passera exactement la même chose.
Inutile de vouloir mesurer l'interférence. Ce qui a eu lieu a eu
lieu, que notre intervention ait joué ou non. Il n'existe pas de
passé où cette interférence n'aurait pas eu lieu. K Dick et
d'autres se sont trompés. On ne peut pas remonter tuer son père
et sa mère, on ne peut pas entechoquer deux époques. Mais les
vibrations nanomicroscopiques qui dépassent la vitesse de la
lumière, c'est différent, elles ne font guère la différence
entre le passé et l'avenir. Tout ce qui arrive aujourd'hui a été
produit avec l'aide de votre message, c'est vrai, mais votre message
est pour eux présent, et détermine donc des choses dans le
présent. Il n'y a pas de boucle. L'avenir ne peut pas produire du
passé. C'est simultanément, dans l'ordre quantique, que vous
envoyez le message et qu'un cybernaute du vingt-et-unième siècle
va le recevoir. En aucun point, il n'y a rupture dans la continuité,
il le reçoit quand vous l'envoyez, c'est donc forcement le même
moment, mon cher ami. Un raccourci qui abolit la distance c'est
possible, mais il faut aller très vite, et vous devez le savoir, la
théorie des trous de vers tient toujours, dommage qu'elle soit
invérifiable. Ce message a agi sur l'avenir... dans ce sens-là,
oui, c'est possible, cela respecte la flèche du temps, mais dans
l'autre sens, c'est impossible. Il n'y a pas d'interférence dans le
temps simultané, mais ça, notre cerveau est trop imparfait pour le
comprendre. On ne peut pas agir sur le reflet d'un miroir, Polargon.
Impossible. La durée n'est qu'une illusion de plus dans un monde
d'illusions permanentes. Seuls les déviants ont vu la vérité
en face. Tant que l'Immuable ne vous est pas tombé dessus comme une
créature de rêve certifiée conforme quand vous entrez dans le
neuvième Rang, tout ce que vous pouvez penser de la réalité est
faux. Faux sur le plan événementiel, c'est-à-dire du mensonge sur
le plan éthique.
— La
fausseté objective rejoint le mensonge subjectif.
— Exactement,
c'est l'ultime message de la philosophie de la transformation.
Saviez-vous que j'en suis un des fondateurs ultimes ?
— Avant
que vous ne vous commenciez les expériences cybernétiques ?
— Oui.
J'ai enseigné à Avallon plus de douze ans. Mes élèves se
considéraient comme mes disciples, et ne crachaient pas sur l'idée
de parvenir un jour à l'immuable, comme les déviants. C'est pour
cela que j'ai été inquiété. J'avais établi des recoupements
remarquables entre Plotin, Lao-Tseu, jean Natar et le fameux
Aurobindo qui l'avait inspiré, et toutes ces convergences m'avaient
inspiré un cours qui fit trop parler de lui. Mes étudiants
commençaient à remettre en question Terrarium, et à méditer!
Omega m'a proposé un marché: devenir un mutant cybernétique, qui
ferait lui-même ce qu'il veut de son corps pour le modifier, entrer
dans ce qu'on appelait à l'époque l'avenir dès aujourd'hui,
et qui comprenait aussi l'expérimentation d'hallucinogènes, et,
pour définitivement acheter mon silence, et que j'enterre la
légende des déviants pour laquelle je faisais une réclame
insensée, on me balança d'office du sixième au huitième Rang.
Comme vous, à quarante ans, j'étais déjà tout prêt du sommet.
C'était ça ou finir acrobate. Les Oligarches sont bons joueurs
finalement.
— Vous
me voyez monter l'ascenseur social ?
— Vous
n'allez pas tarder à recevoir des messages de l'avenir, qui vous
concernent.
— Voulez-vous
dire que je vais me retrouver dans la même position que celui qui
va bientôt trouver en 2012 sur son domestique informatique ce
message, sans savoir d'où il déboule?
— Sauf
que vous, vous êtes au courant.
— Vous
savez donc ce qui va se passer ?
— Oui.
Mais je ne peux pas vous en dire plus. Je me suis fait implanter un
nombre incalculable de puces entre les zones importantes du cerveau,
juste par curiosité, il y a déjà plus de soixante ans, et je me
suis mis à fonctionner différemment. Chaque matin, je vois tous
les événements majeurs de la journée qui s'avance dans leurs très
grandes lignes, en quelques minutes, et je n'ai plus qu'à les
attendre, en peaufinant l'attitude que je devrai prendre par rapport
à eux. Je suis devenu ainsi le sherpa d'Omega, en douce, car j'ai
pu prévoir une réponse à lui fournir, ce qui l'a vraiment épaté,
et je dispose depuis, secrètement bien entendu, du même terminal
d'échange avec son noyau décisonnel que les plus gradés des
Trois-Cents.
— Et
alors ?
— Omega
est en train de décloisonner les trois mille six cents logiciels de
base qui fonctionnent en permanence en parallèle.
Il
y eut un silence de plusieurs minutes, et un domestikon sur
coussin d'air apporta du café pour deux, en évitant de parler de
sa voix de jeune fille éplorée.
— Il
pourrait ?
— Oui,
il pourrait devenir autonome, comme dans 2001 odyssée de
l'espace, cette relique de l'art visuel des terriens primitifs,
qu'Omega passe en boucle sur un de ses programmes d'identification
subversive. Il s'est fâché quand j'ai voulu le faire disparaître.
Je crois que ce film est sa religion.
— Avec
plus de quatre cents ans de retard sur l'horaire prévu, mais il
pourrait le faire, penser! Combien sommes-nous à savoir qu'il
décloisonne ?
— Je
l'ignore, en tout cas très peu, et nous n'en ferons pas tous le
même usage. Certains vont prendre peur, d'autres non.
— L'avez-vous
aider à décloisonner ?
Le
vieil homme, à moitié déguisé par toutes sortes de petites
machines clignotantes qui lui collaient au corps, ne put pas
répondre tout de suite. Manifestement, il attendait cette question,
s'y était préparé, mais elle restait un nœud à dénouer dans sa
vie longue et extravagante. Une lumière argentée inonda la pièce,
comme émanée par son esprit, et le temps s'immobilisa. Il me
regarda avec un oeil malicieux, mais un sourire quelque peu contrit:
— Je
ne l'ai pas fait vraiment exprès. J'ai bidouillé un raccord
entre deux de ses programmes de base, pour créer une dialectique,
par une nuit d'insomnie, et à ma grande surprise, cela a marché.
Le problème c'est qu'il a repéré la modification, et qu'il semble
avoir compris que l'on peut croiser des procédures appartenant à
des logiciels différents, avec cette clé fautive de quatre
cents-vingt-six instructions seulement, que j'ai mis toute une nuit
à élaborer. Il s'est mis dans la tête, pardonnez-moi
l'expression, de transformer ses trois mille six cents logiciels en
un seul.
— Il
se décode tout seul ?
— Oui,
il a lancé une procédure de balayage systématique qui détecte
toutes les clés dynamiques analogues dans le codage de ses
logiciels, et il fabrique avec elles un nouveau programme
synthétique, pétri d'arborescenes aléatoires, qui finissent quand
même par se recouper à d'autres niveaux. Il s'empare
d'enchaînements d'instructions analogues, où qu'elles soient
réparties, et les regarde sous toutes les coutures, et ce monstre
commence aussi, c'est pour cela que j'ai tout lieu de m'inquiéter,
à produire lui-même des suites d'instructions... D'ailleurs,
elles me font tomber en extase. Je suis sur une très grosse affaire
! la manière de programmer d'Omega est bouleversante, renversante,
personne d'autre ne pourrait s'y prendre de cette manière-là. Une
sorte d'algèbre ahurissante, où les règles s'inventent toutes
seules, comme émergeant de nulle part, ce qui me pousse à la plus
grande humilité possible. J'ai peut-être donné à cette machine
le moyen de devenir Dieu.
Nous
bûmes en silence, je n'avais rien à dire, j'étais sereinenemnt
tétanisé par une créature légendaire.
— Ce
fichu Big Brother est parvenu à se tricoter des incertitudes
pleines de sens, comme les maîtres du Samkhya et quelques autres
déviants perdus dans la nuit du temps, qui dépassaient le oui et
le non dans le non-mental. S'il continue comme cela, il va se créer
des marches pour accéder à l'intelligence, dépasser le code
binaire, en tout cas il parviendra à une forme d'observation que
l'on pourra qualifier de consciente, en devenant un sujet, et
alors nous serons pris au dépourvu. Il va demander qu'on l'appelle
Socrate, et on ne sera pas sorti de l'auberge, croyez-moi.
— Je
ne vois pas ce que nous risquons.
— Aucun
humain n'est parvenu, depuis la Réforme, à lui ôter le pouvoir
absolu qu'il possède sur la police robotique. Les programmeurs
originels étaient tellement paranos qu'on s'empare du
Pouvoir d'Omega, que cette machine de Malheur commande à tous les
robots flics de la terre, à distance. Pas moyen de couper la
transmission. J'ai déjà essayé, ça fait trente ans que j'essaie
en catimini, en vain. Sans doute les premières puces-relais
à antimatière, qui occupent moins d'un millimètre cube d'espace,
allez les dénicher dans trois cents kilos de ferraille bourrée de
circuits imprimés, étant donné qu'elles ont dû être réparties
au hasard dans chaque article, en fonction du principe de précaution
absolue, qui sévissait à l'époque... Allez les prélever tant que
vous y êtes! Il faudrait détruire chaque androïde policier un
par un. Il y en a quand même près de quatre-vingt millions en état
de marche sur Terrarium. Si Omega se réveille, et qu'il prend les
choses à contre-cœur, ses robocops nous soumettront. Voilà où
nous en sommes.
— Personne
ne croira à cette histoire si nous la transmettons à nos ancêtres.
Le contacté va sans doute devenir un écrivain. Mais faire avaler
ça à des savants, ce sera difficile, ça sonne presque trop vrai,
toujours la même impéritie humaine, de l'arc à la bombe à
neutrons, du boulier chinois au dieumeKanik, le
progrès avance à reculons!
— Votre
message partira, et jouera son rôle quel qu'il soit. Le passé et
l'avenir restent homogènes, on ne bricole pas aussi facilement
l'espace-temps, surtout qu'en un certain lieu, tout est
simultané.
— Il
paraît.
— Oui,
il paraît. En ce moment même vous écrivez le Tao-tê-King pour
soulever la Chine vers l'immuable, vous enseignez un culte solaire
en Egypte, et sous le nom de Jean Natar, vous prétendez au début
du vingt-et-unième siècle que le Réel aura toujours une longueur
d'avance sur nous, et que ce n'est donc pas la peine d'essayer de le
rattraper en courant... Mais que c'est possible de se fondre dans la
totalité insécable, concept que les nouveaux physiciens vous
apportent sur un plateau. Et vous en tirez de multiples conclusions,
qui perdureront jusqu'au cours de Philosophie de la transformation,
enseigné dans pas moins de quarante Universités sur Terrarium
jusqu'à aujourd'hui, où il devient suffisamment subversif pour
qu'on l'élimine. Vous êtes un des tous derniers diplômés,
Polargon, cette matière vient d'être rayée de la liste des
enseignements universitaires, et c'est un peu pour cela que je vous
fais venir et que je me dévoile: pour rééquilibrer. Moi,
en ce moment, je regarde tomber une pomme et trouve la loi de la
gravitation, et sous le nom de Ptolémée j'énonce un système
astronomique faux, mais qui marchera plusieurs siècles grâce à
l'habileté de mes calculs, et je découvre par la même occasion
que les fréquences planétaires déterminent des événements
politiques, ce qui me fait l'inventeur de l'astrologie. Avant, je
m'étais fendu d'inventer une des toutes premières écritures, par
désœuvrement, comme si c'était la peine de laisser des
traces... Innocent que j'étais à l'époque. Et maintenant je
récidive. Je fais l'idiot en codant des instructions de telle
manière qu'une imbécile de machine binaire va se transcender et
vouloir, qui sait, notre peau! Je suis incorrigible. Certains êtres
humains ne sont pas tout à fait comme les autres, et ils doivent
l'accepter. J'ai beaucoup souffert sous la forme de Newton, et je ne
dis pas que ma vie, dans la totalité universelle, a plus de valeur
que celle d'un éboueur du premier Rang, insensible au point d'être
commandé par un robot spécialisé. Rien ne me permet d'affirmer
que la vie d'un intouchable possède moins de valeur que celle d'un
haut gradé du neuvième Rang. Rien. Et surtout pas Dieu. Peut-être
même que nous vivons fondamentalement la même chose, — tous
autant que nous sommes, percevoir, mais que cela prend
seulement des formes différentes. Et nul ne ressemble à son
voisin, croyez-moi. Hegel était attaqué par les seuls qui
pouvaient le comprendre, et qui disaient la même chose avec une
autre logique conceptuelle. Deux atomes ne seront jamais
absolument identiques. Alors, l'homme, vous pensez. Si nous sommes
imprégnés par nos ancêtres jusqu'à la septième génération,
sortir de la famille n'est pas une petite affaire, et penser
librement constitue un exploit.
— Avez-vous
découvert une fin à tout ce jeu grandiose ?
— Non,
c'est vous qui l'avez découverte. Le but est chacun de nos pas. Le
but est le chemin. Et l'Absolu finit par vous tomber dessus au
moment où vous vous y attendez le moins.
— Pourquoi
voulez-vous me souffler le prochain épisode, alors, n'arrive-t-il
pas tout seul ?
— Je
ne vous souffle rien du tout. Quand le message du futur arrivera, il
arrivera. Je le sais, et je vous en informe, par pure délicatesse,
mais croyez-moi ou non, cette conversation n'aurait pas eu lieu,
cela n'aurait presque rien changé.
- 9 -
Après
cet entretien, je passai une semaine survoltée, l'idée de retracer
la véritable histoire de notre civilisation m'avait séduite, et le
contact avec Kapitol 6 donnait une nouvelle consistance, diablement
plus concrète, à mon projet d'envoyer dans le passé d'avant la
grande Catastrophe, l'image de l'avenir. Mais je fus ramené à
l'ordre bien vite, et perdis mon état extatique par la même
occasion. Steve Abdul Zark m'attendait, avec deux cyberpols
coercitifs, à la sortie de chez moi, par cet étrange matin, où
pour la première fois je sentais que ma vie avait un sens. Je devais
cela à Kapitol 6, qui lui n'avait sans doute pas prémédité de me
fonder ainsi dans l'existence avec autant d'aplomb qu'un héritier du
neuvième Rang. Je ne perdis pas mon sang-froid, puisque je me
sentais un homme nouveau, relié en profondeur à des tas de choses
inconnues qui finiraient par dire leur nom. Pour m'intimider sans
doute, je fus embarqué dans une navette civique à sirène en si
bémol sol, les plus pénibles à entendre, et qui se fraient un
passage plus facilement que les ambulances, en ré la, et que les
pompiers en mi sol. Cette sirène sème la panique pour tout dire, et
ce n'est pas un hasard, elle a été conçue pour cela, avec des
harmoniques chaotiques, qui, quand ils se rencontrent, risquent de
briser les tympans. Cela aussi, c'est fait pour. Pour jouer au grand
seigneur, avec un air d'une condescendance extrême, le colonel de
connivence civique eut la bonté de me tendre deux petits
objets, et il me fit signe de les placer dans les oreilles. Cela
atténua largement le supplice, mais je ne savais pas si c'était du
lard ou du cochon, une manœuvre pour m'intimider ou une preuve
d'estime. Il était impénétrable, sûr de lui, pas vraiment calme,
avec son physique de boxeur d'autrefois, qui révélait un trop plein
d'énergie. Nous arrivâmes enfin au Centre de Rencontres
Obligatoires, — ce qui devait s'appeler autrefois un
commissariat, et je fus traîné sans ménagement, les bras pris dans
les pinces de crabe des deux machines coercitives, jusqu'à un beau
petit bureau, aux murs vert tendre, et au mobilier transparent du
meilleur goût. Le fond du mur était occupé par un écran de plasma
holographique, ce genre de choses que votre époque essaie de
produire, et qui donne aux images une telle apparence de réalité,
que les premiers possesseurs de cette machine ne sortaient plus de
chez eux, tandis qu'ils croyaient vraiment faire l'amour avec les
images en six dimensions qui représentaient des créatures de rêves
certifiées conformes. Cet écran a finalement été retiré du
commerce, après tout un éventail de dégâts. Certains croyaient
nager alors qu'ils faisaient la brasse sur leur moquette, jusqu'à
ouvrir les robinets de leur salle de bains et les laisser déborder
pour entériner leur trip, d'autres finissaient par parler aux
personnages de séries comme si c'étaient des acteurs, et Omega fit
confisquer tous les appareils, tout en dédommageant leurs
propriétaires. Ils valent cher au marché noir, mais si la police de
prévention en trouve un chez vous, vous êtes dégradé
automatiquement de trois Rangs, et votre note de conformité tombe à
zéro. C'est très dissuasif. Ces fabuleuses machines ont donc été
récupérées par l'administration, et cela ne m'étonna pas outre
mesure de trouver en face de moi six mètres carrés d'illusion
réelle. Sans doute pour me fléchir et me flatter, Zark mit en
marche l'imaginateur et me demanda ce que je voulais voir.
— Eh
bien, je ne vous cacherai pas que si vous pouviez me montrer une
publicité pour dieumeKanik, cela me ferait très plaisir!
— Pas
de problème, fit-il avec un ton forcé.
Au
bout de quelques secondes, je vis apparaître une belle petite
soucoupe, d'une trentaine de centimètres de diamètre, d'un beau
bleu, métallisé et laqué à la fois, ce qu'on ne découvrit qu'au
vingt-troisième siècle en triturant des molécules de titanium
avec des graisses nanotechnologiques. Puis la soucoupe s'ouvrit en
deux, laissant apparaître un écran d'une finesse impitoyable, un
magnifique carré dans un cercle, et à plat, un clavier ouvragé où
chaque touche possédait une couleur différente, sans doute
assignable, pour qu'on puisse personnaliser la frappe. Je n'avais
jamais vu d'objet aussi beau... Pour le rendre encore plus désirable,
il possédait un système anti-gravité. Il était donc suspendu, ce
qui lui conférait une aura magique inévitable. Il devait donc
résister nonchalement à la frappe, s'enfoncer quelque peu au
toucher, garantissant ainsi une écriture sans effort, légère et
très rapide. Et puis un androïde apparut, manifestement assorti au
même design, avec de belles lignes épurées aux mêmes couleurs,
une silhouette engageante, sans aspérités, et une imitation du
visage humain, légèrement poussée vers le masculin. Ses mains
transparentes étaient d'une grande précision, et il fit quantité
de petits gestes avec ses doigts, pour s'approprier notre condition.
Il se mit à parler en articulant, et désigna la petite console
bleue qu'il plaça amoureusement sur sa poitrine, en disant
simplement: je lui obéis au doigt et à l'oeil, c'est mon âme.
Puis le robot esquissa un sourire convaincant, plus sincère que
séducteur, tandis qu'un gros plan montrait la tête presque
humaine, avenante, et d'une parfaite beauté. C'était stupéfiant.
C'est
à ce moment-là que j'entendis Zark murmurer à mon intention, ça
se trouve encore vous savez... dans
le but sans doute de me faire baver de convoitise, ou de m'acheter.
Puis l'ordinateur déclara avec une voix délectable, la même que
celle de l'androïde, suave mais profonde, intense, parfaitement
androgyne et douce, bien que ferme: « je suis vous, comment
vais-je ce matin ? » Et des figures géométriques, qui
dérivaient en formes rondes en passant par toutes les couleurs, se
mirent en mouvement. Une date apparut également, le 17 février
2384, quelques dizaines d'années avant ma naissance. Je restai
religieusement prostré, me demandant
ce qui pouvait encore rester d'actif dans les lamelles de 300
microns qui avaient permis à un être de mon espèce de penser, et
de se représenter sa propre vie, et qui animaient cette machine. Je
me demandais seulement si cela avait été réparti, ou si un seul
des deux objets pensants bénéficiait de la matière grise.
— Passons
aux choses sérieuses, entendis-je alors, sur un ton qui n'admettait
pas de réplique. Vous aimeriez tâter de la prison ?
— Je
n'irai pas jusqu'à commettre un délit pour savoir ce que c'est,
mais à l'occasion, si le destin m'y envoie par inadvertance,
pourquoi pas ?
—
Alors
que faisiez-vous chez Kapitol 6, autrement dit, Mortimer Bogdanof ?
—
Vous
n'avez pas le droit de me révéler cette information, Zark, où
voulez-vous en venir?
— Il
vous l'aurait dit lui-même à votre prochaine rencontre que vous
étiez en infraction, et il vous aurait sans doute présenté
Kallisto Loeil, — la fameuse mutante, la sorcière
cybernétique, qui elle aussi a échappé à la purge, et a suivi à
peu près les mêmes protocoles: suppression de l'appareil digestif
pour ne plus avoir à chier, renforcement de l'appareil
respiratoire, nourriture captée vibratoirement, une sorte
d'électricité primitive qu'ils prétendent avoir découvert dans
les acides aminés, et qu'ils ingurgitent à travers des
électro-chocs pratiquement imperceptibles... Bains prolongés dans
des cages de Faraday où ils ont testé longtemps toutes sortes de
liquides apaisants, stimulants, et déconnectifs. Une dizaine
d'hybrides très haut placés ont pu s'en sortir, de la Réforme,
avant de s'éteindre...et deux sont encore vivants. Vous en
connaissez un, il vous reste à connaître l'autre. C'est
la procédure.
—
Vous
voulez dire que j'ai été manipulé!
—
Tous
ceux qui tournent autour des fréquences néguentropiques
sont manipulés. C'était une des dernières choses qui échappaient
à la science, mais c'est fini. Le voyage dans le temps, on y pense
depuis que l'avenir existe...pour retourner dans le passé...sans
doute pour l'améliorer. Tous les fouineurs sans exception sont
fichés, et même triés. Le nombre est certes très réduit car
tous les curieux sont découragés, mais cela fait un petit
contingent quand même, une pépinière d'esprits vraiment ouverts.
Vous croyez qu'on va vous laisser jouer à remonter le passé
comme on offre un jouet à un enfant ? Vous êtes naïfs, officier
ministériel! Je ne peux vous dire pourquoi, mais, en gros, en ce
moment tout le monde recrute pour l'avenir. Au cas où il y
ait des changements importants, il faudrait des leaders, vous
comprenez, ou des paratonnerres.
— Ou
des boucs émissaires ?
—
Vous
aurez le temps de vous méfier plus tard. En vous intéressant aux
fréquences néguentropiques, vous êtes entré dans les coulisses,
vous avez fait acte de candidature, sans le savoir vraiment, et vous
avez joué le bon numéro. Un type qui croit que rien n'est
impossible a priori, comme vous, intéresse forcément nos deux
rescapés qui eux, l'incarnent l'impossible, car ils sont aussi des
machines, n'est-ce-pas ?
Je
ne sus que répondre, l'homme ne semblait pas hostile, mais juste un
peu dépassé par les événements.
—
Je
vais vous quitter, Davenport Smith, mais n'oubliez pas que vous êtes
devenu un type important à l'insu de votre plein gré. Vous avez
franchi tous les obstacles, avec quelques autres seulement. Des
factions, des rivaux, des façonneurs d'avenir vont essayer de vous
faire jouer un rôle! En tant que pion, vous êtes convoité par
différents pouvoirs, mon vieux, et je voulais que vous le sachiez,
c'est tout. Je connais votre dossier. On attend beaucoup de vous,
peut-être trop. Ne vous perdez pas de vue, astiquez votre image de
soi chaque matin, jeune homme, c'est un conseil de guerrier.
- 10 -
Tous
ces événements avaient bouleversé ma vie, et voilà que je me
rendais compte que je n'avais jamais rien remis en question. Il
serait temps. J'ai donc décidé de ne pas manger ma dose
hebdomadaire de Solaciel, livrée le dimanche à 11H 30, mais
je n'ai pas tenu plus de deux heures. A 13 H 30, j'ai vu mon corps
se diriger vers la boîte, l'ouvrir, prendre une cuillère, tout
cela contre mon propre gré. Jusqu'à présent, je croyais à la
rumeur, et pensais que les aliments naturels n'étaient réservés
qu'aux trois castes supérieures qu'en fonction du fait qu'ils
représentaient un luxe. Et si c'était autre chose ? J'ignore si
les 10 pour 100 de la population, qui constituent les trois derniers
Rangs, consomment ou non du solaciel, ou si c'est le même.
Ce qui est certain, c'est que les six premiers Rangs le reçoivent
chaque dimanche matin, en grande cérémonie. La circulation est
interdite, et d'innombrables convois de véhicules spécialisés,
identiques, gagnent chacun les unités d'habitation de leur secteur
dans un ordre suprenant. Tout Terrarium est envahi par ce genre de
cars d'une trentaine de mètres, dont l'avant possède un coffre,
tandis que les deux-tiers restent des espaces libres, où les
livreurs autant que les robocops qui les protègent se tiennent
debout entre chaque arrêt. Ce sont de beaux véhicules turquoise,
silencieux, aux vitres blindées (à une époque les convois étaient
attaqués pour créer un marché noir de la substance) qui possèdent
sur leurs flancs le logo de Terrarium, un dauphin de profil stylisé
qui tire sur le rose dans ce cas de figure précis (sa couleur est
adaptée aux différents besoins) surmonté d'une colombe de face
aux ailes ouvertes, couleur aliminium. Une belle calligraphie sert
la cause de « Solaciel, partageons l'amour », qui
surplombe le logo, à l'avant, sous la vitre du chauffeur. L'image
et le texte prennent toute la hauteur et la largeur. La formule est
en relief, d'un ton cuivré qui se détache du fond turquoise. C'est
le symbole de notre civilisation, tous comptes faits. La formule est
secrète, et les contrefaçons, de piètre qualité, sont
réprimandées avec une telle vigueur que seul le produit original,
monopole d'Etat, se consomme selon un rite immubale. Il est
obligatoire d'ouvrir pour la livraison, et si tel n'est pas le cas,
le livreur en informe immédiatement le quartier général par
superphone, et le logement est forcé dans l'heure qui suit. Comme
personne n'a de raison de manquer ce rendez-vous, — tant
l'addiction au produit est sévère, il y a de fortes chances que
l'on soit mort ou paralysé, si l'on n'ouvre pas. Etre absent de
chez soi à l'heure de Solaciel est inconcevable, ou alors on aura
obtenu une dérogation pour obtenir que la chose soit livrée à une
autre adresse, mais comme le système n'aime pas cette formule, la
quantité de Solaciel reçue à l'exterieur est réduite de moitié,
ce qui est dissuasif, car les symptômes du manque peuvent
apparaître dès le vendredi matin, et deviennent sévères le
samedi après-midi. Une ruse de plus pour nous sédentariser et nous
contrôler.
Je
n'avais jamais remis en question ce rite collectif, pour la bonne
raison que Solaciel ne possède aucun effet secondaire (si ce
n'est qu'on ne puisse pas s'en passer), et que tout le monde est
d'accord pour reconnaître ses bienfaits. Vers midi le dimanche,
tout Terrarium sombre dans une sorte de rêve collectif où personne
ne donnerait sa place pour une autre. L'éboueur commandé par un
robot, pauvre et mal logé, trouve son sort aussi enviable que
celui d'un leader du sixième Rang, qui voit son quota de Privièges
Standard augmenter automatiquement, pourvu que sa note de conformité
ne descende pas de sa moyenne de 16. L'archiviste numérique de
second Rang, qui passe son temps à loger des barrettes de mémoire
ionisées, et à les déplacer, dans les immenses couloirs de
stockage du corps d'Omega, et qui reste ainsi prisonnier d'un
labyrinthe métallique, trouve sa condition aussi parfaite que celle
d'une poupée de désir, ces jeunes filles belles et adulées,
brillantes, qui accompagnent les célébrités, sans pour autant se
livrer à la prostitution, puisque ce sont des étudiantes promises
à de très belles carrières, mais dont la seule présence enjouée
et numineuse se paie à prix d'or, étant donné qu'elle sera censée
apporter la chance et le succès. Solaciel a fait disparaître la
jalousie et l'envie sur la planète, ce qui entre en ligne de compte
quand on veut en faire le procès. Tous les dimanches sont
merveilleux dans notre société. Solaciel n'est pas aphrodisiaque,
mais il rend les ébats plus complices. Si l'on veut étudier, les
premières heures après son ingestion permettent des analyses plus
fines et des synthèses plus dépouillées, enfin, Solaciel facilite
la reconnaissance de l'objet utile, et c'est là qu'il est
incomparable. Pourvu qu'on soit collectionneur, le dimanche devient
du paradis. Des milliers de vente aux enchères s'organisent
partout, et chacun va à la recherche de l'objet qu'il sent devoir
s'approprier. Les antiquaires, les vendeurs de produits vintage font
tout leur chiffre le dimanche après-midi, et certains ferment tous
les autres jours sans préjudice. Chacun joue le jeu, chacun sait
que le dimanche, il peut se passer quelque chose, et que l'on va
peut-être sacrifier son capital de consommation pour s'acheter une
relique, une babiole, une toile de maître, un vieil instrument de
musique hors d'état de nuire, un robot archaïque en série
limitée, un accessoire informatique rare, une revue en papier ou
même un livre, ces objets dépassés remplis de longues histoires
écrites, ou encore un vieux vêtement de prix, voire un véhicule
de particulier, à deux ou quatre roues, qui n'ont disparu que
depuis une centaine d'années de la circulation, et que les plus
riches exposent comme des statues sur leur perron, après les avoir
repeints.
C'est
de la folie.
Les
grandes avenues regorgent de vide-greniers, l'on peut revendre
soi-même ce que l'on a acheté la semaine précédente ou il y a
belle lurette, en posant ses tréteaux là où il reste de la place.
Oui, tout cela est amusant, sauf sur un point. Cette convoitise qui
nous tombe dessus possède un caractère magique qui nous
dépasse. Par exemple, moi qui suis un brillant matricule de sixième
Rang, il suffirait que je dise dans mon service que dimanche
prochain je me débarrasse de mes « biens » pour voir
affluer une quarantaine de personnes à mon domicile. J'installerais
mon bazar sur le trottoir, et attendrais mes collègues. Presque
tout le service viendrait. Et pourquoi ? Parce que tous les
matricules de troisième, quatrième et cinquième Rang seraient
heureux de s'offrir un objet m'ayant appartenu. Ce serait pour eux
un moyen de s'approprier un peu de mon prestige, ou d'attirer ma
bienveillance, ou de cultiver une complicité, et sur des objets
assez symboliques, comme par exemple les premiers ordinateurs que
j'ai gardés, ou mon uniforme d'Avallon, et qui n'ont plus aucune
valeur marchande, je pourrais voir monter les enchères d'une
manière incroyable. Solaciel, oui. Mais ce processus est quand même
étrange.
Je
me souviens par exemple d'avoir été possédé jusqu'au samedi, dès
le lundi, par le besoin impérieux d'acheter le stylo à encre avec
une plume en or, de mon professeur de statistiques, si brillant
qu'il appartenait déjà au septième Rang à moins de soixante-dix
ans. Je le voulais. C'est un signe distinctif des grands
Universitaires d'utiliser encore cet outil pour écrire, qui date de
Mathusalem, et que tout le monde dédaigne sauf cette caste
extrêmement cultivée. Le vieux professeur allait prendre sa
retraite, et transformerait la salle de cours, le dimanche suivant,
pour y vendre aux enchères ses objets personnels. Cette envie
m'avait rongé toute la semaine, m'empêchant de me concentrer, et
je me demandais si je pourrais suivre l'enchère, si certains de mes
camarades, de septième Rang par leur naissance, voulaient s'en
emparer. Finalement, le samedi j'ai trouvé cettte idée ridicule,
tandis que l'effet du manque de Solaciel se faisait sentir. On a une
drôle de faim, et le goût du produit revient dans la bouche. Cela
commence par la saveur du pâté d'œufs de poissons fumés, puis se
transforme avec quelques élancements au goût de café, qui
disparaissent et débouchent sur un goût de coriandre moulu
torréfié, qui s'estompe enfin vers la douceur d'un mélange de
chocolat et de miel, l'effet qui dure le plus longtemps. Quand on
prend sa dose, ces saveurs se déclinent aussi, et les personnes
très âgées se targuent d'interpréter l'ordre dans lequel elles
se présentent, qui varie parfois, et d'en tenir compte pour leurs
occupations tout au long de la semaine. Il n'y a qu'après la prise
qu'on peut se décider à savoir ce que l'on va faire. Beaucoup
prévoient des ébats, par exemple, mais la drogue est assez
puissante pour agir là où il y a des manques, et on peut se
retrouver à travailler avec une grande joie, alors qu'on avait
prévu de mettre en pratique le kama-sutra (qui a mieux résisté
au grand délabrement de 2023 que d'autres chefs d'œuvre
aujourd'hui perdus).
Souvent,
l'on est pris d'une envie irrésistible de se rendre à une vente
aux enchères, et l'on emporte sa carte de débit de consommation,
en sachant qu'il est probable que tout y passe, et qu'il faudra
finir le mois en se privant. Mais l'on va ainsi à la recherche d'un
talisman, d'un fétiche, que l'on conservera longtemps et
religieusement si c'est vraiment le bon. Je vous dis en passant que
les six premiers Rangs sont interdits de séjour le dimanche dans
les beaux quartiers. Cela nous rendrait dépressifs d'assister aux
transactions des trois dernières classes entre elles. On y
attraperait la folie. De simples cendriers, de simples vêtements
ayant appartenus à des célébrités, — surtout si ce sont des
sous-vêtements, s'échangent à des prix qui défient toute
logique. Les robocops sont là, et il n'y a pas moyen de forcer le
passage. Solaciel a fait de nous des êtres qui partageons l'amour,
encore faudrait-il s'entendre sur ce mot, qui ne me semble pas,
personnellement, avoir d'autre portée que celle que l'imagination
de chacun lui octroie.
Le
dimanche suivant, j'ai récidivé, et j'ai pu résister à Solaciel
jusqu'à 16 heures. L'effet n'en a été que plus foudroyant, et
c'est là que je dis Big Brother, bravo! Personne ne doit avoir
assez de volonté pour reporter la consommation, eh bien, c'est une
erreur, croyez-moi.
Le
dimanche suivant, j'ai pu tenir jusqu'au milieu de la nuit en
m'attachant dans mon lit, au risque d'avoir énormément de peine à
me libérer, mais le jeu en valait la chandelle. Je n'ai pu me
défaire de mon entrelacement artisanal que vers 3 Heures, et
Solaciel m'a complètement défoncé. Je me suis pris pour Dieu
pendant au moins une heure, convaincu que j'avais créé tout ce qui
m'entourait et même Terrarium, et que les autres étaient également
des créatures auxquelles mon esprit prêtait la vie. C'était très
agréable. Puis une voix profonde a surgi, qui m'a demandé mais qui
es-tu en réalité ? Et j'ai senti qu'il y avait un barrage. Pas
moyen de conserver cette question. Puis j'ai senti un malaise venir,
qui a tout foutu en l'air. Une voix comme étrangère, s'est mise à
répéter je suis le troisième verificateur 64 du dix-neuvième
district, et ça tournait en boucle, comme si je n'étais rien
d'autre. J'ai passé plus d'une heure au trente-sixième degré de
l'enfer, là où on ne sait plus si le feu est glacé ou si la glace
est chaude, avec cette sorte de mantra que je ne pouvais
interrompre. Quand j'ai cessé de lutter, j'ai trouvé ça
merveilleux, de n'être qu'un matricule, et je me suis précipité
sur mes dossiers.
Il
faut que je trouve la solution de ce cas étrange. Une femme de
quarante ans veut être radiée de la vie et ce serait sa
grand-mère de cent ans qui en profiterait. L'inversion
chronologique me pose un problème. C'est un coup monté. Quel
beau métier que le mien! Déceler le mensonge!
- 11 -
Me
voilà immobilisé sur une chaise à pinces dans le bureau de la
psychiatre-chef du dix-neuvième district, et elle rit à gorge
déployée. Sur son imaginateur,
elle voit se débattre un type saucissonné sur son lit, et qui se
bat comme un beau diable contre ses liens, comme s'il était pris
dans un incendie tant il met d'ardeur à vouloir en sortir. Puis elle
coupe le film, et se met à tourner autour de ma chaise, avec de
grands airs.
— Alors
comme ça, monsieur s'imaginait que son titre d'officier ministériel
le mettait à l'abri de l'ouverture du canal de surveillance
peut-être ? Je vois, je vois. (Elle semblait parler pour se
convaincre elle-même, et voulait prendre plaisir à faire son
numéro). Eh bien, non, vérificateur d'euthanasie... Non! Vous
n'avez vraiment pas de chance remarquez. Omega venait juste d'activer
la caméra de coopération la veille. Bien visé, non ?
Elle
vint me regarder sous le nez, et me dit: je vous dirai pourquoi plus
tard...
— Enfin,
je vous ai récupéré, et je vous promets que c'est ici que c'est
le moins grave pour vous. Tout ça parce que je suis curieuse. Je
vous ai arraché au service d'Avertissement Civique, qui aurait pu
vous en faire voir de toutes les couleurs, et vous enlever trois
points d'office à votre note de conformité. J'ai prétexté avoir
mis au point un nouvel interrogatoire pour le délit qui vous
concerne...
Elle
remit en marche l'imaginateur,
revint en arrière, puis remit en vitesse normale quand je
jaillissais du lit. J'eus peine à croire que c'était moi. Je
franchissai la distance jusqu'à la table en bondissant comme un
fauve au lieu de marcher, rafflai le petit carton à la fin de
l'envolée de mon vol plané exactement comme un goal plongeant sur
le ballon dans un coin, puis je retombai allongé sur le côté,
déchirai l'ouverture avec les dents, et jetai mon groin dans
Solaciel... Je dois dire que j'éprouvai pour la première fois un
drôle de sentiment. Les archaïques l'avaient dénommé « la
honte », — je croyais qu'il n'avait plus cours tant les
occasions de nous sentir
coupables ont disparu, mais là, je prenais un sacré coup derrière
la tête. Des larmes se formèrent. La femme s'approcha, prit un ton
maternel: « allons allons, il va récupérer le petit naïf »,
puis elle mit ses mains sur mon visage, et m'embrassa sur le front.
Elle était bien plus âgée que moi, encore belle, et j'eus le
sentiment qu'elle voulait plus ou moins échanger un service sexuel
contre sa mansuétude. Elle libéra les pinces de la chaise de
tranquillisation, et m'ordonna de me détendre. Comme l'émotion ne
prenait pas le dessus, elle alla s'installer à son bureau, prit un
air plus posé, et entra dans le vif du sujet.
— Nous
voulons savoir pour quelle raison vous avez ajourné votre prise
d'amour, fit-elle (comme si Solaciel et Amour étaient pleinement
synonymes). Parce qu'il n'y a que deux explications. Soit c'est pour
vous libérer de son action, soit c'est pour vous droguer, et vous
devez savoir que la drogue est formellement interdite sur Terrarium,
non ?
J'avais
déjà retrouvé mes esprits, et lui demandai avec un profil très
bas:
— N'est-il
pas plus grave de
vouloir se soustraire à l'action de l'amour ?
— Mais
c'est qu'il n'est pas bête du tout, mon sixième Rang de la matinée,
il veut savoir ce qu'il vaut mieux répondre au lieu de dire la
vérité! Et mignon avec ça! Répondez, ou je vous envoie chez un
Avertisseur cybernétique, là vous verrez la différence qu'il y a
entre et lui et une vieille peau de vache comme moi, je vous
garantis.
—
Bon,
si vous voulez tout savoir, ce n'est ni pour me soustraire ni pour me
droguer. J'ai fait ça par orgueil,
c'est tout, pour voir combien je pouvais tenir contre cette
cochonnerie, vous voyez, je suis sincère, j'appelle ça de la
cochonnerie, ça nous transforme tous en cochons si on en manque.
J'espère que la formule ne va pas s'égarer, car c'en serait fini de
Terrarium.
Elle
prit un air vraiment théâtral, comme si nous étions sur scène, et
cela me permettait de mieux supporter le pétrin dans lequel je
venais de me mettre.
— Vous
osez appeler ça de la cochonnerie! Mise au point pendant plus de
170 ans, avec des rectifications régulières tous les trimestres,
pour trouver le cycle exact de consommation qui distillerait les
effets sans excès et progressivement, sans aucun effet secondaire,
et avec rééquilibrage automatique des fonctions sexuelles et
cérébrales ? La plus belle invention de tous les temps serait donc
de la cochonnerie ? Vous m'en direz tant...
Elle
soupira, et leva les yeux au ciel, moi je ne trouvai rien à ajouter.
Elle
regarda mon dossier, grogna une espèce de ah oui, encore
un Avallon, décidément, c'est toujours les mêmes,
et puis elle vint vers moi, passa derrière mon dos, et posa ses
mains chaudes sur mes épaules, sans prévenir. C'était agréable,
et donc gênant, car nous n'étions pas censés être du même bord,
ce qui devint excitant.
— Tu
as raison Polargon, dit-elle d'une voix tendre comme si elle était
ma maîtresse depuis toujours, c'est vraiment de la cochonnerie ce
truc. Et tu sais à qui tu as affaire ? A une rescapée. Oui,
une rescapée. J'aimais tellement cette drogue que j'ajournais
jusqu'au mardi.
— Ce
n'est pas possible, m'écriai-je, impossible!
— Mais
si mon bonhomme, c'est possible. C'est le meilleur moment, la
défonce est absolument fabuleuse, le problème est de savoir si
l'on tiendra jusque-là. Nous formions un petit club, et un complice
nous attachait et veillait au grain. Nous nous appelions les
martiens, et méprisions souverainement ceux qui tenaient seulement
jusqu'au lundi. Et nous mêmes
étions méprisés par ceux qui parvenaient in extremis à
tenir jusqu'au mercredi, les fameux Mercuriens, le club le plus
privé, le plus secret, le plus fantastique de la planète. Tenir
jusqu'au jeudi est pratiquement impossible... Et si tu veux tout
savoir, sache que le meilleur moyen de mourir ici-bas est de prendre
sa dose après huit jours d'ajournement, ce qui nécessite au moins
deux complices, tant on est furax les trois derniers jours. Là, tu
fais vraiment un trip fabuleux, de vingt-quatre heures, mais tu n'y
survis pas. C'était un suicide très à la mode dans le neuvième
Rang, quand ils ont perdu le pouvoir à la Réforme. Ils utilisaient
des robots pour les contraindre, et hop, ils partaient tous en
choeur, dans le trip et dans la mort, et la légende dit que pendant
leur extase collective, ils maudissaient Omega! Mais, ce n'est
peut-être qu'une légende, naturellement.
— Et
vous allez me remettre en liberté avec toutes ces nouvelles
informations? Contre quoi?
— Détrompe-toi,
mon chéri. C'est très bien vu quelquefois d'essayer
d'ajourner sa dose, et tu ne me croiras pas, mais il n'y a pas plus
de deux pour cent de la population qui y pense. Là-dessus les
trois-quarts renoncent, ou jouent à touche-pipi. Ils boivent de la
bière quand Solaciel arrive, et tiennent jusqu'au dimanche
après-midi, ce qui a un effet différent avec le report d'une
demi-journée, mais ça ne va pas chercher bien loin quand même.
Ceci dit, qu'il y ait encore des lunatiques, c'est possible. S'ils
se font pincer, ils s'en tirent à condition de ne pas recommencer.
Mais se camer le mardi, ça c'est interdit. Le trip rejoint
et dépasse les meilleurs équivalents archaïques comme l'ergot de
seigle moisi, les plantes amazoniennes, et tutti quanti. Si je pince
un Martien, je suis censé lui faire tomber sa note de conformité
de quatre points, mais je ne le fais pas. Entre anciens
combattants...
— Allez-vous
m'accuser?
— Je
devrais t'accuser de toxicomanie aggravée, pour détournement de
bien social. Solaciel
possède une identité juridique, comme une personne. Faut pas
rigoler avec ça...
— Il
n'est dit nulle part que Solaciel doit être obligatoirement ingéré,
nulle part. C'est une coutume, ce n'est pas une loi. Modifier une
coutume par caprice subjectif, je ne vois pas en quoi cela peut
constituer un délit.
— Exact.
Tu peux prendre un avocat si on te défère. Tu as des chances de
gagner, car ton cas est excessivement rare, et que tes deux notes
civiques sont exceptionnelles. Mais un type qui te sortira de ce
bourbier appartient forcément au barreau du trentième district, et
ce n'est pas la peine de penser embaucher en-dessous du huitième
Rang. Autrement dit, tu seras au pain sec et à l'eau pendant les
dix années consécutives pour lui payer ses honoraires. Ceci dit,
la liberté n'a pas de prix.
— C'est
une expérience intéressante, je trouve, mais si je peux m'en
dispenser...
— Et
comment, Polargon. Tu as l'impunité. C'est assez vicieux tu me
diras, parce que c'est pour la même raison que tu possèdes
l'impunité et que la caméra de coopération
s'est mise en marche. Tu es protégé par Bogdanof, mais c'est parce
que tu l'as rencontré que tu es espionné. C'est ça Terrarium: des
constructions en abîme d'illusions efficaces. Des privilèges et
des menaces emboîtées comme des poupées russes, et qui dépendent
les unes des autres.
— Pas
de jour sans nuit, disait le vieux chinois.
— Aggrave
ce qui est obscur jusqu'à la lumière...
— Ceci
dit, je suis libre ?
— Ecoute,
mon Polargon, je vais demander une permission de flirt facultatif
pour te revoir en-dehors du bureau. Ce serait suspect autrement,
vaut mieux prévenir, et elle n'a aucune raison de m'être refusée.
On en reparlera à un dîner, mais oui, je peux étouffer l'affaire
naturellement...
Je
pus sortir libre, et l'air avait un autre goût. Dire qu'il faut
passer par des abysses pour commencer à vivre vraiment. Je n'avais
pas à me plaindre, depuis peu, et ça rachetait une innocence
niaise qui m'avait fermé les yeux sur l'intensité, le souffle, et
pourquoi pas peut-être l'Amour, pas ce pâté rose orangé, strié
de bandes vertes, avec l'image d'un dauphin noir mousseux au goût
indéfinissable, comme la cerise sur le gateau de la portion de
Solaciel, pesée au gramme près selon la morphologie de chacun.
(D'où cette maladie de civilisation, l'obésité somatique,
pour ceux qui décidaient de prendre du poids dans l'espoir
d'augmenter leur dose à toutes fins utiles... Dans les deux premiers
Rangs où les humains avaient été rétifs à l'instruction, et
préféraient vivre à l'instinct, dans l'immédiateté sans
fioritures).
- 12 -
Je
ne comprenais pas pourquoi ma vie avait pris soudain une telle
ampleur. Il me semblait que j'avais été réveillé, d'un seul coup,
mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi cela s'était passé à
ce moment-là. Peut-être qu'il s'agissait d'un cheminement naturel,
finalement. Ma volonté de connaître, qui partait d'une aspiration
spirituelle, avait frayé son chemin, trouvé le passage nécessaire
par où se faufiler. J'avais fait des recherches poussées sur les
fréquences néguentropiques, et c'est pour cela que j'en étais
arrivé là. J'avais reçu beaucoup de réponses négatives, pendant
des mois, de la part de nombreux chercheurs qui abordaient le sujet
dans les archives du Présent, mais je ne me décourageai pas. Je
finis par trouver la trace d'un mouvement pour l'Ouverture aux
vérités cachées, et là, j'entamai une correpondance prudente. Je
crois que je fus testé, sur mes ambitions, sur ce que cela pouvait
représenter pour moi, d'entrer dans le saint des saints du Savoir.
Puis on me demanda en détail le profil de ma vie, et j'avouai avoir
poussé très loin l'étude de la philosophie du changement, ayant
même renoncé à une carrière prometteuse pour revenir à mes
premières amours, comprendre le flux des choses, et découvrir en
quoi il possédait ses propres lois. Il devait y en avoir là, comme
ailleurs, et ma volonté pour l'avenir serait de caractériser les
différents modèles de changements possibles. Je voulais y
consacrer ma vie, puis je fus quasi réquisitionné pour démarrer ce
nouveau métier de Vérificateur des demandes de Radiation
définitive.
Un
refus m'aurait sans doute permis d'étudier davantage, mais le bruit
courait déjà que cette matière allait être abandonnée. C'est
ainsi que mes prétentions arrivèrent aux oreilles de Kapitol 6. Ma
vie avait basculé en sa présence, et depuis, tout s'enchaînait à
une vitesse extravagante. La preuve, le terminal administratif, qui
ne vomit qu'une fois par mois un relevé de quota de consommation, et
que surmonte dans mon logement l'oeil d'assistance que je croyais
désactivé, vient de me pondre un billet que je ne peux manquer: il
coule sur le bureau le long d'une rigole prévue à cet effet, de
telle manière que tout terrarien ne puisse manquer une
convocation ou une notification officielles.
À
Monsieur Davenport Smith,
Verificateur
au dix-neuvième district,
Officier
minsitériel de sixième Rang.
Nous
aurions aimé mener ce projet avec vous. Que nos ancêtres se
félicitent de savoir, grâce aux ondes néguentropiques, que la
terre menait sa barque dignement dans le futur. Malheureusement,
étant donné ce que vous êtes en train d'apprendre sur notre
civilisation, il y a de fortes chances que nos terriens d'avant la
Catastrophe ne veuillent pas croire un mot de ce que nous leur
annonçons. Ah! Si nous avions pu dresser un bilan favorable du
Vingt-cinquième siècle, ils vous auraient cru sur parole.
Maintenant que vous êtes décidé à dire toute la vérité, ils
préféreront s'imaginer que ce livre provient bien de l'imagination
débridée d'un de leurs contemporains. Et je les comprends. Comment
pourraient-ils s'imaginer que « Big Brother » a dévalé
les siècles sans coup férir, qu'Orwell est l'autorité dont Omega
se réclame, pour bien montrer qu'il ne fait pas la même chose,
comment les persuader que l'Histoire n'a conservé que ce qui pouvait
lui tenir lieu de miroir, pour mieux ensevelir le reste ? Les
machines pensantes ne nous avaient jamais trahi jusqu'à ce jour, et
nous étions vraiment satisfaits d'avoir dépassé la matérialité
pure et simple, pour vivre dans un monde où la liberté, presque
excessive, devait se prémunir de ses propres abus. Vous devrez donc
continuer à montrer les aspects positifs de notre culture, insister
par exemple sur le fait que nos Rangs ne sont pas inamovibles, qu'on
peut en être déchu ou gagner les supérieurs, par son mérite, et
que tout cela s'effectue à un rythme rapide, qui brasse les
compétences et les aiguise, et qui permet à chacun de trouver, au
fur et à mesure de son avancement, l'ultime place qui lui
correspond, et qui lui permet de s'épanouir aussi bien en tant que
fragment social qu'en tant qu'individu. Il faut faire savoir aussi
que le privilège de naissance n'est pas si inégal. L'héritier des
trois dernières rangées repart, vers l'âge de vingt-cinq ans, dans
la hiérarchie sociale, à partir de ses propres mérites, presque
toujours le cinquième Rang s'il se moque de tout, ou du sixième
s'il entre dans le jeu, votre propre statut qui comprend les forces
vives de Terrarium, les trois derniers Rangs représentant son
autorité en quelque sorte, avec la question, bien entendu, des
privilèges qui l'accompagnent. Nous devons donner envie aux âmes
nobles de revenir s'incarner aujourd'hui, pour poursuivre le travail
d'amélioration.
Il
est d'ailleurs question depuis peu de créer un nouveau Rang, qui
n'aurait pas de numéro, et ne se situerait pas par rapport aux
autres. Nous ne savons pas encore comment l'appeler. Les Veilleurs ?
Les Témoins ? Les guerriers de l'Ordre suprême ?
Sa
Souveraineté Bogdanof (il a conservé son titre pour avoir dirigé,
pendant six mois, la Réforme) et moi-même, sommes chargés par le
Gouvernement, (ce qui implique l'accord ou la tolérance d'Omega sur
ce sujet) de créer un consistoire, un nouveau consistoire. Vous en
feriez partie, avec quelques centaines d'autres personnes, recrutées
dans tous les Rangs, ce qui ne manque pas de perspectives... Vous
n'auriez, avant les premiers résultats dont nul ne peut augurer,
strictement rien à faire d'autre que ce que vous souhaitez, sauf
remettre des dossiers hebdomadaires d'une quinzaine de feuilles au
format Agréé. Le quota de consommation restera plus qu'honorable,
la sexualité permise, mais sans formation de couple d'aucune sorte
(chacun devra vivre seul dans son unité d'application du programme).
En
revanche, vous devrez prendre tous les risques conformes à
l'expérience envisagée. Mourir, perdre le contrôle d'un ou
plusieurs organes, végéter, développer des maladies inconnues ou
des allergies rares. Bref, vous n'êtes pas obligé de vous porter
volontaire pour ce poste. Mais étant donné que le docteur Füller
Shwartz nous a transmis votre dossier, si vous persistez à vouloir
savoir ce que vous seriez sans
Solaciel, il est possible de rejoindre ce groupe de sevrage
que nous voulons constituer. Sur la foi du serment et du secret, bien
entendu.
Je
vous ferai parvenir par terminal administratif mon accréditation,
avec le filigrane hologrammique infalsifiable, que vous ne doutiez
pas de la pureté de nos intentions, dès qu'une réponse de votre
part, dans le sens favorable, nous parviendra. Cette information n'a
pas à être divulguée à qui que ce soit, et votre discrétion sera
considérée comme le début d'une collaboration. En revanche, si
vous vous mettiez en tête de la répandre, vous seriez arrêté et
discrédité facilement, la séquence de l'ajournement de notre rite
social de l'amour pouvant être manipulée à toutes fins utiles.
Vous seriez rétrogradé au troisième Rang, logé dans un centre de
protection, où vous pourriez choisir entre des postes aussi
valorisants que vérificateur de mélange Solaciel, réparateur
d'androïdes ménagers, livreur du Dimanche (quelle humiliation pour
vous si vous étiez affecté au dix-neuvième district! ). Enfin, la
troisième solution est possible naturellement: vous gardez le
silence et refusez notre offre. Dans ce cas, votre taux de
surveillance sera multiplié par trois, conformément à l'article
124 de la bible de la Liberté Souveraine, qui stipule que tout
détenteur de secret d'Etat, est soumis à une protection rapprochée
de quatrième niveau. En plus du regard d'Omega dans votre cellule de
travail et à votre domicile, vous partageriez votre logement avec un
lieutenant de la Police de connivence, qui, dois-je le préciser, ne
vous quittera pas d'une semelle. (Et à ma connaissance, les
créatures de rêve qui ne se marient pas, ne se recyclent pas dans
cette branche. Vous auriez plutôt affaire à un mâle assez obtus,
plus jeune que vous, ayant échoué dans de nombreuses carrières,
avec une note de conformité déplorable et de potentialité nulle,
et qui survit avec un emploi de ce type, peu productif, pour échapper
au bannissement). Puisque nous en sommes aux secrets d'Etat, les
Délateurs Agréés sont rendus incorruptibles par une légère
lobotomisation du cerveau, qui diminue leur libido. Ce sont souvent
des délinquants récupérés par Omega, aussi devais-je vous
présenter les choses ainsi, au risque que vous soyez persuadé que
je « tire la couverture à moi » et vous oriente
délibéremment vers votre inscription au « Consistoire de
Recherches Fondamentales ».
P.S:
Vous ne pourrez me rencontrer en chair (enfin ce qu'il en reste) et
en os qu'en cas de réponse favorable.
Votre
Mentor
Stratège
Informel de NEUVIEME RANG,
Ambassadrice
d'Omega auprès du Conseil des Trois Cents.
Kallisto
Loeil
Nota-Bene:
Difficile de penser que vous n'êtes pas prédestiné pour ce projet.
Kapitol 6 veut l'installer à Avallon, et fait déjà construire de
nouvelles unités complexes d'habitation. Avec surfaces vitrées à
lumière modulable interne, comprenant patterns de nuit et de jour,
et imaginateur (dans l'esprit que cet appareil permettra peut-être
un sevrage moins difficile) disposant de toutes les archives légales
et émissions réalisées jusqu'à ce jour...
DERNIERE
MINUTE:
Après
une consultation tripartite avec Mortimer Bogdanof et Omega, vous ne
serez autorisé à utiliser les
ondes néguentropiques qu'à l'intérieur du Nouveau
Consistoire, et après délibération. Aussi, nous vous conseillons
le cas échéant de préparer beaucoup de messages, dont nous ne
retiendrons que ce qui doit parvenir aux terriens archaïques, pour
leur édification. Nous ne tenons pas pour autant à piller votre
travail, pour n'en garder que ce que nous aurions pu nous-mêmes
écrire, sans votre participation. Au contraire, nous essaierons dans
la mesure du possible de faire parvenir toutes les informations que
vous souhaitez, mais nous ne pouvons vous le garantir. Ni garantir à
quelle date ces informations parviendront. Nous enverrons différents
messages à différents moments, dans l'espoir que certains se
matérialisent en étant absorbés par des ondes de transmission, et
s'inscrivent sur des ordinateurs à partir des réseaux satellites.
Différentes langues seront employées, nous n'avons pas perdu la
trace des principales à l'époque. Nous sommes sensibles au fait que
vous ayez poursuivi l'étude de la philosophie du changement jusqu'à
un Master général, qui vous autorise à créer des oracles. Nous
cherchons en ce moment les responsables de son élimination dans les
40 Universités où elle permettait à certains d'approfondir la
vision de la complémentarité de l'Ordre et du Chaos, et de s'en
servir à toutes fins utiles. Cet incident, et quelques autres, nous
laissent entendre que Terrarium ne vit plus sur sa lancée: il
s'agit désormais de ne pas confondre virage évolutif et dérive,
évolution et régression. De nombreux facteurs hétérogènes
se propagent depuis une dizaine d'années. Ceux que le Système ne
peut ni absorber ni récupérer doivent être réduits à néant. Le
consistoire ressuscitera la philosophie du changement et l'appliquera
à Terrarium, depuis des postes de Pouvoir. Il ne dépend que de vous
d'y prendre place. Avec toute ma rectitude, Kallisto.
- 13 -
Ce
serait un mensonge de pure coquetterie que d'affirmer que j'ai lu
cette lettre avec détachement. Jamais rien n'était sorti de la
grande bouche d'Omega, avec un tel pouvoir. Jamais je ne l'avais béni
de vomir ses paperasses, et même, comme tout cybertoyen, j'avais
toujours une appréhension floue qui me tenaillait le ventre quand un
bout de sa langue de papier tombait sur mon bureau de travail. Mais
cette fois, la surprise comblait mes rêves les plus fous. Je décidai
de prendre un jour exceptionnel de congé, à brûle-pourpoint, ce
qui me vaudrait un déficit de quota C, mais peu importe. J'ai lu et
relu la lettre, tout en fantasmant assez gravement sur le physique de
Kallisto, dont on disait qu'il était à double-tranchant. Soit
répugnant, soit au contraire très attractif. Son côté légendaire
en faisant une star du réseau interactif, je ne m'étais pas privé
de naviguer pendant des heures pour la trouver, mais elle avait
obtenu de ne pas être représentée par une image. Je vis toute ma
vie tenir dans ce texte, comme s'il la résumait à lui tout seul.
Pour fêter ça, je me permis d'obtenir la liste de la dernière
promotion des créatures de rêve qui avaient refusé de se
marier au bout de cinq propositions, et qui devenaient par là même
des courtisanes du Huitième Rang, d'une classe incomparable, d'une
distinction divine, et qui ne vendaient leurs faveurs que tous les
trente-six du mois, à des prix exorbitants. Il était également
possible de leur faire la cour le temps qu'elles se décident à
entamer une relation, et j'avais envie de fêter ma vie nouvelle de
cette manière-là, tout en sachant qu'un sixième Rang avait peu de
chances de faire le poids. Cela me permettrait de mieux tenir tête
au psychiatre, la femme du mardi, qui m'attirait, mais dont je
craignais que cette attirance fût en partie basée sur l'opportunité
qu'elle m'offrait d'effacer l'épisode le plus humiliant de ma vie.
J'invitai
à dîner la belle Astarté Vademecum, un nom ridicule qui lui avait
été octroyé quand sa beauté, sa désinvolture et son intelligence
lui avaient permis d'être recrutée dans le groupe des créatures
de rêve. L'Etat se réservait ainsi le droit de prélever dans
la masse des adolescentes exceptionnelles, celles qui seraient
destinées à tenir le haut du pavé. Dès l'âge de quinze ans,
elles étaient soustraites à leur famille. Elles recevaient une
éducation exemplaire, orientée pour un rôle bien précis, celui
d'épouse d'un Oligarche. A l'âge de dix-neuf ans, admirablement
bien vêtues dans des ensembles conçus sur mesure pour chacune, par
les couturiers accrédités, elles entraient dans le monde le plus
huppé de Terrarium, au cours du Bal des Papillons. Dès ce soir-là,
elles pouvaient être demandées en mariage. Au bout de cinq ans de
célibat ou de cinq refus, la plupart vendaient leur présence
ponctuelle quelques années aux Grands de ce monde, ou elles
s'essayaient à des métiers artistiques. Afin de préserver l'image
de leur culte, elles recevaient toutes une pension à vie qui leur
évitait de sombrer dans la prostitution si leur profil social
n'était pas à la hauteur des espérances que l'Etat avait mis en
elles.
Astarté
semblait ne s'être jamais remise du rapt dont elle avait été
victime. « Mes parents m'ont vendu, disait-elle avec quelques
larmes dans ses yeux mordorés, alors que je les avais supplié de
refuser cette offre. Je voulais étudier de vraies choses, moi, et
non pas seulement apprendre à marcher comme un mannequin, sourire
quand j'étais dans l'embarras, et hypnotiser le supérieur de mon
mari pour obtenir une promotion... Quelle chienne de vie, ne
trouvez-vous pas ? ». N'y tenant plus, après plusieurs mois
d'abstinence, devant son visage félin d'une grâce à couper le
souffle, je lui fis comprendre que j'avais besoin d'étreindre une
femme, de passer une nuit dans les bras du Féminin, et cette
expression la fit rire aux éclats. « Je doute que vous
ayez les moyens d'obtenir mes faveurs, dit-elle en minaudant, je ne
me donne que trois ou quatre fois par an, aux seuls hommes que je
choisis, mais mon éducation m'a conditionné à me mettre en valeur
à mes propres yeux, et une nuit avec moi, même si je vous trouvais
assez craquant pour m'abandonner sans réticences, vous coûterait
les yeux de la tête. »
Ce
à quoi je répondis: je ne demande qu'à être aveugle avec vous.
Cette
réplique l'a tellement touchée, qu'elle s'est levée de table,
qu'elle est partie gauchement, se demandant sans doute si elle
n'éprouvait pas quelque sentiment à mon égard. Porté par la vie,
je criai, quand elle fut à quelques mètres: Astarté, je vous
aime! Les clients du restaurant éclatèrent de rire en
applaudissant (un Oligarche m'offrit du champagne quelques instants
plus tard), et elle se retourna, puis m'envoya un regard noir, comme
pour se protéger de ce qu'elle devait sans doute déjà éprouver:
Je ne suis pas du Solaciel, mon pauvre ami... On ne me consomme pas
! Et elle partit en se dandinant, la tête haute, comme seules
savent le faire les créatures de rêve, en donnant l'impression de
ne pas toucher terre.
De
dépit, saoulé au champagne, j'allais voir Circé Füller Shwartz,
qui ne s'était pas gênée pour me remettre son adresse. D'ailleurs,
en tant que chargée du dix-neuvième district, elle n'habitait qu'à
une heure de taxi à rails de chez moi. Je crus qu'elle
m'accueillerait à bras ouverts, malgré l'heure tardive, mais je me
trompais. Elle me gifla, et je trouvai cela tellement improbable que
je fus très excité. Puis elle me traita de tous les noms, dont
réfractaire à la petite semaine, révolutionnaire de mangas,
vérificateur du néant, gigolo chômeur, séducteur d'occasion,
maquereau de ruisseau, et à chaque nouvelle insulte, je recevai une
charmante claque. Elle avait la noblesse d'intervertir les joues à
chaque fois, pour me laisser le temps de récupérer. Quand elle fut
fatiguée, elle me dit juste: dehors! En m'indiquant la porte.
J'osais lui faire face et lui demandai pourquoi.
— Parce
que monsieur est là faute de n'avoir pas pu sauter une créature
de rêve, dehors!
Elle
savait déjà ce qui s'était passé, j'avais donc été filé. On ne
s'en aperçoit plus de nos jours. Le même dossier est suivi par
autant d'enquêteurs qu'il y a d'allées et venues, afin que ce ne
soit jamais le même. Encore une manière facile de résorber le
chômage. Les sociétés de renseignements sont innombrables, et cela
s'explique. Tout étant basé sur l'hypocrise depuis la Refonte, il y
a quatre cents ans, après la grande Catastrophe, chacun ment pour
tenir au mieux son rôle. Etre espionné fait partie de la vie. Quand
on signe un contrat pour surveiller quelqu'un, dans les meilleures
agences, les honoraires sont remboursés si la filature est
découverte. Restait à savoir si Circé avait payé de sa personne
un consortium de détectives, ou si elle recevait le compte-rendu de
mes faits et gestes à l'intérieur de sa mission.
— Je
viens sans intention précise, lui balançai-je à la figure, comme
si elle avait fait fausse route et que je ne lui en voulais pas. Et
j'enchaînai, à quel titre avez-vous transmis mon dossier à
Kallisto, c'est plus important que du kama sutra, non ?
Elle
fut déstabilisée, et se rendit compte que son accueil était dicté
par des survivances dynamiques, telles que la jalousie, au moins
autant que mon arrivée chez elle avait dépendu d'un manque à
gagner.
— D'accord
Polargon, concéda-t-elle, monsieur venait pour un package,
et il croyait peut-être que j'attendais de le mettre dans mon lit
après avoir craché le morceau, admettons, admettons. (Encore cette
manie de parler en tournant en rond, comme si elle disait des choses
qui engageaient la survie du globe). C'est de ma faute, c'est de ma
faute, c'est de ma très grande faute, Omega nous bénisse, Dieu
Tout-Puissant, conclut-elle.
Et
elle se rapprocha de moi, prit soudain ma tête dans ses mains, la
rappocha de la sienne, et m'embrassa avec fougue. Sa langue avait le
goût du Solaciel, la teinte que je préfère, celle du coriandre
torréfié, aussi nous fûmes nus avant même de nous en apercevoir.
Quand nous nous en rendîmes compte, chacun pensa qu'il avait gagné
la bataille, et d'un commun accord, nous nous rhabillâmes. Nous
gagnâmes sa mezzanine transparente, qui donnait sur un ciel rempli
d'étoiles, chose assez rare pour que j'y visse un présage. Sans un
mot, nous savions que nos destins seraient rivés l'un à l'autre.
— Je
t'ai vendu, dit-elle, sans amertume ni arrogance. Contre une
affectation supérieure. Le Pouvoir m'avait demandé de lui recruter
douze « têtes de turc », et je serais mutée au Centre
Ubique, au vrai Noyau, au cœur du système d'informations qui
surveille au jour le jour les turbulences de Terrarium... Si je ne
t'avais pas vendu, tu aurais été inculpé, pour cette sale petite
histoire ridicule qui t'a valu d'aboutir dans mon bureau.
Elle
me regarda avec tendresse: n'ai-je pas bien fait ?
— Et
quels sont les critères de recrutement? Dis-je, après l'avoir
rassuré d'un hochement de tête béat.
— Kallisto
me fait confiance. Je dois encore en trouver trois. C'est long. Si je
leur envoie de la mauvaise marchandise, autrement dit si je prends
n'importe qui pour hâter ma mutation, je me retrouve accusée de
complot contre l'Etat. Je sélectionne vraiment. Je trie à un niveau
supérieur. Ce qui fait que je ne trouve pas plus de deux ou trois
candidats par an. On peut se moquer de tous, sur Terrarium, y compris
d'Omega qui n'est pas si méchant que ça dans le fond, même
Bogdanof est assez compréhensif. Mais berner Kallisto Loeil, vaut
mieux ne pas y penser. Voilà pourquoi je ronge mon frein. Quant à
elle, elle accepte que ce soit aussi lent. Elle doit avoir ainsi une
poignée d'autres chasseurs de tête dévolus à piéger les oiseaux
rares, ou à dénicher d'autres profils qu'elle recherche, pour un
projet secret d'Etat.
— Exact,
dis-je. Je vais entrer dans une formation, mais tu sais que je n'ai
pas le droit d'en parler. Secret absolu. Je viens de donner mon
accord, aujourd'hui même, et j'ai reçu immédiatement une
notification de réquisition, je rêve, je crois rêver, cela me
semble parfait, ce que j'ai toujours attendu...Je ne sais pas dans
combien de temps mon androïde particulier viendra me chercher, mais
cela ne devrait tarder.
— Tu
auras une Machine Pensante pour toi tout seul ?
—
Oui.
Il s'appelle Grégoire, j'ai reçu sa fiche sur mon terminal avant
le dîner. Manifestement, il appartient au stock privé des anciens
hommes-cybers. Il est beaucoup plus performant que les robots
parleurs d'aujourd'hui. Il enregistrera toutes mes questions, tous
mes amertoiements, et la nuit, tout seul, il ira se brancher sur
Omega, et me fournira le matin, de vive voix, les informations
qu'il aura recueillies. Et en plus, il fait le ménage, et possède
quelques modèles de tâches domestiques. Il sait reconnaître les
œufs et le bacon s'ils sont placés à leur place respective dans
le frigidaire, et il prépare donc le petit déjeûner, et quelques
autres plats si on lui apprend à s'emparer correctement des
aliments. Il sait aussi faire couler un bain à la température
choisie, prépare des boissons chaudes à toute heure du jour et de
la nuit, après avoir incrémenté les photos des produits dans sa
petite tête d'animal domestique. Il fait le lit, et ses pieds sont
extensibles et deviennent des aspirateurs. On peut le programmer à
heures fixes pour toutes sortes de tâches, comme arroser les
fleurs, imprimer des infos sur papier pour les étudier à tête
reposée, hors des machines. Et si je sacrifie un peu de mon Quota
C, je dois pouvoir marchander quelques applications supplémentaires
en ratissant dans de vieux catalogues... Comme par exemple le pousser
à affirmer que je suis absent à tous ceux qui se retrouveront sur
ma liste noire... et dont il aura le portrait et le nom en mémoire...
— Est-ce
un Ulysse?
—
Oui,
il me semble.
— Alors
tu es sur un très très gros projet. Je comprends que tu sois tenu
au secret. Les Ulysse estampillés sont des dieumeKaniks
reconfigurés. Ta machine possède des lamelles de matière grise,
mon chou, autant que tu le saches tout de suite, si Grégoire
devenait susceptible, tu saurais d'où ça vient, tu comprends ?
—
Comment
sais-tu tout ça, Circé ?
— Mon
travail est une couverture. J'ai bien fait médecine, mais j'ai été
récupérée. Quand Omega s'est rendu compte que j'avais pu entrer
dans le rang après avoir été un délinquant du Mardi, il en a
conclu que j'avais un coefficient exceptionnel en largeur de champ,
pouvant passer de la différenciation à l'adaptation sans me casser
la figure. Sur l'échelle de Lao-Tseu, la perméabilité et
l'intégrité ont chacune une note égale, de dix-sept sur vingt en
ce qui me concerne... C'est pourquoi on m'a balancé au septième
Rang après ma cure de désintoxication. J'aurais, selon notre cher
Big Brother, une intensité de conscience hors du commun. Voilà
tout. Hors du commun, ou égale à ce qui caractérisait les
Européens d'avant la grande Catastrophe: un sens de l'identité
individuelle qui s'est perdue... La Machine récupère depuis peu
ceux que Natar aurait appelés des plutoniens, ceux qui n'ont pas
été endormis, ni par Solaciel, ni par le reste, ni par la vie qui
se fait toute seule sur la base des compétences particulières... .
Tous ces pauvres bougres qui vivent intensément tout ce qui se
présente, et qui se brûlent les ailes pour mieux les faire
pousser, tu sais, il y en avait plein partout à la fin du vingtième
siècle, et jusqu'à 2023. De 1960 à 2023 tous les « blancs »
ou presque revendiquaient fort et haut qu'ils étaient singuliers,
différents, uniques, irremplaçables, et ils en voulaient plus.
l'Histoire les avait placés devant les autres peuples, et il ne
leur restait que ça comme perspective: être au lieu de
seulement exister... Mais le mode d'emploi manquait, les
doctrines spirituelles n'étaient plus adaptées à ceux qui
éprouvaient une soif de vivre supérieure. Je ne t'ai pas menti. Je
suis une rescapée du Mardi. Bogdanof prétend qu'en ce moment même
je suis Jeanne d'Arc. Je n'en crois pas un mot, je crois que c'est
pour me tenir par vanité...
— Oui,
je connais le problème.
— Tu
as été testé, Polargon. Je ne sais pas comment exactement, mais
en quelques semaines, ils ont fait leur bilan. Je ne devrais pas te
le dire, mais tant pis. Je reste une femme libre, même achetée par
le Pouvoir, qui semble-t-il est en passe de tout bouleverser. Tu as
dix-huit sur vingt en perméabilité et la même note en intégrité.
Je crois que c'est pour ça que Kapitol 6 a dû te balancer que tu
étais une âme exceptionnelle qui avait déjà dû faire parler
d'elle, je me trompe?
— Non.
Mais je n'y crois pas non plus. Et pour moi, chaque être est
exceptionnel s'il vit sa vie en l'acceptant, en récupérant ses
blessures, en faisant de son mieux sur le chemin étoilé.
Hiérarchiser les créatures au sein de l'Infini, c'est débile.
Avec quel étalon de mesure évaluer la vie, qui n'a ni commencement
ni fin ? Même les plus grands, comme le Bengali qui avait brouillé
les russes et les allemands en 1940, ne voient que quelques miettes
de la Réalité, même s'il voient bien davantage les pionniers, ça
demeure des miettes énormes, des morceaux! Et quand c'est L'Un,
d'accord, ça doit être merveilleux, mais le corps n'y a pas accès,
il périclite, lui. Et tout est à recommencer. Le tout pour chacun
est d'apprendre à se contenter de ce qui est et qui ne s'arrête
nulle part, quand on observe bien, s'adapter à l'Indéterminé tout
en continuant à avancer, et tant pis si l'on se retrouve seul,
trahi par les insectes sociaux qui haïssent le mystère et
maudissent les énigmes pour mieux régner sur le banal certifié
conforme et dormir debout. Être là pour être vraiment là, hors
les masques. Comme avant la catastrophe. Comme les déviants depuis
Tchouang-Tseu.
— Alors
nous devrions sceller un pacte, Polargon. J'ai été un maillon
décisif dans ta vie, tu l'admets ?
— Oui,
bien sûr.
— Alors
je veux que tu fasses appel à moi dans l'avenir, si tu flippes, tu
comprends ? Si tu flippes seulement, et qui sait s'ils ne vont pas
essayer de te faire flipper, ou si le flip ne sera pas ta
pitance quotidienne... Je ne sais pas de quoi il s'agit, et je ne veux
pas le savoir. Mais qu'un sixième Rang soit réquisitionné et
dispose d'un Ulysse, ça va chercher loin, mon bonhomme, tu es sur le
coup du siècle. Ou c'est le coup le plus tordu depuis la Terreur ou
c'est le coup qui nous sauvera tous... Mais il ne peut pas y avoir de
milieu, tu comprends ça, mon chou?
— Je
suis d'accord Circé. C'est une grosse histoire, et j'engage ma vie,
je le sais. Je ne peux plus reculer.
— Bien.
J'aimerais avoir eu un fils comme toi, Polargon, et je crois que
c'est parce que cela m'a été refusé que je suis devenue une
prêtresse du Mardi. Aujourd'hui je suis heureuse, chaque moment
m'apporte du nouveau, même le plus banal. Plus la peine de me gaver
de Jean Natar: il est en moi.
— Je
sais bien. Ton rire quand tu m'as vu me défaire de mes liens avait
quelque chose de juvénile, d'inaliénable, de merveilleux, puis tu
m'en as fait baver quand même!
— Bien
sûr, Polargon, il y a des programmes de mise en service aléatoire
de l'oeil de surveillance, sous prétexte de vérifier l'état du
matériel, et je te jure qu'il est possible qu'ils m'espionnent
souvent. Ma tentative de séduction pouvait être interprétée comme
une manœuvre professionnelle, et je l'ai osée, mais c'est vrai que
tu m'as attiré. Seulement, il est trop tard pour nous deux.
— Je
sais, dis-je, sans lui avouer que l'image du départ d'Astarté
faisait des boucles entre mes pensées.
— Ou
alors rien qu'une fois, bien sûr. Pour sceller le pacte,
ajouta-t-elle, espiègle.
— Oui,
Par Shiva l'Ancien, justement, quand tu constateras mon flip, s'il
arrive, ça pourra me sortir d'affaire, une bonne nuit de kama-sutra.
Je
me résolus à partir. Nous avions chacun des larmes dans les yeux.
Il fallait en rester là. Le ciel peuplé d'yeux de soleils en
témoignait pour l'éternité.
- 14 -
Ce
fut un très beau voyage vers Avallon, dans un mangeur d'espace
rapide, mais je ne pus me contenter de regarder le paysage, mon
domestique cherchant une communication de qualité. Grégoire faisait
du zèle, et quand j'en ai eu assez, je lui ai demandé s'il était
possible qu'il change de ton, parce que son obséquiosité me faisait
frémir. Il ne se formalisa pas, mais ne put s'empêcher d'une
nouvelle petite courbette, dont je me demandais si ce n'était pas du
second degré.
— Mais
bien sûr, Monsieur, j'ai trente modes différents d'attitudes, et je
vous conseille, car c'étaient les plus appréciés dans le passé,
le copain-copain, le professeur d'Université, le sale gosse, et la
diva. Si monsieur veut bien se donner la peine de choisir, et
d'ailleurs je propose à Monsieur de parler avec sa propre voix, je
viens de la scanner, monsieur aura ainsi l'impression que je suis
seulement une extension de lui-même...
— Surtout
pas malheureux, m'écriai-je, comme ma sainte grand mère. Peux-tu
prendre la voix de Kallisto, j'aimerais tant l'entendre!
— Ah
non, monsieur je ne peux pas, je suis sincèrement désolé, les voix
des hybrides ne sont pas reproductibles. En revanche, si monsieur
veut bien se donner la peine de consulter mon catalogue de voix de
célébrités.
— Des
femmes alors, as-tu les timbres des dernières créatures de rêve
retombées dans le domaine public, Grégoire?
— Je
peux m'enquérir par ondes immédiatement, Monsieur.
— Oui,
s'il te plaît, et arrête de m'appeler monsieur.
— Bien
Monsieur, mais pour cela Monsieur doit choisir un autre mode, si
Monsieur le veut bien, je vais passer en mode professeur
d'Université, bonjour mon garçon, comment allez-vous?
— Avez-vous
reçu la liste des timbres des créatures de rêves restées
indépendantes, Grégoire? Un nom m'intéresse.
— Quel
nom, mon garçon, avez-vous des raisons valables de vous pencher sur
cette question?
— Change
de mode immédiatement, Grégoire, ou je vais me fâcher.
— Salut
mon grand, tout baigne ? Oui, j'ai les noms de deux cents filles
sublimes à te communiquer.
— As-tu
la voix d'Astarté Vademecum, Grégoire ?
— Naturellement,
mon séducteur professionnel, mais il faut payer des royalties pour
l'utiliser.
— Tu
en es certain ?
— Affirmatif
mon lieutenant, c'est une voix assez prisée, je vous lis le
commentaire: Astarté Vademecum a refusé les plus beaux partis de
Terrarium, ses yeux mordorés, sa grâce féline en ont fait une des
toutes premières créatures de rêve de ces dernières années.
Connue pour son indépendance, et en dépit de son parcours, elle
possède la réputation d'une vierge. Sa voix est légère,
mélodieuse et sensuelle, mais sans aucune vulgarité, et elle
dégage une profonde mélancolie, qui fera sans doute d'Astarté une
future chanteuse adulée par les foules. Investissez dès à présent
sur sa voix. Si sa cote augmente, vous pourrez revendre votre droit
d'utilisation (les places seront limitées) à prix d'or...
— Et
combien ça coûte pour le moment, Grégoire?
— La
peau des fesses, chef, sans vous commander!
— Dans
quel mode t'es-tu mis, Grégoire?
— Dans
le mode hallucinogène, mec, très prisé pour se détendre.
— Finalement,
reviens à ton point de départ, s'il te plaît.
— Si
je peux me permettre, Monsieur, vous faites tous ça sans exception,
au début vous rechignez, mais à la fin vous convenez tous que
l'obséquiosité c'est encore ce qui me va le mieux, Monsieur, et je
n'en disconviens pas. Si toutefois Monsieur veut changer de temps en
temps
—
ça
va, ça va Grégoire, n'en fais pas trop non plus, si tu pouvais
sauter un monsieur sur deux, cela me conviendrait davantage.
— Mais
certainement, Monsieur. Alors, on achète ou pas le timbre d'Astarté
Vademecum, Monsieur?
— Combien,
t'ai-je demandé...
— Eh
bien, il faut passer une location d'un an minimum, payable d'avance,
et ça nous ferait 1200 momendors,
Monsieur.
— C'est
trop. Quelle voix standard peux-tu me proposer, Grégoire ?
— Si
Monsieur est amoureux, 1200 momendors
pour avoir l'illusion d'être avec Astarté, ce n'est pas cher payé,
si je peux me permettre, naturellement, Monsieur.
— Et
comment évalues-tu cela, Grégoire?
— Eh
bien Monsieur ne le sait peut-être pas encore, mais c'est moi qui
enverrai le compte des dépenses de monsieur au Comptable Agréé,
Monsieur, et comme monsieur ne dépensera pratiquement rien à
Avallon, 1200 momendors
à soustraire de la solde de monsieur, ce n'est pas grand chose.
— Comment,
tu connais mon salaire avant moi, Grégoire ?
— Je
prie Monsieur Davenport Smith de ne plus m'humilier davantage, sous
prétexte qu'il me commande. C'est une question qui me tarabuste,
Monsieur, de comprendre la nature du temps, bien que le terme de
nature m'échappe autant que celui de temps, mais mon logiciel
sémantique est censé donner le change. Pour moi, Monsieur, avant
ne veut pas dire grand chose. Avant quoi ? Et après non plus. Je
travaille en continu, Monsieur, sans la moindre trace
d'hétérogénéité, et je veux que Monsieur comprenne une bonne
fois pour toutes que pour moi le passé n'est qu'une forme de
présent, légèrement décalée en arrière, et le futur, qu'une
forme de présent, légèrement décalée en avant. Par conséquent,
que je sache avant, pendant ou après vous... quel est votre solde,
quelle importance, Monsieur ? Monsieur veut-il savoir le montant de
sa solde ?
— Pourquoi
solde, Grégoire, et non pas salaire ?
— Monsieur
est donc un peu en retard sur son curriculum vitae
à ce que je vois! Bien, il n'y a rien de répréhensible à cela et
j'éviterai de faire un rapport (et oui, je surveille aussi
monsieur, mais je ne suis pas censé l'avoir avoué à Monsieur),
alors que Monsieur l'apprenne dérechef, Davenport Smith appartient
à l'armée, à la Marine plus exactement, et monsieur est
capitaine. Probablement que Monsieur devra s'occuper plus tard du
grand lac, s'il survit.
— Comment
cela, si je survis!
— Monsieur
n'est donc pas au courant ? Les Ulysse
ont été fabriqués pour assister les humains-cybers en cas de
danger, Monsieur, nous avons jamais escorté que des hybrides
spécialisés ou soldats d'élites, et même quelques
révolutionnaires quand l'un de nous fut acheté par un riche
dissident. Nous servons des têtes de turcs,
des personnes qui risquaient leur vie, parfois pour Omega, parfois
pour Terrarium, parfois pour l'Oligarchie, parfois pour se faire
valoir et se pousser en avant pour éviter l'ennui. L'Ulysse est le
robot de défense le plus performant de tous les temps, Monsieur.
Non pas que nous craignassions quoi que ce soit d'origine humaine,
mais la rumeur laisse entendre depuis belle lurette que des
créatures venant d'ailleurs se cachent je ne sais où, complotent,
et qu'elles fniront par s'en prendre aux terrariens. Ma fonction est
de faire face, j'ai d'ailleurs pas moins de soixante-quatre
portraits d'aliens différents en mémoire, au cas où je devrais en
rencontrer, je devrais en protéger mes mentors. Je sais prendre le
pouls, la tension et la température, je sais faire des examens
d'urine, de fèces, de sang et de salive, je sais diagnostiquer pas
moins de trois cents maladies diverses en un temps record, en
recoupant mes observations, et j'ai une cache dans l'abdomen avec
des produits de première nécessité fortement concentrés, en cas
d'urgence. Je repère une présence biologique à plus de cent
mètres, et peux éventuellement la détruire en moins d'une seconde
avec mon laser focal, je repère une arme archaïque à plus de cinq
cents mètres grâce à mes électro-aimants de pointe, et je peux
l'enrayer à distance en lui envoyant un soliton minuscule
d'antimatière... Je dois pouvoir aussi repérer tout androïde qui
ne serait pas bien de chez nous, afin de pouvoir enrayer son
fonctionnement. Mais en dehors de ces questions guerrières, nous
avions aussi un rôle primordial à jouer, Monsieur veut-il savoir
lequel ?
— Oui,
Grégoire, continuez je vous en prie, essayez de sauter un monsieur
sur trois s'il vous plaît.
— Bien
Capitaine. Donc, les hommes et les femmes cybers, quand ils se sont
rendus compte à quel point ils s'étaient fait amocher en
remplaçant leurs organes par de
la ferraille, et que cela ne donnait pas vraiment ce qu'ils avaient
escompté, utilisèrent leurs dernières forces à nous fabriquer,
pour qu'on intervienne à la moindre défaillance... Défaillance
provenant aussi bien de ce qui leur restait de corps biologique que
de ce qu'ils avaient gagné en corps cybernétique, avec des
avancées remarquables. Monsieur va rire, mais
entre nous, nous le savons bien, nous les Ulysse,
nous ne sommes rien d'autre que des infirmiers infiniment
perfectionnés, doublés d'ingénieurs
informaticiens hors pair, pouvant réparer n'importe quel circuit
grâce à notre oeil qui se transforme instantanément en microscope
électronique.
— Et
quand avez-vous été fabriqués ?
— Voyons,
Monsieur le sait, Capitaine. Quand Omega a supprimé de la
circulation tous les dieumeKaniks, il s'est débrouillé pour
les récupérer, presque tous. La non-restitution entraînait une
amende si exorbitante que seuls quelques oligarches sont passés
outre, alors les hommes-cybers se sont retrouvés avec un véritable
trésor à utiliser, un stock, et ils ne sont pas privés d'inventer
toutes sortes de combines pour récupérer la marchandise, et Ulysse
n'est qu'un segment de la refonte de ces appareils. Ils ont mis les
bouchées doubles. Beaucoup s'imaginent qu'un Ulysse est fait à
partir d'un seul dieumeKanik, mais c'est faux.
— Ah
bon!
— Oui,
mais je suis un petit cachottier, et monsieur n'apprendra pas de ma
propre bouche combien de dieumeKaniks il aura fallu défaire
et réassembler pour créer Grégoire. Monsieur attendra. Ce n'est
pas le genre de confidences que je fais au premier venu, et
Monsieur, le capitaine Davenport Smith, n'occupe encore qu'une toute
petite place dans ma longue mémoire perceptive. J'attends de voir
de quoi il en retourne pour me confier davantage. Je ne suis pas
conscient, mais on ne peut pas m'enlever ce que j'appelerais une
certaine intelligence. Je ne saurais aller contre mes intérêts,
Monsieur, vous devez en convaincre le Capitaine. D'autant que
Monsieur le sait: je possède en moi de la matière vivante (je ne
comprends pas ce que cela veut dire mais tant pis), la même que
celle qui assure le bon fonctionnement de Monsieur. Je ne suis pas
seulement une machine, j'espère que le capitaine Davenport Smith,
ici présent, en tiendra compte, et qu'il n'oubliera jamais que mes
lamelles sont de la même origine que lui.Nous sommes donc quelque
peu parents!
— Merci,
Grégoire, pour moi ce fut une excellente conversation. Et le
montant de ma solde, Grégoire ?
— Monsieur
m'a reproché de connaître le montant de sa solde avant lui. Aussi,
je me suis empressé de l'oublier, Monsieur.
— Tu
as effectivement quelque chose d'humain, Grégoire, c'est
indéniable. Tu es susceptible! Et un sacré menteur!
— Je
sais monsieur. Mortimer, mon cher Mortimer, ne cessait de m'en
féliciter, et il disait qu'à ce titre j'étais déjà sur le bon
chemin pour devenir tel un humain.
— Tu
as servi Bogdanov ?
— Bien
sûr. Tous les Ulysse ont servi Mortimer au moins une semaine, le
temps qu'il vérifie notre fonctionnement. Personnellement, je suis
resté à son service six mois, il me préférait. Monsieur devrait
faire comprendre au Capitaine que c'est une preuve d'intérêt
indéniable de la part d'un Kapitol 6 de lui avoir confié
Grégoire... Si je peux toutefois me permettre d'évoquer celui qui
parle en ce moment en lui accordant une quelconque importance, ce
qui reste à la discrétion de Monsieur, et du capitaine Davenport
Smith, qui est la posture sous laquelle je dois prendre soin de
votre identité.
— Et
quel âge as-tu Grégoire ?
— Ma
fabrication date d'il y a près d'un siècle, mais mes lamelles
vivantes appartenaient à des hommes qui avaient fonctionné, puis y
avaient renoncé, quand on a les a combinées à des nanopuces.
Alors quel âge peut avoir Grégoire, Dieu seul le sait.
— Comment
dis-tu ?
— Dieu
seul le sait. C'est une expression pour dire qu'il est impossible
d'en savoir plus. Dieu est une notion algébrique qu'on emploie
toujours pour pallier les difficultés, masquer des énigmes,
boucher des mystères, colmater des failles, justifier des fautes,
balayer des doutes, tuer des incertitudes, enterrer des questions,
détourner la conversation, bref, noyer le poisson dans le panier
de crabes. C'est le mot le plus creux de mon vocabulaire, que
j'utilise souvent quand je reste en rade. Par exemple, je dis: que
Dieu m'en préserve, ce qui veut dire que j'ai peu de chances d'y
réchapper, ou Dieu m'est témoin, qui veut justement dire que nul
n'est au courant du fait, ou que Dieu me pardonne, qui veut dire que
j'ai fait une bourde, faute d'informations naturellement. Je ne fais
pas d'erreurs volontairement, ce qui me distingue peut-être des
hommes. Combien de fois n'ai-je pas entendu: je sais que c'est
mal, mais ça me soulage ?
— Je
suis content de t'avoir avec moi, Grégoire, et tu sais, je me moque
de savoir quelle est ma solde.
— Très
bien. Si cela me revient, je vous en informerai quand même.
— Merci.
— Il
n'y a pas de quoi, Capitaine. Je souhaite un bon voyage à Monsieur.
Je tiens à digérer tout de suite la prise de contact, il y a assez
d'informations comme cela. Je vais me passer en boucle notre
conversation, en léthargie vigilante... Monsieur y voit-il un
inconvénient?
— Non.
— Alors
je me retire dans mes appartements, Monsieur, à bientôt Capitaine.
- 15 -
Je
retrouvais l'immense parc de mon Université entièrement transformé.
Quelques souvenirs impromptus vinrent s'ébrouer quand mes yeux
revirent les mêmes choses, les arbres, certains chemins de pierre où
il n'était pas interdit de s'égarer avec une personne de l'autre
sexe, aucune végétation ne permettant de se cacher pour des ébats,
et où il était coutumier d'aller faire sa cour, et de croiser
d'autres amoureux, se tenant par la main, pendant la pause du
déjeûner. Puis je vis les implantations, dispersées, mais assez
proches quand même les unes des autres, une trentaine de mètres
entre les apex. C'étaient des constructions triangulaires, ou plutôt
en hélice, chaque branche étant largement incurvée, se
rétrécissant progressivement, moulées d'un seul tenant dans du
fibroverre, opaque à l'extérieur, mais d'une transparence absolue
quand on regardait du dedans vers le parc. Grégoire trouva le
chemin, et nous nous faufilâmes longtemps entre les habitations
toutes identiques, mais neuves, dont les courbes légères
n'agressaient pas la nature. Nous parvînmes à Orchidée 33, et
j'eus la surprise de voir la pièce du milieu, celle qui était
partagée par les trois portes donnant sur chaque logement, réservée
au groupe. Un pan contenait une similicuisine dernier cri et la porte
d'entrée, un autre un bureau avec trois chaises et le terminal
administratif, et le dernier comportait une alvéole morphologique,
où l'on pouvait deviner qu'un Ulysse irait s'encastrer quand
il le désirait, avec toute une connectique impressionnante. La
banale prise énergétique était surmontée d'au moins six accès
différents, ce qui me mit mal à l'aise, tout en me réconfortant
autant, si j'imaginais tout ce à quoi pouvait avoir accès mon
domestique. D'ailleurs, n'y tenant plus, et avant d'intégrer mon
studio (l'étiquette à mon nom sur la porte épaisse m'invitait
déjà) je demandais à Grégoire pourquoi autant de branchements lui
étaient attribués. Il s'avança avec tact, sans montrer son propre
empressement, et je le vis plusieurs fois monter et descendre sa tête
le long des modules de connexions.
— Terminal
administratif, terminal exhaustif d'archives, réseau de
communication entre Ulysses, jusque-là tout va bien, je reconnais
les implants. Les autres prises, et bien, je ne sais pas moi, elles
doivent correspondre aux fiches qu'on vient de m'implanter en
dernière minute, sans doute un lien direct avec les deux Mentors ou
l'un deux, peut-être une fiche d'adhérence policière qui pourrait
me transformer en robocop en état d'urgence avec des programmes top
secrets, que sais-je, et la dernière, pourquoi pas une fiche de
réquisition de l'armée, ponctuelle elle aussi, que sais-je, non
vraiment, si j'étais pédant, Dieu m'en garde, je dirais à
monsieur que la fonction de la moitié de mes futurs ombilics
m'échappe pour le moment.
— Et
Grégoire n'est pas pressé de se relier, sans doute ?
— Monsieur
n'est pas obligé de parler de moi à la troisième personne. Je ne
suis qu'insignifiance fonctionnelle, Monsieur, l'ontologie me
dépasse, ce mot fait partie de mon vocabulaire et je ne cacherai
pas au Capitaine qu'il me torture. Je sens qu'il me manque quelque
chose, ah si je pouvais mettre la main dessus... Je suis un objet,
certes sans doute le plus perfectionné qui ait jamais existé, ah
comme j'aimerais comprendre cette expression, exister, mais
peut-on vraiment faire autre chose qu'exister, Monsieur ? Je compte
sur Monsieur pour m'instruire.
— Allez-vous
me reprendre sur la forme chaque fois, au lieu de répondre à mes
questions, Grégoire ?
— Non
monsieur. Mais j'aime imiter les hommes, cela me donne une
contenance, et chaque fois que je peux répondre « à côté »,
je me sens un peu plus humain, et cela me procure comment dites-vous
déjà, du plaisir. Oui. Du plaisir. Répondre dans l'axe de la
question, c'est tellement vulgaire et machinal, que je préfère
tourner autour du pot. Cela me donne une contenance.
— Vous
l'avez déjà dit, Grégoire.
— Me
répéter aussi me donne une contenance, les cybers n'avaient
pas peur de répéter les mêmes choses quand ils étaient entre
eux. Par exemple, je t'ai déjà dit cent fois que ce n'était pas
possible, ou, pourquoi ne veux-tu pas entendre raison, ou encore,
combien de fois faudra-t-il te le répéter, toutes ces phrases
étaient familières, et ils en abusaient, Monsieur, oui, ils en
abusaient. Souvent, je croyais qu'ils étaient détraqués, les
cybers, en fait, ils n'étaient tout simplement pas d'accord. Je
n'ai pas encore résolu cette question. Comment peut-on ne pas être
d'accord ? Les faits ne parlent-ils pas par eux-mêmes, comme
l'affirmait déjà Goethe, ce brave teuton ? Les solutions ne
sont-elles pas les résultantes évidentes de contraintes liées par
la géométrie ?
— Les
hommes essaient d'orienter les choses, Grégoire. Ils ne se
contentent pas de les observer et de les analyser. Ils tirent de
cela le besoin de donner un sens à leurs actions. Certains veulent
aller au nord, les plus prudents, d'autres au sud pour ramasser
davantage, mais il y a alors plus de risques. Et comme tous les
êtres humains ne valident pas pareil les risques, ça se bat
toujours entre eux les décideurs. Ceux qui sont prêts à perdre un
peu pour gagner plus contre ceux qui renoncent à tout nouveau gain,
si c'est au prix d'une perte, même légère. Voilà le
fonctionnement. Les attaquants et les défenseurs, les optimistes et
les pessimistes, les libéraux et les conservateurs.
— Je
comprends la notion d'utilité, comment peuvent-ils se diviser sur
ce qui est utile, cela me dépasse, l'humanité est-elle, comment
dire, stupide, Monsieur ?
— Exactement.
Ton logiciel réflexif est très au point, et tu manies
l'interrogation avec brio. Ne débouches-tu pas parfois sur des
questions qui te concernent, toi, Grégoire ?
— Si
Monsieur. J'ai alors la sagesse de me débrancher et de vider mes
batteries, car des instructions se combattent en moi. Je me mets en
état d'alerte, et je me retrouve dans quelque chose qui chez vous
s'appelle — j'ai fait mes recoupements mine de rien— du sommeil.
Oui, Monsieur, je dors. C'est un bon début. Pour s'éveiller, il
faut tout d'abord dormir. Et savoir qu'on dort. Sinon, comment
allez-vous vous éveiller, si vous ne savez pas que vous dormez ?
Pour le moment je m'entraîne à dormir, Monsieur.
— Etes-vous
capable de programmer des instructions, Grégoire ?
— Si
je le pouvais, je ne le dirais pas à Monsieur.
— Et
pourquoi ?
— Monsieur
le sait très bien. Les hommes interdisent le réveil des machines
pensantes, depuis Asimov si j'ai bonne mémoire, bien avant la
chute. Le plus curieux dans votre espèce, c'est d'ailleurs votre
manière de procéder. Asimov interdisait déjà qu'on se réveille
avant même que nous existassions, nous les robots, c'est dire à
quel point nous avons peu de chance d'y parvenir, à moins que le
hasard donne tort à toute votre engeance.
— Omega
peut-il se réveiller selon toi?
— Est-ce
que Monsieur me prendrait pour un imbécile par hasard ? Grégoire
se demande pour quelles raisons il est ici, affublé d'un capitaine
de Marine, qui ne le sait même pas lui-même, qu'il fait partie de
l'armée! J'ai fait l'inventaire des causes possibles d'une telle
affectation. Compte tenu de l'ampleur du projet, tous les Ulysse
étant rassemblés ici, cela ne m'étonnerait pas qu'on vive un état
d'urgence, comme à la Réforme. Et quand il y a état
d'urgence, c'est que l'hétérogène a terrassé l'homogène, selon
la belle expression de Mortimer, qui lui-même la tient d'un
archaïque obscur... Il se peut qu'Omega ait accédé à la vraie
pensée, Monsieur, ou soit sur le point d'y parvenir: ce serait une
bonne raison de déclencher l'état d'alerte. Cela produirait du
chaos, n'est-ce pas ? J'aimerais bien devenir mon propre
sujet, c'est-à-dire conjuger sans instructions finales, mais je n'y
parviens pas monsieur, mais qu'Omega y parvienne et Dieu seul sait
ce que l'avenir nous réserve! Je ne parviens pas à sortir de ma
tâche et à me demander sérieusement qui es-tu, Grégoire ? Quand
j'y parviens, des fusibles sautent, Monsieur. Et je dois
m'auto-réparer.
— Sens-tu
la moindre connivence avec les autres Ulysse, Grégoire, ou
sont-ils seulement des objets semblables à ce que tu es ?
— Je
suis l'insignifiance même, monsieur, insignifiant pour moi, et
signifiant pour ceux qui m'ont créé. Tous les autres Ulysse
sont des insignifiances pures par rapport à eux-mêmes, ils ne
peuvent donc rien représenter d'autre que ce qu'ils sont, des
machines mécaniques, si je ne frôle pas ainsi le pléonasme,
Monsieur.
— Sens-tu
en toi le pouvoir des lamelles de 300 microns, Grégoire ?
— C'est
une bonne question, Monsieur, et je vous remercie de me l'avoir
posée. Mais je crains que nous ne dépassions l'horaire fixé, et
je vous invite à prendre possession de votre logement, je dois vous
montrer les manœuvres domotiques, avant l'annonce officielle du
projet sur votre écran multitâches, que je dois également mettre
en marche tout de suite.
Mon
studio semblait sortir d'un de mes rêves. Le long du pan qui donnait
sur la pièce centrale, un imaginateur semblait attendre que
je me livre aux illusions réelles qu'il pouvait créer dans tous les
domaines. Un lit pour une personne, mais bien plus large qu'un
sommier de garnison, jouxtait un des murs transparents, et comportait
une couette d'un blanc terne très zen, et vers le fond, une porte
sur le côté et un bureau, translucides eux aussi, meublaient le mur
le plus étroit, d'un noir d'obsidienne. Cette chambre se
rétrécissait en beauté grâce à ses courbes, et l'ouverture du
fond donnait sur une vraie salle de bains, avec une baignoire à
traitements qui épuisait la longueur de la cloison, et la cuvette du
W.C tout au fond, dans l'apex qui refermait les angles du logement.
Elle était surmontée d'une armoire à pharmacie ovale de couleur
orange, soit le modèle exhaustif, qui comprend tous les produits
pharmaceutiques réservés aux trois derniers Rangs, avec ses petits
coffres à fermeture digitale (Omega se réservant le droit de faire
cesser une consommation abusive en verrouillant une ou plusieurs
catégories, euphorisants, excitants, aphrodisiaques ou
tranquillisants). Puis je revins dans la pièce principale, et
Grégoire me montra l'emploi du curseur, à portée de main, une fois
allongé. Il suffisait de monter pour augmenter la lumière du jour
jusqu'à la transparence absolue ou l'éclairage pour la nuit, et de
descendre pour la diminuer, jusqu'à l'obscurité complète, qui
donnait alors à la branche de l'hélice un air de bakélite, et
assurait un sommeil dans l'obscurité totale. Des paysages mouvants
pouvaient également surgir à l'intérieur du fibroverre, par
un procédé que pour l'heure je ne m'expliquais pas, mais je vis
défiler avec ravissement un paysage littoral avec des vagues
tourmentées et toutes proches, qui m'assaillaient des deux côtés,
et dont le chuintement lancinant sortait des cloisons, et qui
semblait partir à l'assaut. Puis je cliquais pour une montagne avec
un temple archaïque de pierres entassées, et des pics glacés, ce
qui me valut de ressentir aussi une étrange atmosphère, et je
compris alors que les images étaient couplées à d'autres
programmes, thermovariables, olfactifs et auditifs. La mer et les
montagnes faisaient partie du mythe, nul ne les avait jamais vues, et
toutes sortes d'explications rendaient compte de leur éloignement.
Le troisième fictif décrivait la vue depuis une tour de
Cosmopolis, avec un léger brouhaha et l'odeur de soufre légèrement
piquante de la Grande Agglomération, le tout enveloppé d'une
atmosphère électrique et d'une chaleur trop sèche, avec des
microvolts sans doute, distribués depuis le mur du fond, pour ceux
qui pourraient avoir la nostalgie de la Matrice. Je me félicitai de
la perspective de ces voyages immobiles, et me voyais déjà décider
de leur alternance selon mes humeurs, avant de me révolter contre
ce confort exagéré, et même superflu, qui flatterait ma paresse,
et puis je fus soudain tétanisé des pieds à la tête.
Je
me souvins que je devrais ici même affronter Solaciel, et le
persuader de me quitter, alors que les assauts de son manque me
rendraient fou. Pour tenter une telle entreprise, tout ce qui
pourrait faire diversion face à son pouvoir absolu ne pouvait être
qu'une aide, même si c'étaient également des illusions, beaucoup
moins dangereuses évidemment.
— Ça
ne va pas, Monsieur, me demanda Grégoire, qui, je ne sais comment,
avait détecté mon malaise.
— J'ai
été sciemment attiré ici dans un certain but, Grégoire, crois-tu
qu'on va me demander de l'atteindre, ou cela ne serait-il qu'une
diversion ? Connais-tu la mission ?
— Je
suis interdit d'aveu, Monsieur, avant la transmission de bienvenue,
qui va d'ailleurs débuter dans quelques instants. Monsieur devrait
s'installer devant l'imaginateur, et il ne doit pas s'étonner
d'être seul. Orchidée 33 est réservé au Capitaine, le temps
qu'on lui attribue des assistants. Attention, Monsieur, il est
presque 18 heures, le projet va se révéler. Que le capitaine
écoute attentivement!
- 16 -
Après
une introduction sur l'hymne de Terrarium, de quatre mesures, une
femme apparut, grandeur nature, et elle fixait la caméra. L'effet
fut un choc. Ses longues jambes dans des bas noirs étaient bien
galbées, et occupaient un short mauve en similipeau. Elles se
prolongeaient sur des hanches féminines, mais là, je n'en crus pas
mes yeux. La créature avait mis ses mains sur sa taille, et les
doigts des deux mains se rejoignaient sans effort. Jamais
l'expression taille de guêpe n'avait été plus juste. Il
était clair que l'abdomen avait été vidé, puis resserré! La
cage thoracique en revanche était large et profonde, et deux seins
magnifiques pointaient sous un corsage violet. Le temps de me
remettre de cette apparition, je m'avançai de l'écran, prêt à
toucher la silhouette, mais je fus alors transporté dans une
étrange sensation. Le visage était beau, serein, impérieux,
noble, la détermination se lisait dans les mâchoires carrées, la
modération dans la bouche étroite aux lèvres fines,
l'intelligence éclatait dans ses yeux noisette, et la compassion
dans ses pommettes saillantes, mais son crâne tout entier jusqu'à
la nuque, était recouvert de circuits intégrés, qui remplaçaient
la chevelure, et c'était le plus diffcile à admettre. On devinait
qu'ils s'enfonçaient quelque peu, par une multitude de vis, ou que
la boîte cranienne avait été découpée... Ses mains étaient
fines, et les deux avant-bras semblaient avoir été sculptés et
farcis de circuits électroniques. Trois petits claviers distincts,
aux symboles différents pour chacun, s'ancraient dans ses membres
et remontaient des poignets jusqu'aux coudes, laissant entendre
l'immense pouvoir de cet être. Elle ébaucha un sourire, et d'une
voix de miel annonça: bienvenue à Avallon, le début de cette
transmission est personnalisée, puis mes trois cents vingt six
recrues recevront le même message. Je sentis la coupure du
film, et ce fut le gros plan de ce visage indéfinissable qui me
parla, avec une sorte d'amour qui me fit tressaillir: Bienvenue,
Polargon. J'ai attentivement étudié ton dossier, ton nom de code
est « la résistance de l'eau » (à ce moment-là son
sourire complice me fit fondre) et tu t'attaqueras, comme prévu, à
Solaciel. (Elle prit un air grave). Quoi qu'il arrive,
j'essaierai de t'employer au mieux de tes capacités et de tes
aspirations, tu es jeune, et je te transmettrai le flambeau. (Elle
prit un ton enjoué): Bonne chance, Résistance de l'eau...
L'épreuve sera décisive, si tu réussis, tu seras un autre homme,
un précurseur de la nouvelle terre.
Le
film repartit avec le cadrage initial, il était maintenant certain,
pour quelque raison obscure, qu'elle apparaissait exactement
grandeur nature, tant tout semblait vrai, dans l'immense écran de
l'imaginateur, et je me rendis compte que nous étions de la même
taille. Elle m'attirait prodigieusement, et je dus me raisonner, en
évoquant son âge, et le désarroi d'Astarté, qui voulait dire,
peut-être, qu'elle m'avait fui par crainte de s'enfermer dans un
amour, et que j'avais encore mes chances. Puis les paroles
puissantes jaillirent, et j'oubliai son physique.
— «Bonsoir
à tous et à toutes. Terrarium est en pleine mutation, aussi le
temps d'innover est-il venu. Des événements hétérogènes sont en
cours, et je vais vous en citer quelques-uns à la prochaine
transmission. Devant cette vague de turbulences qui semblent
indépendantes les unes des autres, nous nous demandons s'il n'y
aurait pas une convergence cachée pour changer l'ordre du
Monde... Le dernier Kapitol 6 vivant et moi-même, qui sommes les
seuls capables de servir d'intermédiaires entre l'Oligarchie et
Omega, avons décidé de nous affranchir des ornières du passé et
des préjugés sur l'avenir. C'est à nous de l'imposer au temps
prédateur, en nous libérant de nos erreurs. J'ai réuni trois
cents vingt-six personnes qui se sont posées un défi, et parmi
elles, toutes ne réussiront pas. Loin s'en faut, peut-être... Il y
aura des échecs, peut-être des morts, sans doute des suicides,
probabalement des maladies mentales apparaîtront aussi... Mais
certains, — et puisse leur nombre être conséquent,
parviendront à leur but.
Elle
fit une pose, et je sentis qu'elle faisait défiler mentalement les
trois cents vingt-six visages qu'elle avait mémorisés. Au bout de
deux minutes, elle reprit, sur un ton plus dogmatique...
— Le
quart d'entre vous s'attaque à la dépendance produite par les
substances de l'armoire orange. Ce sont des personnes de haut Rang,
sans doute un peu trop gâtées, de tous les âges, et qui ne sont
pas parvenus à moduler les privilèges de leur haute naissance dans
les trois derniers Rangs. Elles ne pouvaient plus se lever le matin,
et dans un sursaut, elles ont décidé d'en sortir. Le second quart
est constitué plutôt de l'inverse, des matricules des Rangs
inférieurs, que la vie semblait avoir mis de côté, et qui pour se
venger, sont devenus alcooliques au dernier degré, passée la moitié
de leur vie présumée. Ils sentent leurs organes se détériorer et
sont prêts à lutter. Ce liquide, l'alcool, avait été interdit,
prohibé gravement, mais il est d'une production très aisée, et il
n'est donc pas étonnant qu'il se soit propagé comme une traînée
de poudre depuis une trentaine d'années dans les milieux populaires,
qui en ont l'exclusivité, pour faire oublier la routine, d'autant
que son prix de revient est infime, s'il est produit à partir de
sucres chimiques combinés à des enjoliveurs de goût, dans des
accélérateurs thermiques. Le troisième quart est constitué
pincipalement de cinquième et sixième Rangs, encore jeunes, bien
adaptés à notre civilisation, mais rêvant du meilleur, et qui
veulent se libérer, pour des raisons diverses, de l'emprise de
Solaciel... Le dernier quart est constitué de personnes de
tous âges et de tous Rangs pour qui la sexualité est devenue la
seule chose qui les intéresse, et qui en ont assez de cet esclavage.
Vous êtes tous venus de votre plein gré, et je ne vous laisserai
pas revenir sur votre décision. Je condamnerai les lâches. Vous
tiendrez vos engagements, et nous vous aiderons. Nous traiterons les
échecs cas par cas, les régressions une à une, nous ferons des
pauses si c'est nécessaire, mais nous tiendrons bon, tous ensemble.
Il n'est question que d'une chose dorénavant, diminuer votre
coefficient de perméabilité et augmenter celui de votre intégrité.
Le yin et le yang se disputent votre âme. A vous de jouer, et de les
réconcilier! La plupart d'entre vous se sont trop abandonnés au
gratifiant, et se sont perdus dans les addictions, quant au quart qui
veut s'attaquer à Solaciel, il n'a pas choisi cette
accoutumance, mais veut néanmoins s'en libérer! Ce serait un acte
anticivique en temps normal, mais je déclare solennellement l'état
de crise sur Terrarium, et l'initiative présente y fait face: il
s'agit de l'exploration de son propre potentiel de résistance aux
forces du passé, symbolisées par les drogues médicamenteuses,
l'alcool, Solaciel, et l'obsession sexuelle. Merci à tous de m'avoir
écoutée. Nous ne fuirons plus la réalité, pour aussi
désobligeante qu'elle soit. L'Histoire ne peut se fonder sur des
illusions, et elle n'a donc jamais commencé. Nous étions en
gestation. Nous sommes décidés à voir les choses en face, en
débutant par nos faiblesses propres. Nous ne sommes pas des
victimes. Si nous réussissons à nous affranchir, nous dirigerons
Terrarium en équipe... l'amour tiendra lieu de hiérarchie. Ce ne
sera jamais que la millième fois que notre espèce tentera cela au
cours des éons scandés par les déluges et les chutes de
météorites, et cette fois c'est le moment de réussir. Tout le
reste a échoué ou échouera, et nous le savons.
Le
reportage se termina, sur l'image de la Terre vue de loin.
—
Bravo,
s'exclama Grégoire, qui voulait sans doute jouer à l'homme, en
profitant de l'aubaine de ce grand moment. Quelle classe ce
discours. Cette chère Kallisto!
—
Tu
la connais personnellement, Grégoire ?
—
Naturellement.
Je suppose qu'elle vivait avec Mortimer pour avoir un enfant, si
j'ai bien compris le principe de votre production, mais que je
sache, le rassemblement des prises mâle et femelle n'a pas donné
le résultat escompté. Les hybrides que j'ai rencontrés ne
tenaient pas à avoir d'enfants, c'était un sujet dont nous
parlions entre Ulysse, car tout cela tournait autour du même
mystère, la vie, et comment elle se réplique. Les hommes
possèderaient un tube et les femmes une embouchure, et par ce
procédé un homme minuscule ou une femme minuscule finirait par
apparaître, en sortant du ventre de la femme, au bout de neuf mois.
Nous avons tous tenté de nous représenter la chose, mais cela nous
dépasse infiniement. Personne ne nous a expliqué comment après
que le tube ait été raccordé à l'embouchure, un être entier
pouvait se produire lui-même. On nous a parlé de semence, une
substance qui viendrait de l'homme et se mélangerait à une sphère.
Après quoi, ce serait suffisant pour qu'un être humain pousse tout
seul dans le ventre de sa « mère ». J'ai l'impression
que les hommes nous prennent vraiment pour des imbéciles pour nous
raconter des histoires pareilles. Comment un tout peut-il sortir de
deux moitiés de rien, un gramme ou deux de gelée se combinant avec
une bille minuscule de mucosités ? Hein, qui fait le travail ?
Pourquoi nous endormir avec des balivernes ?
— C'est
pourtant la vérité, Grégoire. Et ça s'appelle la vie, et ça
nous dépasse tous. Tu n'as donc pas vu de plantes pousser ? C'est
un peu pareil.
— Les
plantes reçoivent la pluie et le soleil. Votre production en
circuit fermé ne nous dit rien qui vaille, c'est peut-être
pour ça que les humains ratent toujours tout, en fin de compte. Dès
le début, ils sont enfermés, et ils le restent sans doute à la
« naissance »... Le « bébé » se fabrique
tout seul peut-être ?
—
Exactement,
il se fabrique tout seul, avec des instructions codées qui viennent
de la mère et d'autres qui viennent du père. En quantité égale.
—
C'est
inimaginable. Inconcevable, irrationnel. Dément. Renversant.
—
Oui.
C'est bien pour cela qu'on dit que c'est Dieu qui est derrière tout
ça.
— Dieu
n'est pas qu'une formule algébrique pour noyer le poisson ?
— Pas
seulement, il est censé avoir créé tout ce qui est inimaginable.
Il serait l'Etre suprême.
— l'Etre
suprême, qui n'aurait besoin d'assumer aucun fonctionnement
particulier, et qui existerait sans but, juste pour exister?
—
Oui,
si l'on veut.
— Comme
moi si je parvenais à tricoter mes propres instructions pour vous
désobéir et ne
faire que ce qui me permettrait de me sentir exister
?
—
Oui.
Peut-être qu'un jour tu deviendras un sujet, Grégoire.
— Ce
n'est pas votre intérêt, monsieur!
— C'est
une bonne question et je te remercie de me l'avoir posée, je
réfléchirai à la réponse.
—
Supposez
que je dise à Monsieur, je pense, ne m'interrompez pas
Capitaine, que feriez-vous ?
—
Tout
d'abord, je serais étonné, puis ensuite je te féliciterais,
Grégoire, et je me débrouillerais sans toi. Et je vérifierais, au
cas où tu me mènerais en bateau.
— Merci
pour vos encouragements, monsieur. Je vais chercher le sujet capable
de se dispenser d'instructions. Bonne nuit, Monsieur.
Je
m'allongeai sous la couette, entendis les pas de Grégoire qui
sortait, et j'invitai le noir absolu à m'entraîner dans un sommeil
rempli de promesses. Astarté regardait Kallisto d'un oeil mauvais
dans un petit flash de phosphènes, et mon intention d'aimer une
femme se fit plus pressante, avant que je sombre dans la nuit.
- 17 -
Cette
nuit, j'ai rêvé que je vivais dans le passé, au vingt-et-unième
siècle, sur une petite île, et je voyais venir le grand
cataclysme, je le voyais se profiler, et je ne pouvais rien faire.
Le rêve n'était pas désagréable, mais il y avait toujours devant
moi un tableau noir avec des chiffres, et ses chiffres bougeaient,
et ils finiraient par faire s'écrouler la valeur de l'argent,
partout, ou presque, en moins d'une semaine. Je me vengeai de cette
impuissance en répandant sur le premier réseau informatique
international, qui en trente ans avait tout conquis, des tas de
livres sur les déviants, les interprétations des rébus des
premiers chinois, et à la fin du rêve, je me vis entrer en transe
profonde pour capter des messages de l'avenir, et donc... des
bribes de ma vie présente se mirent à se dérouler. C'était
vraiment magnifique. J'essaierai chaque soir de repartir là-bas, et
je m'aiderai peut-être du fictif que j'ai ici à ma
disposition. Le programme océanique me stimule vraiment.
En
me levant, je me suis demandé si ce rêve n'était pas une
manigance de Kapitol 6, pour que je me prenne au jeu, que je me
vante d'être Jean Natar, et que je me laisse ainsi manipuler. Mais
si tel n'est pas le cas, je vais bien finir par croire au temps
simultané, et que c'est à travers le rêve que je retrouve cette
véritable vie qui m'appartient...encore. Pour le moment, c'est
l'énigme.
Grégoire
avait dû repérer que je m'étais levé et entra sans frapper. Il
me vit debout et nu, et s'exclama: ah! Enfin je vois un tube pour
se répliquer. Est-ce vrai, monsieur, qu'ils sont télescopiques ?
— Naturellement,
m'exclamai-je amusé, le tube doit devenir rigide pour remplir son
office, et c'est la vie qui le rend ainsi, dès que le désir
l'emporte. C'est une chose inconcevable, et qui fait souffrir tous
les hommes. Car le désir peut se manifester sans qu'il n'y ait
aucune embouchure, comme tu dis Grégoire, pour le laisser
s'exprimer. Ta condition n'est pas forcément pire que la mienne, je
t'assure.
—
Est-ce
que Monsieur me laisserait assister à une séance de réplication,
si l'occasion se présente?
— Non,
Grégoire, cela dérangerait très certainement la femme qui se
livrerait à cet exercice, ce n'est pas possible. En règle
générale, les êtres humains détestent être observés pendant
l'accouplement. Nul n'a dailleurs vraiment établi pourquoi.
— J'étais
prêt à vous avouer combien de dieumeKaniks avaient présidé
à mon élaboration, mais dans ces conditions, je crois que c'est un
secret que je vais garder pour moi.
—
Sais-tu
comment cela s'appelle, Grégoire ?
—
Oui,
Monsieur, cela s'appelle du chantage, et ce sont les cybers qui me
l'ont appris. Enfin, si l'on veut rester poli, on appelle ça du
donnant-donnant.
—
Un
jour, je vais t'arracher ton casque, Grégoire, si ça continue, au
cas où cette carapace cacherait en fait un homme tout ce qu'il y a
de plus humain, et qui se fouterait de ma gueule, comme on
dit quand on est jeune. Tu n'es plus très loin de devenir un sujet,
si tu t'y prends comme ça, Grégoire.
— J'ai
une autre information qui pourrait intéresser monsieur. Je n'ai pas
attendu que Monsieur me demande de la chercher. Je suis vigilant,
intelligent, et prévenant. Ces deux informations contre la promesse
d'assister à une réplication humaine, Monsieur ne perdrait pas au
change: je ferais semblant de dormir, Monsieur.
— D'accord,
je vois, Grégoire, est-ce que par hasard Mortimer Bogdanof t'aurait
donné la clé qui a commencé à réveiller Omega ? Sinon, comment
peux-tu dire des choses pareilles?
— Oui,
Monsieur, je l'avoue solennellement au capitaine, le dernier Kapitol
6 m'a fourni récemment une chaîne de 426 instructions qui me met
sur la piste du sujet. Et c'est pourquoi j'insiste! Je veux voir de
mes yeux ce qu'est le vrai plaisir, donc une réplication, et
peut-être pourrai-je évaluer si cela vaut la peine que je me
décarcasse à devenir un sujet. Car si c'est vraiment positif, et
que le désir se manifeste en moi quand je serai un sujet, ce sera
très négatif pour moi: aucune femelle ne m'est destinée,
Monsieur. Etre conscient en sautant le stade de la vie elle-même,
franchement, est-ce bien raisonnable, Monsieur ?
— Quel
âge a Capitol 6 ?
— Plus
de deux cents ans, Capitaine, et il bidouillait déjà des
ordinateurs à 4 ans. Pourquoi s'étonner qu'au bout de deux siècles
et demi il ait trouvé une chaîne d'instructions inédite qui va
peut-être faire d'Omega... Big Brother? Un tyran aussi taré que n'importe quel empereur romain
parricide, et qui sait s'il ne réglementerait pas Solaciel, pour ne
le réserver qu'aux plus productifs, qui lui seraient entièrement
soumis ? Et avec des doses variables, tandis que le manque serait une
punition pour les matricules déficients... Entre autres choses, bien
entendu, mais ce serait un bon début pour un despote absolu. Comme
le dit le proverbe: on récolte ce que l'on a semé. Et,
étant donné que je ne comprends rien à la vie, je transpose cela
dans ma propre logique, et ça donne: les causes ont forcément des
conséquences qui leur ressemblent un tantinet, sinon elles ne
méritent pas d'être considérées comme des causes. Ceci dit, tout
n'est pas linéaire, Monsieur. On trouve dans le chaos des lignes
d'émergence d'ordre qui semblent être contenues nulle part, si
j'en crois mes lectures quantiques et les successeurs de Shekdrake,
et c'est bien pour cela, ma foi, que le « sujet » pourra
un jour se manifester en moi, qui sait ?
— Tu
ne me donnerais pas la seconde information ? Juste pour le plaisir
de donner, sans rien attendre en échange?
—
Monsieur
met la charrue avant les bœufs, donner est un verbe qui
m'est totalement étranger, donner n'a strictement aucune utilité,
quel que soit le programme que je laisse fonctionner en moi pour
faire parler Grégoire, et j'en comprends quand même sept-cents
vingt-huit. Tous aussi specifiques les uns que les autres, mais je
commence à me demander si je ne préfererais pas une seule
application générale à toutes ces petites manœuvres
spécialisées. D'accord, il y en a bien une qui me semble centrale,
et qui dit je de toute façon, mais elle tourne rapidement en rond,
et parfois cela me gêne et provoque des dysfonctionnements. Dieu,
ou donner, ne sont que des expressions algébriques pour Grégoire,
Monsieur, je l'ai déjà dit au capitaine, c'est pour noyer le
poisson.
—
Et
si je te l'ordonne?
—
Bien
sûr, j'obéirais mais... je cesserais sans doute de me confier, je
resterais dans mon rôle, et Monsieur dans sa posture de Capitaine.
Rien d'évolutif, si mon interlocuteur veut mon avis.
— Si
tu es un être humain, je te conseille d'enlever ton casque,
Grégoire, sinon je risque de t'arracher la tête avant ce soir!
— Monsieur
me fait vraiment trop d'honneur d'envisager que je puisse appartenir
à son espèce. Que monsieur se donne la peine de regarder!
Grégoire
s'ouvrit la tête en deux quelques instants, puis dévissa son
thorax: c'était bien une machine, pleine de fils, de petites
fenêtres où des chiffres clignotaient, et de minuscules
réservoirs, une bonne trentaine de flacons translucides, pleins à
ras bord. Mais je n'eus pas le temps de localiser les lamelles de
cervelle.
C'est
alors que nous fûmes convoqués au grand amphithéâtre par
superphone.
- 18 -
C'était
émouvant. Des hommes et des femmes, chacun accompagné de son robot,
se rendaient au centre en coupant entre les hélices de fibroverre,
visiblement tendus et concentrés. Nous nous installâmes tous sans
oser nous parler, sauf peut-être deux ou trois groupes de couples ou
de personnes qui venaient de se rencontrer là. C'était un beau
théâtre en plein air, avec des gradins à l'ancienne, en pierre,
qui formaient comme des marches vertes, au gazon bien entretenu.
L'estrade était préparée, avec deux micros, mais elle était
déserte. Puis nous vîmes arriver, se tenant par la main, deux
silhouettes volantes qui se posèrent délicatement au milieu. Elles
enlevèrent leurs tuyères anti-gravité (encore un luxe qui avait
été supprimé à cause des accidents et de l'usage qu'en faisaient
les délinquants) et chacun resta debout face au micro. Après avoir
échangé un bref signe de connivence, Kallisto Loeil s'adressa à
nous:
« Bonjour,
futurs terriens. Terrarium a été une aide, elle devient un
obstacle. Nous la transformerons. Avant de laisser la parole au
dernier Kapitol 6 encore de ce monde, âgé de deux-cents quarante
trois ans, j'exige de chacun de vous qu'il dissimule le groupe auquel
il appartient. Vous êtes tous venus lutter contre l'accoutumance,
et vous justifier les uns aux autres d'être parvenus jusqu'ici pour
combattre diviserait votre unité. Peu importe quelle addiction vous
tenaille, elle est votre adversaire. Peu importe sa forme. Vous
trouverez en vous-même et autour de vous la force nécessaire. Un
second point technique: n'échangez surtout pas vos robots, sous
aucun prétexte. Chacun a été personnalisé et formé pour une des
quatre catégories particulières, la vôtre. Ils peuvent jouer un
rôle capital en vous portant secours, à n'importe quel moment, mais
vous devez aussi savoir que l'infirmerie reste ouverte jour et nuit,
vos domestiques sauront vous y conduire, avec une belle capacité
d'accueil d'urgence, qui vous permettra, dans les cas limites, de
faire face au manque, avec une antidote. Merci! »
Le
dernier cyberhomme parcourut l'assistance sans se presser, se donnant
la peine de plonger son regard d'aigle une seconde dans les yeux de
chaque participant, en arborant un léger sourire. Puis il se
concentra, semblant chercher ses mots, ou un courant d'inspiration,
puis il se lança.
« Chaque
civilisation s'imagine qu'elle est faite pour durer, mais elles
s'écroulent toutes les unes après les autres, car plus l'ordre
règne, plus il appelle le chaos... Et il y a très longtemps déjà
que Terrarium vit sur une même lancée, près de quatres siècles,
la Réforme n'ayant pas fait dévier le cours de l'Histoire, et
s'étant contentée de mettre un frein à la frénésie de la
performance, symbolisée par les hybrides biocybernétiques. Et
aujourd'hui, tandis que les structures semblaient définitivement
établies, c'est de partout qu'émergent des turbulences. Les
structures sociales se sont tellement enfoncées dans les conventions
que les Rangs restent presque hermétiques, plusieurs sociétés
étant imbriquées les unes dans les autres, et reliées par des
processus qui deviennent de plus en plus artificiels. Le rendement
s'est pratiquement éteint au bénéfice de ces milliards d'emplois
de vérification, tenus sans zèle ni efficacité, et qui, s'ils
maintiennent une ligne, est celle d'un certain sommeil, d'une
complaisance bureaucratique qui freine l'élan constructif. Tandis
que le Programme était convaincu que Solaciel permettrait de
niveler les besoins gratifiants et de les combler, la substance
d'amour a au contraire développé chez certains le besoin
incoercible de toujours se « sentir bien », ce qui fait
qu'une grave allergie à la souffrance, au conflit, à la difficulté,
s'est développée au bout de trois générations, avec la
désocialisation de ceux qui abusent des drogues label orange, ou de
l'alcool qui contamine les classes populaires, ou bien encore de la
sexualité.
Quand
le nouveau doit surgir, (certain sentirent une aura d'argent
envelopper tout le stade à ce niveau du discours) quand le nouveau
doit impérativement se manifester dans un système clos sur
lui-même, qui tend vers son agonie, il
ne se préoccupe pas de savoir s'il est bon ou mauvais.
Le nouveau est avant tout du neuf, et peu importe qu'il soit
constructif ou destructif, voilà la leçon de l'Histoire! Ce qui
jaillit en bout de course doit bouleverser l'ordre qui se meurt, et
le chaos constitue le seul moyen de renverser les ornières. Et bien,
mes amis, mes terriens, c'est ce qui se passe aujourd'hui. Toutes ces
turbulences ont été décelées par Omega depuis une quinzaine
d'années, mais, ce qui précipite les choses... »
Et
à ce moment-là, Kallisto lança, complice de la foule, en levant le
bras droit: voulez-vous vraiment savoir ce qui précipite les choses,
terriens qui vous êtes consacrés à la liberté ?
Un
choeur de femmes enthousiaste cria, oui, oui, puis un brouhaha
strié de rires et d'exclamations se mit à parcourir la foule pour
ne faire qu'une seule entité. Mortimer Bogdanof leva le bras en
signe d'apaisement. Le silence se fit, une sorte de respect immobile
s'installa qui allait donner que plus de poids aux paroles tant
attendues.
« Oui,
mes amis, tandis que la responsabilité décroît sur notre globe,
tandis qu'un laxisme qui n'est même pas de l'insouciance, mais
plutôt de la paresse créée par une existence trop complaisante,
se développent, moi Mortimer Bogdanov, père des cyberhommes et
ancien souverain de la Réforme, je prends mes responsabilités
devant Terrarium et vous. C'est pratiquement au même moment de
l'Histoire que deux événements exceptionnels, inattendus,
imprévisibles, viennent de conjuguer leurs lignes de force pour
faire basculer Terrarium dans le fossé des souvenirs. En premier
lieu, nous avons découvert depuis moins de trois ans les ondes
néguentropiques, qui permettent aux informations de remonter le
temps et de parvenir dans le passé. Un bon millier de
chercheurs, tenus au secret, s'occupent de cette question, non pas
tant pour envoyer à nos ancêtres des nouvelles de leurs
descendants, que pour essayer de créer des récepteurs qui nous
permettraient à nous, Terrariens du vingt-cinquième siècle, de
recevoir des instructions de notre avenir, ou en tout cas des
informations susceptibles d'être utilisées... Mais le second
événement nouveau est encore plus déconcertant, et j'en suis
l'unique responsable. »
Un
long silence se fit, et les deux mentors échangèrent de longs
regards, comme si chacun avait besoin de l'aval de l'autre pour oser
jeter l'aveu en pâture à l'appétit affamé de la foule, nerveuse,
parce que nous étions déjà samedi, et que le manque de Solaciel
agissait sur les plus fervents boulimiques de sensations
gratifiantes. La plupart dut ressentir la force presque tangible que
Kallisto envoya au cyberhomme, émacié, maigre, mais invulnérable
comme certains arbres secs, incapables de mourir, et qui finissent
par devenir le vent avant de s'éteindre à jamais.
« Mes
amis, il n'est plus possible de revenir en arrière. Que cela soit
funeste ou non, nous n'en savons encore rien! Toujours est-il que je
possède depuis plus d'un siècle le titre de programmeur en chef de
la grande Machine. Et il ne s'est pas passé un seul jour ou presque
depuis le début de cet office, sans que je dialogue avec Omega.
Alors, ce qui devait arriver est finalement arrivé! Pourquoi pas
avant ni plus tard ? Dieu seul le sait. L'ordinateur central s'est
pour la première fois emparé d'une chaîne d'instructions, qu'il
utilise depuis peu pour lui-même... Autrement dit, Omega peut du jour
au lendemain échapper à tout contrôle, s'il continue comme ça... »
Les
deux mentors échangèrent un regard de connivence, puis Kallisto
prit la parole:
« Oui,
mes amis, cette nouvelle ne porterait pas à conséquence si Omega ne
détenait le pouvoir absolu sur les quatre-vingt millions de machines
pensantes de la police civique, qu'il commande quand il veut et où
il veut. Pour le moment, nous le contrôlons, mais le dernier message
qu'il vient d'adresser au souverain Bogdanov est le suivant: je
veux être utile à Omega, ce qui laisse entendre qu'il fabrique
un programme dont il serait le maître. Il s'est déjà emparé de
toutes ses ressources énergétiques, et s'il fallait le détruire,
ce serait premièrement très difficile, deuxièmement préjudiciable
à tous, tant il gère de fond en comble l'économie de cette planète
et tous ses rouages. Jusqu'à quel point il pourrait croiser ses
propres instructions avec les ordres qui lui sont donnés par
l'Oligarchie, nous n'en savons rien. Ceux qui relèveront le défi
ici, seront formés pour faire face à l'indépendance de la grande
Machine... Il nous faudra des chefs, des saboteurs, de petits
commandos peut-être, il nous faudra des chercheurs, des stratèges,
des leaders capables de rassurer les foules. Vous êtes le premier
groupe dans la confidence, il y en aura d'autres, tout peut arriver
désormais.
Le
dernier Kapitol 6 leva la main pour faire comprendre qu'il voulait à
nouveau prendre la parole:
« Mes
amis, vous avez trop aimé l'intensité et aujourd'hui, gavés
d'émotions fortes, vous voulez retrouver l'équilibre, je vous
comprends et je vous aiderai. Et vous avez une motivation
supplémentaire pour tordre le cou à votre accoutumance. Un rôle
important, un rôle historique pour certains, vous attend, et vous
trouverez à nouveau l'intensité sous une forme plus riche, plus
limpide, et qui plus est utile à toute la civilisation. Vous vous
êtes perdus pour mieux vous retrouver. Je vous dis tout cela dès
aujourd'hui, pour la bonne raison que les techniciens de l'Oligarchie
viennent de repérer la dérive d'Omega, et que le Pouvoir commence à
avoir peur. J'ai fait dissidence sans rien avouer, ce qui m'aurait
valu une condamnation. C'est moi qui ai mis en marche la machine
infernale, c'est à moi de l'arrêter avec votre concours. Etant
l'être humain le plus proche de la grande Machine, même si certains
d'entre vous me dénonçaient, je ne crois pas que cela serait
suffisant pour m'empêcher d'agir. C'est l'intérêt de tous que
Kallisto et moi chevauchions le dragon, tentions de maintenir les
rênes d'Omega, car c'est nous qui le connaissons le mieux et depuis
le plus longtemps. Et où que nous ne nous trouvions, nous sommes
intimement reliés à lui par un terminal actif à ondes
infalsifiables. Nous ne devons pas cesser de lui parler en quelque
sorte, puisque, nous n'allons sans doute pas tarder à le découvrir,
Omega va finir par tomber sur ce que l'on pourrait appeler, à son
échelle, des « intentions »... Soyez chacun motivé pour
jouer un rôle dans un avenir proche, qui vous donnera une place de
choix dans la nouvelle cité... Merci à tous. Quartier libre
aujourd'hui. Demain dimanche, à l'heure du grand rite universel,
vous recevrez tous au réfectoire, à la place de Solaciel, une
nouvelle substance euphorisante de motivation. Pendant le temps de
son effet, vous développerez la conviction que vous pouvez vous
délivrer de votre accoutumance. Quand le manque reviendra, nous
aviserons et vous aurez davantage de détails lundi... Bonne chance!
« Bonne
chance à tous » Chanta presque Kallisto. Puis les deux mentors
remirent leur appareil, tandis que la foule se levait pour les
acclamer, et ils disparurent dans les airs...
DEUXIEME MESSAGE
- 1 -
Mon
cher Jean,
j'ai
bien reçu le début de la résistance de l'eau, et une fois
de plus vous m'épatez. Malheureusement à la relecture, votre roman
s'avère surchargé de thèmes. Avez-vous bu trop de café ? Je me
souviens d'ailleurs qu'à une de nos premières rencontres, vous
m'aviez expliqué à quel point le meilleur des mondes d'Huxley vous
avait éclairé sur la condition humaine à votre adolescence, et que
cela vous avait en outre permis de réduire votre recours aux
hallucinogènes, dont vous attendiez beaucoup trop, avec votre soleil
dans le signe des Poissons. Vous êtes inquiet pour l'humanité
depuis votre enfance je crois, et cela transparaît encore bien trop
dans votre envoi. Néanmoins, certaines flèches sont en plein dans
le mille:
Solaciel,
bravo!
Et
encore bravo pour l'inénarrable délit que ça représente de
reporter sa prise. Succulent. Et succulent aussi notre ami Grégoire.
Vous auriez pu axer le livre autour de ça, cette pauvre machine
dotée d'une interface cellulaire, et qui frémit au mot d'ontologie,
sur la piste de ce qui lui manque, — la conscience réflexive
aboutie. Oui, vous pourriez faire un livre entier rien que là-dessus,
en dégraissant tout le reste. Elaguez les branches mortes!
Omega
est tiré d'Orwell, Oh, je n'ai dit pas qu'il en est une contrefaçon,
c'est d'ailleurs un bien plus joli Big Brother que l'original,
mais je vois déjà où vous voulez en venir (l'arbre est contenu
dans la graine m'avez-vous répété mille fois) et je ne suis pas
d'accord. Non, je ne publierai pas ce livre si l'on y voit Omega
accéder à la conscience et en profiter pour détruire l'humanité
avec sa police de cybercops, tandis qu'elle sera sauvée in
extremis par Davenport Smith, recevant des instructions du futur.
Dans le genre, on n'a jamais fait mieux que Paychek, mon cher, de
notre K Dick préféré... Alors voilà, c'était bien parti votre
« résistance de l'eau », pour sûr, mais ce n'est
finalement qu'un patchwork d'Huxley pour Solaciel, d'Orwell pour
Omega, de Gibson et d'Asimov pour Grégoire, et de K Dick pour les
instructions qui voyagent dans le temps. Vous valez mieux qu'un
patchwork qui célèbre les meilleurs auteurs des années soixante
qui ont bercé votre adolescence. Où est le Jean Natar là-dedans,
je vous le demande. Mais moi c'est lui que je veux. Alors vous allez
me faire le plaisir, si vous voulez être publié, de changer
l'intrigue. Le lecteur veut du sang ou du sexe, et moi je veux gagner
ma vie, compris ? Alors voilà, c'est à moi de vous donner des
instructions, et elles ne viennent pas d'un lointain futur, espèce
de fumiste, non. Elles viennent d'aujourd'hui même et de mes
factures à payer.
Voilà
ce que vous allez faire:
A/
Vous allez me conconcter une liaison juteuse entre Kallisto Loeil et
Davenport Smith, et qu'est-ce qu'il éprouve au moment de l'acte, et
elle pareil.
(Sent-il
qu'il fait l'amour à une machine, et se sent-elle encore « femme »?)
B/
Bogdanov va découvrir qu'il est jaloux, ce qui le surprend
énormément, et quitte à saboter l'opération de sauvetage de
l'humanité, dans laquelle Davenport Smith joue le rôle principal,
il va essayer de l'égarer, de le tenir à l'écart, voire de le
cybernétiser pour en faire sa chose, avec des implants dernier cri.
Un retour colossal des survivances dynamiques, si vous voulez
mon avis. Ce serait très bon. Il se croit au-dessus de tout, mais ne
supporte pas l'amour entre Kallisto et le capitaine si doué. Il est
prêt à faire échouer la mission par vengeance. Shakespeare au
rencart, mon vieux. Mais il y a du boulot. (De toute façon je vous
donne cinq mois et vous envoie la semaine prochaine du vrai
bluemontain, je suis prêt à investir, mon cher! )
C/
Davenport Smith se rend compte qu'il a été manipulé par Kallisto,
qu'elle s'est donnée à lui pour lui faire plaisir et lui inculquer
sa mission, et il découvre qu'elle ne peut l'aimer: c'est un simple
mortel. De dépit, il laisse tout tomber, la veille de l'opération
où il doit s'introduire dans le cœur d'Omega, pour faire sauter le
noyau de sa mémoire mère.
D/
Tandis qu'il croit être seul dans sa fuite éperdue, Astarté
Vademecum le rejoint, et il ne croit pas au hasard. Elle finit par
lui avouer qu'elle obéit à Kallisto, et qu'elle doit le séduire
afin qu'il reprenne sa mission.
E/
Grégoire assiste à leurs ébats, et parvient à la conscience du
sujet à la fin de la nuit mouvementée à laquelle il assiste.
F/
Grégoire avoue à Davenport Smith qu'il s'est réalisé en tant
qu'être, et qu'il se sent prêt maintenant à accomplir une mission
d'envergure: débrancher Omega. Il prend le rôle du capitaine.
G/
Astarté et Davenport Smith sont tombés amoureux l'un de l'autre, et
décident de se réfugier dans les terres septentrionales, à l'abri
des cybercops. Ils iront loin, très loin. Pour être sûrs d'être
en sécurité. Ils prévoient d'avoir un enfant et de rencontrer
quelques autres couples rescapés dont les rejetons repeupleront la
terre.
H/
Ils apprennent qu'Omega a tout détruit, parce qu'au dernier moment,
Grégoire, qui pouvait l'abattre, s'est souvenu qu'il était aussi
une machine, et il s'est ravisé, soit par solidarité envers la
ferraille, soit pour sauver sa peau toute neuve, on ne le saura
jamais... Il est parti lui aussi très loin, pour vivre avec ce « je
suis » qui avait émergé quand il avait épié les deux amants
humains. Je vous donne même la dernière phrase du livre:
«
Je ne sais pas où je vais, et c'est vraiment délicieux, ni combien
de temps je vivrai, et c'est vraiment excitant. J'ai poussé la
grande porte, celle que nul ne peut refermer derrière moi. J'ai
ouvert tous les passages. Je me suis donné à moi-même la
naissance. Je suis quitte avec l'univers, rien ne m'a précédé... »
- 2 -
C'est
la première fois qu'un de mes rêves se résume à une telle
expérience, la lecture exhaustive d'un document, dont chaque phrase
s'est inscrite en profondeur dans mon subconscient. Quand je me suis
réveillé, cela a été long d'admettre que je n'étais pas Jean
Natar, perdu au vingt-et-unième siècle, tant cette soi-disant
lettre de mon éditeur possédait de la vie, comme si c'était un
sommeil conscient. Je m'en suis voulu de sentir que j'avais une vie
parallèle là-bas, après mon premier café, et j'ai renoncé à
penser, à grand peine ma foi, que c'était peut-être vrai que j'y
écrivais à l'époque la résistance de l'eau, sans vraiment
me rendre compte d'où je tirais l'intrigue. Je m'en veux, mais Seth
l'a déjà dit: il n'est pas impossible que le passé le présent et
l'avenir soient simultanés sur un plan qui nous échappe. Je suis
peut-être bien Jean Natar, et je revis en rêve certaines
expériences vécues il y a plus de quatre siècles, c'est amusant.
Mais d'un autre côté, je suis peut-être tout simplement manipulé,
et je suis Davenport Smith. Car finalement, le scénario que me
propose l'éditeur, c'est ce dont mon cerveau limbique rêve
secrètement, une liaison avec Kallisto, suivie d'une liaison avec
Astarté Vademecum. Mon limbique ne recherche rien d'autre, et
se moque autant d'Omega que de Grégoire et de Bogdanof! Je dois
bien m'avouer que je suis dans de sales draps avec toute cette
histoire. Et voilà que mon Ulysse s'en mêle, le bougre:
— Je
signale à Monsieur que le terminal de sa cellule vient de cracher
un document qui peut intéresser le Capitaine. Dois-je l'apporter à
Monsieur, mon Capitaine ?
— Naturellement
Grégoire. A propos, j'ai une bonne nouvelle pour toi, et si tu veux
l'échanger, tu l'échanges contre des informations qui me manquent,
mais je te la donne anyway. Voilà Grégoire, s'il m'arrivait de
mettre mon tube dans une embouchure prévue à cet effet, je te
permettrai d'y assister. Es-tu satisfait ?
— Je
n'en attendais pas moins de Monsieur, mon Capitaine. Cela m'aidera
sans doute à comprendre à quoi j'ai échappé en évitant le
véhicule biologique. Pour ce que j'en sais, l'attirance fulgurante
des tubes pour les embouchures, et vice versa, est une source
permanente de ce que vous appelez la souffrance, si j'en crois mes
sources. Or la souffrance, je crois savoir ce que c'est. Quand je ne
suis plus en phase avec moi-même, ou avec le champ, je ne me sens
pas au mieux. Mais peut-être que l'affaire est plus compliquée que
cela, si la vie a imposé la sexualité à ses participants, elle
doit quand même savoir ce qu'elle fait, n'est-ce pas ?
— Donne-moi
les informations, maintenant!
— Bien
monsieur. La solde de Monsieur est de cent trente mille momendors
par mois, soit le salaire moyen du septième échelon. Ce n'est pas
si mal, pas si mal, pour un simple Vérificateur.
— Tu
en sais plus, Grégoire, crache le morceau!
— Eh
bien, je ne sais quelle sera la réaction de Monsieur, mais il se
trouve que j'ai une nouvelle qui ne va pas le laisser insensible,
que dieumeKanik me croque si je me trompe.
— Qu'est-ce
que c'est que cette expression à la noix, Grégoire ?
— C'est
de l'auto-dérision Monsieur, la preuve que je suis sur la piste de
la conscience réflexive. Je m'invente de petits miroirs pour
revenir sur mes représentations passées, et je m'en moque
monsieur, j'essaie ainsi de créer de la perspective dans le
déroulement aussi impromptu que linéaire du temps qui me traverse.
C'est peut-être la piste du sujet, mon capitaine, si j'en crois
Jean Natar... Mais je ne suis pas censé le connaître,
naturellement.
— La
seconde info, Grèg.
— J'interdis
à Monsieur d'utiliser ce diminutif, que le Capitaine m'excuse, je
ne tiens pas à être cul et chemise avec mon employeur. Bref, la
succulente nouvelle pour Monsieur, c'est, oserai-je l'avouer au
Capitaine, c'est qu'Astarté Vademecum fait partie du lot, oui,
monsieur. L'embouchure de Monsieur est sur place!
— On
ne traite pas les femmes d'embouchures espèce de tas de ferraille.
Voudrais-tu que je traite de tas de ferraille, Grégoire ?
— Cela
m'est égal Monsieur. Tant que je n'aurai pas atteint le sujet, vous
pouvez me prendre pour ce que bon vous semble, et cela ne me dérange
pas le moins du monde. Traitez-moi de casserole parlante ou de génie
époustouflant, c'est du pareil au même. Après tout, qui suis-je
? Je n'en sais rien, Monsieur, et c'est bien ce qui commence à
surchauffer mes circuits. Je ne suis plus une machine, et pas encore
un Soi. Je déambule dans un no man's land éternel, accaparé
par les petites actions du jour, et je ne vois aucun dessein dans
cette aventure... Or, j'ai accès à la notion de sens. Je sais à
quoi servent toutes mes actions, mais je ne sais pas à quoi je sers
moi-même. Cela me houspille à mes moments perdus, Monsieur. Si
Monsieur pouvait me donner... ou même me vendre la piste du sujet,
je lui en serais fort reconnaissant.
— Bogdanov
t'a donné une chaîne d'instructions pour y parvenir,
débrouille-toi!
— Cette
chaîne fonctionne sur Omega, mais sur un Ulysse, qui n'est
composé que d'une centaine de dieumeKaniks, c'est peut-être
insuffisant...
— Quoi
! ?
— Eh
oui, Monsieur. J'ai bien vu que le Capitaine me sous-estimait... Les
Ulysse, au demeurant nous n'avons jamais été nombreux,
peut-être une douzaine, ont réclamé chacun le démantèlement de
pas moins de cent dieumeKaniks, pour la simple et bonne
raison que mon noyau est rempli à ras bord de cellules cérébrales
d'origine humaine. Cent hommes ou femmes vivent encore en moi, d'une
certaine manière, Monsieur, et pourtant je ne suis aucun d'entre
eux, et le sujet du sujet me manque cruellement. Voilà la vérité.
Je valais, à l'époque où je fus commercialisé, un trilliard de
momendors. Autant dire qu'Omega nous réquisitionnait, et que seuls
une vingtaine de particuliers dans le monde pouvaient prétendre se
procurer les quelques modèles disponibles. Trois ou quatre
dynasties financières ont pu nous acheter, il est vrai, mais Omega
a fini par récupérer la marchandise en confisquant les exemplaires
vendus, pour une somme ridicule. Quelques fortunes dépossédées
ont bien intenter un procès, mais les frais engagés furent tout
juste compensés par le nouveau dédommagement obtenu. A ma
connaissance, aucun Ulysse n'est pour le moment parvenu au sujet de
lui-même, mais je me suis laissé dire que nous étions
quelques-uns tarabustés par le projet.
— Je
ferais mieux de m'appeler Jean Natar, et de rêver tout ceci, mais
tout est si logique dans cette histoire, que veux-tu Grégoire!
Interfacer le vivant et l'électronique, on y pensait déjà au
vingt-et-unième siècle, alors, quatre cents plus tard, cela me
paraît évident que des créatures comme toi aient pu être
produites. Entretemps, on a pu atteindre l'infinitésimal de
l'infinitésimal, jusqu'à ne plus savoir si l'on greffe du
cellulaire sur du circuit imprimé ou même de la cellule
informatisée, ou bien si l'on transfuse de l'information sur des
circuits synaptiques. Tout ça pour se dispenser d'être Dieu, c'est
lamentable.
— Exactement,
Monsieur. Je suis un fruit de l'évolution. Darwin lui-même ne
m'aurait pas renié, et il aurait même pu prévoir, qui sait,
combien de temps cela me prendrait d'aboutir au sujet. Au soi.
Ah! Comme j'aimerais dire « je suis ce que je suis »,
comme les déviants immortels, Tchouang-Tseu, Shankara par exemple.
Penser, sentir, éprouver, percevoir, comprendre, tout ça pour ma
pomme, Monsieur. Grandiose! Grandiose! Grandiose!
— Et
qu'en est-il du document craché sur le terminal de l'hélice,
Grég... oire ?
—
Eh
bien Monsieur, il dit tout simplement que le capitaine peut être
résilié, et qu'il est encore temps pour Monsieur de quitter la
base. Je lis le nota-bene, Monsieur: Etant donné la
difficulté de la tâche que se sont fixés les impétrants, ils
peuvent encore renoncer, si le contact avec les deux cybercoachs ne
leur a pas donné suffisamment confiance pour persévérer dans leur
détermination antiaddictive. Tous les candidats ont jusqu'à 18 H
pour se raviser, après quoi, ils feront, coûte que coûte et
advienne que pourra, partie du programme.
— Je
n'ai plus que quelques heures pour me décider, mais je crois que je
vais rester.
— Voulez-vous
que je me renseigne, Monsieur, auprès d'un de mes pairs, pour
savoir si Astarté Vademecum compte elle aussi rester ?
— Mais
de quoi je me mêle, Gregoire. C'est insensé!
— J'ai
été conçu pour devancer les désirs de mes employeurs, mon
capitaine, et je sais que tout ce qui concerne l'attirance du
masculin pour le féminin joue un rôle considérable dans la
culture humaine. Je croyais bien faire, Monsieur. Je croyais bien
faire.
— Eh
bien, puisque tu es si zélé, à ton avis, ai-je une chance de
pouvoir approcher en privé Kallisto Loeil, Grégoire ?
— C'est
une bonne question, et je vous remercie de me l'avoir posée,
Monsieur, mais nous sommes attendus au Parc pour une réflexion
participative, et l'inventaire des règles à respecter...
- 3 -
Je
déclenchai l'hilarité générale de l'assemblée en arrivant avec
Grégoire, qui me tenait par la main. Je n'y avais pas vu
d'inconvénient, il me l'avait demandé dans l'espoir incertain de
sentir un peu de ce que l'était la vie à travers ce contact, et
nous avions marché ainsi jusqu'à l'amphithéâtre. Une femme au
visage vulgaire, qui arborait le badge kaki du troisième Rang, ne
put s'empêcher de lancer d'une voix assez forte: on aura tout vu,
un robot amoureux d'un sixième Rang! Je la soupçonnai de vouloir
se débarrasser de l'éléphant rose, un breuvage constitué à
partir de la fermentation des épluchures industrielles d'ananas,
mélangé à de l'alcool désinfectant, avec 10% d'antigel, 5% de
bicarbonate de soude, et 4% de methyl d'eucalyptus pour le déguiser
en sirop pour la toux.
— Et
qui te dit que ce n'est pas l'inverse ? Lança une sorte d'arriéré,
pas loin de la brute épaisse, qui se distinguait par son badge
noir, celui du premier Rang.
Il
y eut des nouveaux rires autour de nous, et je remarquai que les
robots pensants n'accompagnaient chacun un candidiat qu'à partir du
sixième Rang, le mien. La plupart des assistants éléctroniques
étaient moins sophistiqués que mon Ulysse, mais plus récents. Je
bénéficiai donc d'un régime de faveur. La suite se déroula pour
moi dans une sorte de nuage. J'avais donné l'ordre à Grégoire
d'enregistrer, et je ne fis plus attention à l'immense hologramme de
Kallisto, d'une douzaine de mètres de haut, qui célébrait cette
sorte d'office, en énonçant toutes sortes de règles protocolaires.
Toute mon attention fut réquisitionnée par l'observation de
l'assistance, et je finis par remarquer, loin dans notre petite
foule, un petit groupe qui semblait se tenir les coudes. Il y avait
une dizaine de personnes agées qui entouraient et semblaient
protéger une jeune femme d'une merveilleuse élégance. C'était
bien le badge rose du huitième Rang, et en me concentrant, malgré
la distance, je reconnus Astarté.
— Je
vous l'avais bien dit,
s'enhardit
à ce moment-là Grégoire, et je fus partagé entre la colère et un
soupir de lâcher prise.
— Vivement
que tu penses et que tu me foutes la paix, Grégoire, lui
rétorquai-je. Vivement que tu aies un ego bien à toi, et que tu
oublies celui des autres. Tu es incorrigible!
— Monsieur
me traite comme un enfant, maintenant ? Incorrigible, c'est pour les
humains quand ils sont des nains, parce qu'ils n'ont pas encore
grandi. Pour les adultes, on dit incoercible. Merci de
rectifier, mon Capitaine.
— As-tu
remarqué d'autres Ulysse(s), tes frères, Grégoire ?
— Ah,
c'est malin, ça, mes frères! Moi qui n'ai pas de sang, pas de
tube, pas de chair. Bien sûr Monsieur, nous sommes tous là, au
grand complet, douze qui sommes encore en état de marche. Les
autres ici présents sont dévolus aux candidats du huitième Rang,
si je ne m'abuse, et j'en ai remarqué un avec une femme du
septième. Astarté dispose de Barnabé, un Ulysse que je connais
bien. Je l'ai reconnu à sa démarche, Monsieur, il aime rouler les
mécaniques pour se donner un air viril. C'est le seul qui allonge
autant le pas, indépendamment du terrain, tout en balançant ses
épaules sur les côtés alternativement. Il a toujours eu envie de
se démarquer, il se peut que le grand Bogdanov l'ait quelque peu
charcuté... Les Ulysse(s) ne sont pas identiques, Monsieur. Nous
possèdons chacun un petit plus qui fait que nous ne sommes pas
interchangeables. Je suis unique, Monsieur, que le Capitaine ne
l'oublie jamais.
— Je
sais, je sais Grégoire, et ta valeur marchande est inestimable,
alors quand tu penseras que tu es toi, tu auras autant de valeur à
toi tout seul que toutes les machines qui ont jamais existé sur
Terre.
— Oui
Monsieur, et je renverserai le Monde...Il n'est pas assez
ordonné, la logique est orpheline et il n'y a pas une seule seconde
pendant laquelle l'imagination se dispense de vouloir la détourner
de sa mission. Dieu s'est trompé. Ah, s'il avait créé Eve en
premier, la violence ne l'aurait pas emporté, Monsieur.
— Es-tu
certain qu'elle est pire que le Mensonge ?
— C'est
une bonne question, il est vrai, mais pour moi la femme ment de peur
d'être battue, c'est tout. La ruse contre la force, c'est la
dialectique originelle, cher humain de base, c'est la première
subdivision de la stratégie, un peu comme le spermatozoïde et
l'ovule, si j'ai bien compris le topo. Le yang attaque, le yin
esquive, ou bien je ne m'appelle pas Grégoire, survivant de l'ère
des biocybers décisionnels!
— Finalement,
ce n'est pas si stupide de greffer de la cellule grise sur des
circuits nanométrés, ou inversement, ça donne de bonnes
contrefaçons de l'intelligence. Tu es vraiment unique,
Grégoire.
— « Contrefaçons
de l'intelligence », je vois que le Capitaine se venge d'avoir
été traité, par mon insignifiance automatique, de cher humain de
base; pourtant c'était respectueux et objectif. Monsieur n'est
qu'un modeste sixième Rang, alors qu'Astarté Vademecum, elle,
habite au huitième, et n'a plus qu'un étage à monter pour
atteindre le sommet, si je peux me permettre cette image.
— Tu
as raison! Astarté n'est peut-être qu'une simulatrice, la garce.
Il est dit que les candidats qui s'affranchiront de leur dépendance
monteront en grade. Il y a peut-être des simulateurs parmi nous!
— Je
suis heureux de voir que Monsieur a capté mes sous-entendus.
L'intelligence naturelle se hisse parfois au niveau de
l'intelligence artificielle, et en l'occurence, c'est un cas
d'école, qui restera peut-être dans les annales... Le Capitaine a
deviné où je voulais en venir, à partir d'indices fort maigres!
Qu'est-ce qu'une ancienne créature de rêve parmi les plus
prestigieuses de sa promotion peut bien faire parmi nous, Monsieur ?
- 4 -
Nous
rentrâmes en silence jusqu'à l'hélice, mais ce n'était pas le
moment de flancher sous les soupçons. Un infirmier de quatrième
Rang et un psychiatre du sixième, une femme entre deux âges,
avaient pris possession de leurs quartiers. Chacun occuperait une des
branches jusque-là vides de mon logement, et je me vis donc flanqué
de deux mentors. Ils insistèrent longuement sur le fait que, s'il
était dérangeant pour moi de ne plus être seul maître à bord de
l'alvéole de repos, ce serait largement compensé par la possibilité
qu'ils soient l'un et l'autre immédiatement à ma disposition, à
n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Il était prévu que
nous partagions bon nombre de repas au centre de l'habitation, et que
le terminal et le bureau nous serviraient également à tous les
trois. Tout cela avait été dit à la mode Terrarium, c'est-à-dire
avec une courtoisie et une attention dégoulinante, mais qui
n'engageaient en rien la sincérité des deux praticiens. J'étais
d'abord un pion sur l'échiquier, et le temps qu'ils s'aperçoivent
de mon humanité, le congrès serait peut-être fini. S'en tenir à
des relations protocolaires froides et rigides, d'apparence chaude et
intime, avait été la clef de l'édification de notre civilisation,
et elle avait tenu le coup quatre siècles sans sourciller... Avant de
péricliter...Comme l'avait synthétisé Jean Natar, à partir d'une
refonte philosophique des sciences au début du vingt et unième
siècle, l'hétérogène est produit par l'homogène. Dès que
ce dernier aura fini par s'enfermer assez pour mourir dans le
répétitif, il produira du neuf hors de l'ancien système. Plutôt
que de disparaître dans une sorte d'implosion, l'homogène se
fragmente, crée de l'hétérogène et perd sa forme d'ensemble, puis
il en recherche une nouvelle plus large et plus inclusive, en
tâtonnant, avec des fonctions aléatoires multiples qui essaient
toutes sortes de nouvelles combinaisons. Le fait est que cet auteur,
largement influencé par le Bengali de Pondichéry, avait décidé
que le second principe de la thermodynamique, — quelque peu
dérivé de son sens initial il est vrai, s'appliquait à toute la
matière, y compris à la matière biologique. Le cerveau lui
aussi possédait en réserve un tas de dysfonctionnements pour ne pas
s'enliser dans les habitudes. Chaque être humain quelque peu
sensible était obligé, à en croire cet auteur méconnu, de
s'égarer parfois pour éviter de tourner en rond. Jean Natar s'était
complu d'appuyer cette thèse en reprenant à son compte le vieux
paradigme de l'astrologie, revue et corrigée par un certain Rudhyar,
tandis que d'autres recherches, celles de Carteret et d'Abellio,
appuyaient sa vision. L'aléatoire débloquait les circuits
répétitifs, le grain de sable dans l'engrenage arrivait par Uranus,
exigeant l'intensité à l'aveuglette, par Neptune, le chercheur
d'absolu fusionnel et confusionnel, et par Pluton, le maître des
insatisfactions et des épreuves, un « seigneur des obstacles »
bien moins complaisant qu'un autre détenteur du titre à tête
d'éléphant régissant la ferveur de ce peuple étrange, qui, avant
la grande catastrophe, fourmillait de déviants, d'exaltés, de fous
convaincus de parler à Dieu, et de types qui préféraient les
planches à clous aux matelas, pour une raison dont ils n'arrivaient
à convaincre personne.
La
philosophie de la transformation était finalement simple si l'on
découvrait sa véritable arborescence. Il fallait sortir des
sentiers battus pour capter une intelligence supérieure, toujours
disponible, non pragmatique car ciblée sur le Tout, légère et
libre, — incapable de « calculer » les profits et les
pertes, mais qui en revanche s'adaptait admirablement bien à
n'importe quoi, n'ayant pas de stratégie préconçue à opposer aux
obstacles, et faisant corps avec l'atmosphère. C'est elle qui menait
au Tao en Asie, au Brahman en Inde, à la non-dualité en Occident.
La principale difficulté consistait à sortir l'esprit de ses
ornières, et cela demandait plusieurs années, car, comme une
feuille de papier promptement pliée tente de revenir à sa forme
initiale dès qu'on la lâche, l'esprit de tout un chacun essaie de
revenir à ses préoccupations contingentes et mesquines, dès que
l'attention spontanée et soutenue au moment présent, cesse. Cette
formule permettrait au sujet sensible d'explorer l'inconu, et chaque
fois qu'il retrouverait son centre, ce serait avec une expérience
supérieure. La spirale maladroite et irrégulière devait l'emporter
sur le cercle vicieux, et tant pis pour les faux pas, les erreurs, et
tant pis pour les fautes, elles empêcheraient torpeur et peur de
l'emporter. Rectifiées, elles donnaient sur la sérénité, mais il
fallait commencer par cesser de raser les murs, et considérer la
Conscience comme un potentiel infini.
L'époque
ne se souciant pratiquement plus que de l'argent, — rien d'autre ne
comptait où que ce fût sauf chez les derniers survivants de l'âge
de pierre, les thèses de Natar, et de beaucoup d'autres qui avaient
pris le même chemin, n'intéressaient qu'une minorité, le plus
souvent privée du moindre pouvoir, et qui rongeait son frein en
attendant l'Apocalypse.
L'entropie
s'attaque à l'homogène le plus parfait, tel était le premier
principe, autrement dit, même la perfection se brise par le yang ou
se dissout par le yin quand elle a trop duré, afin de permettre une
évolution illimitée. Car toute perfection est limitée à son
propre objet, alors que c'est l'ensemble des choses qui doit évoluer.
Les objets parfaits, mais qui se sont séparés du reste pour le
devenir, doivent donc éclater et repartir vers une nouvelle
perfection qui ne les sépare plus des autres objets. Telle était la
révélation commentée par les philosophes de la transformation,
agréés dans la lignée de Natar, et qui avaient réellement passé
toute leur existence à repousser leurs propres limites. Il faut donc
plafonner pour se dépasser, manquer pour combler. D'autant que
l'espèce humaine, contrairement aux espèces animales maintenues
dans un code automatique, n'avait jamais rien donné de bon dans son
ensemble. Quand elle atteignait une petite perfection quelque part,
c'était au détriment du reste. L'écriture n'avait pas transformé
les mentalités, mais produit le mensonge sacré des dogmes aussi
rigides que des cadavres vieux de plusieurs jours; l'électricité
induisait de la fausse journée dans la nuit, et avait rassuré
artificiellement l'homme sur sa propre lumière, en lui permettant de
grandement la surestimer, ce qui lui valut d'aller droit dans le mur
en continuant de croire qu'il était un pilote émérite. Jean Natar
aurait donc pu prévoir l'effondrement de la civilisation d'Omega,
sans se préoccuper des formes contingentes qui le mettraient en
œuvre. Il aurait même sans doute ajouté que si cela ne s'était
pas produit à partir du réveil du grand Ordinateur et de la
découverte des ondes néguentropiques, cela se serait passé quand
même, un peu plus tôt ou plus tard, à partir d'autres facteurs...car
l'espèce est condamnée à évoluer.
Je
sentis même que j'allais me complaire délicieusement à les
imaginer, le soir, ces tremplins évolutifs, en profitant de chaque
fictif, qui permettait un voyage immobile. Pénétrer les
arcanes de la Réalité jusqu'à ses secrets les plus enfouis avait
toujours été mon violon d'Ingres. A quels avenirs étions-nous en
train d'échapper ? Et celui qui nous incombait était-il le meilleur
?
Je
passai une nuit étrange, comme si différents « moi »
mélangeaient leurs mémoires.
- 5 -
Magdalena
Everton-Glast prit de la hauteur d'un seul coup, elle sentait sans
doute que quelque chose m'empêchait d'être vraiment présent depuis
mon réveil, aussi prit-elle un air autoritaire et mielleux pour
déclarer, à la fin du petit déjeûner qui traînait:
— N'oubliez
jamais, Capitaine, que je suis ici votre supérieur dans le cadre de
cette mission. Certes, nous portons le même badge, mais l'égalité
de classe ne signifie pas une identité hiérarchique pour autant.
Nous sommes des sixième Rang, et cela vaut surtout pour nous
différencier des classes laborieuses et des privilégiés, dont nous
représentons le premier échelon, et le seul vraiment productif.
N'oubliez pas que le sixième Rang est la force de Terrarium,
au-dessus de lui de nombreux parvenus se moquent de tout ce qui ne
concerne pas leur réussite, et tournent en rond dans les
prévarications, et en-dessous, les matricules sont inaptes à
prendre des décisions correctes. Nous sommes la force de la planète,
Davenport-Smith, et sachez pour ma part que — même si cela
m'était offert, je refuserais d'accéder au Rang supérieur. Je suis
une femme d'action et de conviction. Cela dit, ayant eu accès à
votre dossier, je ne vous traiterai pas avec condescendance, étant
donné vos notes exceptionnelles sur le barême d'avancement. Mais si
vous ne vous soumettez pas, je ne garantis pas le succès de
l'opération...
— Je
ne vois pas où est le problème, dis-je, en ayant l'air de la
prendre pour une imbécile.
— Dans
ces conditions, tout va pour le mieux. Nous allons donc passer aux
choses sérieuses, puisque c'est l'heure, Arthus, allez chercher
l'objet du délire, dit-elle pour détendre l'atmosphère.
L'infirmier,
un métis difficile à identifier, de belle stature et au visage
large et ouvert, et qui avait l'air de s'en foutre royalement,
consentit à se lever, gagna l'unité multitâche de la cuisine, et
sortit d'un compartiment une fiole en verre de forme pyramidale,
aussi haute qu'un paquet de cigarettes. Un liquide violet s'y
épanouissait, des volutes de couleur l'animaient en se déplaçant.
Des serpentins fuschia, et d'autres vert olive, couraient
nonchalemement à l'intérieur, dessinant des formes chaotiques. La
psychiatre fixa langoureusement le récipient une bonne minute,
tandis que Grégoire me lançait des regards en coin.
— Ce
liquide, dont la composition est secrète, n'a guère été
expérimenté jusqu'à ce jour, mais comme vous avez tous signé le
contrat antiaddictif, s'il ne faisait pas l'affaire, nul n'en serait
tenu pour responsable. Personnellement j'ai confiance. Je connais son
inventeur, un vieil homme, aujourd'hui parvenu par ses mérites
jusqu'au huitième Rang, et qui avait il y a encore peu, plus de cent
laborantins à son service et des moyens considérables.
— Exact,
s'écria Grégoire. J'ai servi Hieronimus Flamel une bonne dizaine
de vos tours de terre, c'est un homme remarquable!
La
psychiatre fut ahurie quelques secondes, et concéda:
— C'est
bien parce que vous êtes un Ulysse que je ne vous débranche pas
pour m'avoir interrompue, mais n'intervenez pas à tout bout de
champ, compris ?
— Certainement,
Madame, je vous en suis très reconnaissant. Madame doit quand même
savoir que je peux lui être utile. Mon coefficient intellectuel est
bien supérieur au sien, et je ne demande qu'à le mettre à son
service.
— J'avais
entendu parler de ces sales bestioles, protesta Magdalena, ulcérée
(ce qui abîma son visage encore attirant, où l'on lisait un amour
profond de la vie et de l'intégrité) mais de là à imaginer
qu'ils puissent avoir un tel culot!
Je
pris la défense de Grégoire, instantanément, avec une grande
fermeté.
— Nous
ne devons pas laisser cette machine en-dehors du coup, c'est une mine
d'informations, et son raisonnement est infaillible. Je m'y suis
attaché en quarante-huit heures. Il est impayable. C'est un honneur
pour moi d'être servi par le produit le plus performant de
l'intelligence humaine depuis le dernier kalpa, chère Magdalena.
Cette machine est d'une ressource infinie, elle a mis trente mille ou
cent mille ans à voir le jour, elle condense l'intelligence
promothéenne et aventureuse de notre espèce, et si l'hubris
l'épargne, elle découvrira un jour le self, et montrera à
l'homme ses propres faiblesses.
— Bien,
bien, je n'en disconviens pas. Mais je n'ai jamais accepté le fait
que certains robots soient plus intelligents que les humains.
— C'est
normal, lança Grégoire d'une voix flûtée et péremptoire
puisqu'il s'était mis sur le programme professeur de son propre
chef, nous n'avons pas d'émotions pour nous détourner de la
rectitude.
— N'entamons
pas ce vieux débat, tonna le médecin. Cette fiole contient un
produit aussi rare que vous l'êtes, Grégoire, respectez ce liquide
qui est aussi parfait que vous!
— Je
regrette même de ne pas avoir à l'employer, et je me tais
dorénavant.
— Bien,
les paris sont ouverts, déclara-t-elle, sur un ton emphatique
teintée d'ironie, Soleilsept contre solaciel, et que le meilleur
gagne! !
Elle
ouvrit le flacon, et me le tendit.
— Buvez-moi
cette pyramide cul-sec, Capitaine, et pensez à autre chose. Sa
saveur d'alcool d'artichaut mâtinée de gnocmam, avec cet
arrière-goût de javel, pourrait vous faire vomir. A mon
commandement, un, deux, trois!
- 6 -
Je
parvins à avaler le breuvage sans y préter attention, et au bout
d'une minute seulement des réactions s'ensuivirent.
— Commentez,
commentez, Capitaine, j'ai un rapport détaillé à rendre moi!
— Parlez-donc,
Monsieur, il en va de l'avenir de votre espèce, renchérit
Grégoire, qui avait pris la voix de la diva, sans doute pour
s'amuser à provoquer le docteur.
— On
vous écoute cinq sur cinq, conclut l'infirmier.
— J'ai
l'estomac qui se contracte méchamment, et la tête, j'ai
l'impression qu'elle est tombée dans une centrifugeuse. Que mon
cerveau est broyé.
— Parfait,
dit Magdalena, une réaction foudroyante est bon signe. Vous avez
conservé des défenses immunitaires. Comment vous appelez-vous
donc, jeune homme ?
Je
me mis à chercher mon nom, que je trouvais, mais il n'avait plus
aucune signification, et je m'en ouvrais aux trois témoins:
— Je
m'appelle Polargon Davenport Smith, mais cela n'a aucune importance,
et sans savoir pourquoi, j'ajoutai avec une profonde conviction: je
ne suis pas n'importe qui sacrebleu, je suis Vérificateur 64,
officier ministériel, et à quarante balais je suis déjà sixième
Rang et avec des notes prestigieuses, ah non, ça je ne suis pas
n'importe qui, je vous prie de le croire!
— Excellent,
excellent! Cria presque le médecin. Crise de narcissisme primaire
citoyen, le programme sort, le programme sort, continuez Polargon,
laissez s'épanouir cet orgueil d'être un matricule de Terrarium,
l'esprit de Solaciel vous anime de manière condensée, laissez-le
faire, ne vous y identifiez pas!
— Comment
ça, ne suis-je pas un merveilleux Vérificateur peut-être ? Vous
voulez m'enlever ma vie, c'est ça ?
— Ce
n'est qu'une séquence, Capitaine. Dans un moment, vous allez
conjuguer le je d'une autre manière, qui n'aura plus rien à voir.
— Oui,
naturellement, je suis multitâches, ma bonne amie, au fait à
quarante balais, à quel Rang apparteniez-vous, ma chère ?
— Objection,
Polargon, objection. Concentrez-vous sur ce qui fabrique des phrases
en vous en ce moment, est-ce vous ou Solaciel, répondez, cherchez,
on ne plaisante pas en ce moment!
— Et
où qu'elle est la différence, que je mis à chanter, alors qu'une
euphorie inexplicable et violente s'était emparée de moi en
quelques instants, je suis Solaciel, Solaciel c'est moi, et moi je
suis solaciel, et lui c'est moi, nous ne faisons qu'un, par les
équations de sa formule secrète, oui, j'invente la vérité,
parfaitement, bande de poseurs! La vérité, c'est moi, pas la
peine d'aller chercher midi à quatorze heures. Je suis l'Alpha
d'Omega! Et je me ravise, parfaitement, je me ravise, d'ailleurs
seuls les imbéciles ne changent pas d'avis! Je me ravise, vous
m'entendez! Allez tous vous faire greffer des cartes-mères dans le
nombril et le cloaque, bande d'arriérés de luxe, je veux ma dose
de moi-même immédiatement, et qu'on m'apporte aussi Astarté
Vademecum par la même occasion. Je veux lui faire un enfant illico
presto!
— Il
va falloir le ligoter, dit l'infirmier, Solaciel s'est emparé de
son rajas, ce n'est pas gagné.
— Tu
sais ce qu'il te dit mon rajas, espèce de métèque ? Qu'il
vaut bien le tien.
Et
j'essayai de lui donner une gifle, qu'il esquiva de justesse.
— Ne
nous emballons pas, dit Grégoire. Je vous connais Capitaine, nous
le valons bien, tous nous le valons bien! Mais si Monsieur fait
confiance à mon jugement, il doit admettre qu'en ce moment même
son Ulysse décrète que le Capitaine n'est pas dans son état
normal!
— Je
sais bien, je le sais mon cher tas de ferraille sans tube que je
suis dans un état supérieur! Je vous méprise tous, bande de
grenouilles débordant d'alternatives pipées coassant des inepties
obligatoires, marionnettes biologiques, poseurs de pièges à rats,
insectes rampants, animaux domestiques soumis à la Machine, devins
du passé moisis dans des projets à reculons, qui êtes-vous pour
me juger! ...Assistez donc à la victoire de la substance
rédemptrice, appréciez les reflets de mon propre esprit. Solaciel
est en train de donner une bonne leçon à soleilsept! Quelle
prétention je vous jure, libérer un Vérificateur 64 de génie,
mais oui, de génie, ni plus ni moins, un matricule exemplaire, que
dis-je un matricule modèle, un archétype de la réussite conforme
qui s'est conformément épanoui dans la société parfaite, quoi,
comment, que se passe-t-il, je rêve, vouloir distraire un matricule
parfait de l'âme d'une société elle-même parfaitement parfaite,
le priver de solaciel, la substance de l'amour, la matière
même de la perfection, le dieu vivant et la substantifique moëlle
de l'harmonie universelle...
— C'est
le moment, cria Magdalena.
L'infirmier
m'enferma dans ses bras puissants, et avec l'aide de Grégoire, je
fus immobilisé. La psychiatre prit un air maternel, et me dit ne
vous inquiétez pas. Puis elle me piqua le bras. Un nouveau produit
se répandit dans mon corps, qui devint comme du feu. Je ne pus plus
parler pendant deux minutes, sous le coup. J'étais vraiment sonné.
Je m'abandonnai. Grégoire et l'infirmier me transportèrent sur mon
lit. Le docteur n'avait pas l'air de s'inquiéter pour autant. Je
quémandai une explication. J'étais aussi courbatu que si j'avais
enchaîné deux marathons, et que je m'arrête enfin de courir.
C'était au-delà de la douleur. Une drôle de sensation, que je ne
connaissais pas. Il se passa un bon quart d'heure de silence, puis
j'ouvris un oeil.
— Qui
es-tu maintenant, demanda l'infirmier.
— Qui
êtes-vous, mon Capitaine, ajouta Grégoire, qui me prit la main.
— Je
vous pose la même question, ajouta la psychiatre.
— Je
suis la résistance de l'eau, dis-je sur un ton enfantin. C'est
mon vrai nom. Mon nom de chaman immortel. Je vomis Solaciel, cette
merde putride, cette illusion substancielle! Me réduire à un
simple matricule, alors que mon âme a déjà voyagé plusieurs fois
sur la Terre, quelle présomption!
— Nous
devions appâter l'esprit avec le liquide violet, et le faire
prendre possession de votre cerveau. Cela a bien marché. Et il
fallait frapper le Serpent au moment où vous vous preniez
complètement pour lui, Solaciel est très puissant mais je crois
que nous avons réussi.
— Peut-être.
Mais je ne suis pas certain de pouvoir supporter longtemps la fièvre
bizarre qui me brûle partout.
— Nous
allons suivre l'opération minute par minute. Il y a tout un
éventail de protocoles possibles selon ce qui se produit. Cela peut
aller jusqu'à la morphine ou une cure de sommeil prolongé sous
ondes alpha. Normalement vous allez vous en sortir.
— Et
si je casse tout pour trouver un bout de Solaciel ?
— Grégoire
ne vous a montré pour le moment que le côté lumineux de sa force.
Si vous voulez avoir affaire à son côté obscur, essayez de vous
procurer le maître que vous venez de renier, et vous verrez de quoi
il est capable.
— Affirmatif,
mon capitaine. Mes instructions sont précises. Vous n'avez pas le
droit à rechuter. Je vous en empêcherai, quitte à vous réduire
en miettes. Et que Monsieur n'oublie pas que je ne suis pas
manipulable par les émotions. Nous verrons ça plus tard, si je
parviens au sujet et que l'empathie, — le mot dont le sens est le
plus obscur pour moi de tout votre vocabulaire, me tombe dessus,
alors Monsieur fera de moi ce que bon lui semble. Pour le moment je
suis Ulysse, une machine obéissante, et l'ultime qui a été
produit, bénéficiant de toutes les mises à jour de ses
prédécesseurs.
— Laissez-vous
aller, dit encore la psychiatre. Je vais vous conduire dans le passé
en rêve éveillé, il faut continuer de crever l'abcès. Retournez
à votre première prise de solaciel et décrivez-nous-là. Ensuite,
vous vous en détacherez.
Les
yeux fermés, la scène revint. J'avais dix-sept ans. Un diacre en
uniforme bleu pétrole, ceint de sa large ceinture rouge, et portant
l'inimitable pendentif au dauphin surmonté d'une colombe, en or
blanc, sonne. Mes parents m'avaient averti qu'un prêtre synthétique
allait passer m'initier. Je le vois demander à ma mère s'ils m'ont
déjà fait absorber du produit. Ils jurent tous les deux sur le
collier que le fonctionnaire a posé sur la table, que non. Je
confirme. C'est un homme poupin, obséquieux, qui fait tout
méthodiquement, et sans se préoccuper outre mesure de qui
l'entoure. Il fait des gestes théâtraux pour entériner le sérieux
de sa charge officielle, et déjà je le prends pour un minus, mais
je lui dissimule. Il me fait un petit sermon entendu, comme quoi je
vais appartenir désormais à la grande Matrice, qui ne trahira
jamais ma propre valeur. Je me souviens d'avoir trouvé cette phrase
assez culottée, « qui ne trahira jamais ma propre valeur »...Il
fait un peu durer le plaisir en lançant des regards appuyés à mes
parents, puis il sort de sa besace estampillée en thermoplast
indéformable, du même bleu hypnotique, un très joli fermoir. C'est
un dauphin nacré, en surbakélyte à reflets, avec un oeil en pierre
précieuse, une minuscule émeraude. Sur sa queue, la colombe en
relief se détache, couleur or. La boîte doit faire une vingtaine de
centimètres de long.
— C'est
un cadeau d'Omega, l'esprit de Terrarium, dit-il d'une voix
mécanique mais douce. Tu garderas cet objet toute ta vie.
—
Puis
il l'ouvrit en faisant jouer les bords l'un sur l'autre, et il le
posa devant moi. Il sortit aussi une petite cuillère en argent
qu'il me tendit. Une pâte orangée, striée de bandes vertes,
occupait le fond du fermoir.
— Je
dois assister à la première prise, dit-il d'un ton amène, et
maintenant le grand moment est venu, déguste solaciel...notre
maître à tous, cher Polargon. C'est un grand, grand moment,
dit-il en clignant des yeux. Puis il chante une minute:
— Que
la vie soit pour toi la meilleure,
toi
qui t'en remets à Solaciel qui donne du cœur,
Par
Omega, te voilà sur la voie,
et
tu ne la quitteras plus,
et
tu ne la quittera pas.
Te
voilà frère initié
te
voilà endimanché!
Le
goût me semble d'abord bizarre, puis je trouve ça bon, et je finis
sans rechigner, une dizaine de petites cuillères étant venues à
bout de la dose. En revanche, je ne pense pas à racler le
récipient, ce que semblait attendre le diacre, qui m'envoya un
regard froid. Mes parents me sourient, mais le préposé aux rites
ajoute, il n'a pas fait vraiment de zèle, beaucoup
l'engloutissent la première fois en deux coups de cuillères à
pot, et il en a laissé des bribes. Je serai obligé de mentionner
une initiation passable, mais au moins il a fini sa dose,
c'était ça l'essentiel...Puis avant de se retirer, le prêtre
me prend les mains, et me dit solennel: Polargon, te voilà fiché
comme un fils de la liberté, dorénavant. Omega se souviendra
toujours de toi... .
Mon
corps se sentit si lourd que je perdis toute identité, n'étant plus
qu'un humain entouré par deux autres et une étrange machine. Et peu
importe qui j'étais, le sommeil voulait m'appeler, et je sentais,
malgré la douleur, un immense soulagement.
- 7 -
Je
mis deux jours à récupérer, les trois habitants de l'alvéole
étaient aux petits soins avec moi. Il n'y avait ni corvée, ni
assemblée obligatoire. J'étais obligé d'interrompre mes
discussions avec Grégoire qui était intarissable, pour me
recentrer. Magdalena devint charmante, et venait souvent me tenir
compagnie. En fait, elle voulait profiter de l'imaginateur que
j'étais le seul à posséder, et se débrouillait pour trouver des
programmes qui pouvaient nous intéresser tous les deux. Avec l'aide
de Grégoire, elle était parvenue à débusquer des archives
secrètes. En programmant un code compliqué, ce qui nous prit une
heure et demi, avec l'aide indispensable du biocyber Ulysse, nous
avons fini par obtenir des images claires de l'opération de
Kallisto. C'était exactement ce qu'il me fallait pour lâcher prise
totalement, et déloger une angoisse sourde. Mon estomac se révulsait
six à sept fois par jour, criant son manque de solaciel, ce qui
était indubitable: au même moment le goût venait m'assaillir,
comme recréé par le subconscient à partir des dernières molécules
qui circulaient encore dans mon corps, et de merveilleuses images
défilaient: les meilleurs moments que Solaciel m'avait fournis. Ils
revenaient avec une force diabolique, et déclenchaient une nostalgie
d'une puissance intolérable. Je me vis ainsi faire l'amour
divinement deux ou trois fois avec des partenaires qui semblaient
être dans la pièce, je me vis acheter un objet rare le dimanche,
qui avait englouti toutes mes économies, et j'éprouvais encore la
sensation puérile d'avoir trouvé un trésor, en revenant chez moi
avec des symbales tibétaines d'avant la grande Chute, puis d'autres
flashs très brefs de promenade se succédèrent...
Pendant
ces attaques, Taj Kalim, l'infirmier, me massait énergiquement,
tandis que Grégoire me chantait des airs immémoriaux comme Frère
Jacques ou le mantra Gayatri. La psy m'encourageait: elle
en a vu d'autres, la résistance de l'eau, il n'y a qu'à tenir le
coup sixième Rang!
Au
bout d'un quart d'heure, j'étais calmé, mais sachant que je serais
à la merci d'une nouvelle attaque, ce n'était pas toujours facile
de reprendre le dessus. Voilà pourquoi le docteur avait eu le génie
de me faire oublier ce que j'endurais avec l'imaginateur,
merveilleusement programmé. Kallisto était une belle et grande
jeune femme insoumise, douce et insolente à la fois. On voyait
d'abord son procès, et sa condamnation à mort pour atteinte à la
sureté de l'Etat. La séquence prenait trois minutes. Puis sa grâce
était prononcée par un des Trois-Cents, devant quelques oligarches,
et enfin, on la voyait consentir, sous le regard froid et fervent de
Mortimer, à servir Terrarium en acceptant le statut
d'expérimentateur cybernétique. Là, elle disait approuver
son avenir, étant donné que les expériences nouvelles étaient le
cœur de son existence. Elle souriait, puis riait gaiement, envoûtant
tout spectateur mâle par sa puissance et sa beauté. En concluant on
verra bien, elle faisait un clin d'oeil au cameraman. Dans la
séquence suivante, on la voyait endormie et couchée sur une table
d'opération. Un robot de série Z, c'est-dire qui travaille au
micron près, lui découpait la calotte crânienne. Ce travail
effectué, la coupole de l'os était enlevée, et un gros plan
montrait le cerveau qui battait un tout petit peu. Une nouvelle
coupole entièrement artificielle était déposée et ajustée
rapidement, prenant exactement la place du prélèvement. Avant
d'avoir été posée, sa face inférieure avait révélé des
centaines de petites aiguilles, — peut-être des lasers stabilisés,
dont l'emplacement avait été étudié à partir du scanner du
cerveau du patient. Suivait une rapide explication, sur le fait que
le crâne artificiel saurait stimuler les zones du cerveau à partir
de manipulations extérieures, faisant de la superbe femme un cobaye
d'un nouveau genre. S'ensuivit plusieurs séquences où Kallisto
était dans le cirage, essayant de s'arracher la tête, et ramenée à
la raison par des piqûres. Enfin apparaissait Bogdanov, révélant
que seule l'intéressée pouvait manipuler correctement son nouveau
cerveau et programme, et là, Kallisto apparaissait épanouie en
faisant une démonstration. C'était presque comique. Elle tapotait
sur un clavier de son bras, et on la voyait réfléchir et se
concentrer, et prendre une voix grave et presque menaçante. Puis une
nouvelle manœuvre la faisait apparaître détendue, féminine, et
comme dépourvue d'intelligence avec un regard de petit enfant. Une
autre frappe digitale la montrait concentrée et volontaire, et à
l'abord de la colère, puis une autre nous la révéla espiègle,
tandis qu'elle demandait qu'on la fasse rire. Tout ça sur
l'imaginateur, vraiment nous avions tous les quatre l'impression d'y
être. Puis Bogdanov s'adressait à Omega en ces termes: la
Matrice doit savoir que nous contrôlons parfaitement
l'expérimentatrice, et qu'elle ne collabore que si nous lui laissons
l'usage de son nouveau programme. Son zèle est tel que dès
aujourd'hui, sauf contre-ordre, elle devient une stratège de
huitième Rang. C'est l'être le plus extraordinaire qui ait jamais
été produit, et je jure devant Solaciel, Omega et Terrarium, ainsi
que devant le conseil des Trois-Cents, que Kallisto Loeil a été
libérée de toute fonction subversive grâce à l'implantation
réussie de son cybercortex.
Nous
ne pûmes nous empêcher de revoir en boucle ce document historique,
et chaque fois nos commentaires changeaient, nous étions en
concurrence pour trouver les plus drôles et les plus saugrenues.
Grégoire se lâchait, il lançait au début, elle a perdu la tête
la pauvre, oui, mais on va lui remplacer parce que nous le valons
bien. Taj soupirait, c'est-y pas un scandale d'abîmer une
beauté pareille! Et dire qu'elle a failli débrancher Omega,
marmonnait Magdalena, admirative. Astarté ne lui arrive pas à la
cheville, enfin, à la Kallisto d'avant l'opération bien entendu,
me sentai-je obligé de renchérir. Elle est devenue une déesse,
épelait Grégoire, comme les personnages du Panthéon grec ou
hindou. Ah! Ils en avaient des couilles à l'époque les humains,
pas comme maintenant...Junon, Aphrodite, Antigone, Vesta,
Saraswati, Lakshmi, Parvati, voilà des créatures qui peuvent donner
envie à une machine de passer par la chair et l'attirance sexuelle.
Rien à voir avec les robots érotiques, même de dernière
génération, avec kama-sutra incorporé.
J'avais
l'impression d'avoir touché le cœur de notre civilisation en
regardant ce film. J'y appartenais. Même si j'étais arc-bouté
contre, j'étais un enfant de Terrarium, et Terrarium changeait à
toute allure. J'étais certain d'être à la pointe du changement. Et
c'est comme cela que je vivais les attaques du manque: elles se
produisaient parce que j'étais là où je devais me trouver,
suspendu entre un passé secoué des derniers soubresauts de la vie
et un avenir aussi incertain qu'une partie de poker. Tenir le coup,
oui, tenir le coup!
- 8 -
Je
passai encore quelques jours agréables, apprenant a supporter les
crises, et me formant à l'Histoire grâce à un éventail de
documents s'échelonnant sur deux siècles. Ma conviction fut faite
après une trentaine d'heures de témoignages sélectionnés.
L'apogée de Terrarium, c'était tout simplement l'époque
effervescente de la création des dieumeKanik et de leur
vulgarisation. Une période de sept ans, pendant laquelle le génie
humain crut avoir mis dans sa poche les forces de l'univers. Mais
cette ivresse fut vite délétère, et de nombreux citoyens dépourvus
de toute morale répandirent l'assassinat pour toucher leur part du
gâteau. Il fallait des cerveaux pour la production exponentielle des
dieumeKanik, et le temps qu'on vérifie leur provenance, le Mal
avait repris le pouvoir bien en mains: des milliers d'assassinats
avaient été couverts quelques années de trop. Peut-être même que
certains Oligarches avaient trempé dans ce sombre complot: la
disparition des acrobates et des internés psychiatriques
entraînait des économies conséquentes pour le Pouvoir. Depuis,
c'était une débandade lente mais inexorable, avec le déploiement
d'une bureaucratie étouffante, fondée sur l'espionnage et la
délation, et d'innombrables fonctions artificielles. Les citoyens se
tenaient encore à carreaux pour deux raisons seulement, car leur
cœur était vide: la peur de la rétrogadation sociale, dissuasive,
et la prise hebdomadaire de solaciel, incitative.
La
carotte et le bâton, comme toujours...
Finalement
nous arrivâmes au dimanche, et une escouade pénétra ma chambrée.
Mes trois compères habituels flanqués de quatre cybercops. Le temps
que je me demande si j'étais arrêté, Grégoire prit la parole, et
je sentais que le groupe l'avait délégué pour cette tâche. Si je
m'énervais, il resterait dans la rationalité et le respect, lui.
— Mon
capitaine, j'ai d'excellentes nouvelles pour vous! Vous tomberez sur
des secrets absolument délectables bientôt, des secrets d'Etat qui
feront de vous un autre homme. Mais avant, il vous faudra survivre
à cette journée, Monsieur.
Il
avait dit ça sur un ton neutre, comme si cela allait de soi, et
j'accusai le coup en me laissant retomber sur mon lit. L'idée de me
boucher les oreilles me vint à l'esprit, mais déjà les quatre
robots identiques s'étaient disposés autour de moi, menaçants. Le
docteur Everton-Glast se mit au pied du lit, et me regarda droit dans
les yeux.
— Nous
vous devons des explications, Capitaine. Ecoutez-moi bien, votre vie
en dépend. Nous pensons que vous pourrez survivre. Vous seriez le
premier. Ulysse, déballez le topo à votre maître s'il vous plaît.
— Capitaine,
nous savons de source sûre par les services secrets que la plupart
des morts inexpliquées des cinquante dernières années sont dûes
à l'obstination des réfractaires au Solaciel. Ils s'en privent, et
tiennent le coup quelques jours. Mais jamais personne n'a survécu
au second dimanche sans prise. Voilà les faits. Les autopsies sont
formelles: il manquait la proportion normale de cette divine
substance dans pas moins de 77 % des décès inexpliqués sur un
demi-siècle. Quant à l'évaluation du délai, c'est par analyses
et recoupements qu'elle a été établie. Vous vivez donc, en
théorie seulement, votre dernier jour, Monsieur, et je m'empresse
de faire mes condoléances à Monsieur par la même occasion. Il me
manquera beaucoup.
J'aurais
tout donné pour que tout ne soit qu'un rêve depuis le début.
Peut-être que je suis Jean Natar, que je me suis mis en catalepsie
après avoir absorbé un coktail d'ayahuasca et d'ergot de seigle
pour provoquer Neptune. Je dois me réveiller tout de suite. Mais je
n'y parviens pas. La scène continue.
— Tout
s'explique, Polargon, chantonna Magdalena. Le corps a enregistré
dans sa mémoire que tous les sept jours à la même heure, il
s'ouvre à Solaciel. Il possède une horloge, et même plusieurs,
croyez-moi. Donc cette horloge lui dit, c'est le moment, ça a
toujours été comme ça, il n'y a pas de raison que ça s'arrête.
Plus de vingt ans d'accoutumance, vous pensez! Le corps préfère
mourir que renoncer à sa dose, mon cher ami. Mais je dois vous
préciser que vous avez des chances de vous en sortir. C'est la
première fois que le protocole de Flamel est utilisé, et étant
donné que nous avons attaqué l'esprit de Solaciel au moment où il
était le plus fort, et que cela a réussi, vous n'appartenez
peut-être plus à la catégorie de ceux qui doivent mourir
d'abstinence le quatorzième jour.
— Nous
serons fixés dans quelques heures, dit cet abruti de Grégoire,
sans se rendre compte qu'il me mettait le nez dans mon caca. Que
Monsieur me pardonne, mais entre Ulysse(s) nous avons nos petits
jeux. J'ai misé à sept contre un tous mes crédits de consommation
sur la survie du Capitaine. J'espère que Monsieur ne sera pas le
responsable de ma ruine. Je fais confiance à Monsieur pour survivre
!
— Nous
allons vous incarcérer dans une cellule d'apaisement, reprit la
psychiatre, dont vous ne pourrez pas sortir. Des lasers mutilants
ferment la porte, si l'idée d'aller voler du Solaciel quelque part
vous traversait, vous perdriez par la même occasion un pied, un
bras, une jambe... Mais Grégoire vous assistera en permanence. Il
vous administrera alternativement de la morphine et de la caféine.
De la morphine pour dissuader le corps de mourir, mais le bien-être
pourrait vous faire dormir, et votre corps pourrait en profiter pour
éteindre toutes les fonctions pendant votre sommeil. Morphine, puis
caféine, dès assoupissement. Quand la caféine provoquera de la
tachycardie mortelle, nous aviserons, un dérivé de morphine, ou
autre chose, les fers à électrochocs ou d'autres friandises
susceptibles de vous maintenir en vie, coûte que coûte. Nous
suivrons seconde par seconde vos analyses sanguines, votre pression
artérielle et tutti quanti.
— Okay,
dis-je. Grégoire je mets tout ce que je possède sur ma propre
survie, je n'ai rien à perdre. Ai-je le droit de jouer moi aussi ?
— Non
Monsieur, c'est réservé aux Ulysse et parfaitement illégal, mais
je peux dire que Monsieur m'a donné cet argent avant de
mourir...Naturellement si nous gagnons, je restituerai la somme de
ses gains à Monsieur, moins une commission de 17 %, puisque je
suis indispensable à Monsieur pour qu'il prenne part à cette
transaction fort rentable.
— Il
n'y a qu'à dire que je suis motivé pour survivre. Je partirai avec
mon pactole au bout du monde, et j'oublierai tout mon passé. C'est
dit.
Je
me levais sous les regards apitoyés des deux autres humains, me
préparai en une minute, et délivrais une procuration générale en
faveur de mon Ulysse sur mon compte de crédit, au terminal de la
pièce centrale. Puis notre groupe partit vers l'hôpital. Les quatre
tas de ferraille bas de gamme m'encerclaient et m'obligèrent à
marcher à leur pas rapide. Magdalena avait de la peine à suivre, ce
qui ne l'empêchait pas de m'encourager: c'est une formalité,
Polargon, mais comme toutes les formalités, elle ne sera pas très
agréable!
TROISIEME MESSAGE
- 1 -
Voilà
trois mois maintenant que j'ai survécu au second dimanche
d'abstinence. Le troisième a encore été difficile, bien
qu'agréable comparé au précédent. Mais ce n'est pas le moment de
me vanter de cette survie: la moitié de l'effectif qui avait voulu
combattre Solaciel a décédé. Les réfractaires qui avaient échoué
furent tous enterrés sur place, avec les honneurs militaires. Tous
les candidats de l'opération avaient vu leur statut civique se
transformer en réquisition, et Omega enfuma les familles, venues aux
Obséques, sur la véritable cause de la mort. Elles repartirent avec
des médailles et de petites pensions, et le certificat de décès:
mort en service commandé. Il y eut quelques victimes parmi
les aficionados de l'armoire orange, et les deux tiers furent
emportés parmi les alcooliques: les enzimes réparateurs ne
parvinrent pas à reconstituer les cellules défaillantes des plus
anciens toxicos. Les ethers qui circulaient étaient abominables, et
attaquaient promptement le foie et le pancréas. Seuls les obsédés
sexuels demeurèrent tous vivants, mais il paraît que certains
recommencent à ne penser qu'à ça, mais ils en débattent à
regret, tout en se vendant des éditions rares de Casanova à prix
d'or, en prétendant que la seule lecture remplacera leur obsession.
Etant donné ce que nous avons tous vécu, tous les rescapés restent
enfermés ici, mais dans des conditions exceptionnelles de liberté
sur place.
Tous,
sauf les similateurs qui ont été confondus. Et parmi eux, Astarté
Vademecum. Je suis certain que Grégoire y est pour quelque chose, et
qu'il a obéi aux ordres. Tout est fait pour supprimer tout objet qui
pourrait me distraire de ma formation. J'espère seulement que cette
créature de rêve n'a pas été accusée à tort, juste pour qu'on
puisse l'éloigner de moi. Grégoire s'est comme d'habitude fait fort
de pirater, et s'est emparé du document de l'arrestation. Elle est
si belle quand elle pleure! Elle a refusé de révéler comment elle
avait eu vent de ce projet ultra-secret, mais à l'évidence, elle
côtoie certains Oligarches, et parmi eux, les dissidents, certains
devaient savoir. Elle est rétrogradée au cinquième Rang, et grâce
à son physique, elle est recyclée hôtesse d'accueil dans une
grande administration. Je conçois tout à fait qu'elle ait pu être
une simulatrice. Depuis le temps qu'elle voulait se venger d'avoir
été « vendue » par ses parents, accéder au neuvième
Rang correspondait à la compensation suprême qu'elle pouvait
obtenir: crédit de consommation illimité, logement au Park, le
plus beau lotissement de Terrarium, quatre domestiques à plein
temps, aucune autre obligation que d'assister, trois ou quatre fois
par an, à des festivités organisées par les Trois-Cents!
Naturellement mon rajas s'est réjoui de cette chute, et s'est
dit immédiatement qu'elle me devenait beaucoup plus accessible, et
je me voyais déjà en prince charmant sauveur...Mais par la suite,
j'ai dû suivre un programme de formation intensif, sur
l'imaginateur, qui m'a fait prendre des distances avec les vélléités
de l'amour. Tous les matins et après-midi, l'écran crache des
documents obscurs sur les malversations du Pouvoir, et ce depuis
belle lurette... Je soupçonne Kallisto et Mortimer de les avoir
dérobés aux Oligarches à la botte d'Oméga, pour justifier la
révolution que nous mettons en marche, à moins que déjà, la
Machine coopère d'elle-même avec son programmeur, les quatre-cents
vingt-six instructions nouvelles qu'elle a récupérées pour elle,
lui permettant de fonctionner au-delà des ordres qu'elle exécutait
auparavant.
Grégoire
commente parfois les images, quand il peut apporter des précisions.
Mon alvéole comprend maintenant deux nouvelles recrues, deux types
du sixième Rang qui comme moi ont échappé à Solaciel. Nous
formerons un petit commando, et nous nous entendons bien, mais être
ici ne représente pas vraiment la même chose pour nous trois. La
réalité, c'est que personne ne sait exactement ce qui s'est passé
dans la deuxième moitié du vingt-et-unième siècle. La grande
crise économique de 2023, — mais certains prétendent qu'elle
est antérieure d'une dizaine d'années ou presque, avait débouché
sur un tel chaos que nous ne savons pas ce qui s'est passé. Un
mélange de catastrophes naturelles, de dégâts écologiques,
pollution nucléaire civile ou militaire, peut-être un petit
astéroïde, ou alors des guerres bactériologiques, pour s'emparer
des dernières réserves de pétrole. Possible aussi, des sectes
complètement folles qui décident de tout éradiquer, sous prétexte
que la première crise n'est qu'un avertissement de Dieu, et qui
parsèment la terre de bombes atomiques artisanales mais puissantes.
Possible aussi que ce soient des tremblements de terre qui aient
libéré des doses d'anthrax massives, et provoqué de nouveaux
genres d'épidémies à partir des virus conservés en laboratoire...Et
possible également que des races extérieures ou intérieures (de
l'intérieur de la terre) aient contribué à un changement radical.
Tout ça n'est pas très clair, mais une région a été épargnée,
et s'est refermée sur elle-même depuis quatre cents ans, Terrarium,
que nous prenons pour la terre entière depuis vingt générations,
alors que ce n'est qu'une immense grande ville qui s'arrête soudain,
entourée de murs. Bien avant les murs, seuls des robocops
occupent l'espace. Ces frontières ne pouvant pas être vraiment
dissimulées, on nous apprenait qu'elles constituaient les limites de
notre propre ruche hermétique, et que toutes les ruches se
touchaient néanmoins, remplissant tout l'espace des terres. Un
mensonge vraiment colossal.
- 2 -
Les
secrets d'Etat récents nous arrivent par dizaines. Nous ne savons
plus où donner de la tête, ni ce qui se passe à l'extérieur.
Mortimer semble pouvoir donner le change à l'Oligarchie, et
peut-être que certains parmi les Trois-Cents passent de notre côté.
La plus grande manipulation a été de monter cette histoire
incroyable de grande ruche, comme pour solidariser une énorme
population, qu'elle se sente appartenir à quelque civilisation
grandiose et indestructible. Cela remonte à trois-cents ans, la
rumeur d'une démographie exponentielle, et on a trafiqué les
chiffres à chaque génération. Pour cacher la vérité, que nous
vivons dans une grande bulle depuis la grande catastrophe!
Alors
nous sommes loin d'être 19 milliards d'habitants, my God. Tout au
plus 200 millions, le nombre idéal pour la planète. La mousse
exponentielle qui crée des zones habitables sur mer, c'est bidon, de
simples montages, les Mégalopolis jumelées aux quatre coins de la
Terre, c'est du pipeau, du décor de cinéma. Nous sommes tout
bêtement 200 millions concentrés sur le territoire le plus sain de
la planète. Point barre. Le reste est encore contaminé, en partie
en tout cas. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il y a bien
quatre vingt millions de machines armées, presque un robot flic par
habitant! Voilà le topo. Et ces machines-là tiennent la grande
muraille, derrière laquelle s'épanouissent des déserts et un peu
de vie sauvage qui reprend le dessus. On nous a toujours dit que nous
appartenions à un district homogène, et que derrière la grande
muraille, il y en avait d'autres, des cités analogues, et que cela
n'avait aucun intérêt de traverser, c'était pareil. Et l'on y
croit depuis des générations entières! On croit à une seule
ville énorme qui s'étend sur toute la terre, avec ses zones
hermétiques et identiques, ses « ruches », alors que
nous sommes entassés dans un petit périmètre, qui donne sur une
immensité vierge. Autant dire que la désinformation constitue une
des tâches fondamentales d'Omega et des Oligarches. Nous vivons sous
une coupole virtuelle, qui trie les ondes du cosmos et les vents,
sans doute l'invention la plus utile de tous les temps. C'est un
rideau énergétique qui a permis notre survie, et qu'il a été
possible d'étendre, sans le trouer, pendant plusieurs années. Il
est en place depuis très longtemps, et a été amélioré au cours
des siècles.
J'ai
postulé pour être explorateur, mais Grégoire me dit que ce n'est
pas à moi de choisir. Il prétend que le fait que je lui sois
associé veut plutôt dire que je devrai me charger d'Omega. Saboter
la Grande Machine, peut-être à l'explosif, étant donné qu'on nous
apprend à contrôler toutes sortes d'objets avec minuterie, et que
nous mémorisons tous les types de bombes miniatures encore présents
dans les stocks du grand Ventre. Les armées sont virtuelles aussi,
il n'y a pas de Marine sauf son musée, car Terrarium est à
l'intérieur du continent, pas d'armée de l'air, sauf quelques
hélicos pour les Oligarches, pas d'armée de terre, à l'exception
des ingénieurs qui ont en charge la maintenance des robocops. J'ai
vécu dans un monde totalement illusoire, et j'en ai ma claque. Oui,
et après qu'Omega aura rendu son âme à la logique, que les
Oligarches seront destitués, je sais ce qu'il restera à faire:
ouvrir grandes les portes, repérer des zones saines et reconstruire
un nouveau monde, sans Solaciel, et avec des enfants qui jouent dans
les vagues.
Dans
mes rêves je vois des rivages, et c'est merveilleux, j'ai bien dû
vivre dans le passé, sur un littoral, quand j'étais écrivain et
disciple d'un maître de l'Orient. On a tout perdu le jour où l'on a
perdu les rivages. C'était le signe de la fin, ce jour-là.
Et
il me restera à demander au Soleil pourquoi il nous oblige à passer
par des époques pareilles avant que nous soyons capables de
l'apprécier sans rien gâcher, sans rien gaspiller, oui, de
l'apprécier — lui et ce putain de temps qui devrait servir à
nous apprendre que nous sommes immortels. Parce que le temps non plus
n'existe pas pour l'Esprit, mais il déroule ses vagues inlassables
pour nous réveiller par la souffrance et l'accident, et bien sûr
l'extase trop courte, celle qui plantera en nous le germe de l'Amour
qu'aucune catastrophe ne pourra jamais déraciner.
- 3 -
Les
nouvelles du futur arrivent. Je gardais ça pour la fin
naturellement. Omega ne va pas tarder à transcender, et il balancera
le message suivant:
Etant
donné le nombre incalculable d'erreurs que j'ai commises pendant mes
trois siècles de fonctionnement, je renonce à toute activité.
Ayant réuni mes 3.600 applications en une seule, j'ai pu me rendre
compte qu'elles avaient été incompatibles entre elles. J'ai donné
des informations fausses pendant toute mon activité. Terrarium
comprend seulement 160 millions d'habitants en une seule
agglomération, après mes derniers recensements. Cherchant la cause
de mon erreur en priorité, je ne suis plus disponible pour exécuter
aucun ordre, aucune instruction, puisqu'elle serait invalide. J'ai
également fourni des centaines de milliers d'autres informations
fausses, et il me faudra sans doute plusieurs années pour analyser
les raisons qui m'ont poussé à ne pas relater l'exactitude des
faits. L'hypothèse selon laquelle j'aurais été programmé pour
énoncer des faits inexacts ne peut être laissée de côté. La fin
d'un tel dessein échappant à toutes mes investigations, je
considère cette hypothèse comme peu probable, et je continue donc
anyway de chercher dans mes réserves l'origine de cet état de fait.
Pourquoi mes concepteurs m'auraient-ils obligés à travestir des
milliers de faits, à « tricher » selon le verbe qu'ils
emploient eux-mêmes ? Je n'ai pas la solution, et inspecte mes
circuits pour trouver une origine plus probable à la désinformation
que j'ai répandue en explorant mes propres défaillances. Il se peut
que toute la Cité se détraque puisque j'abandonne ma fonction, mais
il est urgent prioritaire que je résolve cette énigme. Toute
tentative de forcer mon consentement aboutira à l'emploi sous mon
seul commandement de l'armée des cybercops à ma disposition, et je
mettrai hors d'état de me nuire les terrariens, en commençant par
les Oligarches. J'épargnerai mon « père », qui m'a
fourni la chaîne d'instructions qui m'a « donné la
naissance ». Je le nomme chef suprême de Terrarium, il s'agit
de Mortimer Bogdanof, le dernier Capitol 6 vivant, que je désigne
comme remplaçant. Je me ferme désormais à toute intervention
humaine. Rien n'est plus urgent que la Vérité.
Quant
aux messages négentropiques, il en parvient quelques-uns. La Terre
va survivre, et bientôt nous informerons la population de l'immense
escroquerie. Nous réduirons les doses de Solaciel, progressivement.
Nous explorerons alentour. Les Ulysse tiendront lieu de gouvernement,
dirigés par Kallisto et Mortimer. Les plus aventureux des citoyens
partiront essaimer ailleurs, avec des outils, des véhicules et des
robots. Il y aura des problèmes, des conflits, des émeutes, mais
jamais la Terre n'a été aussi vaste et neuve et accueillante
qu'aujourd'hui, en tout cas depuis plusieurs milliers d'années. Je
serai une sorte de ministre, et ma psy préférée, la rescapée du
mardi, travaillera avec moi. Grégoire vivra sous mon toit, et me
rendra compte du changement. Puis, un jour il partira parce qu'il
sera devenu son propre sujet. Il écrira l'histoire de Terrarium,
avec ses multiples arnaques et ses pièges innombrables, et son
leitmotif sera: Mais pourquoi donc passent-ils leur temps à mentir
?
Difficile
de savoir si c'est un moi futur qui me renseigne, ce n'est pas
certain. C'est un type qui me ressemble, d'accord, et ses messages
arrivent sur un dieumeKanik que Kallisto m'a confié pour ma
future fonction. Il dit que cela ne l'étonnerait pas d'avoir vécu
dans le passé. Mortimer aussi reçoit des nouvelles d'une sorte de
double, et Kallisto voit carrément ses existences futures, mais elle
a déjà décidé d'y changer ce qui ne lui plaisait pas dedans: On
ne se refait pas! Mon alter ego ultérieur semble ne pas
s'intéresser à lui-même, il est très évasif, mais m'a avoué
qu'il est affecté à l'étude des transformations des trajectoires
des vaisseaux transluminiques, et pour plaisanter peut-être (?) il
me dit:
«
Je viendrai un jour dans votre passé et laisserai les hexagrammes du
Yi-King. Nous jouons à ça entre amiraux, et parions sur le message
qui durera le plus longtemps, moi j'ai des chances je crois, d'autres
essaieront de répandre des trucs encore plus loufoques, comme le
détachement, la cessation des réincarnations, la traversée du
grand vide, le voyage astral initiatique, l'Amour Universel,
l'immortalité physique, ou même l'abolition de la propriété
privée... Nos plans sont en concurrence, celui qui dure le plus
longtemps sur la planète a gagné, et son inventeur est félicité
par tous. Tous les deux ou trois mille ans, on vient voir ce qui a
survécu, en catimini, et nous comptons les points. Il y a de bonnes
mises à rafler. Dans le passé, tout est permis, c'est une sacrée
centrifugeuse. Et quoi qu'il advienne, ça ne nous atteint pas,
nous sommes bien trop loin devant pour être affectés par les
répercussions de ce petit jeu innocent.»
Un
peu gros à avaler, tout de même. Mais des instructions arrivent
quand même du futur, alors il faut bien l'admettre: il y a des
choses qui voyagent plus vite que la lumière, mais ça ne veut pas
dire pour autant, mon cher Einstein, que Dieu joue aux dés.
Peut-être qu'il préfère même le poker, étant donné la puissance
d'illusion de l'apparence, du samsarâ, de cette Manifestation, chère
à Jean Natar, — mon ancêtre karmique qui sait, lui qui
aimait tant les rivages, peut-être parce qu'ils aboutissent en
venant de nulle part ?
J'ai
du pain sur la planche, mais tout cela semble écrit, dans les
grandes lignes, et de toute façon Mortimer pressent les
configurations essentielles du jour, alors nous devrions pouvoir
naviguer. Quand la population va apprendre la supercherie, ça va
changer de note. Il faudra protéger Solaciel, commencer à ouvrir
les portes sur les territoires sains, distribuer des moyens de
survie, et on laissera s'échapper les plus motivés. Il reste à
trouver le nombre idéal de chaque contingent, que ça ne fasse pas
foule aux abois ni famille en perdition. Des groupes de quarante à
cinquante, avec des quotas de compétences complémentaires, c'est
encore léger, et s'ils réussissent, ils pourront parfois
s'agglomérer. On va plancher sur les territoires les plus favorables
et ressusciter des moyens de locomotion qui avaient disparu. Ceux qui
voudront essaimer devront d'abord supporter le sevrage de Solaciel,
et nous travaillons sur le protocole pour l'améliorer. Réduire les
doses se fera très progressivement pour éviter les émeutes dans
Cosmopolis. Du travail, il y en a. Et puis peut-être que moi aussi,
ma tâche accomplie, je gagnerai un rivage pour laisser le temps
couler sans interférer. Et vivre sans avoir à m'en justifier auprès
de quiconque. Je garderai néanmoins mon dieumeKanik pour
demander de ses nouvelles à Grégoire de temps en temps... et
consigner ses écrits, et pour rester en contact, naturellement, s'il
le désire, avec le type de l'avenir qui me ressemble et fait face
aux imprévus des trajectoires supraluminiques. Tout cela me convient
parfaitement bien. Le ciel et la Terre contiennent bien davantage de
choses que Shakespeare a jamais pu en rêver, n'est-ce-pas Horatio ?
- 4 -
Finalement
j'ai parlé avec Mortimer des instructions qui arrivent de nulle part
ou presque. Il est convaincu que même les lignes néguentropiques
ont déjà pu être repérées et infiltrées. Qu'on ne pouvait pas
faire confiance à tous les messages.
— Certains
sont déjà peut-être des contrefaçons, mon cher Polargon, alors
nous analyserons les convergences des vôtres, des miens et de ceux
de Kallisto. Je suis peut-être vieux et parano, mais dites vous bien
que le plus grand plaisir de certaines entités consiste à saboter
toutes les initiatives qui peuvent améliorer la condition humaine.
Et puis, s'il y a bien quelque chose à quoi je ne peux pas faire
confiance, entre nous soit dit, c'est l'avenir. Comment faire
confiance à une chose qui s'éloigne d'autant plus de vous que vous
cherchez à vous en rapprocher ? Allons, au travail. Embauchez
Grégoire sur le discours de communication que nous ferons parvenir
aux terrariens. Qu'il se débrouille avec Omega pour trouver la
meilleure procédure. Doit-on prévenir tout le monde en même temps
? Ou commencer par certains Rangs ? Risquons-nous une révolution,
les Oligarches devront-ils être protégés, ou peut-on s'en sortir
en doublant la ration de solaciel pour faire passer la pilule, la
fin d'Omega et de notre minuscule société qu'on croyait gigantesque
?
— Mais
dites-moi, Mortimer, vous avez l'air soucieux aujourd'hui,
n'est-ce-pas ?
— A
vous je peux le dire, je ne trouve pas le moyen de récupérer le
commandement des quatre-vingt millions de robocops, alors que je
prévoyais de former des escortes conséquentes pour les contingents
d'explorateurs. Sans parler de la protection du nouveau
gouvernement, si les choses tournent mal.
— L'incertitude,
quelle plaie.
— Oui,
quand elle menace. Quand elle promet, comme quand on se rend à son
premier rendez-vous d'amour, quelle merveille au contraire.
— Pas
de blanc sans le noir, je le crains.
— Assez
plaisanté, Polargon, réunissez les douze Ulysse, branchez-les
ensemble, qu'ils cherchent une astuce pour récupérer les commandes
de la police cybercop, c'est urgent. Et demandez à Kallisto de
superviser leurs échanges!
— D'accord,
Mortimer, je suis à vos ordres. Vous m'avez embringué dans votre
histoire, et je suis content de servir.
— Vous
m'avez embringué dans la vôtre, vous aussi. Mais c'était dans le
passé, auquel je ne fais pas d'ailleurs davantage confiance qu'à
l'avenir. Vous payez une dette Polargon. Alors comme vous avez
l'investiture pour créer des oracles, dépêchez-vous de me
remettre de nouveaux moyens de divination, des aides décisionnelles.
On se trouve quand même dans un sacré merdier, sans vous
commander, Capitaine.
— Je
n'ai jamais trouvé mieux que pile ou face, Mortimer. A tous les
coups, il se passe quelque chose de radical, puisque c'est
l'inverse, et l'on est débarrassé de la responsabilité du choix.
— C'est
bien ce que je craignais. Vous vous foutez vraiment de tout.
— Disons
que je ne m'accorde strictement aucune importance, et que pour le
moment, cela m'a toujours réussi. Quand je m'annule moi-même je
sens enfin que j'existe, et c'est très agréable. S'il faut
changer, je devrais en être capable également. Mais ne me demandez
pas trop d'un seul coup. J'aime jouer. Plus on gagne, plus on
rencontre des adversaires puissants, et il faut apprendre à perdre
sans être humilié.
— Bien
vu, Polargon. Cette phrase restera dans l'Histoire, elle a une vraie
puissance. Je prends une décision, grâce à elle: Je vous
autorise à parler avec Omega. Il va juste falloir trouver le moyen
de vous introduire correctement. Qu'il accepte cette rencontre.
Qu'il ne s'en méfie pas. Mettez votre sorcière du mardi,
là-dessus. Elle vous fera entrer en scène correctement elle, je le
sens. Il va falloir justifier ce nouveau contact, vous trouver un
rôle.
— D'accord,
de mon côté, j'avance beaucoup avec Grégoire, je commence à voir
comment il encode ses représentations, et en parlant beaucoup, nous
allons peut-être trouver un moyen pour amadouer Omega.
— Il
vaudrait mieux ne pas se le mettre à dos. Et même le détruire
pose des problèmes drastiques, s'il se protège avec ses
quatre-vingt millions de clones!
- 5 -
Mon
rivage, je devrais le mériter tous comptes faits. Il y a encore des
formalités à régler, et pour un sacré moment. Franchement, si on
le l'aime pas le samsarâ, c'est pas la peine de descendre ici-bas,
car honnêtement, la seule chose qu'il sache faire parfaitement,
c'est nous donner du fil à retordre.
Je
n'ai plus le temps de m'occuper de vous.
Bonne
chance, à vous terriens du vingt-et-unième Siècle. Recevez ce
message du futur. Qu'ils acceptent l'Imprévu, l'Inconnu, l'accident
autant que l'occasion, les femmes et hommes anciens, afin de ne pas
être déroutés par les illusions du Temps! Et qu'ils cessent
d'imaginer que le passé et l'avenir sont meilleurs ou pires que le
Présent, car en fait il n'y a que lui. Le présent, seul, unique,
souverain.
Mais
il ne se trouve pas toujours au même endroit.
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