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La racine de l'éveil, éloge du soi impersonnel

(Les enseignements traditionnels de l'orient à la lumière du Supramental)

Introduction et intention de l'ouvrage.


Je ne sache pas, à ma connaissance, aucun témoignage destiné à faire comprendre que l'éveil puisse être vécu de différentes manières. Il s'ensuit l'ostracisme convenu et meurtrier qui ne fonde la légitimité de l'éveil que dans un certain cadre, les normes d'une école donnée. Les écoles abondent. Des rumeurs contradictoires courent sur l'éveil, et je les aborderai, pour les principales, en maintenant l'idée que l'essentiel est de découvrir le soi, unique, pérenne, semblable à lui-même, alors qu'il est secondaire de prendre pour argent comptant ce qu'il représente pour l'éveillé, étant donné que personne ne le vit de la même manière. Certains y parviennent sans avoir suivi de parcours initiatique convenu, d'autres n'ont suivi qu'un maître, d'autres encore ont vagabondé d'une tradition à l'autre.

1 Koan:Le chemin le plus court est le plus incertain.


Ce n'est certes pas facile d'être traversé par cette intuition, qui règle bien des approches. Toute cette lecture vous conviera à prendre confiance dans le mouvement même de la quête. Et quant à se persuader de cet aphorisme, sans en être profondément convaincu, cela ne sert de rien, d'où la nécessité de développer ce thème — l'art de marcher sans se préoccuper du lieu à atteindre. La route elle-même va vous renseigner à chaque pas sur les obstacles, le matériau du sol, et donc adapter sa course au lieu de l'arrivée est stupide. Les creux et les bosses, les cailloux et les gués, le sable ou la boue, la forêt ou la clairière, le champ ou la rue, exigent chacun un pas différent, une attention plus ou moins proche. Mais le mental se concentre sur le but et oublie que ce qui y mène est une attention profonde et spontanée à chaque moment, et non la construction de belles vérités à atteindre ou de qualités à acquérir.

Avant donc de vivre la marche, de comprendre que le chemin le plus court est le plus incertain, le meilleur moyen de faire un pas après l'autre, c'est de perdre l'habitude de se plaindre des échecs. Qui dit échec, dit but, et à défaut de savoir renoncer à ses buts, il est toujours loisible de trouver — dans un manque de réussite, la source d'un nouvel itinéraire.

L'éveil est un projet circulaire et panoramique qui embrasse tous les buts fragmentaires. Si quelque chose peut encore vous détourner de la voie de l'éveil, vous approchez les réussites et les échecs avec beaucoup de conditionnements émotionnels. S'enraciner dans une quête profonde, même incertaine, est en réalité une condition plus sûre que s'appuyer sur des motivations précises et subjectives, pour gagner le Tout.
Si rien ne peut vous détourner de votre aspiration, vous ne verrez dans votre échec qu'un détour, et non une catastrophe. Vos buts sont discutables, non seulement de l'extérieur, mais même pour vous-même. C'est donc souvent un raccourci spirituel d'échouer sur un plan qui n'est pas en prise directe avec le plus profond aspect de votre moi. Dans tout échec, il convient de discerner trois points, premièrement si le but était vraiment justifié. C'est souvent un cadeau de ne pas réussir: on se rend compte que ce chemin ne menait pas aussi loin qu'on espérait, et qu'on en attendait trop. Ces choses dérobées, dont on n'aura pas pu jouir, auraient à leur tour appelé d'autres choses, souvent dans une quête sans fin de résultats, de gratifications, de satisfactions personnelles. Mais si ce que vous avez manqué valait vraiment la peine d'être expérimenté, la seconde chose à considérer est votre part de responsabilité dans votre échec, et la troisième, la part de l'extérieur, que vous ne pouviez pas prévoir. En général, nous sous-estimons notre part de responsabilité dans l'échec pour surestimer la portion «imprévisible», celle qui dédouane de ne pas aboutir. En fait, vous découvrirez chaque jour davantage que vous êtes de plus en plus responsable de vos erreurs et de vos réussites. Opposer la chance à la malchance a toujours été le moyen de se soumettre au destin.

Il n'existe que notre propre expérience, et les considérations que nous construisons sur l'au-delà de ce que nous percevons déjà sont illusoires. Néanmoins — une fois le chemin parcouru — il est pratique d'en témoigner. On apprend toujours quelque chose de savoir que d'autres nous ont précédé dans le Tao. Une personne qui ne connaît qu'une langue ne peut pas penser dans un autre dialecte que sa langue natale. Le soi est un langage qui ne pense pas le monde, mais le perçoit, et la pensée le représente mal. Cependant comme tout le monde pense, les éveilleurs continuent de jouer avec ce paradoxe, évoquer l'impossible dans le monde contingent qui l'exclue.

Rebrousser chemin, repartir à zéro, sont des phases aussi naturelles qu'avancer, ou que parvenir à destination. Les chemins du temps ne sont pas nos propres routes, ils absorbent les dualités, montent et descendent, alternent les lignes droites et les passages sinueux. L'on apprend parfois en quelque jours, au fond d'un cul-de-sac, ce que l'on aurait patiemment découvert en trois ans, le long d'une avenue conventionnelle. N'en concluez pas qu'il faut se forcer à échouer. Entre l'univers et nous, il y a toujours une complicité. Le succès en constitue une forme gratifiante et harmonieuse, c'est un emboîtement dans un espace plus large qui s'effectue dans la conformité. Mais cette conformité n'est pas encore parfaite. Il n'y a qu'à partir de la conscience du soi que l'être se sent vraiment correspondre avec la totalité sans opposer ses différents aspects. L'échec, l'erreur, l'impasse, l'impossibilité de poursuivre sont des formes de complicité imparfaites, celles qui exigent un réajustement et une vision plus large des choses, où davantage de facteurs entrent en jeu. Rien ne nous sépare de la Totalité, mais revenir à cette évidence, la ressentir sur tous les plans de l'être, constitue l'aboutissement d'une démarche qui ne s'éparpille plus, ni dans la perpétuation du passé ni dans la fuite vers l'avenir fantasmé.

Les échecs, les manque-à-gagner, les mouvements inachevés, sont de précieux points de repère. Comme la douleur qui signale le délabrement d'un organe, ou la brûlure qui prévient la peau. La pensée fantasme un Tout qui lui obéisse. Le terme de non-mental, que le zen s'est approprié, définit l'univers du soi par quelque chemin que l'on y parvienne. Mais il est imprudent de vouloir faire cesser la pensée de force.


Nous ne savons pas vivre tous les événements comme une complicité absolue avec l'univers. Et c'est pourtant le cas. Même des accidents que nous ne méritons pas, qui semblent totalement injustifiés, comme être victime d'un chauffard et rester estropié, sont l'occasion de progresser. Il ne s'agit pas de cautionner l'accident après coup ni de lui trouver des raisons. C'est une simple question d'adaptation. Rien ne peut arriver de pire que rester dans l'ignorance, du point de vue de l'éveil. Subir est encore une des procédures les plus sûres pour pousser le moi à se différencier du non-moi, sur la trace nouvelle d'une coïncidence avec le Tout, qui cesse d'être approprié et rêvé. C'est le témoignage des éveillés, des précurseurs, qui ont fait feu de tout bois.
Tout événement peut devenir la source d'une métamorphose. Le zen et le taoïsme partagent la prescription du lâcher-prise, qui permet d'évaser la conscience et de lui faire découvrir les réalités qu'elle refuserait en s'acharnant à réaliser ses ambitions, fuir ses peurs, cacher ses imperfections. Le bouddhisme a établi que la pensée était un sens délicat, beaucoup plus subjectif que la vue ou l'ouïe, et qu'il réclame une attention profonde, d'où la constellation de méditations propres à permettre au moi de décanter l'indigeste perception permanente du moment. L'hindouïsme décrit le soi comme une vaste étendue impersonnelle, que le moi perçoit parce qu'il est lui-même devenu détaché, vaste, libéré des compulsions. Si on ne laisse pas entrer dans sa vie ce qui neutralise la subjectivité débordante — source de ce qu'on appelle aujourd'hui les projections, tout se perpétue.
Beaucoup de «réussites» prolongent le passé et n'apportent aucun élément nouveau dans la transformation de la conscience. Le non-moi, l'ensemble de ce qui nous est extérieur, résiste par définition à nos modes d'appropriation, et lâcher-prise signifie comprendre que le non-moi n'est pas appropriable, et que toute remise en question est un processus naturel.

La réalisation du silence intérieur, baptisée aussi libération du mental, ou fusion avec le soi, fonde l'individu dans la totalité du cosmos, en harmonie avec lui. Aussi me paraît-il nécessaire de dégager cette virtualité des cadres où la mémoire de l'humanité l'a enfermée jusqu'à présent. Pour ce faire, j'évoquerai seulement les traces, dans les traditions, de la réalisation du soi ou Éveil, et la manière dont elle est présentée, non pas pour inférioriser ce patrimoine mais pour lui rendre hommage, lever quelques contradictions formelles entre différents mouvements, et enfin montrer leur convergence. J'invoque donc la profondeur, qui nous permettra de découvrir les mêmes principes sous des formules différentes, et la même ascension par différentes arêtes. Une source inépuisable a toujours été chantée sur la Terre, le Brahman des Hindous, le sunyata des bouddhistes qui mène au nirvana, le wou et le chen des chinois, et l'univers indescriptible qu'ouvre le satori aux pratiquants du zen. Ce même état a été mentionné par les mystiques occidentaux et quelques grands génies grecs, mais rarement avec la rigueur de l'Orient, qui s'est fait une sorte de spécialité spirituelle de la révélation de cet état, conformément au fait que l'Asie et l'Inde laissent le temps passer sans se préoccuper de sa fuite. Leurs chercheurs adoptent plus facilement les principes de la quête qui demande une réceptivité (Yin) peu encouragée en Occident. Détruire l'ignorance ou réaliser le Soi, cela revient au même. C'est le contenu des Écritures, de Bouddha à Shankara, de Lao-Tseu à Boddidharma, de Lin-Tsi à Dogen, de l'hindouïsme qui ne compte plus ses maîtres au Soufisme, et même chez les grands mystiques chrétiens, absorbés dans ce qu'ils appellent le Silence de Dieu.

Le chemin se parcourt dans l'étendue et le temps, et retrouver ce qui relie à l'au-delà du Temps et de l'espace — le mystère du Soi — s'effectue dans la durée. Un flux irréversible — non fantasmé comme le prolongement de soi-même, mais vu comme l'éternel levier de toute croissance, une énigme nourricière, une réalité sans contours qui est notre véritable matrice (en amont des parents biologiques d'une part et de notre identité d'autre part), constitue le processus de la conscience. On ne peut ni l'originer ni le finaliser, mais seulement le vivre et le découvrir. On rattrape le Tao dans le temps qui nous est imparti sans s'acharner à définir intellectuellement son origine et sans s'amuser à lui prêter des intentions et des buts. Le grand courant se rejoint, et il est inutile pour cela de savoir quand il a commencé ni où il nous mène. La quête de l'éveil débute par le repérage des limites de notre participation à la totalité. Voilà pourquoi les Upanishads, textes des éveillés de l'Inde, chantent le temps comme une illusion s'il ne ramène pas à ce qui le transcende, et que la lignée des Bouddhas met en garde contre la fascination de l'éphémère. Gautama dénoncera l'impermanence tout en lui rendant hommage puisque derrière ses vagues, se trouve le non-né, le repos du chercheur de feu. Il s'agit donc d'accepter avant tout les changements perpétuels, pour débouter les perpétuations fossiles aux formes renouvelées. La réalité de la transformation permanente n'est pas perceptible par le Mental.

C'est à partir de là que le chemin se perd, dans la description fallacieuse de la carte que l'on en établit.


2 Méditation sur le dépouillement mental.



Chaque éveillé appartient à une tradition, à moins qu'il ne la fonde, et cela explique que l'expérience illuminative soit décrite différemment et qu'on lui attribue des qualités particulières selon les races et les époques. Assez vite, le chercheur qui n'est pas enraciné dans sa quête, confond les fins et les moyens dans le fantasme de l'autre côté du miroir — l'illumination. Et à écouter les sages, selon d'où qu'ils viennent, ils ne semblent pas s'accorder sur le sens ultime de la traversée des apparences. Depuis que les Vedas se sont perdus, le Vedanta vante le Soi comme l'ultime réalité, pour l'individu. Aujourd'hui, pour le maître par excellence, Sri Aurobindo, le Soi n'est qu'un moyen, un simple marchepied de l'Evolution, à partir duquel Elle ordonne aux chercheurs de s'élever plus haut encore. Pour Bouddha, le Soi est certes un résultat — un fruit, mais nul ne sait s'il attribuait à cette réalisation un véritable caractère individuel. Peut-être la voyait-il comme une souffrance définitivement vaincue, une victoire de la conscience sur la mort, une fleur «impersonnelle» miraculeusement jaillie des obscures racines de la vie, une délivrance pour le moi, et à travers le moi, pour la Terre. Pour le zen, elle est un passage, une sorte de liberté volée au chaos du monde, dont on refuse de justifier les modalités. Pour Lao-Tseu et la Gnose, la réalisation est avant tout le sentiment d'être relié à toutes choses, pour la gloire de l'Unité et l'amour de l'Inconnaissable.

Il est donc possible que ces images différentes de la même chose rivalisent pour vous attirer. Aussi considérez que le soi est une mystification tant qu'il ne vous surprend pas, puisque nul ne peut en définir les contours. L'attraper grâce à l'image que l'on en cultive est une stratégie impossible. Il vous suffit de savoir que ce passage existe et qu'il peut être le vôtre. Jamais deux individus n'y sont parvenu de la même façon, mais tous les éveillés ont fait ce qu'il fallait faire pour le trouver, en tenant compte de leurs propres résistances. Nous allons donc évoquer un paradoxe, le passage à une condition universelle qui s'effectue à partir de cas particuliers. Tous les éveillés ont raboté les mêmes angles morts, extirpé la complaisance, reconnu le non-moi comme leur propre origineUne fois de plus, indépendamment de toute qualificatif naturel ou divin, l'origine étant vue en elle-même. L'autre naissance est cherchée, celle de la conscience qui ne se réduit pas à la mise au monde biologique, et qu'aucun nom ne peut caractériser.. Certains évoquent le chemin, d'autres se taisent.

Ceux qui sont passés sur l'autre rive et qui en parlent disent comment ils voient les choses avec certaines précautions, conscients que décrire la mer à une personne qui ne l'a jamais vue ne remplace pas la vision réelle.

C'est en aval des maîtres que les discours s'empêtrent pour évoquer la voie, tout le monde feignant d'avoir compris, à partir de son dessin le paysage lui-même. A imaginer que le spirituel existe, on en opposera sa chimère idéale au matériel, dans la quête toujours ajournée de trouver une spiritualité qui transcenderait le chemin simple de tous les jours, où tout se mélange, le Ciel et la Terre, la Substance et la forme, la matière et l'énergie, le faux pas et le mouvement reliant. Le spirituel et le matériel sont en réalité la même chose, l'un monte, l'autre descend. La matière reçoit les informations de l'Esprit, mais dans son obscurité même se trouve la trace de son ascension possible, la semence de sa réhabilitation. Tous les chercheurs ont dépassé la faim immédiate, le besoin de toujours rassasier le corps. Ensuite, ils dépassent la faim mentale, c'est-à-dire la croyance en laquelle des explications justes livreraient le mode d'emploi de la vie. Le mental commence alors à être remis en question, et la profondeur apparaît. Le nouveau processus ne peut viser une direction, puisque s'entrecroisent sans fin des volontés concurrentes, l'aspiration solaire capable de souffrir sans douleur pour son idéal divin, la volonté intense d'exister par le moi, prête à subir encore les fascinations par et pour l'action, le plaisir, le pouvoir, et enfin les résidus de l'inertie la plus matérielle, une force qui aime les habitudes, les perpétuations, et l'apparence de l'ordre.

Le chemin est exploration.
Il n'y a guère d'éveillés qui ont pu se dispenser d'un combat pour fournir à l'Esprit l'usage du corps, usage que la vitalité veut monopoliser. D'où toutes les tentatives de vivre autrement les objets que le désir impose, convoite, ou rapproche. On aura beau fantasmer le spirituel d'une manière nouvelle, le chercheur en revient toujours à ses propres résistances, arborescence du désir, volonté subjective qui se plie difficilement aux aléas de l'existence, invention du temps par la pensée qui amalgame analyse et imagination dans le fantasme de l'appropriation du réel. Confusion entre les mots et ce qu'ils désignent.

La résistance change de lieu: elle monte du corps au moi par les attachements et les habitudes, elle descend du moi au corps par les décrets de la pensée qui fondent les habitudes, légitime les comportements, et justifie la complaisance.

En revanche, les prises de conscience sont panoramiques. Elles concernent ce que l'on pense de soi-même, les mouvements où s'amalgament désir et volonté, les émotions, et la qualité des sensations. Chasteté ou sexualité tantrique pour les besoins puissants de la vie, lutte pour la sobriété de l'appétit gourmand et la préservation de la santé par l'alimentation; méditation pour faire renoncer le mental à convoiter les choses dans la vitesse de ses élans, de la pensée qui le pousse toujours en avant — imprescriptiblement.

Le retour à la perception pure, que je confonds avec le soi comme le fait la tradition asiatique — une approche parmi d'autres qui n'est pas exclusive, ne dépend que de l'économie de soi-même. Non d'un tableau sur les tenants et les aboutissants de l'existence. L'épuration peut commencer sans aucun arrière-plan préconçu. L'éveil ne serait donc pas le terme d'un parcours (le bon parcours à suivre), mais la simple conséquence de vivre en changeant tous les paramètres habituels, jusqu'à déraciner l'idée même du moi qui cherche, qui veut, qui trouve. Art mis en forme dans le zen authentique, rare et paradoxal, art naturel aux plus grands comme maître Eckart, qu'aucune théologie ne comprendra jamais, puisque toute théologie est l'aveu de la différence entre l'homme et le Divin, alors que tous les éveillés témoignent que cette différence est illusoire, au terme du cheminement. Que ces éveillés-là soient froids ou exaltés, exubérants ou d'apparence sinistre par leur méditation intense, peu importe. Ils ont toujours existé, en petit nombre, cherchant parfois à être dévalorisés par les hommes pour mieux jouir du secret absolu, tandis que d'autres, moins amoureux du Mystère, chercheront à être des exemples, sans orgueil ni vanité, dans la rectitude solaire. Aussi chaque illumination est-elle différente, dans le prolongement de l'homme qui s'en trouve gratifié, bien qu'il ait bondi là où il n'est plus seulement lui-même, mais un mystère ondoyant au sein du Mystère en toute connivence. Chaque éveillé constitue une espèce à part entière, une famille de qualités, une union unique entre le Ciel, la Terre, l'âme et le soi.


Il n'y a donc pas lieu de viser juste, ou, comme je le disais au début, de déterminer un itinéraire. Il serait inventé. Il rejetterait au nom de la vérité des milliers de faits jugés avant d'être compris, haïs avant qu'ils ne révèlent leur place dans la totalité. Si le chemin du Tao existe, c'est celui qui ne veut aller nulle part plutôt qu'acheter une meilleure illusion. C'est celui qui se contente des confrontations multiples du moi au mystère de la vie, et derrière lui, au mystère de l'Esprit; deviné ou simplement supposé pour ses traces imperceptibles. Aucune croyance n'est meilleure qu'une autre. Extirper ce besoin de croire ou de ne pas croire pour vivre les faits en eux-mêmes, avant de leur attribuer quelque finalité ou caractéristique préconçues, constitue le principe même de l'honnêteté intellectuelle, le socle de l'éveil.

Les voiles doivent diminuer. Qu'ils soient sept cents, comme l'affirment les fous de Dieu iraniens, ou qu'ils ne dépassent pas la dizaine, s'ils sont classés en catégories profondes, les voiles sont. Sont à éliminer. Dans la déformation conditionnée qui maquille tous les objets, les voiles nous privent de la vision. Aucun mécanisme ne s'approprie la vision juste. Le chemin naît de lui-même, sans se poursuivre de manière préconçue. Le moment se creuse, la vitesse des jours change, maintenant qu'ils ne se perpétuent plus, qu'ils sont malléables, pétris de questions brûlantes, d'extases fugitives, de deuils fracassants — les illusions qui s'effritent, laissant s'ajourer plus de lumière jaillie de l'obscur.

Le fait est donc là: une manière de s'y prendre brise toutes les limites et ramifie à la totalité. Le mot semble trivial, mais c'est le plus neutre et le plus évident, vrai dans tous les contextes, réel puisque symbole de ce qui contient tout, image pure de ce qui n'exclut rien. Une manière peu connue, certes évoquée mais incomprise, et qui demande un engagement. L'engagement est souvent manqué, car c'est celui de la mémoire, et il ne bouleverse rien. Peu de personnes arrivent à se passer de référentiel. Elles ont toujours vécu avec leur prénom et leur nom qui leur échapperont dans la tombe, avec les mirages transmis par les ancêtres, ou les valeurs rabachées par leur société. Beaucoup n'ont jamais appris à se parler à eux-mêmes sans passer par tout ce qu'ils s'imaginent avoir vécu, avoir été. Ils ne peuvent s'originer autre part que dans le bébé qu'ils furent et leurs souvenirs survivants. Ils ne savent parler qu'à leur propre histoire, et l'image de leur potentiel les effraie encore puisque ils ne savent déjà imaginer le formidable levier du Verbe au fond d'eux, lui qui se moque des peines et des souffrances pour la plénitude devinée ou plutôt pour la promesse fragile encore, d'être. Sans nom, sans passé, sans histoire.

Mystère interdit, caché, nié même par les survivances des lois religieuses et tribales — contingentes. Secret de l'amant du Tout. Et le cheminement qui va vers l'oubli des références s'opère à rebours, d'où le paradoxe de l'éveil: l'intelligence augmente tandis que les certitudes s'estompent et que les doutes s'utilisent. Un autre mental voit le jour pour lequel les incertitudes servent autant de points de repère que les preuves. Qui ne peut plus avoir ni tort ni raison. Qui ne travaille plus seulement pour déchiffrer les choses mais pour vibrer à l'unisson des étoiles et de la vie, à la jonction des pouvoirs immenses qui agglutinent les pensées au corps, l'énergie à la matière, l'Esprit au verbe qui dit je.

Parce que l'ignorance est un point de départ, et l'éveil un point d'arrivée, nous nous représentons le processus comme un itinéraire défini, d'où l'acharnement à le caractériser. La voie? L'art de savoir tout accepter en devenant un rebelle, un insoumis. La soumission au Tout par la rébellion à tout. Rebelle à l'ordre établi par la mémoire douloureuse des hommes, perpétuée dans l'illusion toujours neuve d'un avenir meilleur. Mais rebelle aussi à soi-même, aux petits moi emboîtés qui se soumettaient avec complaisance à toutes formes d'expansion émotionnelle, à trop flatter les désirs, exacerber les désagréments, caresser les illusions de posséder la jouissance et d'éviter le malheur, tout en écrivant la partition maudite du jugement de valeur pour chanter l'ignorance rigoureuse de la naissance mortelle. S'extraire des prolongements mécaniques du moi est nécessaire avant de présumer l'éveil, qui serait fantasmé dans le même cadre que celui qu'il faut enfin quitter — un luxe particulier, une forteresse imprenable. Le point d'arrivée (le soi) embrassant tout, c'est un espace incomparable au point de départ. Pour gagner le lieu qui est tous les lieux, rien n'est à viser. Pour se libérer de cette image qu'est la distance, et qui entérine la séparation factice entre les objets, nous pouvons seulement considérer les choses dans leur ensemble. Saisir que l'inconnu côtoie le connu, et concevoir — ce qui est l'art de changer la faiblesse en force, que la réalité est un organisme dont nous ignorons les principes et la morphologie. Cet aveu d'impuissance n'est pas humiliant. Dès lors, conformément au Yi-King qui se perd dans la nuit des temps, le chaos accompagne l'ordre et l'équilibre, l'hétérogène est le bourgeon de l'homogène, le nouveau décore le permanent, le créé déguise l'incréé sur lequel il s'appuie, l'alternance devient le principe suprême qui lie l'obscur à la lumière.

C'est la simple reconnaissance de notre condition. Le yin précède le yang. L'enfant curieux et disponible arrive avant l'homme. L'adulte vit sa liberté, le vieillard perd son autonomie. Nous verrons par la suite que toutes les doctrines s'articulent là-dessus — la prise de conscience d'une incapacité notoire à déceler le réel. Parce que des cycles le composent, parce que des principes s'y emboîtent les uns dans les autres, chacun possédant une fonction hétérogène, aléatoire — une élasticité. Un enchevêtrement à l'intérieur du moi, un enchevêtrement entre le moi et le non-moi, par les sensations, les affects, les pensées, les structures de valeurs. Rien que du complexe fonctionnant dans une unité déconcertante, un moi conjuguant — à son insu le plus souvent. Comment trouver sa reliance dans un univers seulement fantasmé, dont le mystère des limites ne nous touche pas? Floues sont les frontières du Tout, floues sont nos propres frontières, et c'est la raison pour laquelle nous sommes d'un côté si acharnés à dresser des cartes pour baliser l'inépuisable, et de l'autre, condamnés à l'exploration. Proportionnellement. Rien n'est établi. Les us des hommes sont arbitraires, les lois casuistes, la mémoire terrestre est une horreur. La vérité périclite quand la pensée s'en empare. Rien qui ne puisse fonder une image authentique de l'humanité à laquelle nous raccrocher. Pas de nature humaine.
Seule la versatilité est établie.

Les compulsions humaines, (dont le répertoire s'organise sans cesse autour de nouvelles arborescences, fondements religieux ou psychologiques des entraves spirituelles), ne sont pas définitivement réelles. Tout chercheur parvient à se libérer de certaines choses que d'autres trouvent indéracinables. Quant à établir les lois physiques de l'univers, il est enfin admis qu'elles ne sont que des représentations qui tendent à l'exactitude. Et les lois devinées se révèlent — mais ce n'est pas ici l'occasion d'en parler, souples et adaptables aux situations particulières.

Établir est une illusion dans un monde perpétuel de changements. Une approche rigoureuse du provisoire est la seule alternative. Sinon, nous enfermerons les choses dans des univers clos, supposés indépendants les uns des autres. Et nous bâtirons nous-mêmes les murs de notre prison. On croira aux objets de l'esprit comme s'ils étaient réels, alors que politique, religion, philosophie, ne sont que des fantômes. L'énoncé de la voie n'est pas la voievariation possible du premier vers du Tao-tê-King. On croira à une nature de l'homme, alors que le concept est vide, et qu'il n'existe qu'une somme incomparable de moi aux prises avec le mystère de la conscience — tous ces moi malléables par la mémoire, l'établissement des structures, et le désir.

Et ces croyances tiendront lieu de repères en n'étant en réalité que des cartes topographiques jaunies et écornées. En sophistiquant l'illusion mentale dans le domaine du Mystère, en transposant au champ spirituel les inventions de l'esprit, on croira que le soi s'obtient par quelques pirouettes ou manigances supérieures qu'il suffit d'extorquer aux sages — sans faire le point au préalable sur l'ombilic inconscient qui relie le moi au non-moi. Chercher l'autre naissance ne s'escamote pas par des considérations supérieures: nous nous laisserions alors manipuler par les chimères des grandes Idées. Vieux piège qui perdure, tant le mental aime bâtir et inventer — pour éviter de voir que le temps lui échappe. Il n'y a donc pas de cadre humain où établir la pertinence de l'éveil. Seule une flamme intérieure suffit, prête à brûler toute affabulation sur le génie humain, cette galerie d'art rassurante qui égare le visiteur que la mémoire maudite interpelle.

Au-delà du territoire des races et des genèses historiques — des soi-disant racines, où l'orgueil de chaque peuple mûrit dans le mépris des peuples voisins, se découvre la fragilité des choses, l'équilibre pur, la loi du mouvement

traverser. Le soi transcende la culture, la religion, la race. Il substitue aux racines contingentes une identité verticale qui s'enfonce dans l'incréé. La profondeur du soi est un abîme, et c'est la raison pour laquelle certains maîtres décident de ne pas y plonger définitivement, tandis que d'autres s'y engouffrent. Mais tous en profitent pour éclairer et être.


3 Réflexion sur les principes des doctrines spirituelles.


Certains éveillés creuseront toujours davantage dans le soi jusqu'à présenter la Terre et la vie comme de simples illusions, et ils n'en finiront pas de louer le grand Vide, de s'enivrer de silence, de se dissoudre vers l'Incréé. D'autres n'oublieront jamais que leur expérience appartient au Tout, qu'ils n'en sont qu'une infime partie, et ils verront dans le soi non pas quelque consécration ni récompense, mais le simple moyen de transformer le monde, de le faire évoluer, de lui donner les principes. Un nouveau paradigme. Le chercheur obsédé par la direction du bon chemin s'attache trop à comparer les témoignages et il rencontre des paradoxes insolubles, des contradictions poignantes au sein même de la vérité. Et à ce jeu, les deux obstacles majeurs se présentent, les deux directions fausses mais symétriques qui retiennent dans leurs rêts la plupart des chercheurs. Pour en finir avec la diversité, le chercheur s'enfermera dans une voie particulière dont il finira par imiter les principes, en général celle qui correspond le mieux à ses propres préjugés et attentes; soit au contraire, il rejettera toutes les voies sans les prendre au sérieux ni être pour autant capable d'établir la sienne.

Que les maîtres ne soient pas d'accord entre eux n'infirme pas le soi, et ne le rend pas plus accessible par n'importe quel chemin. Certains sont rassurés par les divergences des éveillés, et sacrent leur propre liberté capricieuse comme seule autorité. D'autres en tirent une déconvenue amère, et décrètent la suprématie du système qu'ils adoptent en dénigrant les autres. Il est aussi faux de penser que le soi est une expérience subjective sous prétexte des divisions qui animent les maîtres et les clans, que de tenir à ce qu'un système ou une tradition y mène mieux que les autres. La suite du livre évoquera non seulement l'aspect théorique des enseignements, mais ce qui est issu de leurs différences, et qui donne lieu à la querelle des maîtres.

Si le Tout est un, la vérité une, il y a lieu de s'étonner de ce qui semble contradictoire dans l'évocation du Mystère. Si l'habitude se prend de reconstruire des croyances sur des conditionnements démolis, le progrès est infinitésimal. L'émergence structurante de la vérité nouvelle doit elle aussi pouvoir périr, afin de toujours renaître de ses cendres. C'est là que peu se rendent, tant l'éclat des premières conquêtes semble définitif — imprescriptible. Et aujourd'hui, le monde spirituel est bouleversé, de nouvelles transformations nous attendent. Il n'est pas en notre pouvoir de comprendre pourquoi à la même époque, un Ramana Maharshi s'est enfoncé toujours plus loin dans le Soi, tandis qu'un Sri Aurobindo en faisait l'outil de la conquête supramentale, le silence mental ouvrant seul le passage de l'énergie pure qu'avaient perdue les rishis, et que les juifs croient inviolable, quand ils l'appellent la cinquantième porte.

Comprendre la totalité du spirituel est la dernière illusion du chercheur. J'ouvre ici des pistes, sans obliger à les suivre, mais il est inconcevable désormais de s'arranger avec le soi pour le faire correspondre à notre propre vision ou tradition. Il est aussi dangereux de l'abroger au nom d'une nouvelle révélation que de le maintenir dans son ancien statut de conquête parfaite. Ces deux positions paralysent. Au lieu de brosser des tableaux fragmentaires, cherchons le passage; au lieu de chanter ce qui nous semble être la plus haute vérité, avec les parti-pris possibles de nos ultimes préférences personnelles, incarnons, en faisant de notre mieux, les réalisations qui nous incombent déjà. Laissons à la pérennité le soin de mettre à leur place les sources respectives de la lumière, sans nous acharner à vanter notre propre courant, dont il ne sert à rien de défendre le blason autrement que par nos actes.

Aussi, aucun éveillé ni maître ne peut prédire l'avènement précis du nouveau cycle ni ses modalités, quand bien même certains devraient jouer un rôle historique en bouclant la boucle de près de trois mille ans d'Histoire faiblement éclairée par le Spirituel. L'appel est lancé de toutes parts et toute recherche authentique, qui se soumet à la précarité du cheminement, engendre des transformations utiles. Mais aujourd'hui comme hier, dont j'évoque ici différents parfums primordiaux, la question reste posée de ce que chaque éveillé peut véritablement transmettre sans condescendance, sans manipuler le moi fragile de celui ou celle qui renverse ses valeurs pour la reconnaissance nouvelle du Tout. Ce serait tout aussi absurde d'abolir l'illumination du Soi au nom d'un passage fulgurant vers autre chose que de continuer à en faire l'ultime réalité. Je campe donc le cadre d'une ouverture inconditionnelle à cet état de conscience, le soi, sans aucune arrière-pensée de l'inférioriser ou de le surestimer. Je maintiens que qui ne l'a pas découvert ne peut se prétendre parvenu à un quelconque état spirituel. C'est une position radicale, mais la seule qui permette de mettre en garde les aspirants contre les prosélytes de tout acabit faisant des adeptes avec des tournures verbales, et attachés à montrer la voie spirituelle — alors qu'ils n'en possèdent qu'une approche mentale sur laquelle ils fondent la vanité de leur enseignement et leur propre glorification.

Les éveillés sont assez peu nombreux pour que de grandes confusions caractérisent le débat de l'émergence de la conscience, soit que certains mouvements se délectent du retour aux origines tout en cultivant un intégrisme croustillant tel un loyalisme retrouvé, soit que d'autres, fascinés par les promesses de l'avenir, imaginent de nouvelles formes de réalisation qui dispenseraient presque de passer par les passages pérennes — et en tout premier lieu le Soi, l'espace incréé si doux et si vide que toute action lui est étrangère et qui est le pivot même de la manifestation, le centre immobile du temps, l'espace sans frontières. Se relier au grand principe homogène (Tao) constitue l'expérience spirituelle par excellence. Le témoignage varie puisque l'interprétation devient mensongère au fil du temps et nécessite que de nouveaux éveillés rapiècent les doctrines ou en fondent. Dans cette mesure seulement, certaines variations au sein des grands mouvements se justifient, et je les évoquerai en contrepoint pour faire saisir les pièges intellectuels que constituent la vulgarisation des doctrines. Aujourd'hui, plusieurs écoles sont en quelque sorte en lice, qui abordent le soi et prétendent y mener. Il n'est pas inutile de revoir, par un point de vue fondamental que j'apporte, les aléas qui président à la formation d'un grand courant spirituel, et qui justifient son propre discours et sa manière d'aborder le silence mental. Non dans le but, précisons-le une fois de plus, de discréditer un mouvement ou d'en favoriser un autre, mais de, premièrement, rendre compte de toute la difficulté qu'il y a à évoquer le soi et initier un intérêt spirituel à partir d'une expérience personnelle, deuxièmement, d'élaguer les branches mortes pour permettre à chacun de saisir l'essentiel, c'est-à-dire l'identité du bouddhisme de Khasyapa, du taoïsme des Patriarches (Lao-Tseu, Lie-Tseu, Tchouang-Tseu), du Tch'an et du zen, sans oublier le cœur de l'hindouïsme avec l'accès au Brahman.

Les éveillés dirigent vers le soi à partir de considérations différentes, mais qui peuvent se ramener à deux principes:

La déprogrammation du moi d'une part,
la découverte des principes universels d'autre part.


Certaines voies fondent la déprogrammation du moi sur l'énoncé préalable d'une vérité universelle, d'autres font l'inverse, c'est-à-dire qu'ils fondent la nécessité de transformer le moi d'abord puis déterminent que ce mouvement engendre à lui seul la descente des vérités dans l'expérience. De deux choses l'une, soit la transformation du moi est inféodée à la vision générale d'une transcendance, soit la découverte du soi est inféodée au seul préalable indispensable — accepter une déprogrammation dont l'issue n'est pas établie.

Fonder la pédagogie de l'éveil sur la reconnaissance de principe de la vérité transcendantale possède des avantages et des inconvénients, l'avantage de situer le moi en transformation dans un univers logique bien qu'encore mystérieux, peuplé d'autorités à respecter mais aussi de principes à découvrir. Le risque est un manque de liberté au profit d'une reconnaissance intellectuelle de l'Ordre divin ou du projet évolutif, avec l'opportunité que le mental mime la connaissance au lieu de la posséder, et que des sentiments archaïques restent attachés à l'image du Tout, du Divin...

À l'inverse, inciter à l'éveil par l'énoncé du potentiel du moi, et y subordonner la vision des principes universels possède des avantages et des inconvénients. Le moi se sent alors plus libre de ses expériences mais risque de perdre de vue qu'elles doivent finir par s'inscrire dans une conformité avec le Tout, un emboîtement sans soumission ni liberté — une reliance.

Je préconise pour ma part de ne pas subordonner l'expérience du moi à la vision obligatoire du Tout, qui obligerait à une évolution forcée par des images et des présupposés; mais d'un autre côté je trouve absurde de subordonner la connaissance de tout ce qui est extérieur (dont les principes transcendants), à une évolution du moi. Clarifions le problème. Tout mouvement vrai du moi vers lui-même permet la découverte relationnelle au Tout et à l'autre, c'est-à-dire la découverte personnelle et intégrée des principes, exactement comme toute révélation qui provient du Tout et élève le moi (intuitions, insights, ou compréhension intellectuelle profonde) lui permet de mieux s'attaquer à ses propres résistances.


Se voir soi-même et voir le Tout sont aussi nécessaires.


Faire dépendre l'une des deux visions du progrès de l'autre est une sorte de convention, de pari — rien d'autre. Les formules diffèrent. Soit les doctrines subordonnent le changement du moi à la vision préalable du Tout — nous allons vous expliquer pourquoi il faut changer; soit elles subordonnent le tableau transcendant à la nécessité de la transformation intérieure — commencez à vous mettre en cause et les principes de la réalité apparaîtront.

Dans la vision du Tao, il ne saurait y avoir de prééminence. L'accent mis sur le moi au détriment de l'approche du Tout est une mode de l'âge de fer qu'on trouve dans certaines déviations bouddhistes, zen et hindouistes. L'accent sur un «Divin» à embrasser coûte que coûte, accent qui sous-estime les transformations psychologiques nécessaires à l'établissement d'une relation vraie avec l'Esprit est aussi une mode de l'âge de fer qui se termine. Avant, c'est-à-dire au temps des Védas, époque à laquelle Lao-Tseu situe un age d'or perdu, le mouvement de l'homme vers la totalité ne distinguait pas la réalisation individuelle de la fusion dans les forces créatrices et dans l'Esprit. Ce n'est qu'avec la perte de la lumière qu'une dichotomie s'installa entre la quête de la sagesse, qui mène au soi par le travail du moi sur le moi, et la mystique, qui mène au soi par l'abandon pur et simple du moi au Divin dans une offrande inconditionnelle. Nous entrons à nouveau dans une époque où l'opposition sagesse/mystique est appelée à disparaître. Mais je ne peux en traiter ici sans m'écarter de mon sujet, la réalisation du non-mental, — pérenne au cœur de toutes les traditions, même chrétienne, mais dont les Églises ont essayé de faire disparaître les traces.

Hypothèse de la voie qui commence par le Yin:

Si le moi choisit de s'abandonner au mystère pour y trouver sa place, ce ne peut pas être au nom d'un tableau divin qui l'attire et le fascine. Cela ne peut se faire que sous la pression de la Vérité intérieure, celle qui ne peut reconnaître dans les formes religieuses aucun statut satisfaisant pour la conscience de l'individu. Attiré par le mystère du Tout, le sujet s'y livre. Il ne s'acharne pas à transformer son moi, mais développe une soumission de plus en plus grande à son exigence de perfection, et subit plus qu'il ne la génère la pression évolutive. Il apprend à se différencier et à se désidentifier de toute son identité biologique et contingente.

Hypothèse de la voie qui commence par le Yang:

Si le moi choisit de se transformer, et qu'il le fait en son nom propre, il n'y parviendra qu'en glanant au passage des états de conscience spirituels, quand bien même les noms manqueraient à les caractériser, et quand bien même il refuserait de leur accorder un caractère divin. Dans cette alternative, il n'y a pas lieu de se soumettre (au Tao) avant que les lois n'apparaissent comme des nécessités. Elles sont alors expérimentées et fondent ce que l'on nomme la sadhana, c'est-à-dire une rigoureuse approche du mystère existentiel. Il ne reste que des échanges entre la conscience humaine en transformation et l'ineffable Tout, dont certains aspects relèvent d'une Conscience autre, quels que soient les noms qu'on lui attribue. Dans les faits, l'homme a versé dans une autre réalité, et l'imagerie divine ne lui est plus nécessaire. Il apprend à s'identifier à une volonté de conscience qui le dépasse et exige de lui une autre identité.


Les deux voies finissent par se rejoindre quel que soit le point de départ. Les mystiques (Yin) finissent par voir se poser la question de l'identité individuelle, les sages finissent par voir éclore la question de leur reliance réelle au Tout, une fois la transformation psychologique initiée par eux-mêmes accomplie. Aussi le chemin de l'éveil est-il délicat, puisque deux dangers se présentent simultanément,    trop suivre sa liberté dans la négligence du Tout et le mépris de la conformité qu'il exige, ou bien

   trop obéir à des principes convenus —
c'est-à-dire extérieurs, pour s'améliorer, mais au prix d'une interprétation de la vérité qui bride l'expérience.
Le moi risque de se soumettre à sa propre liberté subjective pour en jouir outre mesure ou bien il se soumet au contraire avec complaisance à l'autorité d'une loi religieuse ou à des pratiques censées favoriser la vie spirituelle, mais sans l'adhésion profonde qui permet l'intégration de ces nouveaux comportements. Comprendre l'autre, l'univers, le Tout, est un mouvement du moi vers le non-moiLe non-moi n'est pas ici un concept, mais le complément du moi. L'intérieur et l'extérieur n'existent pas l'un sans l'autre. C'est indispensable, mais le trajet demeure longtemps celui d'une identification. Se comprendre soi-même est un mouvement du moi vers le moi. Dans ce domaine, il n'y a pas de garde-fous, pas de boucs-émissaires, pas d'évasion.

L'on peut facilement tricher avec Dieu, l'amour, la vérité, la connaissance, la sagesse, tant qu'ils sont des objetsC'est-à-dire des illusions sémantiques. Le moi confronté à lui-même plonge de plus en plus profond en lui, et les fables qu'il se raconte lui jouent souvent des tours. Aussi tout travail qui ne dépend pas des grandes réalités fantasmées et préconçues (la connaissance, Dieu, la Vérité, le salut, la libération) se fait-il dans une profondeur qui ouvre les portes inaccessibles. Là, les identifications archaïques se dissolvent, et le moi renonce à faire le tour de lui-même, à décréter son caractère, à se fixer. Cette méthode apparaît clairement dans le zen, quand un maître sans complaisance s'exprime de tout son corps, quitte à faire des absurdités, pour couper court au goût solennel des spéculations, et à l'attente naïve des disciples suspendus aux «réponses» de l'éveillécfrs, Lin-Tsi, célèbre patriarche zen.
Nous voilà déjà sur la piste des grands axes de la conscience autour desquels s'enroulent d'une part toutes nos perceptions, et d'autres part, les pédagogies initiatiques.


4 Esquisse de la vraie question.


Qu'y-a-t-il vraiment entre le moi et le corps, entre le moi et l'autre, entre le moi et le Tout? Et la relation entre le moi et lui-même — qui fonde le besoin de changer — n'est-elle pas une sorte de résultante entre trois perceptions distinctes, celle du corps, celle du monde familial et culturel (la niche écologique) et enfin celle du mystère du Tout? Un jeu s'établit entre les velléités de changement et les récurrences de la nature profonde, quasi permanente. Le mouvement vers la perception extérieure, où les sens jouent un grand rôle, et le dialogue purement intérieur se combinent sans arrêt.

Qui connaît vraiment cette navette?


Des phases d'aller vers les objets par la pensée et les sens succèdent à des phases d'intériorisation où le perçu est en quelque sorte jugé par rapport aux besoins personnels, et interprété. Les deux polarités interfèrent toutes les trois secondes, puisque des découvertes récentes laissent entendre que l'influx cérébral balaie le champ visuel toutes les trois secondes, prenant automatiquement une nouvelle photo. Nous faisons des mises au point inconscientes en permanence, dont nous tirons peu de fruit, tant nous cherchons à observer ce que nous voulons déjà percevoir, au détriment d'informations nouvelles, qui ne s'inscrivent pas dans un code préétabli. Je continuerai d'évoquer comme moyen de l'éveil, peut-être insuffisant mais en tout cas nécessaire, l'attention spontanée, qui permet de remarquer des indices de la voie là où rien ne semble, a priori, indiquer sa présence.

Le monde phénoménal et le monde intérieur interfèrent en permanence. Ouvrir les yeux symbolise la scrutation libre du non-moi, fermer les yeux symbolise la scrutation libre du monde intérieur, du moi. Un équilibre doit prévaloir entre la relation au Tout indéterminé (avoir les yeux ouverts) et la relation transformatrice à soi-même (fermer les yeux, comme en méditation). Je dénonce la rupture d'équilibre dans tous les mouvements où une tendance finit par l'emporter sur l'autre et la dévore.

Le moi peut profondément se transformer sans se prononcer ni avoir besoin de le faire sur l'ultime réalité et la transcendance, tout en évitant les représentations convenues du cosmos, et les tableaux spiritualistes traversés de finalités écrasantes. Mais l'intuition du tout ne s'abandonne jamais. Cela prouve que nous pouvons faire confiance au processus de «fermer les yeux». Cette certitude, nous la devons à plusieurs modèles d'hommes réalisés, en particulier dans le tch'anRappelons que le Tch'an est l'ensemble d'une succession de maîtres chinois pendant plusieurs siècles s'inspirant du bouddhisme de Khasyapa, et détachés du nom à donner aux expériences illuminatives (après les avoir éprouvées) en fonction d'un «tableau du monde». Quant à Shakyamuni, il se distingue de nombreux instructeurs en escamotant la question du Divin, ce qui n'a ni empêché la réussite exceptionnelle du bouddhisme, ni fait du tch'an et du zen qui s'originent en son message de faux mouvements. Le moi seul peut triompher de l'ignorance, s'il ne conserve que son aspiration à être et à s'emboîter dans le Tout, sans lui accorder d'importance sur le plan mental. Mais il ne peut se couper impunément des phénomènes, pour aussi illusoires qu'ils soient qualifiés, une fois l'éveil obtenu. Le moi qui s'enfonce en lui-même en oubliant sa présence au monde et la pression du Mystère ne parvient pas à l'éveil, mais il est vrai que de nombreux éveillés se retirent, le satori accompli, et qu'ils n'éprouvent plus aucune sorte d'attrait pour le monde extérieur et parfois même pour leur propre existence. Fermer les yeux pour obtenir le soi n'est pas à prendre au pied de la lettre. Pousser exclusivement sa recherche dans ce sens mène à de faux soi, à des contrefaçons spirituelles séduisantes, qui permettent au moi de se croire réalisé alors qu'il s'est seulement séparé de l'univers par des techniques abrutissantes fournissant une sorte de mort mentale stupide bien différente du satori, tandis qu'un topo logique justifie la perception dénaturée avec des arguments mal interprétés.

«Ouvrir les yeux» d'une manière préconçue est inutile. Le nom de Dieu ne peut être associé au non-moi qu'avec une extrême pudeur, si des expériences permettent seulement de le faire, ce qui est rarement le cas. Les vérités cosmiques se présentent indépendamment du nom qu'elles portent. Elles sont vivantes. L'intuition de l'Ordre peut s'installer dans le moi ouvert, avec une économie remarquable, des moyens peu nombreux mais puissants, afin d'éviter que le mental ne signe le tableau de sa propre griffe, en qualifiant pompeusement d'expériences spirituelles de petites brèches dans l'ego. Certes, le monde peut être presque entièrement compris grâce à une interprétation avisée des traditions les plus rigoureuses, mais cette excellence de son déchiffrage, cette complicité avec les intentions divines elles-mêmes, n'ouvre pas forcément les portes du cheminement évolutif. Au contraire, beaucoup s'en contentent. Ouvrir les yeux n'est pas à prendre au pied de la lettre. Une fois la carte des principes connus intellectuellement, on y conforme sa vie avec prestance et élégance, mais sans se donner la peine de creuser les fondations elles-mêmes. C'est le risque fréquent de l'ésotérisme, brillant et homogène, qui, parce qu'il a réponse à tout, dispense du vrai travail en laboratoire. Il ne s'agit pas de surestimer le pouvoir de l'intelligence, ni même celui de l'observation extérieure, ce qui mène toujours à refuser de se soumettre au spirituel proprement dit — l'alchimie intérieure totale. Le combat alchimique contre le dragon, la mise en œuvre d'un moi inconnu à partir de l'élucidation de tous les mouvements imposés par la nature, le caractère, l'image de soi, ne peut être négligé au nom d'une connaissance du monde supérieur.

Ne confondons donc pas l'accès à une vision relativement homogène de la réalité spirituelle, ce que j'appellerai bientôt l'Ordre du dessus, ce qui demeure une représentation, une extériorité, et l'implication du moi dans son propre renoncement à lui-même — le seul décret, finalement, qui fonde le potentiel des métamorphoses dans le chaos du dessous, la vie aux principes cachés. Le seul mouvement réel et aléatoire qui ne s'abuse pas de mots, d'espoirs, de «carottes». Beaucoup d'érudits et de théologiens, de philosophes et de dilettantes, ou encore d'êtres à «vocation religieuse» n'ont fait aucun pas vers la transformation de la perception, soucieux de préserver leur refuge vertical — doctrinaire — pour éviter de se confronter à la bête de leur propre inconscient. Ils n'ont pas saisi l'illusion du langage, même intérieure, ou en tout cas, ses nombreux trompe-l'œil. Nommer les lois ne rend pas meilleur. Nous déclarons ici les conditions nécessaires au grand passage, selon la tradition asiatique de Lao-Tseu, du Tch'an et du zen, avec l'arrière-plan de la doctrine des bouddhas. La découverte des plus beaux drapeaux de la vérité ne suffit pas à gagner l'autre rive.

Le chercheur différenciera:
A/ le travail sur soi — souvent une lutte passive contre la mémoire et ses prolongements, contre les préjugés et les obédiences — la confrontation du moi au moi, et

B/ le travail essentiel de décryptage des structures du réel — dans l'intimité inexpugnable de chaque moment par une intelligence ouverte sur le monde — la confrontation du moi au non-moi.

Les deux mouvements s'épaulent mais dès que l'un l'emporte sur l'autre, la relation du moi au Tout en pâtit. Soit que le moi oublie sa participation au Tout dans l'acharnement à se connaître lui-même pour vaincre ses propres limites et ses résistances — en se moquant tant soit peu de la reliance; soit au contraire que le moi se maquille de vérités supérieures, de lois universelles et de foi, pour se dispenser de l'exploration totale et s'identifier à des objets nauséabonds, tels que «Dieu», la vérité, la loi, inventés par l'esprit subjectif.

Le soi ne se révèle ni à l'homme parfait qui méprise l'extérieur ni à celui qui a tout compris mais ne s'élit pas comme chercheur perpétuel d'intégrité et de conformité holistique. Bien qu'il ne s'agisse pas de battre des cils en permanence, je demeure convaincu que le secret de la transformation spirituelle réside dans l'alternance du processus de «fermer les yeux» et de celui «d'ouvrir les yeux.» Ils peuvent s'épauler. Se cantonner dans l'un des deux me parait une impasse, et même leur équilibre est difficile à réaliser. Ces distinctions sont utiles pour survoler les doctrines du passé, voir comment elles distribuent les deux volets, c'est-à-dire ce qu'elles préconisent au moi de faire vis-à-vis de lui-même, et ce qu'elles incitent à découvrir dans l'ordre plus vaste de la Réalité, c'est-à-dire de la reliance. Non seulement vous verrez que les proportions des deux volets varient d'une doctrine à l'autre, mais que chacun d'eux, finalement, développe ses propres arguments jusqu'à un point de rupture qui fait oublier le second volet complémentaire.

Il est vrai que la transformation individuelle peut être subordonnée à une large vision cosmique, ample et rigoureuse, presque infinie, comme c'est le cas pour la plupart des enseignements hindous tendant vers le soi, mais le bouddhisme originel s'en dispense et mène au soi également. Le zen dépouille encore davantage, et exclue pratiquement le second volet, en dehors de la perception spontanée et triviale du moment ordinaire. Il n'y a pas grand-chose à dire sur l'après-satori, le tout y est d'y parvenir. Quant à la voie du Tao, elle maintient l'équilibre entre les deux volets, n'insiste pas sur la transformation du moi ou sur la liaison avec le Tout. Les deux sont combinés, avec une égale ampleur, afin que le chemin puisse s'effectuer avec la liberté la plus conséquente. Le Tout y est plus évoqué que dans le Bouddhisme et le zen, moins que dans tous les hindouismes. La transformation du moi y est moins précisée que dans tous les autres systèmes, pour ne pas fonder l'illusion d'un développement vers le soi à partir de pratiques répétitives. Mais l'on peut dire que tous ces avantages sont aussi des inconvénients pour ceux qui ne peuvent pas se contenter de cette limpidité, et qui ont besoin de davantage de points de repère. Il existe donc un taoïsme pragmatique qui ne correspond pas à la vision de Lao-Tseu, mais en aménage les principes en aval pour découvrir un équilibre empirique mais où l'éveil n'apparaît pas, remplacé comme dans le bouddhisme par une philosophie pratique. Il est difficile de départager les voies par leur qualité propre, elles ne s'adressent pas toutes aux mêmes genres d'individus, et elles possèdent l'empreinte de la mentalité raciale qui coule toujours dans un sens donné — utilité pour la Chine, religiosité pour l'Inde, maîtrise existentielle pour le Japon. C'est à ces questions que le chercheur est confronté, car les voies se sont constituées dans le sillage d'un homme, sur l'âme d'un peuple, puis elles se sont enraciné en décorant l'essentiel de notions accessoires — historiquement opportunes.

Retrouver le fruit sous l'écorce n'est possible qu'en dépassant les significations intellectuelles par l'expérience pure. Passons outre les contradictions formelles pour voir dans leur ensemble ces élans de la vérité, disparates tant il est de façons différentes de se tourner vers le soi et de le vivre. Je considère comme synonymes la connaissance (bouddhisme), l'harmonie transcendante ou Tao (taoïsme), la libération (hindouisme), l'esprit (ou dharma) de nature (zen), termes qui évoquent le même expérience, et qui sont couramment employés pour caractériser la reliance du moi au non-moi après l'illumination (éveil).

Certains ne peuvent pas supporter l'économie des présupposés dans le zen et le Taoïsme, et ils y voient de la pauvreté. Mais un processus existe dans lequel le mental est systématiquement (re)mis à sa place, traqué quand il veut s'emparer du moi et l'articuler sur la mémoire, l'anticipation, et l'image fantasmée du réel. «Fermer les yeux» semble plus important qu'«ouvrir les yeux» dans certains enseignements qui se méfient des impressions que le monde fournit et que la fascination (mentale) de son sens impose. Mais il s'agit en réalité de trouver un maintenant vierge, et en premier lieu de couper les casseroles que nous traînons à la patte, abstraites pour les croyances, concrètes pour les habitudes. Le moi doit apprendre en premier lieu à fermer les yeux, c'est-à-dire à s'intérioriser, pour venir à bout des engrammations imposées par les sens et leur contact avec le non-moi. Mais après chaque intériorisation libre nous pouvons rouvrir les yeux et déchiffrer l'extérieur avec des grilles nouvelles, des codes moins convenus, et même une intuition qui délivre du sens dans les choses qui ne semblent pas en avoir. Pour se rendre au plus près de ce qui est là, avant nous, avant notre appropriation, avant que nous y ajoutions notre propre grain de sel.

L'ici et maintenant, formule lapidaire et simple, est cependant une voie difficile. S'y appliquer avec une volonté déterminée revient à tendre un piège à l'immobilité pour s'en emparer, et cette ruse échoue. Le vrai maintenant est celui qui dure, dans les formules traditionnelles hindoues, et non l'instant éphémère. Un temps immobile que rien n'affecte. Vouloir le capter par la seule méthode du fermer les yeux est aussi aléatoire que le saisir par une disponibilité parfaite qui ajourne le travail intérieur.

L'intérieur et l'extérieur n'existent que l'un par l'autre.


Certains ne peuvent tolérer l'abondance hindouiste, ses présupposés nombreux, son jargon sanskrit interminable, ses cartes topographiques des états de conscience et d'énergie, ni sa collection de voies qui constituent un musée. Mais l'immense répertoire est quand même là, sous leurs yeux, les faisant osciller entre la fascination et le rejet de l'exotisme. Les témoignages servent par d'infinis commentaires et d'innombrables perspectives — dans une sorte d'exégèse interminable, un cycle infini d'images suscitant des intuitions. Si la pensée n'est pas utilisée comme machine à construire des représentations, mais comme simple outil de vision (discernement), elle se dissout dans l'intelligence même, bien qu'elle ne cesse d'agir, et c'est la voie du jnana, à l'inverse de celle du zen, toutes deux efficaces et pérennes pour qui s'y consacre. Mais diamétralement opposées puisque l'une coupe à la racine la pensée, tandis que l'autre l'encourage jusqu'à son épuisement.

Tout est évolutif si rien n'est convenu d'avance. S'enivrer de spéculations naturelles aussi bien que jeûner avec aisance. Exercer son esprit sur des idées et des Idées-mères, percevoir les énergies subtiles, fait partie intégrante du processus d'éveil, s'il y a lieu, comme on peut également s'en passer et attendre le contact naturel dans lequel aucun projet préconçu ne cherche à tricher avec les grands Symboles. Mais dans toute ascèse, la démarche confronte aux invariants fondamentaux — esprit, vitalité, corps — dont la représentation est trompeuse, avec le risque d'imaginer que ces trois instances sont séparées. Les distinctions fondamentales peuvent être utiles pour dresser des cartes anatomiques, mais elles n'en sont pas moins, elles aussi, des outils dangereux, vite transformés en chimères tyranniques. Ce que l'on va quitter résiste. Mais chacun est appelé. L'intellectuel ardent peut s'éveiller s'il abandonne sa croyance religieuse en la raison, pour la soumettre sans complaisance à ses émotions, ses ambitions, ses souhaits, ses questions, ses frustrations, ses doutes. Renoncement indispensable aux préférences. L'éveil peut surprendre l'artiste qui se laisse emporter par son art autant qu'il cherche à le maîtriser. Renoncement nécessaire à son propre talent et ascèse de l'inspiration, ouverture à l'au-delà de soi-même. Le soi peut aussi s'accaparer l'homme d'action qui rêve d'une œuvre absolue et met ses pouvoirs au service d'une intelligence plus vaste que la sienne, si l'ambition personnelle et la volonté subjective meurent. Renoncement aux fruits de l'action, et karma-Yoga. Le poète peut tracer mieux que les autres ses propres pas, encore lui faudra-t-il regarder alentour, sans angles morts, pour qu'il perçoive enfin la nécessité de se transformer lui-même, de mettre au pas une sensibilité qui le manipule. Renoncement à la complaisance. L'homme ou la femme de cœur fera d'innombrables détours avant de dépasser les sentiments pour vivre le sentiment unique d'être pour équilibrer la somme de leurs mouvements vers. Renoncement aux attachements pour mieux donner. Le chemin de l'éveil n'est ni formel ni précis. Sinon, les itinéraires décrits nous y auraient mené.

5 Koan:le samsara est-il réel ?


Le chaos du bas n'est pas un désordre aléatoire, mais la manifestation des principes eux-mêmes, dans une coagulation qui les combine, les mélange, les amalgame. Ces principes sont en réalité peu nombreux et leur représentation intellectuelle est un piège si elle ne s'accompagne pas d'un repérage de leurs correspondances dans le monde concret. Les systèmes les plus pertinents divisent le réel en deux, avec l'homogène et l'hétérogène, le Yin et le Yang, ou encore le couple Purusha Prakriti des Hindous, ou bien en trois avec les gunas, ou encore en quatre, cinq, ou sept, en huit naturellement avec le Yi-King, et même en dix avec La Kabbale ou Pythagore. Toutes ces représentations peuvent être fort utiles, et elles sont opératives utilisées par des éveillés ou de puissants thaumaturges. Mais pour en revenir à l'événementiel, les principes n'y apparaissent pas, ce qui fonde la légitimité d'une métaphysique succincte dans toute doctrine consacrée à l'éveil. Même dans le zen et le Tch'an, qui coupent court aux représentations, un minimum de distinctions s'établit, par exemple entre l'esprit ordinaire et le satori, ou entre l'esprit de Bouddha, ou encore esprit de nature (dharma de nature), et la perception mélangée du Tout et de soi-même qui prévaut avant l'illumination et les pratiques de purification mentale. Même si l'on rejette toute métaphysique, puisque l'ouverture à l'éveil est un changement de perspective, cette bifurcation impose un minimum de présupposés, qu'on peut alors qualifier de philosophiques, par exemple dans certaines voies du bouddhisme. Si la réalité transcendante n'est pas évoquée, deux principes antagonistes apparaissent néanmoins, celui de la souffrance-ignorance et celui de la libération. Ces deux énoncés s'opposent et fondent une dialectique, puis établissent un ordre par la finalité ouverte de l'éveil, expérience qui se faufilera hors du règlement chaotique du samsara pour s'en délivrer.

Tout le monde aura remarqué que l'amour se mêle à la possessivité et parfois à la haine, que l'analyse la plus rigoureuse est encore teintée des préférences émotionnelles du sujet, et que des émotions intempestives viennent pervertir l'être en désaccord avec le monde ou avec lui-même. Le contingent embrouille le principiel. L'événement, ayant par définition une connotation émotionnelle probableVoir le rôle immense de la «fonction lunaire» en astrologie traditionnelle et humaniste. (Natarajan, astrologie supramentale, 1991), dicte son interprétation à l'esprit. On aura vu aussi que les meilleures intentions qui semblent jaillir d'une volonté saine, engendrent des conséquences troublantes à travers des actes qui semblent tout d'abord innocentsOpposition volonté subjective/ non-agir chez Lao-Tseu, ou encore opposition Désir/connaissance chez Gautama, ou opposition volonté personnelle/ chit-tapas (mouvement de conscience universelle évolutif) chez Sri Aurobindo. .

Le chaos du bas révèle un ordre perdu.


Mais l'ordre est là. A retrouver. La preuve en est l'éveil, qu'il soit localisé en Inde chez un amoureux de l'Absolu, en Chine chez un connaisseur du Tao, en Europe chez un chrétien qui tombe dans le Silence de Dieu, en Sibérie chez un grand shaman qui abolit la distinction entre vie et mort, et bascule de son vivant dans l'Incréé. Voilà pourquoi l'éveil peut être considéré comme une hypothèse parfaitement rationnelle, et non pas comme la quête délirante d'un Absolu enfantin. Ceux qui le trouvent ont tous traversé des couches, supprimé des voiles, abandonné des lieux d'eux-mêmes, et quitté la pensée. Par des moyens différents dont la comparaison suscite des opinions erronées sur le passage lui-même. Il suffit de supposer que l'homme est capable de démêler l'enchevêtrement des forces et des principes qui le constituent pour qu'il corresponde — dans l'ébauche d'une perfection toujours tâtonnante, à l'ultime réalité.

C'est ainsi seulement que se comprennent les notions terrifiantes qui posent l'humanité dans un milieu qui lui est hostile, et qu'elle doit combattre. Vision réductrice, qui encercle notre condition pour cesser de l'observer. Pas plus qu'il n'y a de nature humaine autre que la versatilité qui fonde les séries du bien et du mal, de la justice et de l'injustice, de la bonté et de la cruauté, du don et de l'appropriation, il n'y a de milieu béni ou maudit, propice ou défavorable. Simple imagerie que chacun tire dans son sens pour y fonder ses valeurs, le jouisseur vantant la beauté de l'existence, l'absorbé en lui-même incriminant sans cesse les mauvaises lois et la souffrance. Mais que fait-on pour changer le monde, pour l'embellir si sa beauté nous touche, pour le priver de sa laideur si l'ignominie nous dérange?

Que la Terre soit gouvernée par des anges pervers, théorie de l'évangile des égyptiens, que la nature complique tout avec la force du désir, lieu commun à toutes les religions, ou encore que le seul obstacle soit la mémoire évolutive avec ses mécanismes de défense, thèse que je défends aujourd'hui dans le sillage de Sri Aurobindo et de Teilhard de Chardin, l'approche la plus simple du mal, c'est qu'il provient de l'ordre perdu. La manière dont cet ordre s'est perdu, la nécessité ou la fatalité de sa disparition, peu importe. Dans les faits, il n'est plus là. Absent.
    Le mal pousse sur les coïncidences qui n'ont plus lieu entre l'homme et l'univers.
Sa semence est dans la séparitivité même. Il est déjà là dans l'individu isolé dans son moi, et qui ne fera qu'inférioriser, jusqu'à l'éveil, tous les autres moi. Le samsara bouddhiste et hindou, l'illusion, n'est pas bon ou mauvais. On y porte un regard fasciné ou dégoûté, comme si cette périphérie de la manifestation, à laquelle nous appartenons tous, pouvait être rangée dans un tiroir, sous tous les autres documents, afin de ne plus y avoir affaire. Mais même le soi se vit encore dans la vie, et ne l'abolit pas plus qu'un nuage qui crève et s'épuise n'abolit la pluie. Seul l'Inde utilise le soi pour inférioriser la vie, et ce depuis la perte des Védas. Mais elle n'est pas seule dépositaire du secret. Les chinois du Tao et du Tch'an n'ont jamais vécu le silence mental pour diaboliser l'existence, s'acharner à décréter les phénomènes illusoires, et se réfugier dans le quiétisme. La bonne douzaine de patriarches zen exceptionnels n'a pas vanté l'esprit de nature comme devant couper l'initié de la réalité triviale et physique. Les mystiques de l'Occident n'ont jamais vécu le silence mental pour oublier le christ et la transformation terrestre. Le radicalisme hindou qui chante le soi comme la seule réalité depuis trois mille ans constitue un particularisme. Le soi donne le sentiment profond de l'illusion des phénomènes, mais vu qu'il ne sépare pas le sujet de l'objet, chaque éveillé se positionne, exactement comme il l'entend, vis-à-vis du monde phénoménal. Présenter le soi comme une sorte de pouvoir de la connaissance qui abolit purement et simplement la réalité objective des choses n'est que la moitié de la réalité. L'autre moitié est une relation nouvelle entre le possesseur du soi et ce qui l'entoure — quand bien même il qualifierait d'illusoire son environnement. Or, en ce lieu, plus aucune approche logique n'est plausible.

Il ne reste que des paradoxes, dont le plus connu est ce que j'appellerai le syndrome de Shankara: le grand initié hindou gagne le parabrahman, le soi du soi, encore plus subtil que le brahman, où même le moi paraît une inexistence percevant l'inexistence absolue. On pourrait s'attendre donc à ce qu'un homme parvenu à ce point extrême agisse conformément à sa vision. Qu'il abandonne tout mouvement. Il n'en est rien. Shankara traverse en courant l'Inde, dans les quatre directions, pour déclarer l'illusion de toutes choses, fonder des écoles, et enfin pour enterrer sa mère. Il mourra très jeune. Ceux qui s'acharnent à présenter l'Absolu comme seule réalité aiment gaspiller leur temps dans le monde phénoménal, qu'ils rejettent, et nul n'a encore su rendre compte rationnellement de ce paradoxe. Shankara n'est pas le seul. C'est une sorte d'émulation chez les maîtres hindous, pour paraître plus grand que les autres vu le prestige de la réalisation, que de déchirer à nouveau la subtile harmonie de la possession du soi pour exagérer la dualité entre la vie et la connaissance. Sri Aurobindo a mis un terme à cette mascarade, à laquelle bien peu de maîtres ont échappé pendant deux mille ans au sein de la patrie spirituelle de l'humanité, attachée à Dieu génétiquement, et maladroite avec la matière, chacun «en faisant trop» pour louer le grand passage — au détriment de l'ultime question:     peut-on employer l'éveil pour changer la vie?

La vie continue autrement pour l'éveillé, et le rêve fou de s'en abstraire complètement, que certains poursuivent pour eux-mêmes, est un fruit de la liberté. Cette position n'est pas condamnable, mais certains éveillés veillent à ce que le spirituel ne se sépare jamais du matériel, car ils ne peuvent oublier le contexte de l'ascèse qui est la nôtre: l'incarnation. Nous continuerons d'être dans le sein de Gaïa, la Terre, complices des Éléments, de la nature, des végétaux et des animaux, et des pierres qui pensent, à leur façon. Nous sommes solidaires de cette nature humaine qui n'existe pas, mais dont l'épouvantail nous fascine, sommes-nous bons ou mauvais, quelle est l'utilité de l'existence? Nous sommes versatiles, et si effrayés par notre capacité de changer n'importe comment qu'établir des lois pour mieux les contourner est notre occupation favorite. Car chacun est prêt à imposer à l'autre un règlement qu'il ne suivrait pas lui-même.

Mystère de la liberté chérie quand il s'agit de notre propre caprice, mais maudite quand il s'agit de celle de l'autre dès qu'elle ne correspond pas à notre attente. Nœud de serpents où tout s'articule, savoir ce que l'on peut faire de sa propre autorité, savoir ce que l'on peut attendre de l'autre, de la vie, de Dieu. Pour en finir avec cela, le vrai christ proposait l'amour.

Nous sommes là, encore aujourd'hui sans paradis devant ni derrière, pérennes dans notre versatilité, freinant le grand mouvement du temps qui nous entraîne, par toutes sortes de stratagèmes, de lois établies, de pratiques à suivre, d'obédiences à respecter, et de désobéissances obligatoires. Nous nous accrochons. Et même pour décrocher, nous nous accrochons encore, à des paroles ou des rituels, à des structures dissolvantes. Tout pour éviter l'abandon. Une sorte de cadre convenu pour la liberté d'errer. La règle du samsara, c'est de tout mettre en scène pour exercer la conscience contre vents et marées. Le samsara? C'est le grand océan biologique où les choses se sont étrangement combinées, et que surplombe très mal un mental accroché aux fonctions vitales, et qui se construit une identité contingente dans la perpétuation du schéma familial, de la culture et de la race. Une notion belle et difficile, accommodée par les hindous pour qu'elle finisse par cautionner leur quiétisme, utilisée par les bouddhistes pour fonder pieusement la méditation, récupérée par les occultistes pour louer les plans subtils et discréditer la vie. Mais un mot très large où s'abîment plusieurs sens comme des poupées en gigogne. Chacun peut y plonger pour y accrocher ses fuites éperdues ou y dissoudre ses rêves — maintenant que seuls des souhaits solaires subsistent au sein du moi qui boit la vie dans l'énigme de sa propre soif. L'illusion est bien réelle.

    L'hypothèse de l'éveil vient mettre un terme aux amalgames douloureux des principes entre eux, et justifie une autre pratique de la vie.
Même si la nouvelle démarche, le Processus, ne mène pas en droite ligne au Soi, même si le projet échoue, la voie ordinaire est achevée. Ce qui s'y substitue est plus profond. Les séries de finalité précises, qui caractérisent la conscience prolongée de la mémoire, l'ego, se dissolvent dans le projet exhaustif. La mécanique tombe en panne. La crémaillère qui fait tourner le moi dans les dents de la roue de la mémoire évolutive, mère des compulsions, peut s'émousser. Le samsara devient hindouiste, zen, tibétain, taoïste. L'expérience ne le situe plus dans la nomenclature sanskrite, mais c'est le mot lui-même qui devient vision, mantra, Idée-Mère, et renseigne sur les conceptions fondamentales du monde spirituel. Le samsara sépare le sujet de l'objet, le désir du plaisir, le moi du non-moi, l'intérieur de l'extérieur, l'un du multiple. Il crée l'illusion d'un monde de sommes, d'additions et de multiplications, bref, des collections et des séries s'entassent puis périssent, puisque l'unité s'amuse à prendre des formes si étrangères les unes les autres que seul un regard souverain perce, sous les morphologies différentes, le même Moi oublié de Lui-Même.

D'où la démarche, retrouver le seul être dans tous les êtres, le secret des secrets. Cette visite vient à l'encontre de l'éveillé qui ne s'est pas endormi après l'illumination. Non pas une puissance ni un pouvoir, mais une identité parfaite partagée avec toutes les choses, tous les êtres, tous les événements. Il fallait y penser. Non pas être plus ceci ou moins cela, mais être tout sans distinction. Alors il n'y a plus rien à maîtriser, il n'y a plus de distance. Nous appelions cela, il y a deux mille cinq cents ans, l'identité indistincte. Shakyamuni, qui deviendra Bouddha, possédait la vision, lui aussi. Il aura montré le chemin le moins décoré d'embellissements. Afin qu'on évite aussi de l'enlaidir, quand les choses tournent mal. Un raccourci.
    Jeter par-dessus bord ce qui invente le réel.

L'individu s'arrachera aux sensations brutes, à sa volonté particulière — l'aveu même qu'il est séparé de la volonté universelle. Il pourra se laisser broyer dans le creuset du feu inconnu. Il ne cautionnera plus les émotions négatives, se surprendra à les voir monter, découvrira leur origine, trouvera par où elles montrent un angle mort à balayer, une prise de conscience à effectuer. L'éveil ne se produira pas avant que les mélanges pervers des principes n'aient cessé. L'idéal mystique teinté d'ambition personnelle, d'orgueil d'étreindre Dieu, ne provoque pas l'illumination. Les chemins conformes au Ciel, décrétés par le mental, érotisés par les fantasmes d'être meilleur, ne dépouillent pas l'individu du vieil homme si le moi ne se plonge pas en lui-même sans garde-fous. L'acharnement de se réaliser pour le luxe d'être soi-même et de flatter sa propre image — au lieu de rechercher la reliance suprême avec le Tout, ne procure pas non plus l'accès à la grande clairière impersonnelle. Et l'attachement aux spéculations de l'esprit fabrique des hommes ordinaires supérieurs, qui n'auront pas basculé — faute d'avoir trop aimé les mots et les Idées — dans le grand Principe. L'échec du mental est aujourd'hui incontestable. Son triomphe historique au vingtième siècle n'a pas entraîné l'homme vers une participation plus effective à la totalité — la co-naissance.

Aussi la démarche exhaustive ne se constitue-t-elle pas d'une simple projection dans une constellation de rêves dorés et rigoureux, tel le prolongement supérieur de la mémoire dans un domaine qui lui échappe, mais d'un renoncement constant à saisir par bribes et par fragments. Une rupture doit avoir lieu, une sorte d'effondrement, d'abandon suprême, le signe d'une reconnaissance absolue de tout — sans barrière entre le bien et le mal, l'erreur et la vérité, l'obscur et le lumineux, et enfin le terrestre et le céleste. L'éveillé demeure incapable d'en témoigner autrement que par figures, symboles, singeries même — diront les plus avancés dans le mystère, comme Héraclite.

L'idée donc, d'en finir avec l'illusion n'est qu'un aspect de l'éveil. Le soi est souvent considéré par rapport à l'ancienne mentalité qu'il quitte. Le passage n'est plus alors souhaité pour ses qualités propres (dont je ne cesse de faire l'éloge depuis plusieurs de mes passages sur Terre), mais il devient le fantasme de ce qui débarrasse du gênant — la carotte d'un manque-à-gagner. Il entérine le ressentiment. La recherche est alors une perversion.

6 Évocation de la Grande Image


L'éveil est un retour à la simplicité, conformément au taoïsme où l'illumination est décrite comme provoquant la spontanéité ouverte à la reliance, dégraissée de la puissance violente du désir, de la complaisance narcissique vis-à-vis de soi-même, et du besoin d'agir pour correspondre à des normesDifférence essentielle avec le bouddhisme post-originel perclus de prescriptions et d'allégations. Le Gand maître LIN-TSI, en Chine, introduira les principes taoïstes d'expérimentation pure dans le bouddhisme et contribuera ainsi à fixer le Tch'an au 9° siècle après J.C . Mais le mouvement évoluera au Japon en s'attachant au zazen (posture) que Lin-Tsi méprisait. (Études P Demiéville) . Cette simplicité essentielle a toujours été recherchée par ceux qui pressentent que le mental complique les choses, sous prétexte de les organiser. L'esprit humain fait partie du chaos originel où que l'on se tourne: péché à l'ouest, ignorance fondamentale pour Gautama et les Vedanta, sous forme de souffrance générique chez le Bouddha devenu maître de l'Asie, et d'obscurité naturelle en Inde. Ou encore piège de l'apparence sensible qui déguise l'invisible et le rend imperceptible dans le message du Tao-tê-King.

Les bases sont simples. Un constat sur ce qui manque à l'homme, et les cheminements possibles pour le découvrir. Étrangement, le tableau du retour à la simplicité est souvent compliqué, sophistiqué et surchargé. Un bavardage conséquent stipule comment se débarrasser du discours intérieur. Des considérations interminables établissent comment se passer de la pensée. Peut-être l'être humain est-il suffisamment complexe pour que le mode d'emploi de la simplicité soit aussi complexe qu'il l'est lui-même. Un maître qui dit «faites-le» dérange beaucoup. On préférerait qu'il dise pourquoi il faut le faire et s'excuser de ne pas pouvoir le faire parce que c'est impossible. Ou alors, qu'il dise comment le faire, c'est rassurant. On peut alors s'imaginer qu'il y a un apprentissage, et se déclarer incapable de le suivre, ou mieux, faire semblant. Mais le vrai faites-le, vivez pour l'univers entier au lieu de vivre pour vous, et vous verrez bien ce qui arrivera, c'est comme se jeter d'un pont. L'idée est séduisante. Mais la peur de l'eau froide et du vide peut retenir, même si ce saut est censé vous sauver la vie.

Aussi, les tableaux qui fondent une justification de l'éveil dans des lieux inaccessibles emportent parfois le suiveur sur de fausses pistes. La justification ne peut se trouver qu'à l'intérieur du moi lui-même. C'est là le siège des raisons de changer, que Dieu existe ou non, le bougre, que le soi soit un fantasme ou une conséquence possible, qu'il y ait des résultats ou non.

Le dépeçage de l'ego ne peut avoir lieu au nom d'une philosophie, d'une croyance, d'une peinture cosmique, d'une imagerie. Mais la vision, même fugace, de l'Infini, — la grande Image, est suffisante pour engendrer le chemin du retour, la passion de l'intelligence pour la compréhension du Tout et de l'insécabilité des événements. Une croyance ou un besoin de sécurité ne suffisent pas à suivre la piste. Ou alors, elle s'arrête à la première occasion, à l'obstacle un peu difficile, et le vieux moi continue sa route de vieux moi en l'embellissant de présences divines factices tout en se mettant au cou un talisman de bonne conscience, pour attacher ses valeurs à quelque fantôme transcendant — comme une lumière dans une nuit dont on ne veut pas qu'elle s'achève: le jour pourrait l'abolir.

Le moi pressent dès qu'il abandonne ses ornières, que le dessus est un Ordre. Si toutes les traditions opposent la conformité du haut, le ciel, à l'arbitraire du bas, la Terre, c'est qu'il y a là le paradigme fondamental. Par la suite, les représentations changent et s'amusent avec les concepts les plus compacts, pour fonder la dualité de l'illusion et du soi, ou leur dépassement dans la vision pure et unique. Il ne s'agit là que de jeux de mots, malheureusement pris au sérieux, dans une sorte d'alternance historique. Quand le mouvement se perd et se disperse, il faut ramener aux termes fondateurs, et maintenir quelques compromis, car la table rase est impossible. Des réformes douteuses ou des sortes de schismes visant un loyalisme radical et un «retour aux sources» voient le jour. C'est la période des coupeurs de cheveux en quatre, ou des hommes d'autorité, ou encore des acrobates qui fournissent des interprétations nouvelles — obligés de rétablir un sens perdu par trop d'exégèses et pas assez de pratique. Des procédures inédites apparaissent, censées rétablir la vision originelle, relier le principe à la forme, l'intention au but. Quand on voit l'arborescence du bouddhisme, il est fascinant de remarquer qu'il part aussi bien dans la direction radicale de l'éveil que dans celle d'une philosophie psychologique, sans oublier la pente religieuse et populaire, tandis que ces trois directions elles-mêmes se mélangent aux traditions locales. Il y aura toujours eu des hommes pour opérer ces bifurcations et ces mélanges, et le mental chassé par la grande porte par l'instructeur rentre à nouveau à la maison par la fenêtre ou encore par le toit. Le message se maintient alors en se pervertissant d'éléments hétérogènes, le pire étant naturellement celui de la récupération par le (pouvoir) politique d'une parole inspirée par le Verbe. Mais les choses continuent. Le fleuve opaque provient du torrent transparent. Il ne manque pas alors, à chaque virage institutionnel, de recrues qui s'investissent dans des exercices, au détriment de l'attention spontanée permanente, qu'une recherche cultivée finit par pervertir. Les procédures apparaissent alors avec un caractère forcé, qu'il s'agisse du zazen nippon, de la méditation bouddhiste, de la prière, ou encore de l'introspection, quasi-rituelle chez les Hindous, décorée d'invocation divine à bon marché.

Mais quand un grand maître ou un instructeur arrive, il met un terme à l'énoncé des catégories, qui demeurent des objets abstraits, pour chanter à nouveau le Soi, la non-séparitivité, l'Absolu homogène — et pousser tout le monde à l'eau. C'est le temps des nouvelles doctrines, qui évitent les passages éculés, renoncent à des chemins de traverse mal utilisés, c'est la période des incitations puissantes à suivre la voie, initiées par un homme de grande envergure, qui élaguera comme un bon jardinier toutes les branches mortes de la doctrine qu'il représente. C'est aussi le temps du sacrifice de l'illusion supérieure, c'est-à-dire le moment d'avouer les échecs des procédures, de faire le bilan des siècles passés où la forme a repris le dessus, où la lettre sort vainqueur de l'esprit.
    Toute nouvelle doctrine se veut efficace et directe, à l'encontre des anciennes où les commentaires finissent par obstruer le chemin du ressenti.

Les maîtres s'y prennent autrement les uns les autres. Certains aiment couper en rondelles l'ici et maintenant, d'autres pensent que c'est inutile. Certains marient des courants avec génie, et peut-être même sans le savoir, d'autres sont hantés par leurs prédécesseurs et les démolissent pour établir leur tableau, d'autres encore s'en moquent éperdument et n'essaient même pas de comprendre leurs œuvres ni leurs doctrines. La plupart d'entre eux n'oublie pas qu'ils sont issus de la dualité et ne cherchent donc pas à faire miroiter le Soi autrement que tel un passage en dehors d'elle — des nombres, des forces, du multiple — et ils conservent donc la perspective transversale de la description de l'ascèse (cohabitation permanente du soi et de la vie comme deux univers indépendants). Une minorité prétend qu'il y a dans cette description une fantasmagorie supérieure et n'établissent plus aucune distinction entre le soi et la vie, ni entre les êtres passés de l'autre côté, les possesseurs du soi, et ceux qui demeurent dans l'ignorance. Ils donnent une vision sphérique de la chose, et sont probablement les plus évolués.

Ne serait-ce que pour parvenir à ces nuances, il faut que toute une race ait baigné et vécu dans le spirituel des millénaires entiers. Et c'est le cas de l'Inde. Mais tout excès devient préjudiciable, et l'abondance des vues métaphysiques qui caractérise l'Hindouisme a fini par lui nuire, comme la vulgarisation du bouddhisme et son éclatement sémantique a banalisé sa profondeur tout en l'émoussant. Avant de se mettre à explorer, le chercheur se trouve avec une bonne douzaine de cartes différentes du même territoire. Il peut même s'imaginer que bouddhisme, zen, taoïsme des patriarches (Lao-Tseu, Lie-Tseu, Tchouang Tseu) sont des choses différentes parce que les initiateurs ne sont pas le même homme. Ou encore que l'hindouisme propose seul la vérité car son jargon spirituel est beaucoup plus séduisant que tous les autres.


Aussi le maître réel détourne-t-il de la personnification le disciple, et rend-il compte que le Bouddha n'est pas un homme, mais un état d'esprit — celui qui caractérise tout éveillé, comme l'ont fait nombre de patriarches zen, avec l'établissement d'un paradoxe fondateur, puisque cet état d'esprit étant vide, il ne peut être qualifié d'aucune manière. On peut s'imaginer que l'Inde est supérieure à l'Asie dans la quête du soi, mais ce serait prendre le risque de traiter Bodhidharma de menteur quand il dit, «Rien que du vide et rien de sacré». Si le soi peut procurer le sentiment divin, ce ne sera jamais dans l'acception que le moi non-éveillé lui donne, là où le sacré et le divin s'opposent à des choses qui ne le sont pas. C'est ce secret qui est intransmissible, aussi existe-t-il des voies qui évitent tout simplement la mentalisation des objets, pour dispenser l'esprit de cultiver les oppositions entre les choses, le bien et le mal, l'erreur et la vérité, le ciel et la Terre. Là est l'héritage de l'Asie.

Elle revient toujours à ce principe quand elle s'en laisse distraire par des voies importées de l'Inde et du Tibet qui forment un continent à part, et c'est donc la Chine qui dépouillera le bouddhisme de ses superfluités, et lui permettra de survivre dans une indépendance totale vis-à-vis du Dhyana (bouddhisme sanskrit), dans le Tch'an, qui ne vise rien d'autre que l'éveil, et refuse le culte du Bouddha. Le mouvement se développera finalement au Japon.

De la même manière, l'Inde revient toujours à la vénération et assimile les doctrines du Soi pur, comme celle de Shakyamuni (Bouddha), quitte à les transformer, et elle aime personnifier outre mesure, s'amusant à élever au statut de dieux les meilleurs humains, pour mieux s'attirer leurs grâces — au risque d'élargir encore le fossé déjà béant entre les éveillés et les autres. Mais elle est la seule à chanter l'Esprit Suprême, à posséder une dévotion dépouillée de toute superstition, dans son Bhakti-Yoga qui s'adresse au «Dieu des dieux», et permet aux possesseurs du Soi d'aller plus loin encore. Que le soi soit divin pour les hindous et ne le soit pas pour le reste des asiatiques a de quoi surprendre. Mais il s'agit de la même chose, du même état de conscience. Le terme transcendant met tout le monde d'accord.


Le chercheur épris des formes peut passer sa vie à choisir le tracé de sa voie avant de faire le moindre pas. S'ouvrir au Tao, marcher vers le soi, est quelque chose de simple — c'est là le fonds commun de la parole du maître. Lâcher prise pour Lao-Tseu, avoir confiance en soi pour Lin-Tsi, reconnaître l'abîme séparatif du moi qui génère la souffrance pour Gautama, s'en remettre au Suprême, pour la Gîta et les maîtres mystiques de tous les continents. Si cette démarche est à nouveau ensevelie dans un discours, elle se perd en hésitations, spéculations, débats, atermoiements, et finalement en jugements hiérarchiques inutiles. Enfin, bien que la quête de l'éveil ne puisse se justifier d'aucune manière, la présenter comme une nécessité la ravale au niveau d'une morale, et introduit donc le jugement duel en son sein en rendant donc impossible la pratique de l'absence de jugement, qui constitue la base de la doctrine de l'Indisctinction prêchée par Shakyamuni, Lao-Tseu, et par tous les maîtres du Tch'an, avec quelques nuances.

Aussi le mésusage des doctrines est-il chose courante, puisque la plupart des disciples s'adonnent à explorer la carte plus rassurante que le territoire du moi, et qu'ils s'impliquent sans abandon de l'ancien moi dans la conquête du nouveau moi transfiguré. Cette perversion menace tout nouvel exposé de la voie universelle, en fondant la suprématie du chemin sur le marcheur, comme si l'itinéraire pouvait, par lui-même, modifier le voyageur. Le mental peut justifier la voie, d'une manière ou d'une autre, mais il ne peut pas la découvrir.

Jusqu'au paradoxe ultime: un discours de Bouddha, réel ou légendaire, qui voulait que sa doctrine fût transmise sans écritsDiscours utilisé par les maîtres zen pour se présenter comme les sauveurs de la doctrine réelle de Shakyamuni. La corruption aurait alors eu moins de prise, le maître vérifiant l'implication réelle du disciple dans la voie, ce dernier ne pouvant plus se cacher derrière l'interprétation des canons (— quitte à ce qu'aucune religion ne voie le jour.)
    La question de la Grande Image se pose donc toujours: où sont les points de repère de l'Absolu et de l'Infini?
Se passer entièrement des visions pérennes, se méfier des doctrines et des systèmes constitue le danger inverse, car le risque de sous-estimer le travail à accomplir se présente tout autant que celui de rejeter par principe toute autorité. Beaucoup de choses sont donc à extraire des «tableaux» que je critique, c'est-à-dire des cercles qui justifient l'éveil dans une perspective de causalité et de finalité. Bien que ces représentations soient factices à partir de l'expérience même de l'éveil, elles ne le sont pas entièrement par rapport à l'esprit encore dualiste et conditionné, qui se prépare au satori. Cela doit être définitivement compris et accepté. Ce qui est faux dans l'éveil, puisque les notions de juste et d'erroné ont été transfigurées par l'illumination, peut être plus ou moins vrai dans le domaine de la pensée. On pourra toujours décréter que toute affirmation est fausse si l'on se place du point de vue du soi, et que toute négation l'est également. Mais si l'on se place de point de vue d'un contenu non-mental à transposer en termes mentaux, des allégations peuvent être établies, allégations qui cherchent seulement à poser les conditions mêmes de l'éveil. Ces conditions, en termes intellectuels, deviennent ce que l'on appelle des «vérités traditionnelles», des piliers où accrocher la pensée, le temps qu'elle se dévide sans plus essayer de se fixer sur quoi que ce soit.

Faux vu dans la lumière,
vrai vu dans l'obscurité,
tel est le tracé du chemin.


Les traditions qui établissent la voie de l'éveil sont comme des pièces de vêtements toujours rapiécées, mais qui conservent la forme originale. Certaines coutures sont grossières, mais leur but est de rassembler des points de vue différents, tous aussi nécessaires les uns que les autres. Bouddhisme, taoïsme, et zen sont en réalité la même chose. On ne peut mettre en cause un morceau seulement du vêtement, s'il ne sied pas. S'attaquer à la légitimité de la vision de Lao-Tseu revient à mettre en doute celle de Bouddha, et celles des patriarches des deux lignées Tch'an et zen. Mais cela ne veut pas dire qu'un syncrétisme permet de plus vite les comprendre, ou qu'il faille pénétrer les trois mouvements pour n'en posséder qu'un seul. C'est fondamentalement la même chose. L'éveil se confond avec la cessation de la pensée, et cette expérience met en relation avec une substance vide, le non-né, inqualifiable, Tao. Les maîtres qui voient ce non-né comme substance incréée se sentent reliés à l'origine des choses, et n'ont donc pas basculé dans le vide, au sens physique du terme. Mais il n'est pas exclu qu'une pratique acharnée de la méditation ou de la concentration fasse prendre pour ce non-né la simple suspension (technique) de l'activité mentale. Il n'est pas hasardeux de prétendre qu'un faux soi a toujours hanté les monastères et les ashrams, et que le rôle des patriarches du bouddhisme, du Tch'an et du zen, est de restituer l'accès au non-né, confondu parfois avec un simple apaisement mécanique de l'esprit obtenu par violence, acharnement ou entêtement.

Certains points de vue traditionnels ne sont compréhensibles qu'associés à d'autres, comme il faut se déplacer dans l'espace pour faire le tour d'un volume et rendre compte de sa forme. Voilà pourquoi on peut préconiser l'étude suivie d'une tradition. Il faudra longtemps pour comprendre, en quelque sorte de l'intérieur, différents points de vue, qui, séparés les uns des autres, n'ont aucune signification. Mais cette voie est ardue, car la compréhension intellectuelle peut mimer la compréhension intégrale qui engage l'être tout entier. Le rejet du mental peut donc être préconisé dans la voie de l'éveil, et c'est l'itinéraire de la doctrine du bouddhisme qui a terminé son accomplissement au JaponBien qu'à l'intérieur du zen on retrouve deux écoles qui n'accordent pas la même importance aux règlements et présupposés. en passant par la Chine. Ce mouvement est complémentaire de bien d'autres qui utilisent des Idées pour faire passer l'aspirant dans la quête absolue, au risque de lui fournir des béquilles qu'il conservera trop longtemps.

Les lois censées mener à ce qui existe avant toute loi, les règlements chargés de faire respecter un ordre insaisissable, les prescriptions du langage lui-même pour indiquer le chemin qui mène au-delà de lui, sont les décors fugitifs du Tao, et non son essence. Les ignorer est une voie trop abrupte, s'en réclamer, une voie trop souple. Entre l'arrogance de faire abstraction de toute genèse spirituelle, et la soumission veule à une doctrine réglementaire, existe sans doute un moyen de reconnaître dans toute expérience spirituelle un signe de piste.

Ce que remettent en cause les maîtres de l'Asie, c'est qu'il faille obligatoirement regarder ces tableaux et les trouver justes et beaux, au lieu d'attendre qu'ils vous parlent. Or évoquer le soi, c'est exactement cela. On peint quelque chose qui a toujours existé sans qu'on sache pourquoi ni comment, ni à quoi il sert. C'est là. Il n'y a rien en amont. On le trouve ou non. Terminé. Rien à dire de plus. C'est presque trivial, et certains maîtres paraissent même obscènes, quand ils coupent court aux argumentations, pour pousser un cri, faire un geste déplacé dans une assemblée confite de dévotion et de solennité. La Grande Image n'est pas une collection de points de repère, mais le sentiment intime — que peu savent vivre — que chaque pas révèle un sens, quel que soit le but à atteindre.

Quand on l'évoque, le grand symbole — informel — donne confiance, présage le soi en dehors de tout calendrier. La chose a été entr'aperçue par le cœur ou l'esprit, et le moi se contente de ces figurations pauvres de l'autre rive, qui lui rappellent d'une part son obscurité, le Soi est juste deviné mais insaisissable, d'autre part sa lumière. S'oppose au monde ténébreux la fenêtre de l'absolu confusément cherché, fenêtre où s'entrelacent le Ciel et la Terre alors que leurs emboîtements sont encore flous et indiscernables. Cette petite béance vers la lumière équilibre les pas du chercheur, et s'évanouit quand il oublie sa quête. Il doute parfois: une voie caractérise le soi comme une sorte de fuite sublime couronnée, une autre comme une maîtrise de la vie, une autre encore comme un dépouillement tel que rien ne subsiste de soi-même, une autre enfin comme une noce avec le Divin. La Grande Image doit rester imprécise, opaque même, pour ne pas devenir un cliché précis qui ne mène nulle part, une pancarte obligatoire, une caricature.

Que le soi absorbe les dualités, ce qui est vrai, quand on le présente comme un nouveau regard à l'usage de l'éveillé contemplatif, ou bien qu'il mette en relief l'obscurité du monde et de la vie par sa simple transparence (et qu'il semble ainsi s'en dégager), formule contraire qui tente d'en faire un objet séparé du monde, il s'agit de la même réalité. Mais le combat pédagogique a eu son importance chez les maîtres, parmi lesquels se retrouvent les catégories sublimées de l'humanité, les actifs et les contemplatifs d'une part, les expansifs et les taciturnes d'autres part, les conservateurs et les créatifs enfin. Chaque éveillé joue avec le Soi à sa propre manière, et se laisse emporter par lui d'une façon qui lui est propre également. Il serait absurde que ce combat soit préjudiciable aux chercheurs, et que ces derniers stagnent pour opposer les partisans du soi hors de la vie et ceux du soi dans la vie, ou encore les maîtres de l'éveil graduel (qui font confiance aux imprégnations mentales et à la consécration) et les maîtres de l'illumination subite, qui les méprisent et rejettent toute procédure, et déclarent que toute démarche est non-avenue si le satori ne débouche pas le Moi de l'ego.

Contentons-nous de visualiser le haut et le bas, la droite et la gauche, sans nous acharner à trouver leur ligne de démarcation, qui donnerait une précision fausse tout en les séparant.

Contentons-nous d'admettre que le Soi existe, quoiqu'il procure, et quelle que soit la manière de le rencontrer. Dedans ou dehors, les yeux ouverts ou les yeux fermés, ou les deux en même temps; en raffinant la pensée ou en la rejetant par principe, en s'appuyant sur des procédures ou non, par le cœur, le sacrifice, par le dépouillement de l'intelligence, par le doute sur toute pensée, ou la conviction profonde du Sens ultime — tout juste deviné à travers l'aube de la Grande Image.

7 Méditation sur l'alternance du principe.


En réalité, la conscience d'éveil n'ayant plus rien à voir avec ce qui précède l'illumination, il est absurde de l'aborder par la comparaison. Il y aura donc toujours différents types d'éveillés. Ceux qui se laisseront emporter très loin sans se soucier du passé ni de leurs racines, ceux qui n'en reviendront pas d'y être parvenu et qui trouveront dans le prosélytisme lyrique une manière d'en témoigner, ceux qui voudront l'intégrer et le mettre au service de la vie sans souligner les différences entre l'ordre du Haut et le chaos du Bas. L'éveil est une nouvelle dimension, qui en prépare dorénavant d'autresPassage au Supramental, éffectif depuis 1956, mais qui peut déjà se suffire à elle-même, et chacun est libre de s'y consacrer, compte tenu du fait qu'il jouira d'une grande liberté dans le Soi. Certains dénient les émotions, d'autres les conservent, sublimées, mais rien ne permet de les départager. Si le détachement est profond, l'exubérance est une joie, l'impavidité une gaîté sans objet, et il ne nous appartient pas de valoriser les éveillés froids au détriment des éveillés chauds, ou l'inverse. Pas d'uniformité dans l'universel, n'en déplaise au mental qui voudrait, une fois pour toutes, s'en tenir à un modèle standard du sage, sans doute pour l'imiter bêtement. Et de cela nous apprenons que les doctrines ressemblent à leur fondateur, d'où leur élasticité surprenante, pour des méthodes qui défendent les mêmes choses.

D'une manière très générale, l'envie de transmettre subsiste, à travers des formes variées, notamment la maîtrise, Sat-Sang, entretiens libres entre l'éveillé et les chercheurs, et les formes plus structurées de témoignage, suivi doctrinal et pratique, ouverture interactive vers la psychologie, la médecine, l'écologie, l'éducation. L'éveil permet d'éviter les amalgames entre les choses, selon le principe que le mental jouit enfin d'une clarté pure, et que les interférences subjectives constellent très peu le discours — en tout cas par rapport à tous ceux que le Soi évite encore.

Le passage du chaos à l'Ordre existe, c'est le soi. Il engendre des perceptions nouvelles. Il se répand. Mais la chose était exceptionnelle autrefois, auréolée d'énigmes, de protocoles, de secrets. Il en reste d'archaïques traces. Quelques fossiles encombrent le terrain de la révélation du Verbe. Toutes les traditions monopolisent certains héritages, tendent à justifier leurs prédicats par toutes sortes de ruses et il est vain de leur faire confiance par principe. Chaque voie rend vite obligatoire ce qui la caractérise, et le chercheur naïf se laisse berner. C'est l'érosion du temps, qui affecte le discours, sclérose les articulations doctrinaires, et émousse les vérités premières qui sonnaient à l'origine comme des paroles inédites et puissantes.

Le risque est donc de se perdre dans des appréciations contraires et qui peuvent toucher des points importants. Par exemple, on trouve souvent l'éloge de la contemplation comme passage obligé, chez les hindous et les soufis. Elle ne saurait être volontairela contemplation est un état d'osmose entre le moi et le TOUT qui n'est possible qu'en phase de coïncidence extrême avec le non-moi. L'horaire n'en est donc pas fixé par l'individu, mais le Tao profite de la disponibilité passive du chercheur pour se manifester à lui, en quelque sorte quand celui-ci est prêt pour le recevoir. Laisser libre cours aux pensées a plus de chance de mener à la contemplation que les exercices convenus de concentration. Dès que l'on touche au fonctionnement de l'esprit, il faut équilibrer le yin et le yang, c'est-à-dire compenser tout ce qui est finalisé (techniques, zazen, prière, méditation spéciale, etc) par des moments totalement purs d'errance intellectuelle, que le contact avec la nature, par exemple, peut favoriser., et l'évoquer comme un impératif est paradoxal. Le Tao vient aussi à la rencontre de l'homme qui cherche, ce qui est un équivalent de la grâce, et je souligne par la même occasion que le but de l'ascèse est la non-séparativité, et non la perfection illusoire du moi triomphal qui surplomberait la viemême préoccupation dans la prajnaparamita, chez le patriarche Tao-Sin sur l'absorption unifiante (san-mei en chinois). «celui qui se tient dans le samâdhi unifiant ne voit de dualité en absolument rien».. Pour la plupart des maîtres, le soi est vraiment un contact. La cessation de l'activité mentale permet de «baigner» dans un nouvel univers. Quelques maîtres font abstraction de cette fusion avec l'éther et présentent donc l'éveil comme une simple transformation du moi. Il me semble incomplet de présenter le soi du simple point de vue du moi. Il transforme aussi toutes les relations au non-moi, et si les phénomènes peuvent être ressentis comme illusoires, au-delà persiste l'ambiance de l'univers incréé et intemporel, sidéral, perceptible par tous les sens et la conscience.

Dès que la reliance est oubliée, quel que soit d'ailleurs la difficulté de nommer l'objet auquel le soi relie (Tao), le risque se fonde d'aborder la connaissance comme un ultime produit du moi ne débouchant sur rien d'autre que lui-même, mais dans une sorte d'apothéose. À ce titre, n'oublions pas que la mystique complète la sagesse, en établissant la quête de l'objet divin, alors que cette préoccupation est inutile dans le cadre seulement de l'ouverture au soi. Le soi n'est pas habité, comme le sont certains espaces transcendants dynamiques, tels que l'Inde les a par exemple décrits dans les Védas. Mais, bien qu'il soit vide, il est perçu comme une présence. Si cette présence n'est pas personnifiée, (et il est inutile de le faire), c'est la présence simple du sens permanent des choses dans une continuité suprême, sans déchirure — même pour les plus infimes événements et ressentis. Avec en arrière-plan le sentiment d'une vastitude qui contient tout, autorise tout, et laisse se produire la manifestation dans une bienveillance passive qui est le support de toute conscience.

C'est par cet aspect que les hindous font du soi — le Brahman, une révélation divine puisque l'Un s'accomplit au-dehors et au-dedans. Mais pour le reste de l'Asie, le sens ne peut se fonder qu'en l'homme et ce qu'il observe. Aussi, pour l'âme jaune, quand le soi se manifeste et que le sens exhaustif apparaît, quand le non-né devient tangible, cette nouvelle réalité se suffit à elle-même sans qu'il soit nécessaire de l'appareiller à une intention divine, ou même à une finalité préconçue. Il était donc prévisible que le bouddhisme s'instaure parfaitement bien en Chine, et qu'il prolonge, finalement, sous le nom de Tch'an, le taoïsme de l'éveil qui lui avait préparé son nid.

Le mythe de la méditation, qui caractériserait certaines voies et pas d'autres, n'est pas le seul casse-tête qui s'offre au chercheur scrupuleux. Le nom de Dieu rôdant toujours, de près ou de loin autour du phénomène spirituel, il n'est pas rare qu'une personne prête à suivre la voie s'arrête en cours de route pour n'avoir pas su comprendre la différence entre la sagesse, qui ne paie finalement pas de mine, et la mystique auréolée du prestige de l'incompréhensible, de la révélation, du toucher divin. L'opposition est même entretenue par des écoles des deux clans, se réclamant toutes de la plus haute vérité, et qui condamnent fermement la branche adverse. Des mouvements mystiques que je juge personnellement peu recommandables, mais qui vendent Dieu bon marché, prétendent toute honte bue que le désir d'affranchissement du sage, tel par exemple qu'il s'incarne dans le Bouddha se moquant des décrets du Créateur, est un pur mensonge, voire de l'orgueil de la pire espèce. Inversement, certaines écoles de la sagesse qui vantent cahin-caha les mérites de l'éveil, du soi, discréditent les perceptions divines en les classant, trop vite à mon gré, dans la catégorie des «émotions». En réalité, il existe différents types de réalisations, et c'est le moment de citer l'apologue de l'éléphant. Qui prendrait pour l'éléphant entier, dans le noir, sa trompe, ou ses flancs, ou une seule de ses pattes, ou son derrière, se tromperait. Une réalisation n'empêche pas l'autre, et si j'insiste autant sur l'équilibre entre le processus de «fermer les yeux» et celui «d'ouvrir les yeux», c'est tout simplement que c'est le seul moyen pour que le mystique ne tue pas le sage, et pour que le sage ne tue pas le mystique — au fond de soi-même.

La mystique est souvent rejetée par les sages, entendons par là les possesseurs du soi, qui savent que sans la réalisation du Vide incréé, les illuminations dynamiques ne sont que des passages furtifs aggravant la dichotomie entre l'état de veille ordinaire et la montée illuminative. Le non-né, au contraire, le Brahman, s'installe et donne au moi une sorte de stabilité imprescriptible, raison pour laquelle les chinois considèrent cette réalisation comme la noce ultime du Yin et du Yang, la stabilité pouvant s'articuler sur l'impermanence des sensations, maintenant qu'il n'y a plus d'opposition, grâce à l'éveil, entre l'enracinement essentiel et la disponibilité de principe à chaque nouveau moment.

Certains états de conscience ne se manifestent que dans une attitude entièrement yin, où plus aucune tension ne tire la perception dans un sens ou un autre. La volonté ne s'empare pas de ces moments de lumière, et il est donc convenable de laisser alterner les phases de disponibilité pure et les procédures où un mouvement s'initie, à partir d'une initiative quelconque. Cette complémentarité commune en Chine entre le non-agir et l'intention déterminée, facile à comprendre par l'arrière-plan de la philosophie du Yin-Yang (Taï-Chi), est plus difficile à mettre en place dans les autres traditions, où la notion d'équilibre est moins présente à l'esprit, ou bien cachée par d'autres considérations. Mais l'on peut considérer que même les procédures encadrées d'une finalité précise, quel que soit leur tradition d'origine, comme la méditation bouddhiste par exemple, ou la spéculation libre du jnanîn, ont pour fonction non pas de renforcer la perception du temps au moment même où elles s'effectuent, mais au contraire d'évaser cette durée — convenue dans la pratique par un horaire — vers d'autres univers, plus difficiles à contacter sans cette mise en scène préalable. Le fruit des méditations se manifeste souvent en dehors des moments qui lui sont consacrés, et c'est donc particulièrement stupide de s'acharner à programmer des moments meilleurs que les autres. L'intention des conventions qui matérialisent les pratiques est en amont de leur soi-disant but, et elle doit être profondément comprise et ressentie afin que l'exercice spirituel ne renforce pas une habitude nouvelle habillée d'un fantasme transformateur.

On pointe souvent le rôle du mental discriminatoire dans les voies de l'Inde, mais si d'autres formules sont efficaces et remplacent cette discrimination exclusive, un chemin tout autre mène au même lieu du soi, par exemple par l'amour inconditionnel ou l'action pure, qui engendrent de la même façon, — en tout cas chez tout adepte sincère, l'abandon de sa propre volonté, tandis qu'une intuition directe tient lieu de discrimination spéculative (viveka). Et si je continuais à développer ainsi, vous finiriez par être persuadé que rien ne dépend des voies (je continuerai à critiquer leurs oppositions et leurs rivalités), mais que tout dépend du chercheur. C'est là que je voulais vous amener. Je me dispense d'une démonstration fastidieuse, pour mieux vous faire comprendre l'essentiel. La même épuration psychologique peut se produire par des mouvements divers, à partir de doctrines singulières, puisque les mêmes résistances sont mises à jour par des moyens multiples.

Tout système, même celui que l'on aime, peut emprisonner s'il n'y a plus moyen d'intégrer ses «considérations», comme toute absence de système contraint à des revirements incessants.


Une vigilance forcée ferme la réceptivité yin,
comme un abandon négligent et émollient ferme le travail intérieur du moi sur le moi.

L'âme chinoise sait que l'alternance est le principe de la métamorphose. Les navettes entre la disponibilité pure et confiante et les mouvements profonds de concentration se succèdent et s'apportent des informations mutuelles. De la même manière, les navettes entre «fermer les yeux» (travail intérieur) et «ouvrir les yeux» (déchiffrage du non-moi et du ressenti) peuvent s'organiser d'une manière dialectique, les découvertes d'un processus épaulant celles de l'autre. L'exemple le plus frappant est celui de Sri Aurobindo qui, pour faire descendre le supramental entre les deux dernières guerres mondiales, a combiné toutes les ressources du travail intérieur, la sadhana, aux qualités féminines de réceptivité pure, pour se laisser guider par l'écrasante énergie supramentale.

Mais par acharnement, l'on peut se contraindre et s'enfermer; ou au contraire se laisser aller et confondre la passivité avec une stratégie suprême. La fermeture, par excès de yang, est fréquente pour une raison toute simple. Un chemin s'est ouvert grâce à une couleur, une pratique, un nom, une tradition, et l'on tient à se fonder dans cet itinéraire-là et pas un autre, par hommage sans doute à l'accouchement intérieur qui s'est effectué. Le mental commence à tenir à ses vérités supérieures comme un chien tient à son os, et l'adepte, même sincère, se verrouille dans les prédicats de son obédience — quelle qu'elle soit — sans pouvoir démordre des vérités apprises. Si un cycle est révolu, c'est une erreur de cultiver des survivances, même profondes. On ne peut reprocher aux traditions le déchet qui les caractérise, ni leur attribuer la responsabilité des laissés pour compte qui foisonnent en leur sein, manipulés par les vérités doctrinaires qu'ils n'ont pas su expérimenter. Le manque de fermeté intérieure, par excès de Yin, c'est-à-dire l'incapacité à «fermer les yeux», à s'abstraire de l'événementiel pour amorcer un dialogue avec soi-même, engendre toujours les mêmes victimes spirituelles. Bonnes, sensibles, idéalistes, leur identité n'a jamais été détachée du vécu par une procédure quelconque d'intériorisation, et la dépendance aux émotions, aux pensées, aux représentations du monde et du Divin, persistent et empêchent la sadhana.

Aussi devons-nous en revenir à l'âme des mouvements pérennes, y voir le labeur originel, couronné ou non de succès, et non la surface parfumée des paroles qui cachent l'expérimentation — l'ascèse comme un art de savoir tomber et de se relever pour tous les candidats, la souffrance de l'incompréhension pour l'avatar adulé, le sacrifice du moi au Moi dans tous les cas de figure. Les systèmes parlent de l'hypothèse seulement de l'éveil, sans comptabiliser les chances ni calculer les risques d'y parvenir. Évoquer la non-séparativité dans un monde de barrières et de frontières est peine perdue. La belle unité de la parole du sage ou de sa doctrine ne peut être ressentie par ceux qui vivent encore avec un moi divisé. Le message unique se sépare en présupposés philosophiques, énoncé des pratiques, et visées finales.
De l'éveillé à son discours, l'un s'est perdu dans les voiles de sa représentation mentale, primo la légitimité convenue de la recherche, secundo dans la description (et l'usage) des procédés et tertio dans sa finalité, censée vérifier les deux autres points.
L'homme uni brise l'image de son unité par les différentes perspectives qui lui permettent de l'évoquer. Son expérience sort de son cadre. Le maître qui met des noms sur le goût de l'expérience de l'extase donne envie d'en boire le vin, mais il s'abuse lui-même s'il prétend tendre la coupe. Aussi certains éveillés ont-ils tout simplement choisi de se taire. Il n'y a guère le choix. Ou ne rien dire, ou reprendre tout à zéro, car il est lassant de voir que la démystification — l'annonce de l'éveil possible, devient à nouveau une mystification. Un lieu commun veut que ce soit ceux-là les plus grands, ceux qui se taisent, au-dessus même des instructeurs; une autre rumeur les désigne comme les plus petits d'entre les maîtres, ceux qui ne savent pas passer le flambeau. Mais ces jugements n'ont aucune portée. L'éveillé éprouve une certaine jouissance à évoquer l'issue de l'ignorance. Il n'a plus guère d'autres motivations. La propagande pour l'éveil est un phénomène historique, chaque fois différent, et qui s'inscrit dans la totalité du cheminement humain comme une formalité parmi tant d'autres. L'entreprise mérite d'être renouvelée. Car sans la fraîcheur, le témoignage ne déboute pas le passé, ne cerne pas le présent, ne ravive pas l'amour.

Voyager dans une contrée lointaine ou en établir la carte sont deux aspects différents. Les traces de pas, c'est-à-dire la parole ou l'écrit pur, seront toujours supérieurs aux plans de l'itinéraire — la doctrine ficelée, la dogmatique, qui prétend fournir clés en main la vision d'un Bouddha, d'un christ, d'un Sankara ou d'un Milarepa. Marcher sur les traces des éveillés c'est donc tout simplement plonger en soi-même sans garde-fous pour dissoudre la pensée, venir à bout du moi contingent et sécuritaire, purifier la mémoire et l'anticipation — creuser dans le puits sans fond de la conscience sans préjuger de la quête.

Étudier les cartes, c'est-à-dire comparer les doctrines, revisiter les koan zen ou les joyaux bouddhistes, lire et relire la Gîta ou les bases d'un enseignement, travailler les canons et les principes d'une école pour s'imprégner des vérités fondamentales, pratiquer des exercices associés à un mouvement et pas à un autre; bref, essayer autre chose en fonction de critères déjà établis est une occupation moins radicale. Il n'y a pas lieu de subordonner le travail pur de dépeçage de l'ego — la plongée dans l'inconscient, à une vision spirituelle particulière. Et il est inutile, tout autant, de subordonner le système qu'on choisit (Dieu sait s'il en existe issus des paroles des instructeurs et des éveillés), à sa propre alchimie intérieure. Des liens de plus en plus souples et profonds peuvent réunir l'expérience du moi aux représentations qu'il utilise pour se frayer un chemin exploratoire.

Ce qui est compris à l'extérieur de soi doit encourager l'investigation intérieure et inversement. «Ouvrir les yeux» et «fermer les yeux» ne doivent pas se combattre ni dépendre l'un de l'autre. Le chantier radical se réduit parfois à «fermer les yeux» comme si seul l'univers intérieur comptait. Mais il est déterminé par les sensations, l'image du monde, la genèse personnelle, la vitalité et le corps. Aussi est-il imprudent d'abandonner les investigations sur ce que représente le non-moi sous prétexte de venir à bout de sa propre psychologie. Les intuitions se développent mieux chez ceux qui continuent d'être ouverts et disponibles au monde extérieur que chez les ascètes emmurés dans leur retraite. Cependant, le sujet étant tout, par simple évidence, une sorte de prévalence de principe est légitimement accordée au processus «fermer les yeux», qui caractérise le travail du moi sur le moi. C'est le champ mouvant du moi traversé par l'intelligence du moment qui peut agir sur les structures psychologiques directement, dans l'intimité même du discours permanent — sans l'écran du positionnement mental réduit par ses étiquettes, son image et son rôleNouvel hommage au zen authentique irréductible au zazen. Beaucoup s'arrêtent en chemin, identifiés corps et âme à un maître, ou impeccables dans une pratique, mais sans posséder assez de recul sur ce qui les nourrit pour continuer seuls le chemin.

Ce qui est transformé par l'expérience pure, quels que soient les points de repère extérieurs, les obédiences et les disciplines, constitue l'âme de la démarche. Cette intimité avec soi-même, libre de toute forme, de toute pratique, de toute maîtrise, permet de comprendre les paradigmes divins, le rachat par le soi de la condition ténébreuse, et la ramification — en brisant les cercles d'inféodation, au Tout proprement dit, homogène et insécable. Il n'y a guère à instaurer de passages entre le monde du moi en changement perpétuel et les moyens convenus par lesquels il change, ou cela se fait toujours au profit de l'étiquette et du ritualisme. Un ressenti profond doit se maintenir, avec de subtiles sensations physiques, émotionnelles et mentales, pour qu'une pratique conserve son efficace. Les liens inconscients, mécaniques, convenus entre les perceptions du moi, les objets de la vitalité, et les impressions physiques, ne doivent pas se rompre. Un nouvel œil doit pouvoir surgir et les observer. Le moi reste en permanence relié au Tout, par une forme quelconque de liaison des plus archaïques aux plus sublimes, et la respiration a toujours été le symbole de ce lien. Le mental au contraire invente le réel, alors que les poumons respirent un gaz concret qui assure l'étroite connivence du moi et du Tout.

La confiance quasi aveugle dans les pratiques, qui est le fléau du bouddhisme post-originel, ne pouvait que susciter un mouvement contraire, tel le bouddhisme zen, qui s'est efforcé d'élaguer le système pour effectuer un retour au Soi sans l'inventaire des présupposés religieux, philosophiques et moraux, qui le pervertissait depuis son passage du pali au sanskrit — tout en maintenant le cap sur l'ensemble du ressenti, stratégie qu'il possède en commun avec le taoïsme. Quand une doctrine s'édifie en réaction à d'autres, elle risque de tomber dans l'erreur inverse que celle qu'elle rectifie. La sobriété doctrinale du zen est aussi suspecte que la dérive du bouddhisme récupéré avant son essor mondial par les sanskritistes. Le dépouillement aussi peut être excessif et oublier au passage certaines réalités dans un parti-pris d'école à conserver. La personnalité du maître est plus importante dans le zen que dans les autres voies et c'est aussi dans ce système que les contrefaçons sont les plus nombreuses, la pratique exclusive du zazen pouvant transformer le moi tout en brisant les sensations subtiles de liaison avec le Tao pour ne révéler en fin de compte qu'un soi individuel, différent du grand soi, que les hindous ne cessent de mentionner afin qu'aucune réussite, qu'aucune percée n'en détourne, dans un pays où convoiter la lumière est monnaie courante. Certains textes laissent présager que Shakyamuni aussi dénonçait une certaine réalisation, ou quelque chose qui passait pour tel, chez quelques sommités triomphalistes de Bénarès, épuisées par leurs pratiques, confinées dans leur détachement forcé, mais secrètement attachées aux représentations religieuses de leur culture autant qu'à une haute opinion d'elles-mêmes. Chercher l'éveil en se spécialisant dans le processus que j'appelle fermer les yeux, au détriment de son complémentaire, ouvrir les yeux sur le monde en préservant la spontanéité, a toujours donné le même résultat sous tous les cieux, c'est-à-dire des caméléons de l'éveil, des hommes profondément convaincus de leur qualité spirituelle entretenue savamment par un calendrier exemplaire, mais dépourvue de la sensibilité libre et détachée que procure le satori.

S'il est dangereux d'évoquer des univers au-delà de la perception réelle que l'on possède, puisque on peut croire les avoir atteints pour savoir seulement les nommer et les courtiser tout en les appâtant par des singeries, il est tout aussi dangereux de réduire le Tout et de dénier les univers subtils pour ne vanter que l'ascèse du moi. Le soi qui ne relie pas, c'est-à-dire sa contrefaçon, le domptage de la pensée par des expédients divers et complémentaires, ne peut être celui de Bouddha, de Lao-Tseu, de Bodhidharma, de Lin-Tsi, de Dogen, de Sankara ou de Ramana, de Nagarjuna, pour ne parler que des plus grands défenseurs de l'éveil. Le calme cultivé de l'esprit n'est pas le satori. L'apprivoisement de la pensée n'est pas son éclatement.

Ces considérations doivent être prises en compte avant de s'engager dans une voie spirituelle précise. Il est évident que la parole d'un éveillé (d'une autre voie que la sienne) vaut mieux qu'un enseignement suivi à l'intérieur d'une doctrine que l'on aime, si cela est formel et convenu, professé par un disciple, aussi sincère soit-il dans son imitation, mais qui n'a pas encore éprouvé le satori. Je suis certain qu'il n'y a qu'une voie, qu'un témoignage authentique, à travers différentes formes, fléchies par l'âme de la race, colorées de l'être particulier qui fait la grande expérience. Il y a même aujourd'hui des éveillés qui ne représentent aucune tradition, ce qu'ont du mal à admettre les transmetteurs en quelque sorte «certifiés conforme». Un maître qui ne se préoccupe pas de réformer un enseignement, qui ne s'amuse pas à prolonger un système en le modifiant met à jour parfois une doctrine plus simple et plus efficace que les voies immémoriales qui rassurent par le nom illustre du fondateur, mais qui n'ont cessé d'être ravaudées, modifiées, acculturées en changeant de site — jusqu'à former des organismes hétérogènes dont la colonne vertébrale a disparu, faute d'une lignée ininterrompue d'éveillés. Cette mémoire-là est trompeuse. On peut être professionnel du sacré, porter la robe, et manquer la réalisation. C'est la mode de cette fin de cycle, où les survivances reviennent se battre contre des innovations, des percées imprévues — sous la pression de la survie évolutive. Cette fin de siècle voit le jour d'éveillés dispersés qui ne se réclament de rien d'autre que de leur aspiration, et qui dénoncent souvent le miroitement sécurisant de la procédure qui consiste à suivre un enseignement réputé ou une figure charismatique. Une fois de plus, le samsara nous tient. Tout y est prévu pour l'apparence. Et un érudit déguisé en éveillé passe plus facilement pour un possesseur du soi qu'un possesseur du soi passe pour un maître, s'il témoigne de sa seule expérience, et qu'il ne porte pas l'habit ni le flambeau d'un christ ou d'un Bouddha. Sucreries que tout cela, en vérité. La plus haute incarnation se cache peut-être chez un mendiant de l'Inde, le pays des dieux. Prudence avec les enseignements spirituels. S'ils ne sont pas suivis sous la direction d'un maître authentique, ils égarent de sa propre nature le moi. Je dois vous amener à découvrir le soi par vous-mêmes, et je ne vous indique pas comment me suivre, ou comment reconnaître qui doit être suivi. Vous avez besoin de vous transformer d'une part, et de vous relier d'autre part.

Ne sacrifiez jamais un des deux pôles. Nous sommes là. Savoir pourquoi n'ajoute rien. C'est encore de la mémoire. La cause se trouvera bien plus tard. Ce sera une osmose et non pas une réponse.
Nous sommes un je cerné par l'univers.

La méditation n'est pas faite pour le moi au détriment de sa participation au Tout, ni faite pour entrer en résonance avec le tout en oubliant le moi. Parler de méditation bouddhiste ou taoïste, vedantique ou chrétienne, soufie ou transpersonnelle, ou encore zen, est un pur contresens. La méditation est la méditation. Plus on la cerne de près, moins on aura d'insights inconnus. Plus on la dirigera, plus on passera à côté, en les sous-estimant, d'informations irruptives, d'apparence insensée, qu'elle peut mettre à jour, et qui signalent le chaos. Que l'on mette un cadre autour de la méditation est indispensable, et l'on peut même en varier les formes. Mais il n'y a pas de vraie ou fausse méditation. L'exercice peut dériver vers l'introspection, vers les associations libres d'images ou de concepts, il peut amener des résistances ou imposer au contraire une quiétude surgie de nulle part, qui s'effacera si la cause en est cherchée. La méditation est la liberté. Plus on la présentera comme une nécessité obéissant à des règles, moins elle donnera de fruits, ou seulement de petits résultats particuliers, étiquetables, vite récupérés. Elle est un moyen par lequel le moi s'oublie lui-même, et paradoxalement, c'est ainsi qu'il se découvre. Toutes les formes de méditation sont possibles.

Par la respiration on peut faire monter l'énergie dans le mental pour le pacifier ou au contraire l'on fait descendre le souffle consciemment dans le corps pour renforcer la perception physique, et la structure immunitaire. Toutes les méditations visent à démystifier la vitalité ou personnalité, au-dessus de l'énergie physique et en-dessous de la conscience mentale. Son premier effet est de faire prendre conscience que l'esprit, la personnalité et le corps, possèdent des juridictions relativement séparées, mises en avant chacune par les circonstances. Le moi se trouve multiple, s'en étonne, puis s'en émerveille. Par la suite apparaissent les ressacs mentaux, nœuds d'associations d'idées répétitifs et inutiles, les résurgences mémorielles qui font apparaître les schémas qui président à l'image de soi, les événements les plus marquants, les virages existentiels. Les traditions n'ont jamais cessé de s'emprunter des moyens. Le juif qui s'humilie devant Dieu, le taoïste qui se considère comme un orphelin pour prendre acte que le principe lui manque, le bouddhiste méditant sur l'ignorance générique jusqu'à reconnaître son impuissance, l'hindou s'abandonnant sincèrement à l'image de sa divinité de prédilection, ou encore le vrai chrétien qui, pécheur, accepte sa vulnérabilité et sa faillibilité, passent tous par des concepts et des représentations différentes pour aboutir exactement au même aveu. Cet aveu, appelée aujourd'hui prise de conscience de l'ego, fonde l'humilité vis-à-vis du Tout, avant que celui-ci ne soit caractérisé. Si cette opération intérieure n'a pas lieu, en fait le seul préalable indispensable à toute recherche, toute pratique spirituelle sera vaineComment remplir un récipient qui n'a pas été vidé? disent les maîtres aux «disciples» qui veulent chercher la lumière avant d'abandonner leur personnalité.

Vouloir obtenir une image nette de la totalité, ou encore de la justification de l'éveil, est une ruse du mental pour ajourner l'appel. L'éveil s'origine ailleurs, dans l'incertitude solaire prête à dissoudre le moi fossilisé, dans le dénouement de l'enchevêtrement. L'obscurité reconnue, il devient possible de s'en affranchirPrincipe commun au bouddhisme et au taoïsme, dont l'aspect complémentaire est la recherche de la lumière, mis en valeur dans l'hindouisme. Les deux choses sont indissociables et il est dangereux de se vouer à la lumière sans reconnaître la pertinence de l'ombre, comme il est insensé de se vouer à l'exploration de l'obscur sans être profondément attiré par la virtualité du passage illuminatif, soi ou Intelligence transcendante..


8 Réflexion sur les déguisements du Soi.


La seule raison de chercher le soi, c'est de sentir qu'il manque quelque chose d'essentiel — le sentiment de l'unité et de l'union. Toutes les considérations qui fondent sa recherche sur autre chose possèdent un caractère artificiel qui complique la démarche. Aussi il s'avère aujourd'hui que les pédagogies de l'éveil qu'on attribue aux grands noms comme Patanjali, Gautama, Sankara, Bodhidharma, Nagarjuna et quelques autres grandes autorités, légitiment le soi en mélangeant les justifications. On y trouve des aspects purs naturellement, mais aussi des éléments en réaction à d'autres doctrines, ce qui leur donne un caractère compétitif pour viser une suprématie, et des sortes d'incitations utilitaristes que je récuse. Sans doute n'apparaissaient-elles pas du vivant du fondateur, mais plus l'empreinte est large et profonde, plus les altérations s'immiscent progressivement et permettent d'ailleurs, le cas échéant, la construction d'une religion. La recherche du soi devient alors une sorte de convention imprescriptible tandis que s'établissent des moyens draconiens pour le conquérir, ce qui pervertit l'attention spontanée.

L'être n'y est plus vanté pour lui-même ni pour la conscience qu'il procure, mais pour toutes les casseroles qu'il permet d'abandonner et que nous traînons comme un fil à la patte. Le soi n'est plus décrit comme la jouissance intégrale de la non-séparativité, mais il sert de couteau pour trancher différents nœuds et couper les amarres. Il devient presque le moyen de faire cesser le bruit de la mémoire, qui dérange. Il n'est plus le passage exhaustif, le centre des directions, le moi contenant le tout et le tout contenant le moi, mais le simple prétexte à dénoncer des illusions emboîtées les unes dans les autres, et qui vont devenir d'autant plus réelles qu'on s'acharne à les dépasser plutôt qu'à comprendre leur place. Aussi n'est-il pas stupide de voir parfois les maîtres spirituels comme d'aimables mystificateurs, prêts à vendre un produit d'excellente qualité avec des arguments médiocres pour attirer les chalands.

Comme le soi est homogène et que ses possesseurs le sont également, la formule fonctionne parfaitement bien. Les relations tissées entre le mystère de l'inappropriable et les raisons pour lesquelles il convient de se l'approprier sont admirablement conçues. Le bouddhisme originel est cohérent, bien que la souffrance et le soi n'aient rien en commun sauf le fait de s'exclure mutuellement, d'où l'extravagant paradoxe de subordonner le soi à ce qui l'empêche. On notera que le Tch'an, puis le zen, mettront l'accent sur l'obtention du satori en faisant passer au second plan l'institution de la souffrance-ignorance comme cause du processus d'éveil, ce qui caractérise le bouddhisme religieux et philosophique, exotérique. L'advaïtisme, florilège de l'Inde, est cohérent, bien qu'à insister sur l'unité avec un tel acharnement le système révèle l'obsession de réduire à une seule image totalitaire l'expérience spirituelle, jusqu'à dénigrer le libre usage du soi par l'éveillé. Des distinctions savantes pour différencier le soi du grand soi, ou parabrahman — viennent étayer une théorie avide de sa propre suprématie tout en établissant une querelle qui ne peut concerner vraiment qu'une douzaine d'individus par génération, la petite catégorie des maîtres attachés à leur réalisation, pris au piège de se comporter, à une échelle supérieure, comme ceux dont ils dénoncent l'ignorance. Tandis que ceux qui sont prêts à se hisser jusqu'au soi, et qui n'en sont plus très loin, voient leurs derniers mouvements remis en question par la rivalité des maîtres, puisque à nouveau des doutes s'instaurent sur ce qu'est vraiment le soi et ce qu'il procure par la complexité et l'enchevêtrement savant de notions censées le dépeindre — et la querelle autoritaire des gourous. Les joutes compliquent la consécration du chercheur, tout en nimbant le soi d'une souveraineté divine, propre à érotiser la quête en quantifiant l'inquantifiable, sans parler du discrédit suspect qui s'instaure sur la pertinence même de l'incarnation et la finalité du monde phénoménal, — verrue récurrente sur le visage spirituel de l'Inde.

Les maîtres hindous et bouddhistes forcent en général à la reconnaissance de la réalité non pas en vantant ses mérites propres et sa saveur, mais en la présentant comme un remède — à vrai dire une panacée, soit au mal de l'incarnation, soit au mal de l'ignorance psychologique. Dans la voie du Tch'an, du zen et du taoïsme, il n'est pas besoin de diaboliser le point de départ pour se mettre en route, et ces traditions font donc l'économie de tous ces présupposés qui péjorent la vie ordinaire tout en lui opposant le fantasme d'une vie spirituelle. Néanmoins, tous ceux qui ressentent qu'ils doivent guérir de l'ignorance ont une chance d'attirer le soi sans convoiter ce qu'il procure, encore indistinct dans une sorte de thérapie individuelle créative, qui appartient aujourd'hui aux plus belles floraisons du bouddhisme tibétain.

Mais ceux qui ne sentent pas qu'ils doivent guérir car ils aiment d'ores et déjà leur propre condition et s'accommodent de la vie présente peuvent seulement désirer le soi pour lui-même, pressentir le sentiment de non-séparitivité qu'il révélera et consacrera.
    Être n'est pas une compensation.
Aussi faut-il toujours distinguer dans un cheminement ce qu'il évite et ce qu'il procure. Le chemin qui évite cherche par définition à contourner des obstacles. Le chemin qui procure se dirige vers et cherche par définition à établir l'itinéraire. Chercher le soi pour éviter certaines choses promet un itinéraire sinueux. Le chercher pour en jouir est la voie royale et directe.

    La fuite de l'ignorance ne correspond pas à l'attraction de la connaissance.
Ce sont deux voies différentes qui peuvent aboutir au même lieu, mais elles diffèrent profondément. La proportion change entre l'investissement de l'ombre et l'ouverture exaltée à la lumière. Tout est permis à celui qui brûle pour la seule quête, la pure connaissance, et que tous les événements ramènent à sa question, à son manque, à l'absence, car il remonte la pente de la liberté, inexorablement. Tout est difficile à celui qui fuit son ignorance sans être emporté corps et âme dans la consécration pure, puisque il est encore attiré par la pente de la liberté, la jouissance soporative du moi, l'intensité dramatique du jeu vital, l'ivresse de dire je et de se croire à l'origine de ses pensées et désirs.

Le Soi continuera de capturer dans sa bienveillante sérénité tous les chercheurs, hommes ou femmes, qui sont prêts à se dépouiller des scories du chaos, par le simple processus de remise en question sans angles morts. Ce mouvement concerne non seulement des valeurs à abandonner, procédé facile et fragmentaire, mais des sentiments et des émotions à dépouiller jusqu'aux sensations elles-mêmes — sans oublier le bloc de la volonté constellé d'ambitions et de convoitises. Le soi ne s'obtient pas par le développement de vues justes, mais par une première rupture d'avec toutes les habitudes de pensée, de désir, et de ressentir, rupture qui s'accentue et dépouille de plus en plus en plus profondément la perspective du regard.

Voir l'Ordre au-dessus ne suffit pas à changer le chaos du bas, c'est-à-dire à transformer le moi contingent, et c'est la raison pour laquelle certains éveillés développent depuis des temps immémoriaux la maîtrise, qui leur permet de montrer aux autres comment remonter du chaos vers l'Ordre, du contingent bariolé des turbulences du temps et des événements vers le centre immobile qui absorbe tous les faits, libère de la pensée et accepte avec égalité les promesses du bonheur ou les étapes difficiles. Bien qu'il soit probable que la diversité entre les maîtres ne soit pas seulement d'ordre pédagogique, et que certains soient plus profonds que d'autres, ils participent tous sans exception de la même réalité essentielle qu'ils exprimeront chacun avec plus ou moins d'habileté, d'enthousiasme, d'à propos. Les critères d'évaluation manquent pour trier les amants de Dieu, les sages, les avatars, les prophètes, les maîtres aux prérogatives différentes, et cette classification ne serait d'aucun secours pour le chercheur ouvert: qu'il accepte seulement sa condition, son potentiel, sa souffrance de ne pas avoir déjà rejoint les vainqueurs de l'obscurité, si celle-ci s'accroche encore. Aussi est-il particulièrement impertinent de juger de la valeur des éveillés et des avatars, bref des instructeurs, avant d'avoir soi-même réalisé le silence intégral.

Disséminés dans les traditions, certains proposent des ascèses rigoureuses centrées sur le moi, d'autres font davantage confiance à la relation entre l'homme et le cosmos, et leurs doctrines diffèrent et parfois s'opposent. Certains inventent leurs règles, fondent et innovent, souverains, d'autres s'emparent d'un fonds commun et l'agrémentent de leurs propres considérations au risque de détruire l'homogénéité de leur héritage; d'autres enfin renient tous les systèmes et tous les enseignements, et sur leurs cendres ils bâtissent des œuvres inexpugnables et impénétrables, faussement légères. L'ensemble est parfaitement homogène. Nul n'a jamais vécu dans les mêmes proportions le processus de «fermer les yeux» et celui «d'ouvrir les yeux». Les deux sont nécessaires, et ce livre met en garde contre la tendance à sacrifier un des deux pôles, ou bien encore, ce qui est un danger plus subtil, à subordonner par trop de liens un des deux axes à l'autre. Il est faux qu'un mode d'emploi de l'intériorité et de l'exploration intime puisse être tiré avec une abondance de détails d'une représentation, d'une doctrine, de choses qui proviennent d'une manière d'ouvrir les yeux, aussi subtile soit-elle. À un moment donné, tout ce que nous savons, tout ce sur quoi nous nous arc-boutons pour continuer notre route s'avère un obstacle. Sri Aurobindo l'a admirablement exprimé dans cette formule: «la connaissance fut une aide, elle devient un obstacle». La transparence suffit, et trop tenir compte de l'obédience choisie pour assumer le travail exploratoire finit par le brider, ou lui faire dire des impressions convenues d'avance. Inversement, on ne peut assujettir les conceptions traditionnelles à sa propre expérience intérieure. Ce serait nier tout ce que l'on n'a pas vécu soi-même. Bien qu'il ne s'agisse pas de faire semblant d'avoir des expériences illuminatives, examiner leurs hypothèses avec mépris et les critiquer intellectuellement empêche d'avoir des garde-fous suffisants et des points de repère réels — sans permettre pour autant une meilleure approche de l'obscurité psychologique.

C'est par un processus naturel que fermer les yeux et ouvrir les yeux s'épaulent, dans la confiance sans doute que Lin-Tsi mettait au-dessus de toute autre qualité spirituelle, et qui me semble correspondre à la candeur enfantine louée par Sri Ramakrishna, et qui tient lieu de référence du yin dans le Tao-tê-King. En général, chaque être humain est plus doué soit pour se pencher sur lui-même, soit pour s'ouvrir au non-moi. Il est utile de trouver un passage entre les deux, d'apprendre à développer le pôle le plus faible, au lieu de se réfugier dans l'autre.

Le témoignage et ses moyens, les doctrines, s'organisent sous différents cieux avec un déchet considérable partout. La mentalité raciale tire l'événement dans sa propre pente. Les chinois, pragmatiques, convoitent l'éveil pour la santé et la longévité, et la tranquillité sociale. Les hindous le convoitent pour le contact qu'il est censé fournir avec Dieu et le prestige qui en découle. Les européens le courtisent pour son caractère évolutif, en quelque sorte d'avant-garde, et pour l'éclaircissement des processus psychologiques ainsi que pour la compréhension intellectuelle synthétique qu'il pourvoie. C'est la seule chance pour les japonais d'accéder à la notion d'individu, que de se lancer à corps perdu dans le zen. Chaque race en a fait un usage différent, et lui prête des vertus différentes. Les joyaux existent, que peu découvrent, apprécient et comprennent. Bijoux ciselés du Verbe, incomparables et incorruptibles. Discrets ou rutilants, simples ou travaillés, perdus dans le temps qui ne passe pas. Souvent d'apparence contradictoire, les canons et les corpus finissent par généraliser des vérités particulières, et les fausses pistes foisonnent. Car si nous ne nous habituons pas dès aujourd'hui à l'efflorescence de l'éveil, nous voudrons en imposer le modèle selon nos critères, et bafouerons l'essentiel, une fois de plus, au nom de la vérité. La danse divine n'est pas monolithique. Bouddha serait sans doute barbant pour Krishna, et Krishna une énigme pour Gautama.

Nul ne peut comprendre qui s'est aventuré plus loin que lui dans le mystère, ni mesurer l'éveil de l'autre à l'aune de son propre pas. Aussi faut-il avouer, pour permettre cette efflorescence toujours plus riche, que les éveillés se jugent les uns les autres d'une manière souvent maladroite — bien qu'ils jouent déjà tous dans l'Infini, où ils ne partagent pas les mêmes coins. Quelques traces génétiques conditionnent encore la perception du Tao chez les êtres humains, et, bien que la libération du mental soit un processus universel, unique, les éveillés qui y parviennent sont encore séparés par quelques particularismes qui les empêchent de s'entendre définitivement sur l'ultime conséquence du Processus. On peut parvenir au Soi en partant de n'importe où, puisque il constitue le centre.

Aussi est-il parfaitement archaïque de ne vanter que son propre itinéraire — une manière d'inférioriser l'autre, libre sur une autre voie, au nom de l'amour et de la vérité.


9 Découverte de l'attention spontanée.


Le chercheur qui se transforme continue généralement de tenir compte de textes ou de rencontres décisives, et dans cette mesure, il doit prendre acte des catégories qui s'offrent à lui. La division du réel apparaît toujours, qu'il s'agisse des constituants de l'homme ou des sources extérieures, comme la nature, la conscience, le soi, l'Intelligence, ou autres ordres établis en nomenclatures qui rendent compte du champ multiple de l'esprit et des objets qu'il rencontre. L'étude de ces catégories demeure un excellent moyen de comprendre aussi bien ce qu'il convient de transformer que les points d'appui pour le faire. Mais une approche seulement intellectuelle de ces catégories est pire que leur ignorance, comme le dit l'Isha Upanishad:    «En des ténèbres aveugles entrent ceux qui se vouent l'ignorance; et comme en plus de ténèbres, ceux qui sont adonnés à la connaissance».

Et le Tao-tê-King:
   «qui se consacre à l'étude de jour en jour accumule, qui se consacre au Tao se débarrasse et poursuit ainsi jusqu'au non-agir».

Certains éveillés transmettent quelque chose d'ordre général, et ils énoncent des points pour inventer une méthode, pour laquelle ils ne conservent que des lois éprouvées, abstraites, indépendantes de tout contexte. Parfois, les textes sont pauvres dans la prétention même à l'universalité, et on y découvre souvent, à la seconde lecture, du paternalisme, quand il ne s'agit pas de manipulation pure et simple. En effet, dans certains contextes culturels, l'éveil n'apparaît pas comme une probabilité, mais comme une sorte de nécessité religieuse de luxe, et la pédagogie est alors pesante. Les procédures aléatoires, c'est-à-dire les exercices et les pratiques, sont présentées de telle manière qu'on leur attribuera une importance en elles-mêmes, alors que seul compte leur contenu, c'est-à-dire les nouveaux insights qui viennent briser les habitudes du moi, libérer les associations d'idées perpétuées, et confirmer l'abandon des perceptions convenues. Le ritualisme guette toute nouvelle doctrine spirituelle, et se substitue à l'énoncé de la voie dès que la transmission orale se perd. La fausse pratique, qui est une implication du moi dans le comportement spirituel mais sans l'abandon au Tout, caractérise plus facilement les enseignements riches en exercices que les autres. Il a toujours été facile de recruter des adeptes par la mise en place de procédures précises, et beaucoup de chercheurs se font passer pour des maîtres pour simplement inventer de nouvelles formes de travail intérieur.

Certains maîtres, en particulier dans le Tch'an et le zen, réduisent l'innovation comportementale à sa plus simple expression, pour pousser le disciple dans ses retranchements, et lui éviter d'avoir confiance dans les mises en scène des exercices. Le koan destiné à montrer l'impuissance de l'esprit à saisir la vérité vivante du dharma de nature (l'esprit du soi), est une allégation incompréhensible qui confronte l'adepte à ses vains efforts de comprendre ce qui est par définition au-delà de toute signification, l'immersion par le satori dans le non-né.

D'autres éveillés récusent la possibilité d'établir une vision du cheminement qui débouche dans le Soi, surtout parmi les modernesU.G aux éditions les deux océans, et Stéphen Jourdain, l'irrévérence de l'éveil, éditions du Relié, et l'illumination sauvage, Dervy.. Les témoignages de ces derniers sont plus vivants, s'adressent directement au cœur et aux sentiments, mais ils ne constituent pas une pédagogie. Il n'y a pas d'incompatibilité entre les éveillés récalcitrants à montrer leur art et les maîtres dévoués à la transmission. Aussi faut-il être capable de distinguer deux choses, l'authenticité de l'éveil, qui peut se manifester sous n'importe quelle forme, et la maîtrise de la transmission. Une règle veut que ceux qui sont parvenus par eux-mêmes au silence mental soient incapables de transmettre, la maîtrise étant réservée à ceux et celles qui parviennent à l'éveil en suivant une voie traditionnelle. Cette règle que l'excellent Frithjof Shuon rappelle«De l'unité transcendante des religions» collection Tradition GALLIMARD, ne prévaudra plus dans l'avenir.

Certains maîtres aujourd'hui prétendent fournir une initiation au disciple, mais s'agit-il bien de celle du Soi? La question est à se poser car une vulgarisation sans précédent a vu le jour depuis les années soixante en Occident. Beaucoup de mouvements se réclament de la connaissance spirituelle pour proposer de nombreuses techniques, plus ou moins efficaces, qui visent à la transformation psychologique. Les transmissions énergétiques passent par les chakras, et quelle que soit leur positivité, elles ne remplacent pas l'immersion dans le Soi. Développer la réceptivité énergétique par des procédures n'est pas forcément une méthode qui rapproche du Soi. En effet, à moins d'être capable naturellement de recevoir de l'énergie (qui possède différents plans) dans les chakras, les procédures sont le signe d'une certaine dépendance, et de conventions précises, voire de contrats. Beaucoup de mouvements destinés à faire recevoir de l'énergie à l'adepte facilement, et presque indépendamment de ses qualités spirituelles, finissent par pervertir — en tout cas abaisser, la vibration de l'énergie transmiseCe thème mériterait de plus amples développements, mais le cadre de cet ouvrage est la réalisation du silence mental, ses images dans les différentes traditions, et le rôle de l'éveillé qui devient éveilleur..

Si l'on cherche un point de vue radical et une voie radicale, il n'y a pas lieu de se prêter à des expériences de ce genre, qui donnent le goût du transcendant facile, et qui laissent souvent par la suite les mêmes traces: le sujet aura tendance à surestimer l'apport du contact énergétique dans le domaine de l'éveil qui — en réalité, ne concerne que la conscience; et qui n'est donc ni favorisé ni défavorisé par les transmissions. Dans de nombreux cas, les contacts énergétiques créent une sorte de dépendance, puis de confort, qui empêchent la plongée profonde du moi vers le Moi. Multiplier les moyens de l'éveil est une illusion pragmatique. Les contacts énergétiques doivent être pris pour ce qu'ils sont, sans amalgame. Leur portée et leur utilité thérapeutique s'inscrivent dans le temps.

Le soi n'est pas tributaire de la durée, et il est primordial d'éviter de confondre le travail psychologique et le travail thérapeutique (qui concernent tous deux des modifications contingentes) avec le conscient relié au présent pur — sans mémoire. Psychologie et thérapie, même conjuguées, ne sont pas par elles-mêmes les prémices du Soi. L'éveil révèle une identité non contingente, qui s'accommode du contingent, et le transforme. Les hindous ont mieux que les autres développé ce thème avec l'opposition radicale de purusha (le témoin conscient) et de prakriti (la nature et ses mouvements). La conscience non-duelle, le soi, n'est plus lié à l'énergie nerveuse ou vitale comme avant. C'est le mystère de l'illumination, où l'identité est soudain différente, libérée des contraires et du mouvement de la pensée, alors que les liens entre le moi et le corps deviennent élastiques. On peut alors refuser de s'identifier à son corps, et simplement le supporter, ou au contraire essayer d'en faire un instrument plus conscient, ce qui entraîne des pratiques physiques, et même vitales parfois, avec un autre usage de la respiration, une alimentation différente, voire une sexualité différente.

Le travail sur la mémoire, sur les mécanismes de perception, tout ce qui peut alléger le poids de l'identité biologique et historique, est bienvenu dans l'ascèse, mais ne peut se confondre avec elle. Une confusion dangereuse s'établit aujourd'hui dans la vulgarisation des recherches profondes sur la conscience — dont le débouché qui nous intéresse est la libération du mental, le Soi. Le Soi continue d'être trouvé par ceux qui se consacrent profondément à la compréhension non fragmentaire de la réalité. Cette consécration se retrouve à chaque pas de tous les yogas, fort nombreux, de l'Inde, qui proposent des chemins différents d'accès au Brahman. Mais dans chacune des formules proposées, le travail à effectuer est le même:
    passer de l'amalgame inconscient et homogène des différents corps, physique, vital, subtils, mental, à une réalité unificatrice qui ne saurait avoir lieu sans un nouveau regard, — profondément tourné vers l'intérieur.
L'amalgame des perceptions, (sensations, désirs, pensées, souhaits, Idées-forces) s'effectue dans une sorte d'automatisme incontrôlable auquel la consécration met un terme. L'œil du dharma, selon les maîtres du Tch'an, voit alors le jour, et emporte l'adepte à découvrir de nouvelles perceptions. Quand les pensées s'arrêtent toutes seules définitivement, l'esprit est alors celui du Bouddha. Le Tao-tê-King propose la même chose avec la modération des désirs, la reconnaissance exhaustive du Tao, en partie semblable au Brahman (chapitre 11) et le renoncement aux valeurs de l'étude, de la pensée, du prestige culturel et social. Rendre la respiration plus consciente est une procédure évoquée en Chine comme dans la plupart des enseignements spirituels, mais la réceptivité y est louée dans la méthode de l'éveil pour contrebalancer l'usage des procédures volontaires, aussi justifiées soient-elles.

«L'attention spontanée» est une prescription universelle. Par elle s'opèrent des prises de conscience irréversibles, plus profondes que les saisies intellectuelles. C'est par elle que les désirs sont vus à leur source, que l'origine des pensées se découvre, que le rôle du corps est compris. C'est par elle encore que la fuite de l'esprit dans ses constructions imaginaires est repérée, que l'appétit prend une place par rapport au physique plutôt que par rapport aux désirs vitaux, par elle encore que le temps, courtisé ou redouté, en fonction des désirs et des peurs, devient la matière première de la transformation. C'est encore par elle que viennent à la surface les résidus mémoriels douloureux, dont le retour est suscité par une image, un lieu, une parole, et qui ne cessent de vouloir ramener le présent dans le passé. Une bonne part de ce qui est nommé pompeusement méditation n'est rien d'autre que l'énoncé de l'attention spontanée, rendue obligatoire dans le corpus doctrinaire.

Ce qui reste du moi après l'illumination n'est pas représentable, puisque tout est comme avant, alors que tout a changé. Cette bizarrerie de l'éveil, sur laquelle insistent, et ce sont les seuls, les anciens maîtres zen du Japon, nous offre des perspectives nouvelles. Il n'y a rien de spectaculaire dans le passage dans le Soi. Tout est comme avant, mais tout est réuni par un ciment invisible, informel, qui joint toutes les choses. Les contraires sont joints symétriquement, presque géométriquement, et ce ne sont donc plus les opposés qui déchirent le réel: ils le forment. Même les objets les plus hétéroclites entre eux apparaissent appartenir à la même famille. Apparence et réalité sont dans le même nid, erreur et vérité se chevauchent, mais ce mélange est vu et connu à partir d'une conscience unifiée — libérée des amalgames. Le connaisseur a émergé. Ce n'est plus le moi de la personne mentale qui s'identifiait à son nom et à son histoire. Et cependant, c'est encore lui dans toutes les circonstances où la forme, le cadre, le milieu, entraînent la persistance du moi séparé du Tout, par son corps, son nom, son age, son sexe, son individualitéCette unité irréductible du moi contingent et du moi solaire pourtant séparés résiste à la description intellectuelle et fait penser à l'unité de la lumière, à la fois onde et particule, bien qu'on ne puisse envisager qu'un aspect à la fois..

    L'ignorance ne peut concevoir la connaissance.

D'où la déontologie de cerner les limites de l'approche mentale, de dénoncer l'érudition, de ne pas se prendre au piège des représentations — aussi belles fussent-elles. Le combat continue donc aujourd'hui entre les purs représentants de l'école du soi et les partisans d'un raffinement mental, qui proposent de simples modifications de l'ego accompagnées de fresques sur la création et la finalité du monde, ainsi qu'un modus vivendi complaisantL'archétype de cette lutte est l'opposition irréductible entre Lao-Tseu et Confucius, Confucius s'emparant de l'idée du principe d'Ordre (petit tao) cher à Lao-Tseu, pour fonder un ritualisme philosophique qui empêche par définition même la recherche radicale de la sagesse, au profit de compromis constants et d'une simple rectification rassurante et opportuniste des compulsions du caractère. Le Tch'an et le zen s'opposent de la même manière à la dérive du bouddhisme conventionnel, qui oublie l'éveil pour faire valoir les qualités morales et le détachement philosophique, plus proche du quiétisme que le détachement spontané que procure le satori. L'Hésychiasme est de même la voie ésotérique du christianisme que les Églises ne tiennent pas à valoriser, puisque «Dieu» y apparaît comme une expérience, et non comme un personnage créateur.. Aussi faut-il choisir un jour ou l'autre entre l'anthropomorphisme rassurant, qui voudrait que l'homme fût fabriqué à l'image de Dieu, et la maturité profonde, universelle et semblable dans toutes les cultures, proposée par les éveillés. Le grec Antisthène proclamait qu'on ne pouvait se faire d'images du Divin, ce qui est parfaitement exact, mais peu gratifiant, et en tous point conforme à l'ésotérisme. Les principes subtils peuvent se découvrir dans la matière, le cas échéant, et cela nous confronte au nombre, c'est-à-dire à l'enchevêtrement. Mais le Divin n'a pas de figure, et c'est un long travail de cesser de le personnifier, l'héritage culturel et la pensée symbolique fonctionnant de concert pour nous permettre d'imaginer «le grand horloger» par exemple. L'Histoire de notre propre civilisation a préféré conserver les inventions pompeuses d'un Platon ou les préjugés d'un Aristote maquillés par son esprit scientifique, plutôt que l'exigence d'un Héraclite, d'un Parménide, d'un Epicure, et de bien d'autres. Peu d'êtres humains souffrent des limites de la perception sémantique, mais ce sont ceux-là qui traversent le mental. La philosophie du soi ne s'est jamais accommodée des valeurs sociales, et peu des valeurs religieuses, aussi l'a-t-on fait taire en Occident jusqu'à la tenir dans l'oubli. Mais elle est bien présente. Les grecs qui préconisaient l'ataraxie (suspension des pensées) n'étaient ni des courtisans de la cité ni des mondains. Analogie frappante avec les éveillés de l'Orient.

Le Tao-tê-King dénonce fermement le prestige et les honneurs (avant que Jésus ne condamne la liturgie et le matérialisme), et comme Shakyamuni (Bouddha), qu'il aurait pu connaître, son auteur énonce le détachement spirituel, conforme à la haute vision indienne: «Le sage ne se considère pas comme l'auteur de l'œuvre», ce qui veut dire en réalité que son action est le prolongement même du Tout, dans une forme particulière, et non pas l'expression d'une simple volonté personnelle. En revanche, toutes les philosophies qui s'acoquinent avec la Cité ne défendent que des causes humaines ou finissent par se faire récupérer par la culture. La quête de l'éveil ne s'est jamais constituée dans la reconnaissance des valeurs humaines et sociales, où que ce fût. Diogène et Socrate chantaient un homme désidentifié des dieux et des coutumes, et ignorant des glorifications où le moi cherche son apothéose par ses propres moyens, représentations philosophiques, sciences, pouvoir politique.

À tout moment le mental peut essayer de récupérer le moi au nom de l'Intelligence, en particulier chez les chercheurs qui éprouvent de l'exaltation à mettre en forme l'Ordre pressenti du monde. Le plan humain obstrue la plupart du temps l'arrière-plan du Tao, et c'est en réalité là que je voulais en venir, puisque je vous proposerai par la suite une réflexion profonde sur les univers primordiaux (du moi au Tout) et les relations que vous entretenez vous-mêmes avec eux. Les éveillés ont presque toujours abandonné l'identification à leur propre culture, ou ils n'en ont conservé que les joyaux, les textes qui fondent le potentiel de la conscience, et non ceux qui vantent une religion, une politique, une morale — des choses qui passent.

Il est présomptueux de conclure des nouvelles expériences conscientes quel sera leur prolongement, et illusoire de vouloir leur attribuer un rôle dans le milieu. Le statut d'éveilleur n'est pas reconnu socialement, à l'exception sans doute du shaman qui atteint rarement le soi, bien qu'il fonctionne avec des valeurs interdites au plus grand nombre. L'éveillé trouve parfois une place naturelle en Inde, indépendante de sa propre valeur, puisque de nombreux charlatans exploitent la tradition pour jouer un rôle gratifiant. Et depuis la Grèce classique, plus aucune culture ne s'est vraiment intéressée au Réel sans l'inféoder à la religion ou à la science, ce qui mutile son approche unifiante par l'opposition du cœur et de la raison — non seulement factice mais éthiquement fausse, puisque l'éveil ne saurait parvenir jusqu'à l'individu refusant son intelligence au nom du cœurNotion difficile à cerner. Garde-fou qui ramène le non-moi au moi, l'intelligence à l'incarnation. Le cœur permet de découvrir la légitimité du devenir, et sacre l'incarnation dans un projet sans fin. Il aime réconcilier les parties du moi, ou réconcilie le moi au non-moi.

, ou réciproquement. Si l'on peut tirer quelques leçons des étapes spirituelles franchies, c'est s'interdire d'aller plus loin de les mentaliser pour s'y référer outre mesure, sous prétexte que le moi est déjà assez initié pour trouver la suite par lui-même. C'est ainsi que se forment les superstructures de l'ignorance, les religions, qui poussent à la confusion entre le cœur et l'esprit, la vénération et la discrimination, l'incarnation et le salut de l'âme, sous prétexte qu'une direction finale a été établie. Seule la durée est le matériau de l'expérience. La vérité est une simple convention pour isoler les prises de conscience évolutives du reste. Elle est un simple symbole.

Les vrais mouvements de l'homme sont l'aspiration de l'âme, l'ouverture à la découverte du Tout, l'humilité profonde devant le mystère de la vie et le cheminement de la conscience, et l'attitude circonspecte vis-à-vis de son propre moi, d'où naîtra un «renversement de conscience» quand l'autre naissance — la naissance non-biologique — est recherchée avec sincérité. Dès que ces mouvements réels deviennent les esclaves de vérités extérieures, de conceptions religieuses, de cosmogénèses précises, ou encore de projets personnels fermés, le moi est confiné à obéir plutôt qu'à s'adapter. Il est contraint de suivre des stratégies précises en sacrifiant son ressenti véritable vis-à-vis de la vie, de lui-même, et de l'énigme de l'avenir — béant vers l'inconnu par son indétermination même, et défiant de sa vierge suprématie le passé révolu et irréversible.

Les représentations piègent l'avenir dans des nécessités finales, toutes ces images de buts à atteindre, de résultats à ne pas manquer, d'erreurs à éviter, de triomphes de la vérité. Tout cela encombre le ressenti du présent d'une idée préconçue de ce qu'il devrait être, et l'ignorance se perpétue ainsi au nom du changement obligatoire. La plus grande réserve est de mise sur l'énoncé des finalités. Si elles servent à masquer le matériau pur, le présent, les finalités sont des pièges. À toutes les échelles, les buts encerclent le présent, le réduisent, le manipulent, le dénaturent. L'éveil est une prison quand il devient un but, terrible paradoxe qui fonde le zen authentique. L'émotion, la lune, la réceptivité, accompagnent la mise en forme mentale : le soleil, la détermination, la fermeté, la structuration. Tout ce que vit le moi dans l'instant révèle sa véritable aspiration spirituelle, et si les émotions se transforment au cours de l'ascèse, c'est l'ascèse elle-même qui les ravive et fait parfois régresser dans les compulsions, pour montrer par là même le décalage entre l'aspiration solaire et le vécu événementiel — en vue d'une intégration future. Des prises de conscience s'effectuent alors. Les outils de l'éveil sont très nombreux et efficaces dans leur fraîcheur. Une fois maîtrisés, ils deviennent dangereux.

Seuls les insightsprises de conscience profondes et spontanées, qui ne sont pas le fruit d'un raisonnement, mais le jaillissement d'une vision qui libère des structures anciennes de pensée, de comportements, de réactions, etc. Le terme d'intuition correspond souvent, mais l'insight est souvent brutal, inattendu, parfois douloureux quand il détruit des illusions chères, ou montre un positionnement faux. La vanité empêche l'insight de se manifester, car il n'agit jamais au service de l'ego. C'est une déchirure dans l'ordre narcissique du moi. Il procure un positionnement plus juste. qui en découlent ont de la valeur, et ils montrent en général des mécanismes jusque-là inconscients, des peurs, des désirs trop arrêtés, des attachements divers. Les insights permettent de transformer l'image de soi, et de la dépouiller, comme ils favorisent de meilleures relations entre les fondations de l'être, âme, mental, moi, moi vital, moi physique. Mais l'expérience doit prévaloir sur le fruit, sinon le moi plafonne et s'emprisonne, en choisissant un enfermement sur mesure.


10 Méditation sur l'esprit du débutant.


On ne peut reproduire une formule qui a réussi dans le passé. Rester vulnérable donne la sensibilité adéquate pour renoncer aux stratégies périmées et aux innovations factices, tout en investissant sans arrêt et sans verrouillage les mouvements émotionnels. Dans la suspension même du mouvement dirigé se trouve le contact qui offre le moins de résistance au Soi immobile, comme le stipule à plusieurs reprises le Tao-tê-King. La question du qui suis-je, que Ramana Maharsi présentait comme la porte de l'éveilLire le chef d'œuvre absolu d'initiation à la culture indienne: «L'Inde secrète» de Paul Brunton aux éditions Payot, ne peut se poser correctement que si le moi vient d'abandonner le projet de se prolonger à travers ses buts, ses ambitions, ses croyances.

Bien que le Soi soit en rupture avec tout l'univers qui le précède, sa perception n'est pas l'ultime réalité, mais le havre immense où il convient de parvenir pour être réellement libre. Cette liberté continuera d'évoluer dans les directions propres au chercheur, qui peut, depuis le passage de Sri Aurobindo (1872/1950), utiliser le Soi comme réceptacle de la puissance supramentale, à condition de ne pas s'attacher à ce qu'il procure, et de souhaiter ardemment fonder le statut spirituel de l'incarnation.

Cette si belle réalisation du Soi est trop peu trouvée, car elle est souvent décrite d'une manière qui conserve les archaïsmes de la tradition qui l'évoque, avec des termes inappropriés, et certains s'en détournent pour en avoir eu une image fausse ou partielle, ou encore qui ne leur correspond pas. Il semble qu'en dehors de cas exceptionnels qui en sont dispensés, le contact avec un éveillé soit toujours utile au chercheur, mais cette perspective ne facilite pas, en fait, la question — bien que cela légitime le statut même du maître spirituel. Beaucoup de personnes qui se croient des maîtres n'ont pas intégré les vérités spirituelles qui les animent, et elles ne servent alors de rien. Le soi ne s'approche pas plus facilement par le zen, le Tch'an, le taoïsme, le bouddhisme, ou encore l'hindouisme élastique. Ces mouvements sont difficiles à comprendre, mais ils sont des passages nécessaires, puisque l'approche du soi en Occident est très peu mentionnée, et plus rarement encore transmise. La croyance que le message du christ abolit la nécessité de cette réalisation relève naturellement de l'arrogance propre aux empereurs romains récupérant l'Église, du chauvinisme européen, et de l'ancienne difficulté judéo-chrétienne à s'affranchir des dogmes et des images divines écrasantes. Si l'héritage de la Grèce et de l'Hellénisme chrétien n'avait pas été enseveli si longtemps — ou trié comme il le fut, peut-être posséderions-nous une tradition occidentale du Soi, mais tel n'est pas le cas, ce qui contraint le chercheur moderne à se familiariser, difficilement il est vrai, avec les arts orientaux dédiés au Tao, souvent représenté par des concepts qui ne résistent pas à la traduction.

La corruption sémantique des termes spécialisés dans la représentation des états transcendants a toujours été grande. Cette corruption est largement responsable de l'inefficacité des enseignements traditionnels, dont les paroles maîtresses sont interprétées à faux. Il vaut mieux se passer de jargon, malgré la beauté du sanskrit ou des racines-mères propres aux traditions de l'éveil, que mal les utiliser. Évoquer le Soi comme étant le Vide parle à tous ceux qui connaissent la tradition bouddhiste et ne confondent plus ce vide avec le simple néant, ou le contraire du plein. Mais c'est une approche impossible pour l'homme moderne, ce terme ne renvoyant jamais à aucun contexte métaphysique pour lui. Il en est de même pour les notions de l'hindouisme. L'attachement à l'action de l'Occident l'empêche de comprendre la signification du karma, ni laudative ni péjorative, et dépendante du dharma, où elle s'emboîte à toutes fins utiles. Jouer avec ces termes sans être soi-même réalisé relève de l'obscénité, de la naïveté ou de l'orgueil, attitudes courantes à l'époque actuelle, troublée et pétrie d'avenirs fantasmés, catastrophiques ou divins. Une bonne part du discrédit qui pèse sur la spiritualité, et en obstrue en quelque sorte l'accès aux gens simples et sincères, provient du mésusage des concepts traditionnels par des êtres avides de pouvoir, empiriques, ou encore naïfs et superficiels qui s'approprient sans vergogne des outils transformateurs pour les expérimenter au petit bonheur la chance.

    Les mots sont à tout le monde, et il est facile de se les approprier. Voilà pourquoi je mets en garde contre la pensée symbolique, en réalité archaïque, qui cherche dans les représentations le sentiment de sécurité maternel et le sentiment d'autorité paternel, transposés dans un contexte qui permettra de se sentir pris en charge par un groupe, une école, une philosophie — l'inverse de la vraie procédure préconisée par Shakyamuni et Lao-tseu, puis les maîtres tch'an ou zen, qui ne s'appuient sur rien pour avancer, et surtout pas sur des présupposés qui rassurent, endorment, sclérosent, et finalisent l'ici et maintenant vers un salut quelconque. L'approche intellectuelle n'est libératrice que si le sens des notions utilisées est vérifié expérimentalement, et c'est rarement le cas. L'importation de termes sacrés réussit seulement à mystifier le problème, et divers sens peuvent caractériser les mêmes signifiants. Les paradoxes sont nombreux et égarent même le spécialiste. Personne n'envisage «le Bouddha» sous le même angle dans les écoles bouddhistes, ni même dans la transmission zen, de la même manière que la théorie de la réincarnation revêt des significations fort éloignées les unes des autres selon les traditions. Le terme Tao est réduit à la notion d'un simple équilibre naturel dans tous les mouvements chinois qui refusent l'illumination, telle une extravagance inutile, thème que l'on trouve chez les lettrés et les confucéens à toutes les époques.

    Le mental adore récupérer ce qui peut le terrasser.

Le contact avec les maîtres favorisait autrefois la compréhension des termes transcendantaux, qu'ils sont les seuls à pouvoir utiliser correctement. Ces termes «métaphysiques» ne sont pas si abstraits, puisque ils renvoient en fin de compte à des états de conscience dans la plupart des cas, ou à des insights probables, de véritables prises de conscience sur les obstacles intérieurs et l'aspiration à en venir à bout. La carte n'est pas séparée du territoire dans le meilleur sanskrit qui évoque la sagesse, l'unité, la compassion, la discrimination, la contemplation unifiante, la résorption etc. Ce sont en réalité des visions sans contours, des états d'âme, que les éveillés expérimentent naturellement, et qui viennent donner au moi — après la conscience du satori, quelques profondes variantes dans le sentiment d'union avec le Tao. Les maîtres reconnaissent en général, après les avoir expérimentées eux-mêmes, les caractéristiques des états non-mentaux dans des textes antérieurs, et ils en fondent ainsi la pérennité plutôt que la transmission. L'appropriation intellectuelle des concepts doctrinaires est le plus souvent illusoire — voire dangereuse. Se forcer à la compassion est une absurdité. Il existe bien un sentiment, après l'éveil, qui révèle spontanément le poids de l'ignorance en l'homme et comment cela est responsable de la misère matérielle et spirituelle. Mais la chose est spontanée, dilate le cœur tandis que l'esprit reste détaché. Inutile de faire semblant de vivre cette expérience avant le satori, ou de la confondre avec une quelconque vertu. C'est par ce genre de déviation que l'on finit par croire que la vie spirituelle est un apprentissage de qualités, alors qu'elle consiste au contraire à rejeter toute complaisance vis-à-vis de soi-même, complaisance facilement entretenue par le projet de devenir meilleur. «Devenir meilleur» n'a jamais fait cesser la pensée. Ce sera le meilleur du point de vue de la conscience ordinaire, un meilleur constellé de dualité, propre à diaboliser, condamner, interdire. Ce sera le meilleur de la pensée, dont on sait qu'elle est mauvaise (séparatrice). Ce sera donc le pire.

Le maître vérifiait si la pratique était conforme aux principes, rectifiait les erreurs, montrait les mouvements justes, et encourageait les chercheurs. Les notions dont le ressenti est spontané, profond, sensible, sont suffisantes. Les autres sont à l'origine de constructions factices de démarches et de jugements. Beaucoup de chercheurs s'embarrassent de choses qu'ils n'ont pas comprises, pour se rassurer sans doute, plutôt qu'avancer pas à pas — mais d'un mouvement ferme, avec les seules vérités qu'ils ont expérimentées. Aussi les éveillés, contrairement à une opinion répandue qui les discrédite, ne cherchent pas à forcer la main de ceux qui se considèrent comme leurs disciples. Les vrais maîtres vérifient que leur transmission ne reste pas dans le mental de ceux qui les écoutent, et même s'ils peuvent enjoindre certains comportements ou établir certaines règles, ils exigent le libre consentement des chercheurs vis-à-vis de leurs propositions, et non leur obéissance. Les maîtres vérifient en quelque sorte la qualité de l'attention spontanée, ses détours, ses faiblesses, et ce qui peut encore la déjouer. En tout cas, c'est ainsi qu'agissent les meilleurs pédagogues, détachés du fruit de leurs œuvres, et qui ne s'acharnent pas aux résultats de leurs disciples. Le «suivi» permet un entretien des préoccupations intérieures ponctué de l'arbitrage virtuel du maître.

Cette réalisation du soi est peu mentionnée dans le christianisme, et même «tenue à l'écart», alors qu'il apparaît que les soufis et les juifs en possèdent certains témoignages et prescriptions. Il faut reconnaître la valeur spirituelle de l'Orient pour s'approcher du Soi sans en faire une sorte de nouveau défi occidental. Il s'ensuit la nécessité de rabacher à l'âme européenne que sa détermination, son invention, sa volonté, ne sont pas des outils adaptés à la quête de l'Incréé, puisque il ne se pliera jamais aux stratégies humaines pour se rendre, et se manifester. Des qualités féminines sont indispensables dans cette quête, où tout doit être en premier lieu accepté, et seulement ensuite, rejeté ou conservé. Escamoter l'ignorance fondamentale sous prétexte qu'on est destiné à s'en affranchir, — dans une sorte de voluptueuse volonté de conquête de la vérité, aboutit à l'échec. C'est la démarche trop positive de l'Occident, qui sous-estime l'adversaire pour avoir davantage confiance en l'issue du combat. L'Orient fait l'inverse. Le chinois ne se sent pas humilié devant les difficultés. Il tirera une telle satisfaction de chaque petit progrès que chaque pas lui permettra d'aller plus loin, et de vaincre sans plan ni stratégie, et sans avoir à mentaliser ni l'échec ni la réussite. L'hindou se sous-estime soit pour ne rien entreprendre, soit pour remettre sa vie au Divin. Ces deux mentalités qui ont le plus vécu avec le soi depuis des milliers d'années ne possèdent pas l'a priori positif sur l'action (nouvelle) qui caractérise la mentalité blanche depuis quatre bons siècles. Aussi a-t-il été difficile d'importer à l'Ouest la vision de la réalisation du Soi, provenant de civilisations au temps cyclique et circulaire qui pouvaient passer pour archaïques — par leur rejet de l'Histoire et du progrès. Pour situer la question dans ses rapports avec la culture de notre époque, il faut attendre René Guénon pour trouver une vision simple et profonde du statut de l'Éveil. Il est impossible de le passer sous silence sans se moquer par là-même de l'introduction, dans notre monde spirituel, de véritables éléments traditionnels orientaux. Les attributs du soi qui sont le plus difficile à comprendre à l'Ouest ont été abordés par Guénon qui a fondé le terme générique de conscience impersonnelle pour évoquer le Moi libéré de la pensée, des dualités, et jouissant de lui-même. Il a par la suite défendu cette réalisation en ne cessant de mentionner qu'elle était d'ordre purement spirituel, et qu'elle ne nécessitait donc aucune reconnaissance de principe des «hiérarchies spirituelles» censées guider l'humanité à partir des plans célestes.

L'occultisme, la médiumnité, le recours aux messages de maîtres désincarnés, sont absolument inutiles dans la quête du soi, qui nécessite des moyens simples et sans fioritures. L'identité impersonnelle, chère aux Vedanta, jouit de toute histoire, de toute situation, sans fascination ni convoitise. De la même façon qu'il est dangereux de confondre le travail psychologique et le travail thérapeutique avec l'ouverture spirituelle exhaustive, qui demande un lâcher-prise intégral et un abandon de toutes les valeurs habituelles, il est inutile de compter — quand l'appel du soi se fait sentir — sur des révélations extérieures. Toutes les informations sont utiles ou inutiles, contestables ou profondément ressenties, mais il est difficile de hiérarchiser tout ce que nous écoutons. Établir un système, c'est retomber dans l'erreur qu'on quitte, c'est à nouveau découper le temps en morceaux préconçus: les moments riches et les autres. Le possesseur du soi assure que tous les événements, tous les instants, sont remplis de la même richesse indéterminée, de la même saveur incorporelle, de la même immensité. Préconcevoir ce qu'apportent les choses, programmer la valeur des événements avant de les vivre, constitue une tricherie. Une méditation peut en quelque sorte mal tourner, révéler ce que l'on ne voulait pas voir et en être affecté; tout comme une inspiration subite peut avoir lieu dans un cadre et à un moment inattendus.

L'esprit naturel se maintient dans les pratiques, sous peine de la création d'un ego spirituel — le personnage du chercheur. Ce thème est abordé dans le Hua-Hu-Ching attribué à Lao-Tseu, livre de transmission orale perdu en grande partie. L'illusion de déterminer la voie de l'éveil est dénoncée: «il suffit de caractériser ce qui mène au but, pour que cela même devienne un obstacle».

Cette assertion se retrouvera tout au long du Tch'an, formulée différemment par les maîtres qui auront uni le message de Shakyamuni à l'âme de la Chine, Tels Bodhidharma, Tao-Sin, Lin-Tsi (Rinzaï), et cependant ni l'auteur du Tao-tê-King, ni les patriarches Tch'an ou zen n'ont interdit les pratiques méditatives. On ne sait quels textes sacrés précédaient Lao-Tseu en Chine en dehors du Yi-King pragmatique, mais les maîtres bouddhistes de l'Éveil se fondaient sur quelques sutras. Nul n'a jamais pu dire par conséquent quelles places réelles occupent le référentiel canonique et les exercices par rapport à l'aspiration du futur éveillé. De la même manière, nul maître n'indiquera la même proportion à respecter entre le processus de «fermer les yeux» et son inverse complémentaire, «ouvrir les yeux». Cet équilibre est intime, et c'est à chaque chercheur de le déterminer. Il n'est pas exclu que certains puissent évoluer en restant presque toujours les yeux ouverts, si leur intériorisation est parfaite, rapide, claire. D'autres sont obligés de revenir à eux-mêmes en permanence, le contact avec le non-moi les dispersant outre mesure, ou leur faisant oublier l'ascèse, ou leur posant des problèmes d'interprétation. Il n'y a que par des retours à l'ouverture vers le non-moi (garder les yeux ouverts) que le centre émotionnel peut se purifier. Les voies qui préconisent la supériorité des «yeux fermés», et vantent donc l'intériorisation comme panacée, finissent toujours par proposer une vision spirituelle tronquée, où le monde, l'incarnation, la vie, sont dévalorisés.

«L'esprit du débutant» est chanté par les maîtres zen qui savent à quel point le zazen est dangereux s'il devient une habitude, un sillon, une ornière. L'idée même d'un savoir-faire qui peut se parachever ne correspond pas au mouvement ininterrompu des univers en inter-relations. Tout s'interpénètre. Un système se ferme quand il atteint la perfection, comme une courbe parfaite finit par faire un cercle en se développant si elle conserve les mêmes proportions. Le philosophe devient mauvais quand il maîtrise sa «vision du monde», comme l'éveillé se trompe de rôle quand il proclame au nom de sa propre voie que les autres voies sont plus contestables. Le désordre complète l'ordre, comme tout ensemble homogène passe par des phases hétérogènes qui le préservent quand il est menacé (pathologies). Une conscience parfaite est une conscience morte. L'achèvement et la perfection sont impossibles. Certains textes hindous mentionnent que «les dieux eux-mêmes» doivent se libérer du mental pour jouir du Brahman, ce qui est l'indication claire du statut puissant — véritablement souverain, de cette réalisationCité par Alain Daniélou «YOGA, méthode de réintégration» (ARCHE 1951). Cette image de souveraineté sied magnifiquement à l'expérience, quand le moi se reconnaît comme témoin de toutes ses perceptions, plutôt qu'en tant que sujet actif et volitif, constellé de la gourmandise du futur et de l'acharnement à le modeler.

Quelques occidentaux de notre époque ont voyagé, fait l'expérience, et sont revenus transmettre ce mystère. Ils sont peu connus. Aussi faut-il supporter toutes ces approches innombrables du soi, qui partant de n'importe quelle direction, évoquent quelque chose qui résiste à la peinture que l'on en brosse, dont les symboles et l'approche ne révèlent pas la morphologie, mais un bout seulement de sa surface. Dans cette perspective, le rôle des révélations est faible, puisque elles obscurcissent souvent le mystère déjà épais en laissant entendre qu'une démarche le perce alors qu'il s'agit d'œuvrer pour se sentir entouré par le Tout. Les derniers «dieux» ou instructeurs prétendus tels ont été récupérés par la culture. Ils voulaient fonder la verticalité de l'homme, on aura retenu qu'ils ont fait du ciel un drapeau pour justifier la fuite de la Terre. La démarche soi-disant révélée est une image. L'amour du christ n'a pas été vécu à grande échelle pour ne pas avoir été trouvé au-delà des sentiments — une des couches difficiles à traverser pour découvrir le sentiment sans objet, le sentiment absolu que chantent les mystiques. Le discours de Shakyamuni présenté comme une révélation n'a rien ajouté à son enseignement, et l'a même dénaturé, en transformant le sage vainqueur des apparences en divinité (Bouddha). Les brahmanes de l'Inde se sont endormis dans leur confort d'avoir réponse à tout et ont fini par confondre les règlements religieux et la pratique spirituelle, qui déracine les fausses racines — tant ils restaient attachés à leurs collections merveilleuses de dieux, de dogmes, de chemins, comme s'il s'agissait là de la mémoire même de l'Infini et de l'Absolu à conserver sans y toucher. L'échec de la spiritualité vient des amalgames que l'esprit pétrit entre les sensations, les émotions, les sentiments, les pensées, et les Idées. Amalgames diversement ordonnés, c'est-à-dire homogènes et propres à donner le change, et qui résistent aux méditations mécaniques, aux imitations appliquées, aux intentions spirituelles faibles.
    «Démêler l'inextricable»,

selon l'expression du Tao-tê-King, revient à originer en soi-même tous les mouvements qui nous font conjuguer le je, le moi, d'une certaine manière. Le Soi, le JE SUIS, est la première résultante à proprement parler consciente des forces qui s'amalgament en nous et mélangent les juridictions des sens et des pensées. En réalité, cette résultante libératrice n'exerce aucun contrôle sur la pensée, car l'intention même de contrôler n'est plus de mise. La dualité s'est effondrée. Ce point est à préciser, car le terme de maîtrise est mal compris par l'âme de la race blanche, possessive et entreprenante, volontaire, et attachée au passage du temps. La maîtrise est en réalité un accord naturel entre le moi et le non-moi qui ne nécessite que peu de lutte. Une vigilance s'instaure néanmoins, conforme et proportionnelle à l'aspiration de l'éveil encore inconnu, tel un processus intérieur ferme et non pas une contrainte à suivre les disciplines. Ce procédé que le patriarche Tao Sin, successeur des trois premiers fondateurs du Tch'an, appelle «maintenir l'unité sans dévier» vient à nouveau juguler la tendance à employer des «stratagèmes» pour obtenir l'éveil, stratagèmes qui se développent naturellement dans les monastères pour meubler le calendrier des moines. La résistance des grands maîtres (Patriarches) du bouddhisme chinois et japonais aux techniques censées mener à l'éveil a permis au bouddhisme de survivre sous une forme ésotérique, alors que l'ensemble de son mouvement religieux ressemble à s'y méprendre à de la simple psychologie rituelle.

Si l'énoncé que l'homme est toute souffrance, toute ignorance, donne au chercheur une prise de conscience brutale — un bouleversement et un point de départ —, en revanche cet énoncé n'est qu'une définition sans grande portée, un a priori, ou bien une vérité terrifiante qui ne s'explique pas, pour quiconque se contente de ses jours et ne pressent pas la nécessité de transformer sa perception.

Révéler la genèse obscure fournit au chercheur un mobile pour atteindre la lumière, mais les moyens sont à double-tranchant. Ils dépendent encore de l'esprit troublé par les traces de la genèse charnelle et participent déjà à la clarté et pureté appelées. Mais seul l'éveil départage le pur et l'impur.


11 Réflexion sur les limites des enseignements spirituels.


Les modèles de doctrines sont générales et se plient mal aux cas particuliers à moins qu'elles ne soient totalement pures et universelles. Les exemples ne peuvent pas être suivis, car nul ne doit parcourir le même chemin que l'autre, et néanmoins ils irradient tous quelque chose, non point que ceux qui les incarnent surveillent nos itinéraires ou les balisent, mais simplement parce qu'ils pérennisent nos propres interrogations et fournissent des réponses à nos questions. Et c'est dans cette confrontation, cet échange, que jaillissent les intuitions profondes. Aussi faut-il toujours comprendre dans quelle intention une chose est dite, car l'intention est en réalité le véritable contexte.

L'éveillé qui prétend vous montrer le chemin propose ses services, une aide. Celui qui assure qu'il ne peut rien faire pour vous, car aucune voie n'existe, ne veut, en réalité, ne s'occuper de personne. Mais celui qui vous montre le chemin peut parfois beaucoup moins que ce que vous imaginez, et celui qui ne veut rien vous révéler, pourrait en réalité faire beaucoup pour vous. Tandis que chaque individu défend sa propre liberté avec une âpreté indéfectible, nul n'accepte vraiment la liberté de l'autre quand cela contrarie ses plans. Un enchevêtrement de malentendus constants tisse les relations. L'appropriation de l'autre constitue le schéma dominant du mental, perpétué dans le couple et la génération, les enfants devant devenir conformes aux parents, l'autorité archaïque prévalant encore dans toutes les formes de relations familiales, parfois sociales. Certains éveillés refusent d'être des maîtres pour ne pas devenir des personnages adulés, des pères, des bouées de sauvetage. Mais le témoignage doit persister pour éclaircir les rumeurs, fort nombreuses, sur ce qu'est l'éveil, ce qu'il permet d'obtenir, et finalement sur son «utilité». S'il faut élaguer sans arrêt pour y parvenir, les éveillés possèdent en commun certaines qualités. C'est probable qu'ils aient tous abandonné une somme incalculable de représentations des choses et d'eux-mêmes — sans pour autant renoncer à comprendre et à aimer.

L'éveil ne s'abattra jamais sur une personne qui exige que quoi que ce soit lui soit conforme, et elle doit donc se libérer des schémas de conformité hérités qui l'inféodent à sa culture, sa religion, bref, sa tribu en terme de sociologie. Tout autant, elle combat ses propres exigences produites par la souche personnalisée, particulière, de la volonté. Car les voiles doivent se déchirer, et n'en déplaise à certains, la subjectivité, dans tous ses caractères compulsifs (non créatifs donc), doit être démolie, dissoute, assassinée. Alors l'impersonnel se manifeste, détaché, sans limites, transparent, complice de toutes choses. L'esprit doit être pur de projections, la volonté pure de convoitises, le corps lui-même doit éviter les excès sensuels, ou encore s'en lasser. S'il n'y avait pas quelques conditions à remplir, les éveillés seraient moins rares, et les maîtres n'insisteraient pas sur les contraintes.


    Témoigner du soi, c'est principalement citer ce qui l'empêche de se manifester, pour prévenir les fausses pistes.
Les vraies pistes sont en vous. Ce besoin de rendre l'autre conforme à soi, de croire que l'univers est tel que l'on se l'imagine, constitue la souche la plus obscure de notre perception. Nous voulons voir les choses de la manière qui nous arrange, nous inventons Dieu selon nos caprices, ou l'annulons selon nos fantaisies, sans que jamais nous n'osions poser le problème de son existence indépendamment de ce qu'Il représente pour nous. La religion propose des achats psychologiques, des investissements sécuritaires, mais en réalité le Divin ne demande ni à être vénéré ni même à être connu. Ceux qui voudraient bien que «Dieu» existe sont croyants, ceux que cela arrange qu'Il n'existe pas sont incroyants. Le même principe s'applique à l'éveil, et ceux qu'il n'intéresse pas sont prêts à jurer qu'il est impossible, et ceux qui le recherchent croient qu'ils vont tomber bientôt dessus, pour en avoir seulement supposé l'existence. Ces grandes choses, l'illumination, Dieu, ne sont en réalité que des hypothèses tant qu'on n'y a pas goûté, et leur donner une consistance est une stratégie que j'oserais qualifier de totalement idiote. Je ne suis pas le seul. Si la tradition chinoise a choisi comme premier paragraphe du Tao-tê-King «Tao nommé n'est pas Tao pérenne», ce n'est pas le fruit du hasard. Cela correspond à toute la transmission spirituelle du soi, où qu'on la trouve d'ailleurs. Le Divin au-delà des dharma ne peut être conceptualisé, et la Gîta invite donc les hindous à abandonner les images de Dieu. Le Tch'an et le zen ne s'attardent pas à évoquer la nature du non-né, mais en reviennent toujours à la possibilité de l'expérience de l'Éveil, une fois tranchés les liens de la pensée. Héraclite, Diogène, Socrate rejetaient les représentations cosmiques, puisque ils les avaient traversées.

C'est la pensée qui cherche à donner un nom, sous prétexte de la qualifier ou de la localiser, à la réalité non-mentale du Soi. Tout nom qui lui sera donné ne peut en représenter qu'une infime partie, comme le fait d'avoir la carte de visite de quelqu'un ne suppose pas qu'on le connaisse déjà. Tout ce que l'on peut vous dire d'une personne ne remplacera jamais la rencontre.

Plus l'éveil entr'aperçu se pare de formes, plus ce fantôme détermine faussement le soi et laisse croire que l'on en connaît déjà la morphologie, ce qui est faux, et qu'on peut l'appâter comme un poisson à la pêche — en perfectionnant ses leurres. Plus le «Dieu» tout juste deviné devient une chimère personnelle, plus il cache le Divin, qui ne pourra plus se substituer à cette image intérieure qui grandit — conforme tout simplement à l'imagination du sujet liée à sa volonté. Et je ne sache que le soi qui libère des fausses idées de Dieu, c'est pour cela que je le recommande aux mystiques purs, et naturellement, des fausses images de soi-même, c'est pour cela que je le recommande à tous ceux qui souffrent de n'être que ce qu'ils sont. Puisque il réunit, c'est une réalité qui doit toujours se considérer de deux points de vue différents,    ce qu'il donne au moi après lui avoir tout dérobé,
   et ce qu'il permet comme perception immédiate de la réalité extérieure.

Ne vous enfermez ni dans une recherche qui présente le soi comme un simple gain personnel, ce que le terme de libération peut laisser entendre, ni dans celle qui le décrit comme une simple adhésion nouvelle au ressenti extérieur (cosmique), qui laisserait le moi tel quel ou presque et miraculeusement abouché au Tout. Ce sont là deux mensonges, deux stratégies incomplètes. On ne peut pas distinguer ce que le soi apporte au moiou à ce qu'il en reste de ce qu'il procure dans la nouvelle perception du Tout, de l'autre, de la vie. Il a rendu homogène le moi et ce qu'il ressent du monde. L'intérieur et l'extérieur ont changé leurs inter-relations. Il faut en revenir à cette base puisque des enseignements le présentent soit par rapport au moi, soit par rapport au Tout, et l'on peut s'engager dans une vision fausse.

C'est sur ce point que je rends hommage au zen (qui est par ailleurs une voie que je critique sans tarir), puisque cette démarche interdit aux croyances subtiles d'exister, et n'encourage aucune représentation de l'éveil: toute imagerie mentale de cette chose pourrait en détourner. Les maîtres qui voient les choses comme moi ne peuvent s'empêcher de sourire des éveillés qui s'acharnent à baliser un chemin qui favorisera malheureusement des projections supérieures sur la vérité. Là est la force du système zen, ne compter sur rien. Mais ses faiblesses sont aussi nombreuses, dans un dépouillement, parfois, qui ne correspond ni à la vie elle-même, ni à la richesse de l'homme, ni à l'ordre de l'univers. Dans une économie parfois avare, si l'on aime se livrer à des extases évolutives, embrasser la réhabilitation de l'homme bras grands ouverts — ce qui demande une reconnaissance de l'Intelligence créatrice absente du système. Tous les présupposés y ont été sacrifiés à l'émergence du non-mental, ce qui apparaît parfois comme un manque de confiance convenu et doctrinaire, en les qualités de l'intelligence proprement dite, qui surplombe le moi et anime l'esprit en profondeur, avant les projections.

Mais qu'on ne s'imagine pas que cette critique vise le mouvement lui-même. Les maîtres du passé n'y sont pas d'égale valeur, et bien qu'ils se soient tous réclamé de Bodhidharma et de Shakyamuni, il n'y a pas de réel consensus dans le zen doctrinaire. Certains maîtres proposent plus de pratiques que d'autres, et l'on retrouve en cherchant bien, chez leurs initiés, une querelle équivalente à celle des bouddhistes et des hindous, sur l'ultime réalité. Le moi dans le soi conserve-t-il une individualité, oui on non? Problème insoluble qui divise les clans, provoque les anathèmes. Beaucoup de maîtres qui ont perdu l'usage conscient de leur corps après le satori décrètent que le moi est fondu dans le Tout, que la goutte a rejoint l'océan, bref qu'il ne reste rien d'autre qu'un mystère percevant le mystère, sans moi ni je pour conjuguer les verbes. Mais d'autres maîtres conservent l'usage du corps et s'y emploient, développent la conscience du hara pour être plus présents à la Terre, qu'ils décrètent ou non qu'une âme au fond d'eux constitue un individu. La goutte a rejoint l'océan, mais elle reste goutte, et fait tout pour le rester.

Il apparaît aujourd'hui que seule une transformation de l'atmosphère terrestre pourrait mettre un terme à cette controverse éternelle. Si Sri Aurobindo a raison, que sa prophétie s'accomplit, les éveillés s'aligneront sur le projet de transformation divine de la Terre, et resteront des gouttes. La puissante vibration supramentale empêchera les possesseurs du soi de s'oublier dans le samadhi.

Pour le moment, nous critiquons les voies non dans leur manifestation historique, mais dans leurs imperfections doctrinaires, qui proviennent soit de l'expérience limitée des maîtres, soit de leur acharnement à vouloir transmettre des enseignements dans des formes qui permettent au mental de récupérer l'essentiel pour conserver son territoire. Un enseignement spirituel déboute en permanence le mental de ses prérogatives et n'encourage que la compréhension pure des progrès à obtenir, tout en établissant les moyens de les vérifier, sans fantasme ni complaisance. Dès que quelque chose devient la panacée, le sésame, l'équilibre se perd. La méditation est le passe-partout du bouddhisme, comme le zazen est celui du zen, ou la contemplation vénérante celle de l'hindouisme.

Et néanmoins, comme toutes les grandes voies le zen aide encore, par sa cohésion profonde, et emmène loin pour revenir au plus près, distrait des illusions grossières et subtiles — à défaut de tout embrasser. Aussi faut-il en revenir aux besoins de chacun, admettre que les voies sont incomparables en dépit de leur but commun, et se méfier de leurs limites. Imaginer une supériorité quelconque d'un de ces systèmes est peine perdue. Selon le point de vue d'où l'on se place, l'hindouisme, ou le zen, ou le Tch'an, ou le taoïsme des trois Pères, ou l'Hésychiasme, est supérieur. Je ne tiens pas à détailler la supériorité de chaque particularisme sur son terrain, car cette étude relèverait davantage d'une anthropologie sacrée que d'une incitation à revenir au Soi, et j'en suis sans doute encore incapable, manquant d'érudition dans les voies occidentales. Mon rôle est de louer encore le Grand Homogène (Tao), où les éveillés de toutes races et de toutes époques se sont réfugiés.

Nul ne peut connaître tous les mouvements fondés autour de l'expérience du Soi, ni les hiérarchiser, ni découvrir leurs altérations ni même cerner, pour chacun, ce qu'ils donnent exactement et qui est absent ailleurs. Ils correspondent, dans leur jaillissement, à des nécessités historiques, puis ils sont corrompus par l'interprétation, jusqu'à ce que leur saveur propre, leur rasa, le parfum qu'ils émanent et transmettent, telle une vibration de clarté dans un monde quasi souterrain, disparaisse.

On se souvient de tous ces pièges tendus à la vérité nouvelle. De la reconstruction mensongère de l'interdit et de l'obligatoire autour de la fragile manifestation du Verbe, libre de toute éternité de posséder un homme, au risque que les traces de ses pas soient vénérées, ses paroles momifiées, son exemple contrefait, son message travesti. Les pandits et les brahmanes de l'Inde, professionnels du sacré, laissent s'enfoncer les Écritures depuis trois mille ans dans le ritualisme et la forme, au nom de l'illusion de la vie et de la prédestination, tandis que quelques éveillés sauvent chaque siècle du désastre, par l'expérience, la tradition du soi dont le mythe est bien plus enivrant que la réalité. Les paroles du Bouddha tombent dans le sanskrit et sont avalées par l'Inde vénérante, s'appropriant le diamant pour l'ajouter à sa collection, et y fourrer du mental qui coupe les cheveux en quatre et une bonne dose d'idolâtrie. Les innombrables querelles sur la prééminence des prophètes et le vrai nom de Dieu, trois principaux étant en lice, chez les juifs divisent les tribus. L'amalgame du confucianisme et du taoïsme laisse entrevoir une communion de vision entre les pères fondateurs (Lie-Tseu, Tchouang-Tseu, Lao-Tseu) et Confucius, absolument factice et qui pervertit la percée vers l'éveil. L'invraisemblable professionnalisme du clergé musulman qui faillit compromettre l'islam et le souilla de luttes fratricides entre les autorités les plus élevées, constitue une donnée récurrente presque naturelle, l'islam et la politique entretenant des liens étroits des plus douteux depuis l'origine. Les ridicules conciles à répétition de l'Église romaine, qui s'accordèrent à batailler sur les mots, à diviser les chrétiens, à produire une façade plate du mystère dans une querelle de rivaux sans âme font passer au second plan l'évangile d'amour et utilisent la survivance de la peur de Dieu, propre au Judaïsme, pour dominer les foules. Avec une liturgie envahissante et pompeuse destinée à en imposer et une infériorisation manifeste du pécheur. On ne répétera jamais assez que la collusion entre l'Église et l'Empire romain de Constantin a voué l'Occident à la méprise métaphysique et à la superstition.

Les révélations ont été passées au crible de l'obscurité jusqu'à y retourner, comme une fleur finit par se faner. Chaque fois les représentations mentales du but, du salut, du chemin, ont indiqué de fausses pistes, faciles à suivre mais illusoires. Chaque fois la difficulté avait été annoncée haut et fort pour engendrer un vrai bouleversement du moi. Chaque fois le bouleversement initiatique a été ajourné, puis remplacé par des promesses fades de sauvetage, d'accès à la sagesse, de complicité divine purement imaginaires. Chaque fois des forces occultes adverses ont perverti les mouvements, et sans doute davantage dans le monde judéo-chrétien, mais ces choses-là ne sont pas encore révélées.

Aussi les vérités que le moi trouve en lui-même peuvent-elles l'aider à déceler des vérités extérieures, tandis que l'inverse est plus contestable. Et le maître spirituel est bien celui qui pousse son disciple à aller voir en lui, et non pas à lui obéir sans comprendre. Aussi, il n'y a pas lieu de les faire disparaître. Ils changeront, tout simplement, leur manière de témoigner, en effaçant davantage leur autorité. Car le soi appelle le chercheur las des explications, insatisfait par les causes, toujours les mêmes, de l'ignorance humaine, et qui s'arc-boute vers la lumière sans la prétention d'y parvenir. Le passé ne peut être un modèle que dans les rares moments où le pérenne se révèle, entièrement pur — informel, en amont des parti-pris, des sectes, des religions particulières, des mouvements proprement dits.

La procédure d'ouvrir les yeux, de ressentir profondément le non-moi, de l'examiner, de s'y rattacher, ne peut s'effectuer que sur une base solide: savoir, en premier lieu, fermer les yeux, dans la reconnaissance encore fragile et mystérieuse d'une autre naissance que celle produite par l'accouchement de notre mère, une naissance intérieure. C'est-à-dire se reconnaître en tant que conscience à la recherche de sa propre autorité, la semence d'un être nouveau.



12 Exercice de positionnement vis-à-vis des champs primitifs.


L'éveillé peut donc se sensibiliser à la place que tient le monde extérieur dans les tableaux traditionnels, puisque cela varie beaucoup, et qu'il n'est pas inutile de comprendre la valorisation ou la dévalorisation de ces grandes catégories, telles que le Tout, le moi, le corps, l'humain. Ces quatre plans principaux, relation du moi au moi (identité), relation du moi au corps, relation du moi à l'autre, relation du moi au Tout, ne s'articulent jamais de la même façon dans les grands enseignements spirituels. Leur prépondérance varie. Le corps est parfois mis dans la catégorie du moi, parfois dans celle du non-moi, ce qui complique les choses et rend inconciliables certaines doctrines. La sensation et l'émotion appartiennent au moi par leurs processus et au non-moi par leurs objets. Tout cela est assez amusant, hormis le mépris qui finit par caractériser les catégories parmi les quatre quelque peu escamotées au départ, quand les doctrines sont ravinées par des siècles successifs. Il ne reste alors que quelques profonds sillons caricaturaux, et les nuances auront disparu. D'où le problème de savoir si une obédience spirituelle permet une transformation holistique ou au contraire une seule spécialisation, ce qui la rendrait suspecte. Les mauvaises pédagogies dépècent le réel comme un cadavre, et finissent par vous pousser vers ici pour mieux vous empêcher d'aller plutôt vers là, dans une sorte de trajectoire dite initiatique, pour faire mieux avaler le prix du voyage. Les coercitions sont enjointes au nom de la Vérité.

Mais en réalité, aucun des éléments, nommés ici champs primitifs, n'est séparé des autres, et ils sont même confondus dans une sorte de résultante inconsciente homogène. Peu de personnes se positionnent consciemment
A/ vis-à-vis d'elles-mêmes, de leurs exigences,
B/ Vis-à-vis de leur corps
C/ vis-à-vis des autres (qu'est-on en droit d'attendre de l'autre, proche ou lointain) et du champ culturel,
D/ vis-à-vis du Tout (Le ressent-on comme une autorité, un univers spatio-temporel, une somme de consciences, une origine, un père, une mère, un adversaire, un bain, une Intelligence, un chaos, une énigme ? etc.)

Le positionnement vis-à-vis du corps est inconscient ou changeant, et souvent négligé dans nos cultures. On confond même souvent le corps et le moi puisque il est vrai que ses événements peuvent affecter le mental et la personnalité, autant que l'inverse.
    Ces champs primitifs sont entremêlés.

Le positionnement pris vis-à-vis de l'un peut rebondir sur les autres. D'où la nécessité des arts traditionnels comme la méditation qui permettent à l'esprit de ruminer, pour les digérer à nouveau, ses perceptions: les questions y sont tout de suite gérées et ne dégénèrent pas en conflits. Tout ce qui arrive au moi seul, au corps seul, tout ce qui arrive dans le cadre relationnel seul, ou dans la fusion-confusion avec le Tout, contamine par voie naturelle les autres secteurs, car la personne est homogène. La pensée symbolique opère des amalgames. Une mauvaise relation à l'autre, parent, enfant, partenaire, peut entraîner une économie perverse vis-à-vis du Tout (autorité/sécurité) ou engendrer une mauvaise image de soi, ou un laisser-aller corporel compensatoire. Vous devez apprendre à méditer ces considérations qui deviendront opératives, et que vous retrouverez dans les médecines traditionnelles et holistiques, qui ne cessent d'aborder le problème des «vases communicants» entre le moi et le non-moi, vases dont les valves sont souvent constellées de processus inconscients. Vous pouvez devenir plus attentif à chacun de ces univers fondamentaux, ce qui permet un nettoyage constant des émotions et des prises de conscience immédiates dans tous les secteurs des informations nouvelles.

Le conflit, par exemple, signifie seulement que l'homogénéité des champs primitifs doit être tendue pour être maintenue, mais elle persiste. C'est un avertissement qui montre les limites de l'élasticité des champs entre eux. Faire disparaître les conflits, c'est supprimer l'échange permanent entre le moi et les champs primitifs. Le conflit doit être résolu et non refoulé. Si le négatif vécu dans un champ contamine les autres, l'inverse est vrai: ce qui affecte d'une manière évolutive un seul de ces champs peut contribuer à l'évolution des autres, par le même principe de contamination. Si le moi résout le conflitCette thèse exhumée par le docteur Hammer, très controversé sur son approche du cancer, semble corroborée par d'autres approches, d'autres praticiens, et elle est fréquemment évoquée dans les médecines traditionnelles, la maladie jouant un rôle d'expulsion des déchets subtils quand le moi n'a pas su s'adapter à un événement traumatique (choc). Les recherches se poursuivent et se nuancent., la maladie qu'il avait entraînée purifie le corps physique (et astral) et ne laisse pas de traces.

En développant l'attention spontanée et la conscience permanente de soi et de ses réactions, le moi homogène évolue sans cesse et évite les crises, ou les traverse sans peur comme des nécessités naturelles. Le moi est homogène, en dépit des répartitions, corps, vitalité, mentalité universelle, moi individuel. Le tout s'assemble et s'organise. Les voies spirituelles traitent rarement avec une égale rigueur les univers fondamentaux de la perception. Les progrès peuvent s'effectuer dans des ordres différents. Certaines voies s'attaquent d'abord au moi contingent, et proposent de débroussailler l'événementiel, toujours acoquiné à l'émotionnel, qui lui-même est constellé de dépendances affectives (Priorité champ B et C).

D'autres voies demandent comme préalable une transformation de l'image du monde, et forcent à découvrir une représentation plus objective des lois cosmiques (Priorité champ D). D'autres encore exigent une révision profonde de l'image de soi, et ouvrent vite la porte sur le soi si elles transmettent comment changer l'image de soi, qui s'interpose entre le moi et ce qu'il pense de lui-même pour le conserver tel quel (Priorité champ A). D'autres subordonnent au travail sur le physique les autres champs et elles sont donc les voies les plus concrètes (Hatha-Yoga, réintégration par l'union du soleil et de la lune, Taï Chi et Qi Kong traditionnels) (Priorité champ B).

D'autres enfin passent outre les déterminations des obstacles pour exalter la semence du Moi, virtuellement — tout en passant par-dessus la genèse individuelle pour sacrer la transcendance indépendamment de l'état des lieux et de la genèse du moi. C'est la voie solaire pure qui transforme systématiquement les difficultés en outils d'évolution en travaillant sur tous les axes en même temps. La volonté de conscience universelle peut alors faire seule le travail ou presque de transformation. Cette voie ne pourra s'établir que dans l'avenir, quand les vibrations élevées de l'atmosphère rendront beaucoup plus efficaces les intuitions solaires, et beaucoup plus naturel et impérieux le besoin de se relier au Tout.

Pour le moment, un tel nettoyage est de rigueur que tous les chercheurs sont confrontés à suivre de près les étapes de leur transformation psychologique, le dégraissage des anciens patterns comportementaux, relationnels, représentatifs (valeurs) — tout en conservant un œil critique sur l'image de soi, usurpatrice et narcissique, ou dévalorisante.

Le zen s'attaque au moi sans aucun détour — inutile d'avoir une image du monde ou même de vouloir la rectifier. Le taoïsme s'attaque à l'image du monde — inutile d'annoncer la couleur de l'ascèse à qui se contente de son tableau existentiel et qui ne veut pas, d'ores et déjà, s'intéresser au mystère originel, au Tao. Le vrai christianisme s'attaquait à l'image de l'autre et à l'imago archaïque du Dieu juif, jaloux et redoutable, pour mener le moi à lui-même en lui interdisant d'inférioriser ce qui lui semble étranger. Bouddha attaquait de front la relation du moi au monde en la qualifiant de souffrance-ignorance, sans se préoccuper le moins du monde de l'image ténébreuse du Tout. Puis il logeait ensuite la souffrance relationnelle dans le moi lui-même et non pas dans son objet, pour opérer la désidentification profonde du sujet à son milieu et à sa propre politique psychologique. Un chef d'œuvre. L'hindouisme combine les attaques, et lève des armées entières pour venir à bout du moindre petit adversaire. Il ploie sous les scrupules, exècre toute innovation, coupe les cheveux en quatre puis les reconstitue, et fait confiance les yeux fermés aux règlements. Il ritualise tout mouvement au risque de le figer. Néanmoins, il fait confiance à n'importe quel aspect de l'homme s'il peut être érigé en moyen de connaissance, et même le mental y possède ses lettres de noblesse puisque le jnana-yoga le transforme sans le combattre, et au contraire en l'exaltant. Le soi y est vénéré comme le reste des états de conscience supérieurs, confondus avec le Divin. Toutes ses voies finissent par se teinter d'une brume de religiosité, la mémoire de la transcendance vernissant de son éclat argenté tout chemin qui se voudrait libre — et toute émancipation finit de toute façon dans les bras de Dieu.

Quand il s'agit de jongler avec les couleurs fondamentales, ces grands invariants qui contiennent tout (circuit moi/moi, circuit moi/mon corps, circuit moi-l'autre, circuit moi/ le Tout) et de changer leurs feedbacks (retours) pour qu'autre chose émerge, on se demande toujours non seulement comment procéder, mais s'il existe une véritable raison de les différencier, vu que la personne fonctionne en permanence pour reconstituer une sorte de vision d'ensemble d'elle-même et de son corps, de ses relations humaines, et de son positionnement global. Mais à y réfléchir, il apparaît aujourd'hui nettement que ces univers sont des juridictions à la fois séparées et interdépendantes, comme l'affirme Sri Aurobindo dans la synthèse des Yogas, et comme ont fini par le deviner et l'établir, à la même époque, les inventeurs de la psychologie moderne. La maladie a souvent pour cause une crise d'identité, et parmi ces turbulences possibles, le conflit de séparation occupe une bonne place, ce qui nous ramène à l'insécabilité de l'univers, et aux répercussions dans certains champs particuliers de ce qui arrive dans d'autres champsle déplacement du symptôme dans la médecine chinoise et les découvertes du docteur Hammer sur le cancer..

Et quand les traditions évoquent la notion de déséquilibre, c'est entre les constituants fondamentaux de l'expérience, dont le nombre peut varier selon l'optique envisagée. Le Tao-tê-King ouvre des perspectives les unes sur les autres, qui ne se referment jamais sur une recette, ni sur une finalité précise, ni même sur des injonctions. C'est que son auteur savait bien que les champs primitifs rebondissent les uns sur les autres, et qu'il suffit donc de parler du Tao pour que le moi s'en empare ou de parler du moi pour le positionner au sein du Tao, dans une navette incessante. Ainsi le livre ne privilégie pas la fusion dans le Tao au détriment d'une expérience profonde du moi, ce qui fait appartenir sa doctrine à la catégorie des témoignages où l'éveillé demeure une goutte bien qu'il ait rejoint l'océanOn peut témoigner activement du non-agir, c'est-à-dire montrer l'exemple, ce que certains réfutent comme une compromission, ou un intérêt suspect pour le manifesté (TchouangTseu). Mais le témoignage du non-agir est conforme à la Gîta: le yoga, c'est l'habileté dans les œuvres, ce qui scelle définitivement le soi à la manifestation, et sa transmission comme un devoir ou une nécessité, ou un prolongement du principe lui-même (révélation à travers l'avatar)., alors que l'expérience de dissolution y est aussi évoquée. Mais il est vrai que de nos jours encore certains éveillés représentent la goutte qui rejoint l'océan et s'y perd. Ils ne tiendront jamais mon langage, ni celui de Sri Aurobindo. Leurs discours sont souvent plus alléchants et pompeux, et l'esprit qui s'y complaît se laisse fasciner par l'idée de l'annihilation du moi, du sentiment corporel, et de celui de l'identité individuelle. En réalité le moi survit à toutes les expériences et à toutes les réalisations, ne serait-ce qu'en tant que témoin, et la préoccupation de savoir «qui» constitue l'identité du soi ne se pose pas. L'expérience elle-même évolue, et il est donc vain de se positionner dans la quête spirituelle à partir de l'exigence de voir intellectuellement ce qu'est la libération, avec une précision hors de propos.

Le sage s'intéresse de près au quatrième champ, le Tout, que la plupart méprise ou ignore, et considère en revanche le champ humain (qui monopolise presque toute l'activité ordinaire) avec une distance que le non-chercheur ne peut ni accepter ni comprendre. Le véritable héritage du soi est presque sans exception considéré par la culture — quelle qu'elle soit, comme une attaque à son égard.

La conscience dévolue par le moi dans l'investigation des quatre champs primitifs détermine grandement son évolution. Pour tous les candidats à l'éveil, le Tout est un champ écologique aussi important que la famille et la relation, que le corps, que le moi. Il est nécessaire d'y consacrer son attention pour renouveler son positionnement régulièrement et y subordonner, parfois, les trois autres champs, ce qui implique une reconnaissance du Tao de plus en plus profonde. Certes le moi demeure le centre et ne se perd pas dans l'identification au Tout, mais il est des moments où c'est le Tout lui-même qui dicte au moi son action, avant de se retirer pour laisser le champ libre à la transformation intérieure. Certaines choses sont à sacrifier pour que le Tao devienne un interlocuteur respectable, une présence réelle, un mystère bienveillant.

C'est ce que propose le Tao-tê-King : rien n'est diabolisé, mais l'idée de mettre à leur place réelle les ingrédients de la vie, en changeant leur position habituelle ou culturelle, instinctive ou mentalisée, ne cesse de guider l'adepte. Presque tout peut être conservé mais dans un ordre différent, par un ajustement permanent. La prépondérance à accorder aux champs primitifs doit toujours varier, tenir quelque peu compte des circonstances elles-mêmes, et rien n'est vraiment tranché d'avance. L'éphémère et le changement sont utilisés comme la justification profonde à pratiquer l'attention spontanée, comme dans le bouddhisme originel. Mais l'arrière-plan du Tao est décelé dans le premier plan, le moi, autant que dans les plans intermédiaires ou subsidiaires, la nature, l'espèce humaine, le corps, et dans la procédure permanente du principe à toutes les échelles — la transformation réciproque du Yin et du Yang. Avant de prétendre bouleverser, le taoïsme propose une autre lecture, le bouleversement lui-même s'inscrivant parfois dans la permanence de l'ordre, comme une de ses modalités possédant une forme hétérogène, selon une lecture profonde des hexagrammes du Yi-King. Si cette nouvelle lecture est parfaite, la transformation s'opère d'elle-même. C'est son secret (œuvrer sans batailler ni rivaliser, telle est la voie du sage) — dernière phrase du Tao-tê-King traditionnel.

La question qui se pose pour toutes les voies, tous les instructeurs, tous les témoins est la suivante:
   «Jusqu'où doit-on établir certaines choses, si leur énoncé égare plus qu'il ne rapproche? Quelles vérités méritent-elles d'être dites, car leurs flèches sont puissantes et peu nuisible leur incompréhension, quelles vérités doivent être tues, car leur portée évolutive est inférieure à la nuisance de leur incompréhension? Dans quel ordre parler des transformations?».

Non seulement l'esprit change d'une époque à l'autre, mais chaque maître essaie autre chose, quelque chose qui lui correspond, et il est autorisé à le faire pour ressusciter un courant ou initier une tentative transcendantale. Certaines initiatives sont plus malheureuses que d'autres, il est vrai, et ce sont souvent celles qui font le plus mousser une issue difficile, encadrée par des considérations hiérarchiques douteuses, là où entrent en jeu toutes sortes de soi-disant plans. Des plantes carnivores les mieux conçues pour manger les âmes distraites, l'apanage des doctrines des faux éveillés ou des médiums manipulés, jusqu'aux edelweiss inaccessibles d'un Hallaj ou d'un saint Jean de la Croix, en passant par les grands jardins traditionnels — souvent laissés à l'abandon depuis trois ou quatre siècles, le champ du Témoignage, vrai ou faux, qui promet une autre vie à qui sait s'y prendre, est vaste et hétéroclite. Trop rarement rigoureux — souvent rempli de la fantaisie naïve qui enchante toute vision de l'avenir.
    Plus grands seront les yeux ouverts, plus il sera nécessaire de savoir les fermer — d'expérimenter l'aventure purement exploratoire du moi privé de drapeaux et de flambeaux — d'objets à conquérir.
C'est un jeu immense où chacun participe, disant ou ne disant pas, selon l'arrière-plan toujours plausible des égarements qui peuvent s'originer dans une description incomplète, partisane, ou encore trop finalisée. Dans cette mesure, croire en l'autorité d'une doctrine, d'une révélation, n'a aucun sens. Ou bien, il faut toutes les reconnaître. La seule question est de savoir ce qui nous parle à travers un maître ou un livre, une rencontre avec quelqu'un devant soi dans l'évolution, et qui possède ainsi un titre virtuel de révélateur et d'accoucheur. Si les voiles doivent être enlevés, quelle peur nous retient-elle d'écouter ceux qui se sont déjà «débarrassé» de certains?

Même si les voiles sont personnalisés, leur souche est commune, et nous savons tous que nous sommes retenus par les mêmes obstacles que les autres, mais dont seule change l'expression particulière. Il n'y a pas de frontière entre le générique et le particulier. Nous portons nos propres bagages, mais qui sont constitués en partie par ceux de l'espèce. Connaître le dessus, l'Ordre, c'est revenir enchanter le chaos du bas, combattre l'inconscient, amadouer les forces, délivrer ce qui a toujours été là. Dans l'art de ramener de multiples événements à leur origine commune — l'ignorance, l'esprit du soi s'exprime sans intention et démystifie l'enchevêtrement des forces obscures. Il dénonce les finalités fausses mieux qu'il n'indique de véritables buts.
    Car poursuivre un but, c'est évoquer la possibilité de le manquer, c'est le mettre à l'extérieur de soi-même comme un objet.
La reliance ne vise rien puisque elle abolit les distances.
L'attention spontanée vient parfois miner les efforts constants du mental à construire, à ordonner dans des univers fermés des vérités ouvertes qu'on ne sait vivre sans les ranger dans une éthique, une conception, un tableau de sa propre relation à l'indéfini Tout, dont la présence sereine manque d'autant plus qu'on la devine déjà, derrière quelques murs encore à briser. Et cette fulgurance, bien qu'elle ne s'attarde pas, fait voler en éclats les objets, ceux qu'on croyait les plus fidèles. La vision fugitive révèle que l'amour n'est qu'un mot, qu'il ne sera jamais objet, jamais localisé, jamais formel, jamais acquis. Éternellement sans contours. Un je-ne-sais quoi qui transfigure, impalpable, que l'on ne possède pas, et qui est trop vaste pour correspondre à un sentiment. Ni à donner ni à recevoir — un bain plutôt dont le commerce ne se mesure pas, un air rempli de l'or des possibles et pur de toute mémoire. Alors les Noms s'éclairent. Dieu? Qu'appelions-nous par là? L'immensité vivante, l'Intelligence, la Conscience qui naît le monde, le fatras de toutes ces choses mélangées — comme le souvenir d'une blessure qu'il faut nommer, d'une absence dont on refuse de faire son deuil, quitte à vivre de quelques souvenirs bleu? Et les choses immenses et légitimes, qu'on visait avec les moyens archaïques du moi, n'en finissent pas de se dérober. La connaissance, un objet? Rond ou carré s'il vous plaît? L'illumination? Combien de secondes suffisent-elles pour que le Soi fasse tout éclater, une, cinq, dix? La vérité? Est-ce une collection d'objets mesurables au poids, à la surface, à la forme? Combien faut-il connaître de vérités pour être un initié? Cent? Mille, Dix mille?
    Jusqu'à ce que soit compris l'unique procédé,
supprimer les voiles.

Le passage est donc identique pour tous, par des milliers de routes incomparables, comme des milliers d'itinéraires peuvent réunir les deux mêmes points.

13 Exercice de repérage des pôles masculin et féminin du moi.


Le véritable maître spirituel apparaît toujours comme un empêcheur de danser en rond. Vivant dans le vide du soi, il aperçoit et mesure les énergies extérieures et les identifie dans une sorte de jeu sans fin. Exclu de l'ignorance, il sait mieux que personne tout ce qui rôde autour de l'homme et en l'homme pour l'empêcher de gagner les espaces divins. Certains éveillés ne s'affectent pas de la terrible difficulté collective à trouver l'autre rive, tandis que d'autres souffrent quelque peu de solitude, ou éprouvent de l'empathie à l'égard des autres. Certains laissent faire le monde, le soi les y autorise, d'autres veulent y jouer un jeu. Il est faux de s'imaginer que la vérité est d'un côté ou de l'autre. Cela sépare les mouvements fédérateurs de sens, retarde les adeptes, invente des rivalités factices entre des mouvements convergents. Bien que le chercheur doive abandonner un grand nombre de bagages, il est inutile qu'il renonce à une partie profonde de lui-même, qui subsistera après l'éveil du soi, et qui en fera selon un ascète tranquille, une sorte de militant ou même de guerrier solaire, ou encore un homme ou une femme simple s'acquittant de taches ordinaires dans une vie normale, ou bien un maître caché, ou enfin un pédagogue ou un artiste. Le nombre des éveillés du soi peut en réalité augmenter largement, conformément au changement de cycle, et il ne s'agit donc pas de démolir l'autorité des maîtres qui montrent le chemin, mais de la relativiser, d'en montrer l'origine commune, afin qu'un chemin bien plus large, qui s'évase sans danger, permette à chacun de trouver sa propre voie.

Si ce nombre augmente, les doctrines ne se multiplieront pas, c'est-à-dire qu'il y aura moins de maîtres parmi les éveillés, ce qui permettra une nouvelle forme de témoignage du soi, créative et intégrée au milieu. Néanmoins, l'autorité de principe doit être maintenue. Les témoignages pérennes fondent l'histoire de l'éveil. C'est l'exclusivité du cheminement qui doit être combattu, c'est-à-dire toutes les formes qui veulent imposer un comportement particulier comme gage d'une réussite, ou une vision du monde comme étant celle de la Vérité, et qui se développent donc sournoisement — proportionnellement au nombre d'adeptes et de commentateurs inféodés à l'établissement de la règle.

Le plus pur engagement se fait librement sur soi-même à partir des sources elles-mêmes les plus pures, qui sont, soit l'expression orale d'un éveillé que l'on connaît, soit l'expression écrite, irréprochable et non corrompue, de textes rédigés par les possesseurs du soi, qu'ils aient ou non par la suite percé d'autres mystères. Car la compréhension est le seul garde-fou au mésusage des pratiques, qui par leur caractère concret, par leurs inscriptions dans le calendrier, rassurent et consolent, donnent le change, et parfois le sentiment illusoire de progrès. La compréhension peut s'effectuer aussi à l'intérieur des pratiques elles-mêmes, naturellement; mais par leur nature répétitive, tamasique, dirait un maître hindou, elles peuvent structurer outre mesure. De nouveaux voiles ne cessent de se présenter dès que l'un s'évanouit.

Si nous comprenons maintenant que chaque individu tend plutôt à s'inférioriser qu'à se surestimer, ou réciproquement, et ce, selon des circonstances précises, nous touchons au fond du problème de l'éveil. Car certains ne s'autorisent pas à fonder une démarche spirituelle radicale par manque d'estime de soi souvent conjuguée à la peur de l'échec, tandis que d'autres se considèrent avec légèreté comme des appelés spirituels de premier choix, approchant l'éveil comme une formalité ou presque, tant ils se valorisent pour conquérir ce qui leur manque, dans une foi ardente où l'orgueil (le plus vieux placebo) tient la première place.
    La mesure objective de soi-même est un art délicat.

Les trop forts ne veulent pas se soumettre assez, les trop faibles ne veulent pas de la responsabilité intégrale. L'humanité est maintenue dans les ornières de la passivité ou de l'arrogance, car un léger déséquilibre du yin et du yang contamine toute la chaîne psychologique de l'individu, et se répercute en se démultipliant dans toutes ses fonctions, relationnelles et introspectives. Le chemin de l'éveil oblige donc à la rectification de ce déséquilibre. C'est un équarrissage, une véritable ascèse, car la pente naturelle revient toujours. Culpabilité de l'échec pour les faibles, quand on trébuche sur le chemin, satisfaction de soi éhontée, mélangée à trop d'énergie vitale, pour les forts qui se voient progresser et anticipent, sans mauvaise foi apparente, sur leur réalisation en se tenant un discours ronflant par rapport aux faits. Trop de contentement facile de soi pour les yang, ce qui limite l'exigence, trop de dépréciation de soi pour les yin, ce qui obstrue la confiance et l'implication, tels sont les résidus génériques de l'obscurité, incrustés profondément dans le moi, et que le maître peut pointer, sans pour autant juger les personnes aux prises avec ces ombres.

Le réceptif doit épuiser sa sensibilité jusqu'au cri où il voudra trouver son moi, coûte que coûte. L'actif devra épuiser les initiatives, les entreprises personnelles, ses réussites et ses coups d'épée dans l'eau, jusqu'à s'ouvrir à une action dont il n'est pas lui-même l'origine — dans le prolongement même des principes. L'intellectuel devra rendre les armes, renoncer à ses propres méthodes et visions du monde, pour se laisser entraîner là où tous les cadres sont limités, dans l'expérience pure de la séparation douloureuse du moi et du Tout, que le langage philosophique ne rafistolera plus. Certaines contraintes sont donc définies, nécessaires et suffisantes.


L'homme doit découvrir son pôle féminin, l'accepter sans l'assujettir, ce qui promet des émotions interminables et inattendues, et quelques revirements dans l'image de soi. La femme doit accepter son pôle masculin sans se laisser inféoder par lui, ce qui annonce des révoltes, des prises de position, l'exigence d'une certaine autonomie décisionnelle, et le terme de la complaisance émotionnelle.


Ce que je viens de dire en italique figure, dans une forme analogue, dans un logion de l'évangile de Thomas, ce qui donne de Jésus une tout autre image, mais comme pour le reste de son histoire, pas moyen de savoir si cet évangile est plus authentique que les autres. En tout cas, désormais, la représentation que j'établis de l'éveil s'éloigne de plus en plus de la description d'une route à suivre, et se rapproche davantage de la réalité:    une confrontation du moi à toutes les sensations,
   dans le présent,
   ce qui comprend les pensées, les émotions, l'image que l'on se fait de soi-même, l'image globale de la réalité (dont le concept manque en français qui l'emprunte à la langue allemande). Pourquoi ne pas reconnaître l'existence, derrière la perception du moment, de quelques filtres qui l'interprètent, comme le sentiment que l'on cultive de son identité personnelle avec les adjectifs qui collent le plus facilement au je suis, ou comme le tableau du monde, une sorte d'opinion de synthèse sur le sens de la vie qui possède une arborescence où les valeurs et les croyances, les préjugés et les idéaux, se combinent cahin-caha. Le moi se bricolerait ainsi quelques miroirs pour se renvoyer l'image de lui-même.

La recherche de l'éveil court-circuite le feedback qui interprète tous les événements de la même manière, dans le prolongement de la personnalité. L'interprétation nouvelle et parfois l'insight transformateur viennent se glisser dans le moi qui suspend son jugement, évite de s'emparer par la pensée de ce qu'il perçoit, pour conserver un œil critique sur tous les ressentis. Aussi est il dangereux de vouloir structurer ce nouveau regard au nom d'une doctrine particulière, puisque il est ouvert à l'inconnu, puisque il a le pouvoir de déprogrammer le moi, de casser les habitudes, de changer l'interprétation des faits — c'est-à-dire, tout simplement, de trouver de nouvelles significations à des événements, qui, auparavant, auraient toujours entraîné les mêmes conclusions, les mêmes préjudices, les mêmes conséquences — jusqu'aux scléroses du tempérament ou encore aux pathologies qui témoignent de mauvais échanges entre le moi et l'extérieur ou entre le moi et le moi.

Quant au tableau du monde, constellé de fantômes divins ou de rigueur athée à l'emporte-pièce, c'est un des voiles épais qui s'interposent entre le moi et ce qu'il perçoit, où s'entremêlent des croyances héréditaires, des personnifications mythologiques, messies, père idéal ou rejeté, mère aimante ou marâtre; des traces puissantes qui dictent une certaine relation primaire et archaïque à la réalité, une couleur claire ou foncée, terne ou éclatante. Car il ne manque pas d'événements qui s'inscrivent dans le moi pour y graver l'image de l'univers, doux ou écrasant, confus ou clair, compréhensible ou énigmatique, favorable et bienveillant, ou exigeant et sournois. Ce voile est un filtre depuis l'enfance, que l'on ne sait quitter sans craindre de savoir ce qui le remplacera. C'est par cette image obscure que le sujet invente ce que la vie attend de lui. Si le tableau du monde est lâche, le moi manque de principes, de rigueur, il aime la négligence et le laisser-aller, et redoute ce qui est objectif. Si le tableau du monde est tendu, le moi cherche désespérément à se conformer à des lois, à établir des règlements, à correspondre à des modèles préconçus de valeurs, au risque de sacrifier l'expérience individuelle dans l'imitation. Chaque être est le lieu d'une bataille entre le cercle et le carré, la transgression et la soumission.

C'est là que le Verbe tâtonne, hésite sur ses propres traces, dans la magie du fantasme puéril — le refus de toute obéissance, et en premier lieu de toute reconnaissance du Tout comme principe de soi-même. Ou à l'inverse, dans le respect superstitieux et ritualiste de principes familiaux ou religieux, moraux ou politiques, facteurs d'intégrisme triomphaliste. Les deux imagos archaïques et contraires empêchent toute découverte de la conscience évolutive, l'une pour confondre le fantasmé et le réel dans une vaste fatalité des choses, l'autre pour confondre l'autonomie individuelle capricieuse avec la conformité au Tout, — en niant qu'il faille s'y soumettre. La nécessité relationnelle, entre le moi et le Tout d'une part et le moi et le moi d'autre part, est alors bien pauvre et vide de potentiel, si une navette ne s'établit pas entre la personne et l'univers, et entre la personne et elle-même, par des prises de conscience sur la nécessité de ce double mouvement imprévu.


   S'adapter, c'est se remettre en question.

   Rappel de la polarité essentielle et de sa subdivision observable dans le moi, la relation du moi au moi, du moi au corps, du moi à l'autre, du moi au Tout:
   Yin: féminin, réceptif, passif, accueillant, ouvert, faible, lâche, détendu, élastique, humide, fluide, froid. (en négatif, dominé, traître).
   Yang: masculin, émetteur, actif, entreprenant, fermé, fort, rigide, tendu, inflexible, sec, structurant, chaud. (en négatif, dominant, usurpateur).

Chaque principe tend à se scléroser poussé trop loin, c'est-à-dire privé de la présence, à dose réduite, de son contraire. Les qualités des deux principes peuvent s'équilibrer par la vigilance. La prépondérance d'un seul menace la survie de l'autre.

Relation du moi au moi:
Yang: exigence et volonté, discipline ou/et sclérose. Confiance dans la décision et l'action rapide.
Yin : complaisance et versatilité, laisser-aller ou/et inspiration. Confiance dans la réflexion et l'atermoiement.
Relation du moi au corps:
Yang: beaucoup d'activité physique, alimentation trop riche, trop carnée, trop salée.
Yin : peu d'activité physique, alimentation fantaisiste, trop fondée sur la saveur, trop sucrée, dépendante des états psychologiques.
Relation du moi à l'autre:
Yang: besoin de briller, de commander, d'entraîner, cherche plutôt à défendre ses positions jusqu'au conflit qu'à comprendre la position de l'autre en faisant des concessions.
Yin: besoin d'être approuvé, de participer, de concilier, s'efface et reconnaît les arguments positifs de l'autre (dialogue) plutôt que déclencher le conflit.
Relation du moi au Tout:
Yang: confiance dans l'action individuelle, la volonté, la détermination, la ligne droite, la maîtrise, le carré. Voie à tendance (trop) fermée.
Yin: confiance dans le non-agir, l'écoute, l'abandon, le changement, l'ondulation, l'osmose, le cercle. Voie à tendance (trop) ouverte, versatile.

14 Méditation sur la profondeur du Tao et l'obscurité du moi.


En fonction de la loi terrestre, la liberté, qui constitue un jeu très élastique dans les déterminations qui nous caractérisent, des causes différentes peuvent mener au même abandon de soi dans la quête sans nom. Cette liberté, épineuse pour le philosophe et le juriste, ne pose aucun problème particulier à l'éveillé. En elle s'inscrit une manifestation du chaos, un mouvement aléatoire puisque personne ne sait ce qu'il pensera ou fera trois minutes plus tard. Mais la manifestation d'un ordre caché et supérieur, (soit une volonté universelle plus profonde que le moi conditionné), peut affleurer dans le moi et permettre un renversement de conscience vers l'intérieur, préalable aux potentiels des réalisations.

Les êtres humains contractent avec leur corps des habitudes que les civilisations ne font qu'encourager, comme ils ont de la peine à vivre en harmonie leurs désirs, soit qu'ils ne s'expriment pas assez — ce qui ne rend pas la sublimation obligatoire, soit au contraire qu'ils prennent l'habitude de leur laisser trop de champ. Le positionnement vis-à-vis du désir constitue la base du prêche de Bouddha, mais le désir chez lui n'est pas réductible à l'appétit sexuel. Toute convoitise scelle le moi d'une manière obscure à la manifestation, et c'est plutôt le désir d'appropriation qui empêche le mental de se purifier plutôt que le désir proprement dit, qui peut conserver une place naturelle s'il n'est pas encouragé. On peut vaincre le désir sexuel sans pour autant venir à bout de convoitises plus graves. Si la sublimation n'est pas réussie, le désir empêché de trouver sa satisfaction dans l'ordre naturel des choses, s'élancera vers le pouvoir, la richesse, le besoin de reconnaissance, ou encore le culte de soi-même, sans parler d'une sorte d'érotisation émotive de la quête religieuse. Tout chercheur spirituel aperçoit, à travers sa propre relation au désir, l'importance du corps dans le sentiment du moi.

Beaucoup de voies prétendent changer la psychologie à partir des pratiques corporelles, et nous ne les condamnons pas. Mais le moi du corps n'est pas le moi du soi, et les limites des procédures montantes, qui partent du bas vers le haut, du plan matériel vers les plans spirituels, doivent être reconnues. Le moi doit apprendre à se désidentifier du corps, de la vitalité, et même du mental, et il peut ainsi toujours les voir se réunir à nouveau dans une nouvelle combinaison.

Le sentiment de l'identité personnelle est mélangé d'identifications culturelles et de manipulations instinctives, ainsi que d'images de soi-même, mais une intelligence se surprend à prendre un recul toujours plus conséquent sur le vécu. On peut considérer cette intelligenceCette intelligence ne peut pas être nommée sans être réduite, mais elle porte différents noms selon les traditions. Active, elle peut accompagner le mouvement vers le soi et disparaître dans le grand silence, ou ne jamais se manifester, ou encore se manifester après l'illumination. Fuyante, il est difficile d'en parler. Tandis qu'on peut essayer de décrire les conditions pour parvenir à l'éveil, il est impossible d'évoquer le chemin de l'Intellect pur, que certains éveillés ignorent, et que des chercheurs connaissent par intuitions intermittentes indépendamment de l'éveil. Ce pouvoir est délaissé par le bouddhisme, les sectes illusionnistes de l'Inde, et le zen. Il n'intéresse pas ceux qui veulent échapper à la réincarnation, mais légitime la manifestation elle-même. Il est probable que Krishna et Sri Aurobindo aient œuvré pour que le soi mène vers ce Mystère, tandis que Bouddha a mené la réalisation du soi vers celle du grand soi, qui est une pure extinction. Les partisans de la manifestation divine et ceux de la spiritualité pure et immatérielle ne peuvent donner les mêmes tableaux du monde à la Terre. Mais il est incontestable qu'ils soient tous passés par le soi, avant de poursuivre vers le non-manifesté (Bouddha, Sankara) ou la création divine (Krishna et Sri Aurobindo). J'éprouve une grande satisfaction personnelle à rendre compte que le soi n'est pas une détermination fermée, exclusive, absolue. L'âme individuelle en fait ce qu'elle veut, et si je me range du côté de la manifestation divine, je n'ai aucun grief vis-à-vis des partisans du soi qui établissent le phénoménal comme pure illusion, et que l'évolution terrestre fait sourire. Cette note fait comprendre qu'une part des allégations qui entourent le statut final de l'éveil sont en réalité associées à la personnalité du maître ou de l'instructeur et non pas au statut spirituel du non-mental. Tant que le chercheur ne renoncera pas à comprendre l'ultime réalité d'un point de vue intellectuel, il se prendra au piège de la querelle des maîtres, et à défendre des positions artificielles ou émotives. Voilà pourquoi la seule vraie maîtrise spirituelle consiste à mener les autres au soi, et non pas à les conditionner, avant l'éveil, à considérer le monde comme une illusion, ou comme un projet divin. Ces différences sont un luxe, et le temps lui-même subit des métamorphoses qui poussent l'âme, selon les cycles cosmiques, vers la spiritualité immatérielle ou vers la manifestation divine. comme indépendante du moi, involuée dans le moi, et certains maîtres zen affirment que le retour au soi est en réalité la redécouverte de l'esprit de nature, — la conscience humaine qui n'est pas encore particularisée par l'individu, et qui s'exprime conformément à l'ensemble de l'univers, dans son prolongement naturel, «brut» selon l'expression du Tao-tê-King. Dans cette perspective, on ne peut plus se permettre d'opposer le soi à l'ego. Il est admis que dans l'ego lui-même une béance peut s'ouvrir vers l'inconnu, et qu'une conscience peut traverser la pensée, et enfin s'en libérer. Mais caractériser ce mouvement est impossible, et tous ceux qui se sont amusé à le faire ont égaré leurs disciples. À vouloir observer l'esprit de nature en soi-même, d'une manière délibérée, on le fait fuir. En revanche, en abandonnant les certitudes et les jugements, la béance d'abord redoutée devient une mystérieuse reconnaissance du sens caché des choses. Les insights surviennent, dès que le moi dépasse d'un côté la tyrannie de la raison et de l'autre celle des émotions.
    C'est le signe de la rectification conjointe du Yin et du Yang archaïques.

C'est ainsi que doit s'entendre le lâcher-prise exhaustif de maître Dogenmaître zen du treizième siècle qui voyagea en Chine et fonda l'école Soto au Japon., censé mener à l'esprit du Bouddha. À proprement parler, rien n'est à conserver avant le soi, et c'est donc l'expérience du satori qui mettra en place les structures pérennes du moi. Avant, la consécration et la rigueur suffisent, tandis que toutes les approximations mentales sont rejetées comme scories. Les pensées ne sont plus prises au sérieux, leur partialité apparaît défendre des préjugés, des désirs, des peurs, des préférences, des conditionnements, des valeurs irréfléchies. La rigueur n'est plus fondée seulement sur l'observable, mais sur une mesure du manque qui rejette toute complaisance sur les progrès effectués, qui évacue tout triomphalisme masculin, tandis que la consécration, toute féminine, tend vers l'abandon inconditionnel. C'est une première rupture dans l'édifice homogène de l'ego qui fait sourdre la vérité, encore dangereuse, de l'illusion du moi. Il faut la suivre, jusqu'à ce que l'impression s'accentue, que chacun, en tant qu'individu naissant, sente un complot s'exercer contre son potentiel, par la puissance de la mémoire, les contraintes de ses désirs et de ses peurs, les limites de son mental interprétant au lieu de comprendre.

Quand une partie du chemin est effectuée, la relation au corps change, et un certain respect à son égard s'établit. Les émotions ne sont plus cultivées ni redoutées. Elles apportent les informations nécessaires pour que le moi et le non-moi entretiennent des relations authentiques. Le sujet ne peut ni se priver du monde extérieur ni s'y abîmer exclusivement. Les émotions sont en réalité des points de repère très sûrs si elles se présentent d'elles-mêmes sans qu'on cherche à leur accorder une signification préétablie. On peut apprendre à distinguer les émotions vraies de toutes les formes de complaisance émotionnelle. La limite entre les deux catégories est mince au début de l'ascèse. Les sensations associées aux émotions primaires se transforment. Les pleurs et les peurs pour les femmes, et la colère et l'autoritarisme pour les hommes, s'expriment moins facilement tout en indiquant des transformations à effectuer. Le moi ne prolonge plus systématiquement les sensations. Il doute de la valeur de certaines, et du même élan, doute de la vérité des pensées qui le traversent. Le pas essentiel a bien été accompli, quels que soient les édifices mentaux plus subtils qui restent à dissoudre.

Le symbolisme des os revêt alors de l'importance et le corps est ressenti comme une structure et non plus seulement comme un objet à nourrir de plaisir, ou comme le moi lui-même. Bien que l'on ne puisse pas se rapprocher du soi d'une manière graduelle, il est à noter que certains signes indiquent que le travail se fait dans la bonne direction. Une reconnaissance plus profonde du corps, qui va du respect qui lui est dû jusqu'à la lutte contre l'inconscient, fonde la tentative essentielle: changer le statut générique. Qu'il faille nommer ignorance, au risque de le réduire, ce complot des forces de la vie qui divise le moi en éléments hétérogènes, le mental qui surplombe par la pensée, la vitalité ténébreuse et avide qui se soumet mal, et le corps qui est obligé de suivre les décrets imposés par l'un ou l'autre, cela se comprend dans la mesure où le mot recouvre mieux que tout autre le point de départ qui impose un changement radical. Je le répète, toute culture tend à récupérer cette ignorance sans la dénoncer outre mesure, ce qui se traduit dans le bouddhisme lui-même: plus il deviendra une religion, plus ses fondements seront friables, et l'ignorance-souffrance originelle qui justifie la quête du soi dans la lignée authentique de Bouddha, deviendra au fur et à mesure une simple évaluation de l'ignorance philosophique, religieuse et morale, à domestiquer par la pratique de la religion. Le parallèle avec le «péché» judéo-chrétien est saisissant.

La liberté possède donc deux faces, une expression du chaos qui «chaotise» davantage, c'est-à-dire continue de s'éloigner des principes vers l'errance proprement dite; et inversement une reconnaissance que le chaos doit diminuer, perdre ses indéterminations pour retrouver l'Ordre perdu qui lui a donné le jour avant de se retirer. La vision de la liberté qui remonte sa propre pente est pérenne partout. La liberté qui obéit au Tao, pour finalement avoir une chance de s'y conformer, tel est le tracé de l'éveil. Un cheminement à rebours du désordre vers l'Ordre.

Au fond des traditions les plus hautes. La trace même de Dieu chez les juifs, là où il semble absent, eux qui parlent du vase vidé, mais qui contient encore le parfum et une fine pellicule d'huile; le labyrinthe dont une issue existe en Crète et en Grèce, la caverne de Platon et la géométrie pythagoricienne; le barattage de l'océan de lait pour les hindous, riches en mythes divers sur ce qui correspond à notre «chute». Ou encore l'évocation des maîtres du passé qui se tenaient dans l'harmonie naturelle du monde, maintenant perdue, dont la réhabilitation impliquait la rédaction du Tao-tê-King, transmission qui ressuscitait le paradigme de l'emboîtement de l'homme dans le Tao, s'il en découvre le principe. Tao voulant dire à la fois tracé, méthode, code, principe, voie, et sans doute arborescence de structures, avant même que ce concept n'apparaisse dans la pensée scientifique de notre siècle. Liberté et soumission peuvent même se confondre dans un seul état non-mental d'approche du Divin, pour les plus grands mystiques. Là où le Ciel et la Terre participent sans s'opposer de la même ineffable transcendance.

La liberté peut donc continuer de descendre, de se manifester dans le chaos pour produire des êtres de plus en plus identifiés à la surface du processus mental et à la périphérie de leurs émotions, ivres de subjectivité; ou c'est au contraire un processus qui remonte vers l'OrdreCet ordre, comme je l'ai déjà mentionné, n'a pas besoin d'être figuré. Il se manifeste par des touches fugaces, des indices reliants, des insights, des intuitions pures, c'est-à-dire des passages dans le monde du soi. perdu dont il procède. Cette remontée mène, selon les contextes, à la transcendance du soi, ou naturellement à l'obéissance à Dieu dans les cadres religieux. Mais il s'agit du même principe à son origine, fonder le moi dans le non-moi sans limites, contrarier les passions au sens large, ne plus se laisser aller à fantasmer la vie selon ses propres désirs. Avec des mots d'ordre, dans toutes les religions, pour faire quitter la voie de la perdition, cette liberté qui descend davantage dans le chaos des formes et des indéterminations en niant toute autorité, tandis que des injonctions s'établissent pour faire choisir (mais est-ce bien là l'expression de la liberté?) la remontée divine et recruter des élus.

S'il y a donc une liberté qui s'amuse à se perdre davantage dans l'enchevêtrement de la manifestation et à en goûter les délices dans le piège et le bourbier des seules sensations, il en existe une autre, orpheline, qui par une sorte d'instinct mental, se lance sur la piste de l'ordre perdu, et s'anime dans l'exploration même des liens qui unissent les contraintes aux actes.
    Comment mieux définir le champ de l'éveil?

Cette liberté existait avant que les fondateurs de religion ne se mettent en tête (pour certains) de la rendre obligatoire, avec les conséquences mélangées qui s'ensuivent. Cette liberté est efficace quand elle jaillit du moi comme une nécessité, quelque chose à quoi il devient impossible de se dérober. La subjectivité et l'objectivité coopèrent alors. Un chemin universel s'ouvre qui emprunte un itinéraire particulier. Pas plus qu'il n'y a à se soumettre craintivement au Tao, il n'y a lieu de le mépriser. Le Tao est au-delà des opposés. Si le cœur peut l'approcher avec amour, par simple reconnaissance, l'esprit doit s'abstenir de lui prêter des intentions, quelles qu'elles fussent. Au lieu d'attribuer des mobiles anthropomorphiques et des finalités imaginaires au Tout, contentons-nous seulement de diminuer notre obscurité. C'était la voie préconisée dans le premier chapitre du Tao-tê-King, en disant:
    obscurcir l'obscurité est la porte de la subtile origined'obscurité en profondeur, de profondeur en obscurité, le mystérieux passage vers toutes les merveilles.
Reconnaissons fragilité, vulnérabilité, confusion, impuissance sans lutter. Elles s'installeront et montreront la véritable nature du moi, qui est d'être séparé du réel. Premièrement parce qu'il se perçoit mal lui-même, la procédure de «fermer les yeux» n'étant pas enseignée; deuxièmement parce qu'il ne perçoit le réel qu'à travers des sensations, la pensée étant une sensation abstraite, mais dans le prolongement d'une conscience incapable de se situer par rapport à elle-même, et qui subit dans le même flot homogène sensations, émotions et pensées. Le travail intérieur s'empare d'une masse de mensonges, d'approximations, de faiblesses vues sans complaisance. Ce même principe fonde le bouddhisme originel, la même chose a changé de nom: les tendances entremêlées (à démêler) du Tao-tê-King sont devenues «souffrance-ignoranceD'où la légende que Lao-Tseu était disciple de Bouddha dans le bouddhisme, et que Bouddha se serait inspiré de Lao-Tseu dans le taoïsme. Le «but», si c'est l'éveil, est identique, et la reconnaissance profonde de l'état d'ignorance caractérise les deux doctrines. Pour Bouddha, l'ignorance est tenue pour réelle, pour Lao-Tseu, elle est plutôt une incapacité naturelle à utiliser consciemment et correctement les matériaux de la vie, incapacité à lever en prenant acte que le moi dépend du Tout (la volonté personnelle est la négation de cette dépendance). Le taoïsme est moins dogmatique, il est resté ésotérique.».
    La méditation ne peut s'accomplir que sur le terrain scabreux de l'ignorance reconnue.
Sinon, elle est fantasme, parodie mentale, invention, mise en scène. La méditation est une simulation pour toute personne qui s'y initie de l'extérieur, et qui n'a pas eu l'insight poignant de sa propre impuissance à se comprendre, comprendre le Tout, et à se relier correctement à l'univers. Une partie du rôle du maître a toujours été d'amener le disciple à reconnaître et à accepter l'incompétence de la volonté et de la pensée devant le mystère. Articuler une pratique avant que l'aveu de l'obscurité n'ait emporté le moi dans le souhait de sa métamorphose ne sert de rien. En quelque sorte, l'esprit doit reconnaître qu'il est malade pour que la méditation puisse agir comme un remède. Un esprit entièrement conscient n'aurait plus besoin de méditation ou serait en méditation permanente, menant les deux procédures (ouvrir et fermer les yeux) de front au même moment. Il faut accepter de vivre avec le voile obscur puisque il est l'occasion de s'en libérer. La technique du zazen ne doit pas devenir prétexte à oublier ce voile ou à établir une contrefaçon du soi; mais c'est tentant de le faire, comme dans le bouddhisme il est séduisant d'avoir recours à la méditation, sous toutes ses formes, pour créer un soi artificiel. Le calme obtenu par les pratiques ne peut se confondre avec l'obtention définitive du «samadhi».

Nous avons une âme yin qui peut accepter, sans se sentir humiliée, cette obscurité originelle. Cette obscurité est si profonde qu'à l'observer, la dépasser, la combattre, la profondeur intérieure se manifeste — trace indélébile du Tao lui-même, telle son ambassadeur. La profondeur se manifeste dans tout ascèse radicale, et guide la remontée de la liberté vers l'ordre perdu. La peur et la menace, la contrainte et le devoir pervertissent le mouvement spirituel, l'obscurcissent et le terrifient davantage, d'où la nécessité un jour ou l'autre de dépasser la religion pour toute notre espèce. La manifestation s'apparente à un jeu divin, dans la possibilité d'expérimenter les deux mouvements avant de choisir, la descente et la remontée, jeu divin dont les règles s'apprennent dans la joie et la disponibilité puis la sanction de l'erreur et de la souffrance. Un jeu aléatoire gouverné par quelques règles comme tous les jeux, et qui n'est plus un bourbier mais le retour à la consistance du réel, dès que le moi se penche sur son propre abîme, aussi profond qu'obscur, aussi ténébreux que merveilleux.

C'est là que le judéo-christianisme et l'Islam montrent leurs limites, en présentant Dieu comme une autorité à laquelle se soumettre par principe, ce qui oblige le chercheur à s'enfoncer dans un ésotérisme inaccessible pour échapper au sentiment d'une puissance divine écrasante, et aborder la question d'une autre manière. C'est là que l'Orient escamote la création, et débouche dans l'essentiel pur, se moquant des intermédiaires qui montrent le chemin, entités ou immortels, pour mieux retrouver le Suprême en soi-même, à la manière de l'homme, tant les dieux eux-mêmes sont soumis (ou rebelles) au même Suprême.

La soumission à l'Ordre supérieur arrive quoiqu'il en soit, mais elle ne peut pas naître d'une crainte ou d'un désir. C'est une soumission que le chercheur du soi connaît sans l'enrober de la présence divine, et qui le fonde dans sa rigueur exploratoire. Rien ne peut la commander de l'extérieur, l'imposer, la décréter, la justifier. Ni la religion, ni la doctrine spirituelle, ni le maître lui-même.
    Rien ne peut enjoindre au moi d'être libre.
Par définition. La liberté est là en permanence. À chaque instant l'on peut s'aventurer dans sa pente subjective, quitte à prendre des vessies pour des lanternes, à chaque moment l'on peut tordre le cou à cette complaisance du moi qui s'attache à l'expérience de la séparation pour s'arracher à ses rêves fermés — fonder des souhaits plus profonds dans la reconnaissance de l'ascension vers les principes. Telle est la loi. S'obéir à soi-même, c'est découvrir la liberté. Le principe est celui de la manifestation, exprimé dans le Tao-tê-King: «Le Tao traite les hommes comme des chiens de paille». Les hommes ne font pas le même usage de la même chose, c'est-à-dire que certains en profitent pour nier les semences évolutives que la liberté contient dans la recherche de l'Ordre du dessus pour glorifier le moi dans ses caprices, ses convoitises, ses attachements au pouvoir, — bref, sa subjectivité puissante composée de voiles. D'autres changent de piste, cherchent en eux ce qui les détermine et découvrent toujours plus de conditionnements, auxquels ils refusent dorénavant d'obéir.

Ces stratifications s'enfoncent très loin, croyances sur le monde et les valeurs du moi, idées fausses, compulsions de la personnalité qui se cherche une reliance sécuritaire au monde et au moi mental; jusqu'à la mémoire de la race elle-même dont chaque individu porte une trace, sans compter, bien sûr, un emboîtement discret de programmations héréditaires. Présumer de l'image de cet ordre perdu et le représenter, pour mieux venir à bout du chaos et de la pente de la liberté qui se perd toujours davantage dans l'efflorescence subjective n'est pas une méthode adéquate. Le recours aux principes de l'ordre du dessus pour se laisser aller dans le chaos du dessous est une tradition universelle, bien connue des Instructeurs, qui finissent comme moi-même par ne plus en parler, afin qu'on cesse d'en faire un mauvais usage. La carte du dessus, fausse ou vraie, finissait toujours par donner envie d'abandonner la Terre, de vivre pour une âme plutôt fantasmée que ressentie, comme si les panoramas célestes attiraient irrésistiblement l'adepte vers la négation de sa propre condition. Tandis qu'il apparaît maintenant que l'ordre du dessus doit être cherché comme le secret même de la matière, pour lier l'intelligence à la forme, lier la vie au Divin, lier le pouvoir du Temps au Soi, notre age de fer s'est réfugié dans le ciel et y a logé l'autorité pour suivre des ordres simplistes, adhérer à des lois incomprises, et refuser le mystère exploratoire.


L'ascèse véritable se perd toujours à vouloir se définir et à s'orienter sur des repères extérieurs. Aussi, suivre les signes de l'ascension vers les principes de l'ordre perdu par de l'obéissance convenue à des règles, par une imitation de comportements ou l'adoption de valeurs religieuses ou abstraites, ne constitue rien d'autre qu'une fuite.

15 Koan:que serait l'utile sans l'inutile?


La vérité n'est jamais comparable à un animal traqué dont la piste se perd et se retrouve, elle demeure tel un abîme, approchée elle s'enfuit en séduisant davantage, et plus elle se révèle plus il reste à révéler. Elle se présente dans nos rêves quand l'impossible s'accomplit: nous volons tels des oiseaux, respirons au fond de la mer, voyageons entre les étoiles. La vérité n'est pas un but. Cible, il suffirait de la localiser et de l'atteindre. Elle échappe au tireur d'élite, se dérobe au virtuose passé maître dans l'art de tendre des pièges. Elle fuit ses courtisans acharnés et se dissout dans la main de celui qui vient de la cueillir. Nommée, elle devient mensonge.

Elle s'associe à toutes sortes de choses, elle accompagne la justice, le Bien, la Beauté, elle serait la parole de Dieu, dont je maintiens qu'Il est muet, et que nos révélations trahissent. Aussi faut-il considérer que ce concept est usé, émoussé, érodé par le temps. À l'heure actuelle, ceux et celles qui sont le plus attachés à la vérité, sont soit des néophytes, soit des intégristes, soit des sectaires. Plus personne de sérieux n'ose utiliser ce terme, bien que le besoin de vérité subsiste en eux. Mais le trajet entre ce besoin, profond et vital, et les objets qui représentent la vérité et prétendent le nourrir, ne peut plus s'inscrire où que ce soit. La vérité du croyant est déjà constellée de son fantasme divin, comme celle de l'athée est souillée d'une volonté quasi-délibérée d'éviter les traces de la transcendance. La vérité du sectaire est conforme aux présupposés de sa propre voie, et rejette les vérités d'une voie voisine, avec l'accablante arrogance que l'on connaît et qui confine à l'absurde, comme dans le cas déclaré en Chine d'un conflit ouvert entre bouddhistes et taoïstes, alors que les deux doctrines s'originent dans la même révélation du soi pour libérer la vie de sa violence.

La vérité du chercheur docile est quelque chose qu'il répète parce qu'il l'a appris, sans même l'avoir peut-être expérimenté. La vérité du rebelle est souvent vécue et intense, mais constellée de l'intransigeance de ceux qui ne veulent se plier à aucune règle, et dont le feu n'est pas toujours assez pur pour mener à la non-séparativité totale. La vérité d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui, bien que les formes pérennes subsistent, et qu'il faille les saisir avec une intelligence élevée qui surplombe les contextes fermés, les particularismes et les contingences.

Le vrai qui nous reste, c'est le concept qui s'oppose à l'approximatif, le désordonné, le chaotique, voire le faux, c'est-à-dire l'exact. Car l'exact peut être vérifié alors que le vrai demeure un parti-pris subjectif, clamé avec véhémence et colorié d'idéal. Les êtres humains confondent le vrai, toujours teinté d'abstraction et l'exact, qui se fonde dans l'observation. Le mental se dégage trop peu de la personnalité subjective pour que les choses apparaissent telles qu'elles sont, sans qu'on y projette des doses surprenantes d'adversité ou de bienveillance, alors qu'un tourbillon les emporte, et que la situation peut changer à n'importe quel moment.

Dire que quelque chose est vrai, c'est exiger plus que de son exactitude et en attendre beaucoup trop. L'exact est froid, dépassionné, (presque) objectif. Le vrai est chaud, entêtant, totalitaire. La vérité ne peut être un objet — tout ce qu'elle peut être, c'est un état d'esprit se nourrissant du Tout sans limites tout en embrassant l'ombre et la lumière. La vérité transcende les oppositions. C'est le réel qui montre le bout de son nez, là où nul ne l'attendait. Dans un moi circulaire et visionnaire — libéré de la hantise mentale: faire dire aux choses ce que l'on a envie qu'elles disent par le discours le moins contestable possible. Cette habitude peut se perdre dans la quête sans objet et tandis qu'elle s'efface, un regard jette bas les masques du mental jusqu'au point nodal où tout se transforme. Quand le moi n'a plus besoin de raisons pour chercher, plus besoin d'images divines ou de prestige de soi-même pour continuer sa route, quand le feu s'installe sans justification, j'oserais dire sans légitimité cultivée, il brûle enfin naturellement et tandis qu'il perd le souvenir même de ce qui l'a allumé — ce premier appel mystique qui se heurte au monde et au moi, il perd de vue par la même occasion le souci de sa finalité et l'obsession de réussir.

Voilà ce qu'enseigne l'Orient, qui sait se délivrer des buts et des causes, et se laisser bercer par le présent. Le besoin de vérité, pour autant, ne disparaît pas. Il se nourrira autrement. Les formes émotionnelles qui avaient accompagné sa naissance diminuent, et une endurance nouvelle à subir les conflits, devenus naturels par la simple friction acceptée entre le moi et le non-moi, s'affirme entre le soi pressenti et le contexte contingent hérissé de piques et de pièges. Le mental renonce aux friandises, aux considérations bien ficelées des enseignements, qui ne changent rien sans une pratique profonde.

Parce que le corps a été reconnu, avec toutes les transformations que cela exige pour en faire la fondation de la métamorphose, et que le barattement a commencé, la personnalité rend les armes. Attaquée, en quelque sorte, par le bas grâce à l'intégrité retrouvée du corps, et par le haut grâce à la remise en question permanente qui s'est installée, la puissance biologique s'apprivoise. Le vieux serpent mue. Les passions mentales, préférences et attachements, s'étiolent; les ambitions violentes du désir s'atténuent, les peurs ancestrales se dissolvent.

C'est alors que la promesse s'accomplit.

L'itinéraire s'évase sans danger, la vérité n'est plus un but mais un simple repère toujours renouvelé, une suite d'étincelles, sans que le chemin ne se perde. Les erreurs viennent épauler les inspirations dans une rectification libre des mouvements intérieurs. L'idée de la vérité devient un vieux déguisement que l'on jette, tant les moments révèlent par eux-mêmes de sources inconnues d'extases, de compréhension, de ramification aux principes — tandis que sont acceptées les difficultés sans résistance. La rigidité intellectuelle se corrompt. Parfois même, le mal apparaît dans une splendeur terrifiante, comme l'allié même du Divin qui se manifeste, mais cette vision, une des plus profondes qui soient, n'est accessible qu'à ceux qui peuvent la subir sans être à nouveau séduits par la face de la liberté qui chute dans le chaos des formes subjectives, c'est-à-dire la négligence du laisser-aller existentiel.

Les raisons pour lesquelles le soi ne s'obtient pas facilement varient d'un individu à l'autre, mais les mêmes lois président. Un attachement trop fort aux visions abstraites, aux canons de la voie, au modèle de l'itinéraire choisi qui veut plier les choses dans une conquête dualiste de la vérité tout en conservant des jugements sur la qualité des événements, des valeurs et des faits pour les êtres mentaux; un attachement trop puissant aux prérogatives vitales, à l'usage des sens ou au contraire à un excès de pratiques cultivées pour les êtres à la personnalité puissante; ou tout simplement, un attachement à l'identité contingente, au quotidien, à la position sociale. Ou encore c'est la mémoire qui résiste, le moi s'identifiant exclusivement au passé sans découvrir le virtuel, sans s'élever à la vision potentielle d'une transfiguration par l'engagement. Dans tous les cas de figure, l'interprétation des choses ne se renouvelle pas suffisamment, la perception du présent perpétue par trop les programmes déjà en place.

Non seulement une seule de ses sources, si elle perdure, empêche l'accès au soi, mais il n'est pas rare que deux, ou même les trois se combinent, dans un système relativement homogène. Bien que j'essaie de favoriser l'éveil chez tout être, puisque j'ai la chance de vivre avec lui et par lui depuis plusieurs de mes passages sur la Terre, l'aide que j'apporte ne peut pas se confondre avec une vulgarisation, qui laisserait entendre que le soi se laisse capturer par n'importe quel chemin. L'expérience de plusieurs vies me pousse à nouveau à louer le soi comme la dimension spirituelle par excellence, à partir de laquelle d'autres horizons s'ouvriront dans l'avenir, et sans laquelle les plus belles lumières, les extases les plus enlevées, les contacts énergétiques ne peuvent pas produire beaucoup de fruit.

Certes, les chemins convenus échouent, puisque la vérité y figure comme une simple chimère intellectuelle que l'itinéraire conventionnel brade, mais les chemins non convenus ne sont pas plus fiables si l'errance, la fantaisie, la désinvolture l'emportent sur le déchiffrage patient du chaos, dans l'observation exacte du moi, et le besoin ascendant, — intérieur, de se conformer aux principes réels.
    Dénoncer donc le convenu n'est pas louer l'improvisation pour elle-même, et une nouvelle fois, un paradoxe apparaît.
Une voie traditionnelle, si elle est vraiment comprise, respectée et assimilée, peut mener au soi tout autant qu'une ascèse libre et profonde qui papillonne. Mais ce que je remets en question, c'est qu'il soit plus facile — aujourd'hui même, de trouver une voie traditionnelle authentique que de se lancer seul dans l'alchimie exploratoire. Et je contribue donc, non pas à assassiner les derniers vestiges des révélations que je maintiens, conserve et défends, mais à répandre un nouveau paradigme. Je suis convaincu que les éléments ésotériques sont maintenant répandus et découverts, et qu'une candeur sans tache unie à une profondeur authentique, mènent par le chemin qui s'évase aux expériences justes, les signes avant-coureurs de l'éveil.

Car il suffit de tirer la psychologie vers le haut pour l'associer à une démarche sans angles morts, en prenant acte (ce que le bouddhisme a toujours fait), de la violence de la personnalité. La psychologie moderne la fonde à son tour en énumérant les compulsions, les boucles archaïques de l'instinct, et le rapport de la mémoire avec les mécanismes de défense et d'agressivité. Il suffit de tirer la science vers le haut pour qu'elle avoue l'inextricable compatibilité de l'esprit et de la matière, à travers toutes les formes d'énergie, et pour qu'elle légitime le postulat préféré sur lequel est bâti le Tao-tê-King, la non-séparativité de tous les événements, de tous les êtres, de tous les principes. (Insécabilité de l'univers).

Il suffit enfin, dans le domaine qui est le nôtre, d'élargir l'approche des doctrines et de les approfondir, pour trouver en leur origine, au-delà des mots trompeurs et des concepts qui ne se recoupent pas, une identité de vision surprenante, qu'on peut qualifier d'universelle. Quant aux moyens eux-mêmes, ils ne cessent de se diversifier et de se multiplier, si nous énumérons toutes les formes de méditation, de disciplines, de thérapies, qui viennent à la surface d'une époque blessée, promettre — à tort ou à raison, des changements.

C'est l'agencement de tous ces objets et processus évolutifs qui posent un problème — comment rendre homogène une vision qui emprunte des principes, des moyens, des prédicats à droite et à gauche. Alors que nous souffrions il y a peu encore de la pauvreté des témoignages spirituels, doctrines et pratiques confondues, nous tombons aujourd'hui sous une avalanche d'informations, où le spirituel s'élargit et se perd dans les domaines mitoyens où il se dilue, l'occultisme, la psychologie, les arts divinatoires humanistes, l'éventail des thérapies, et les nouveaux messages médiumniques.

Auparavant, les voies étaient sûres et cachées, rares et rigoureuses, garanties par une autorité réelle qui possédait la parole transformatrice. Aujourd'hui, les voies sont innombrables et découvertes, mais plus personne ne garantit qu'elles soient efficaces, car les vrais maîtres disparaissent ou presque, tandis que les usurpateurs se multiplient. Ce contexte est favorable au chercheur imaginatif, enjoué, responsable et créatif, fluide, qui touche à tout et ne s'arrête nulle part de peur s'emprisonner. Il est défavorable à l'esprit carré, rassuré par les structures, amoureux des certitudes et solide, qui cherche un espace sûr à l'abri des fantaisies, pour y creuser une voie concentrée. Les réceptifs sont à nouveau favorisés, eux qui avaient perdu l'opportunité d'agir selon leur nature profonde dans les quatre derniers siècles de l'Occident, dominé par les esprits forts, masculins, avides de savoir et de pouvoir. Cette efflorescence nouvelle favorise également les démarches spirituelles des femmes, qui se fondent sur leur ressenti mieux que les hommes pour suivre leur piste, et qui peuvent leur amener la souplesse, l'acceptation, le lâcher-prise, si elles savent incarner ces valeurs dans le prolongement même de leur nature biologique.

16 Koan: Renonce à la voie pour trouver le chemin.


Il est maintenant établi que les choses sur lesquelles nous comptions se dérobent. Les traditions comportent les mêmes analogies fondamentales, profondément cachées — l'affirmation de l'éveil et son prix, et les mêmes mystifications. Partout les dogmes déguisent, maquillent, prostituent. Partout la personnification des instructeurs remplace leur parole, et plus ils sont divinisés, plus ce qu'ils disent se dispense d'être pratiqué et vérifié. Il n'y a pas lieu d'appeler cela autrement qu'une règle, une fatalité commune à toutes les révélations, dont la seule issue est de se passer des paroles pour l'expérience — comme le stipule la Gîta elle-même.

Une fois que les croyances s'étiolent, il peut néanmoins demeurer certains investissements archaïques dans les objets spirituels, censés posséder par eux-mêmes une valeur, et c'est le cas pour tous les outils qui caractérisent les formes de l'ésotérisme. Ils sont nombreux, et visent tous une libération de la condition contingente, c'est-à-dire un envol qui éveille les sens à autre chose que le répétitif quotidien, et qui aide le positionnement du chercheur dans sa propre vie. Les techniques doivent non seulement apporter les moyens de remettre en question le vécu, mais permettre au moi lui-même de changer. Il ne suffit pas de modifier les comportements. L'ensemble de la perception mue. Sensations, relations à la vie, sentiment du moi. Les sensations doivent changer, car ce sont elles qui constituent la base de notre perception. C'est pour cela que l'attachement au plaisir est partout condamné, puisque la sensation du plaisir contamine l'ensemble du moi, en incitant la personnalité à s'en procurer sans cesse, et en incitant le mental à produire des valeurs où la quête du plaisir demeure, avouée ou non, l'essentiel de la démarche. Je mets à jour ici la fondation bouddhiste elle-même, qui, en établissant la souffrance-ignorance comme étant constituée par le jeu des sensations, attaque le problème à sa racine, en mettant en cause notre manière la plus archaïque de ressentir le monde — dans l'arborescence du plaisir et de la douleur, la peur guidant vers l'évitement du désagréable et cautionnant la quête du plaisir fantasmé.

Mais la sensation n'est que la base de la perception. Tous les moyens sont bons pour prendre du recul sur son ingérence dans le moi, et dès que le sujet éprouve les limites des sensations, il cherche lui-même à s'en affranchir et se débat contre les éléments archaïques de la personnalité vitale, qui enjoint colère et agressivité, tristesse et fuite, convoitise charnelle, gourmandise et complaisance; le lot pesant de ce que le non-moi apporte au moi pour le nourrir, perpétuer l'espèce, le défendre et le conserver. Le non-moi est tout ce qui n'est pas nous-mêmes, mais nous nous identifions tellement à lui qu'il manipule par les désirs et les émotions, puis par les sentiments, et enfin par les Idées. Aussi dégager le moi du non-moi, séparer le sujet des identifications qu'il subit ou génère vis-à-vis de tous les objets extérieurs, est le seul moyen de l'identité. L'amour, non seulement survit à la grande désidentification du moi à son milieu et à l'autre, mais transfigure les relations.

Vaincre la sensation générique, de gré en épuisant ses jouissances, ou de force en la domestiquant, est la première porte nécessaire. Ce travail se fait dans le moi et par le moi, et rien d'extérieur ne peut l'aider. Aussi est-il souvent une plongée vers les abysses, un répertoire de limites qui se manifestent. Le bouddhisme authentique se suffisait d'un exposé créant l'équivalence de la souffrance et de l'ignorance tout en remédiant à cette origine obscure par les prises de conscience et les pratiques qui détachent de cette souffrance — susceptible de renaître perpétuellement de ses cendres par l'attachement. Le détachement n'apparaît donc pas comme une sorte de but en lui-même, caractérisant le sage et l'élu, mais comme l'unique moyen pour que le moi vive en parfaite harmonie avec lui-même, sans dépendre des objets susceptibles d'être convoités ou redoutés, et qui pervertissent la disponibilité mentale pour l'assujettir à des fins contingentes. Puis il amène par la suite, une fois installé, la réceptivité mentale pure, qui se connecte au Tout parce que la pensée active a disparu.

Mais d'autres voies existent. Un chercheur qui développe les sens subtils, l'intuition, l'intelligence, le toucher invisible qui consiste à ressentir les énergies les plus fines de la nature, peut se lasser par lui-même des sensations ordinaires et y renoncer en partie sans effort. Ce travail suffit à libérer le mental de sa soif artificielle de savoir, qui maquille l'ignorance générique. C'est la voie préconisée dans le Tao-tê-King, s'intéresser en premier lieu à l'univers au-delà du sensible, le deviner, l'aimer, apprendre que l'informel existe et ainsi démystifier les objets, quels qu'ils soient. S'habituer à l'illimité, pressentir une identité sans contours, renoncer à toujours établir les choses et rechercher plutôt la coïncidence parfaite avec la nature et le Tout, sans initier soi-même d'action. Celui ou celle qui entre dans cette voie s'éprend de ce qui n'est pas lui-même mais qui le contient. La nature parle, le ciel chuchote, les cycles tissent des relations entre les choses. Une ordonnance jaillit d'elle-même, dans l'intégrité de ce qui n'est pas humain, de ce qui n'est pas corrompu par le jeu descendant de la liberté qui noue les hommes à une expérience brutale de la réalité. Tandis que l'on intègre profondément à quel point l'humanité s'écarte de la rigueur de la création, à quel point l'arbitraire la caractérise avec son cortège de violences, de crimes, de privilèges, bref de cruauté savante, le moi qui se tourne vers le Tao apprécie les choses que l'homme socialisé méconnaît ou évite. La simplicité retrouvée, le taoïste traverse le monde humain, le laisse derrière lui sans mépris ni ressentiment, y participe éventuellement mais avec un tel recul que le piège des masques, des rôles à jouer, ne fonctionne plus.

Le chercheur de coïncidence prend acte de son corps, aime respirer et développer son ressenti, mais non pour le mettre au service du plaisir. Il devient sensible au déficit énergétique consécutif à une sexualité trop importante et choisira de lui-même de la réduire, ou encore de la maîtriser comme l'enseigne le tantrisme, avant de l'abandonner. Il évitera les bavardages qui enlisent dans le contingent. La lourdeur qui accompagne une alimentation trop abondante et trop riche poussera l'alchimiste à lutter pour diminuer ses prises de nourriture et jouir en revanche d'une plus grande virtuosité physique et mentale. Mais la pratique du non-agir n'est pas un but, seulement un moyen, parmi les plus efficaces, pour gagner le soi. Et ce modèle de voie n'a pas lieu d'en empêcher d'autre.

Le chercheur spéculatif, vraiment amoureux de l'intelligence, choisit un autre itinéraire. Il peut oublier son corps et ses désirs dans l'absorption contemplative, et travailler sur le détachement des sensations par le haut, sans même parfois s'en rendre compte. S'il fait peu de cas des choses de la vie, mais qu'une vraie passion l'anime pour la profondeur, son mental peut jouir à la fois d'une paix permanente et recevoir les influx célestes, qui ouvrent les chakras, dictent la conduite, soumettent le moi contingent. Si le moi va profond en lui-même, le risque sera écarté d'oublier le corps, l'ancien danger pour qui procédait par l'élévation seule, puisque aujourd'hui, avec le nouveau cycle supramental, un lien plus net s'établit entre le dessus et le dessous, la matière et l'esprit. Mais la haute spéculation mêlée à la contemplation et à la méditation n'est rien si elle n'est pas l'acte même, aussi subtil fût-il, par lequel le moi analyse ses limites, les abandonne en les remettant au Mystère pour ainsi commencer à se fondre dans ce qui préfigure le soi, un vaste sentiment d'être plus qu'un corps, plus qu'une volonté, plus qu'un être mental.

Enfin d'autres encore sont capables de rejeter tous les aspects précédents, focalisation sur la transformation de la sensation, méditation de principe, sens du subtil, développement de l'intelligence, pour vivre une dévotion extraordinaire dont ils chassent toute forme de religiosité facile (d'érotisme, en quelque sorte, avec le Divin), par leur flamme droite en fuyant toute représentation de ce qu'ils aiment, le mystère, le réel, l'Ineffable que tout nom éloigne. Dans cette voie le risque commun est de ne vivre que pour le non-moi, dans des identifications supérieures, et d'oublier que le moi est le sujet, et qu'il ne sera pleinement lui-même qu'avec le soi qui lui donne ses lettres de noblesse. La voie dévotionnelle peut produire des êtres qui semblent parfaits en surface et entretiennent avec l'extérieur des relations impeccables. Rien ne dit qu'ils aient plongé suffisamment en eux-mêmes pour être les témoins de la conscience. Souvent, ils s'arrêtent avant, bons et purs, exemplaires, sans se douter même, pour certains, qu'ils sont à portée du soi qui rendrait leur réalisation parfaite.

Voilà pourquoi il est utile de fonder le moi par rapport au non-moi, et réciproquement, c'est-à-dire de garder à l'esprit que l'intérieur et l'extérieur se complètent. Se dégage ainsi une voie du milieu qui ondule entre le travail pur de désidentification et de différenciation (fermer les yeux) et l'ouverture nourricière à toutes les échelles du Tao, tout ce qui provient de l'extérieur, et qui nous transforme, puis nous rattache aux plans transcendants de la manifestation, le non-mental, les vibrations énergétiques pures, les shakti (énergies essentielles). Une voie unique peut rassembler les deux aspects, d'ouvrir et fermer les yeux, comme le stipule le premier chapitre du Tao-tê-King:

Voie tracée n'est pas conforme au processus pérenne
Les noms qui la caractérisent ne la rendent pas immortelle
En ne nommant pas tu retournes à l'origine du Ciel et de la Terre
En nommant tu suis la mère des dix mille êtres
Dans le vide sans volonté le mystère prodigieux se contemple
Dans l'universel désir se saisit la manifestation des formes et des limites
Même origine pour les deux — Mystère de ce Deux UN —
Voir leur identité c'est être profond
De profondeur en obscurité, d'obscurité en profondeur,
s'ouvre la porte de toutes les merveilles


17 Énoncé du principe de base.


Si les pratiques font perdre de vue leur véritable but, ce qui arrive souvent, elles ne donnent pas les résultats escomptés. La méditation, même si toutes ses formes ne peuvent se réduire à cette loi, n'est pas simplement un espace volé au temps ordinaire pour rappeler la verticalité, mais le moyen pour laisser le moi non contingent s'emparer du vécu, de la mémoire, de ce qui s'est passé, pour s'en désidentifier et rendre à Maya, l'énergie des formes, ce qui lui revient. La méditation permet, si l'on me permet quelque peu de la caricaturer pour faire ressortir sa morphologie, de laisser au vestiaire les rôles, les fonctions, pour s'en dénuder et trouver le moi qui ne s'y perd pas. Elle permet une investigation libre de tout ce qui est dynamique et par là même contraignant, puisque tous les mouvements nous mélangent au monde, à l'autre et à son regard, ainsi qu'à la pertinence de leurs conséquences.

La méditation propose un ralenti, modèle en quelque sorte du soi, qui lui, confine à l'immobilité. Dans cette mesure, elle peut être considérée comme un intermédiaire entre l'activité mentale et le soi qui se dérobe à la seule volonté. Pour les patriarches zen, en tout cas certains d'entre eux, elle laisse affleurer l'esprit de nature, la conscience humaine pure, universelle, désengrammée, pour d'autres elle initie le contact avec le non-né, la substance incréée du vide. Elle s'approche du silence, désagrège les images de soi qui sont liées à la représentation que l'on donne aux autres, au rôle conscient et inconscient qu'on assume pour eux dans un éventail assez large et confus. Puis elle revient au contingent, aux limites. Elle ouvre une intelligence pure, qui ne recherche rien, à des investigations tous azimuts où les petits moi intérieurs, plein de finalités convenues, apparaissent comme des fantômes.

La méditation nous enseigne que nous ne sommes pas nos actes (bien qu'ils portent nos propres traces), afin de toujours mieux les choisir, les décider, sans nous laisser emporter par le mouvement mécanique de la vie et la rapidité de nos réactions. Mais elle nous enseigne aussi l'inverse, nous sommes nos actes, et pour le vaste monde, notre moi n'est que la trace de nos actes patents dans leurs conséquences. C'est la voie de la responsabilité pure, dédiée à aucun rôle particulier, vouée à aucun système, consacrée au Mystère ineffable. C'est un procédé à vrai dire naturel, mais que la société empêche puisque tout y est représentation et mémoire. Le moi libre, qui ne se confond plus avec sa vie, son contexte, son milieu, son histoire, est le seul moi qui puisse un jour ou l'autre obtenir le soi. Il aura fallu transformer le moi contingent pour parvenir à cette identité qui ne se confond plus avec le corps, le désir, la volonté et la pensée. Aussi l'idée même que l'on médite empêche-t-elle la méditation véritable, comme l'idée qu'on fait du zen prouve que l'on n'y a encore rien compris. Si un arrière-plan mental dirige la méditation (ou la prière), ces choses-là ne sont rien d'autre que des chimères, des fantasmes bleus, des illusions supérieures. J'en apporte non la preuve, mais l'indication en soulignant la multitude des voies et de leurs adeptes pratiquant ceci ou cela, et l'infime résultat, pour un instructeur capable de faire la pesée. Peu d'individus parviennent au Soi, d'avoir fantasmé les moyens pour y parvenir au lieu d'avoir creusé davantage dans le matériau brut de leur ignorance. Certains peuvent se contenter de cela, d'un compromis entre le bas et le haut, d'autres comme moi, comme Sri Aurobindo, tentons d'éveiller l'humanité non seulement au spirituel dans le mental, mais dans tous les aspects du moi, ce qui rend nos doctrines plus profondes et plus exigeantes que d'autres, mais également plus sûres. Il demeure important pour la Terre que des êtres se consacrent totalement au Mystère et parviennent vraiment au soi. Là, il se crée moins d'illusions que dans les univers spirituels qui ont réponse à tout, sur la création et le devoir de l'homme, mais qui ne savent pas entraîner dans leur sillage de réalisation matérielle. Je ne peux donc citer dans les voies qui mènent au Soi aucun de ces mouvements qui se prévalent de synthétiser la connaissance, raviver la flamme, apporter la parole nouvelle, et que l'occultisme souille toujours, à moins qu'il ne s'agisse d'un messianisme quelconque. Il ne m'appartient pas de juger de la valeur de ces mouvements qui se fondent sur des cosmogénèses et le présupposé d'une «finalité cosmique» en bonne et due forme et trop précise pour être réelle, mais juste de leur interdire de prétendre avoir la clé de l'homme — ce que leurs représentations bien ficelées peuvent laisser entendre en comprimant tout dans la relation de cause à effet, tandis que le soi n'y est jamais mentionné, ou cité comme exotique, voire archaïque.

Le chercheur du soi ne s'évade dans aucune vision du monde, et ne cherche pas à porter un drapeau. Seule son intuition le renseigne sur l'âme des choses, et elle se développe dans le labeur patient du feu continuel qui brûle les pensées, les projections, et oppose à la personnalité recul, calme et détachement. Les sensations doivent être déboutées jusqu'à leur racine si elles monopolisent les élans du moi, et l'empêchent d'accéder à la distanciation. Elles demeureront, transformées, avec une place nouvelle, au bout de l'ascèse. Mais cet éclaircissement de la nature périphérique n'est que le premier pas. Les résistances à la non-séparativité peuvent être fièrement logées dans le mental, par le sentiment même du moi croyant qu'il est le moi, croyant qu'il recherche la vérité, qu'il aime Dieu, etc. L'attachement à l'idée de soi-même est souvent aussi profond que la manipulation dont les sens sont l'objet, et dont la personnalité vitale souffre, avec sa constellation de résidus mémoriels et de caractères hérités.

    Aussi, puisque l'obstacle fondamental pour chacun est différent, la voie doit correspondre à cet obstacle.
Certains sont empêchés en premier lieu par tout ce qu'ils croient du monde. Ils composent une catégorie. La première chose à faire pour eux, est d'apprendre à «ouvrir les yeux» d'une manière nouvelle. D'autres sont empêchés en premier lieu par tout ce qu'ils croient sur eux-mêmes. Tant qu'ils ne sauront pas «fermer les yeux» correctement, il leur sera inutile de changer leur regard extérieur. C'est un autre cas de figure. Les Yin peuvent aller vers eux-mêmes à condition de comprendre d'abord le relationnel et le monde. Les Yang peuvent éprouver de la reconnaissance pour le Tout, le Tao, le Divin, à condition de pouvoir, en premier lieu, se fonder en eux-mêmes. Mais pour les deux sortes, le «désembourber» est nécessaire et passe par un lâcher-prise radical. Sur ce que l'on croit être pour les Yang, sur ce que l'on croit percevoir de la réalité pour les Yin.
    Ensuite, il faut inverser les pôles, les yin doivent se percevoir en tant que sujets, et se désidentifier de l'extérieur, tandis que les yang doivent se percevoir dans la virtualité de la reliance, et se désidentifier d'eux-mêmes.

En réalité, il faut bien finir par le dire, le moi qui reçoit le soi s'est perdu lui-même en chemin. Il a renoncé à ses prérogatives, ses illusions, ses buts et ses prolongements. Il en a fini avec la culture de sa propre image, avec le sentiment de percevoir la réalité. Il est devenu circonspect et attentif, puis s'est délivré de toute réaction mentale. L'expérience fait bifurquer, modifie les buts, intervertit les priorités, adoucit les ambitions, développe la souplesse. Dans cette mesure, il est clair que les inféodations diverses, celles qui établissent la valeur définitive d'une obédience, d'un système, d'une pratique, servent souvent à creuser des ornières. L'ascèse est informelle, et se prolonge en changeant de forme. Il n'y a pas d'esthétique sans morphologie, ni de chemin pour un lieu qui se trouve partout et nulle part. Les qualités spirituelles les plus belles ne sont pas descriptibles, et aucune imagerie ne les représente. Il n'y a pas de mesure des choses sans contours, elles sont essentielles. Il ne peut donc y avoir de philosophie de l'éveil, puisque le soi ne peut être réduit à un objet. La pensée constructive est une illusion. Certaines choses ne peuvent pas être modélisées, et toute l'activité mentale déployée à constituer les tenants et aboutissants du réel est une chimère, car le problème n'est pas d'établir la carte de l'univers mais vivre en son sein dans une reliance parfaite. Les objets du Réel qui résistent à l'effondrement de l'esprit — à l'éveil, sont très peu nombreux et aucun nom ne leur convient. Il est inutile de les poursuivre, difficile de les organiser (bien que je m'y emploie moi-même depuis plusieurs existences) sans une expérience profonde. Le mental fonctionne par la dualité.

L'impermanence ne peut devenir un modèle sans pousser le moi à une errance perpétuelle, et la permanence ne peut tenir lieu de référentiel sans pousser au conservatisme. Rester à la lisière de la construction des formes des désirs, des impressions, et des pensées, laisser se créer puis se dissoudre les objets est une politique légère qui permet au moi de toujours renouveler sa propre investigation (avoir les yeux fermés) autant que la scrutation spontanée du non-moi (avoir les yeux ouverts). La conscience peut même naviguer naturellement entre ces deux pôles par l'attention spontanée qui pousse soit à approfondir la représentation intérieure fournie par un objet quelconque (le perçu), soit à mieux observer l'objet jusqu'à ce qu'il fasse partie de soi-même. Le langage change de signification quand cette navette devient naturelle et profonde.

Tout est possible, du dilettantisme éclairé qui expérimente et comprend un grand nombre de traditions les unes après les autres, au renoncement de s'inscrire où que ce soit, tout en connaissant et pratiquant divers mouvements simultanément. Pour chacun, le chemin est inextricable, le déchet immense dans ce qui est vraiment intégré d'un enseignement, d'une doctrine, d'un exemple. Aussi se limiter à ne choisir qu'un type d'influences, pour mieux réussir, n'est pas un bon calcul, à moins que l'on fréquente un maître particulier, en suivi, auquel cas un cadre suffisant et évolutif se met en place. Mais à l'heure actuelle, beaucoup de personnes se lancent dans l'aventure spirituelle, et il est exclu pour la plupart d'entre elles qu'elles puissent avoir un maître vivant auprès d'elles, et qui les accompagne sur plusieurs années. Dans ce contexte, il me revient de montrer en quoi l'on peut se dispenser du garde-fou constitué par l'éveillé disponible à consulter, tout en ayant des chances de parvenir à l'éveil par sa propre synthèse. Je ne suis pas le premier à m'engager dans cette voie, mais contrairement à d'autres qui viennent de l'illustrer en rejetant toute autorité de principe (et que je ne tiens pas à nommer), je fais le même témoignage en reconnaissant toutes les autorités spirituelles — ce qui revient en quelque sorte au même. Là où certains disent «rejetez tous les gourous», j'affirme «embrassez les tous», ce qui est une manière de camper l'éveil dans un contexte historique, matériel et humain, c'est-à-dire concret, ce qui échappe aux seuls iconoclastes des systèmes, qui deviennent d'ailleurs des autorités spirituelles incontestables pour les avoir toutes dénoncées.

Bien que cette optique permissive et aléatoire — celle d'évoquer l'éveil du soi par ses propres moyens — soit encore considérée comme une fantaisie au sein des lignées traditionnelles, nous sommes quelques éveillés à travailler pour une émergence plus libre du non-mental, et nous apprenons donc à ceux qui veulent se libérer par eux-mêmes à respecter quelques bases, comprendre quelques principes, mentionnés dans cet ouvrage.

Les influences peuvent être mises en lice, et forcer ainsi le moi à se prononcer. Si elles sont nombreuses, la faculté d'imiter, si grave, diminue et pousse le sujet dans ses retranchements pour qu'il renonce à une vision du monde dont il n'est pas l'auteur, et à laquelle il obéit. Harcelé par les conseillers, les maîtres, les thérapeutes, même le moi le plus docile, le plus yin, peut en venir à se pencher sur lui-même et à se faire sa propre opinion en découvrant le renversement du yin dans le yang. Et à l'inverse, celui qui a toujours fièrement choisi sa route, peut un jour admettre les avis d'autres autorités, reconnaître qu'il peut se tromper lui-même autant que les autres peuvent l'induire en erreur, et inverser le yang en yin. Tout peut être indice, signe de piste, à condition de reconnaître au départ que le Réel est un océan à déchiffrer qui se dérobe, et dont nous n'avons pas la clé. Mais l'alternance du principe ouvre toutes les serrures, et c'est donc peut-être une clé.

C'est dans un abandon toujours plus profond que le chemin conforme au principetao-tê-king ou chemin conforme au principe, traduction véritable du titre de l'ouvrage de Lao-Tseu. se dévoile, et non pas dans le repérage de certitudes qu'il suffirait de fouler pour être dans la bonne direction. Le moi que le soi approche se livre, comme une amante amoureuse se donne, à quelque chose d'inconnaissable, défiguré par le nom qui l'invoque, qu'il s'agisse de l'Absolu froid et indistinct, ou de l'Amant divin qui impose à son soupirant des attentes qui le torturent, ou du Tout, ou de l'Un. Le moi qui gagne le soi a lui-même détruit ses fantasmes transcendants dès qu'il voyait que leur image était encore un obstacle pour se connaître et s'abandonner à la totalité. Ce qu'il a «jeté par-dessus bord» est incommensurable. C'est un moi qui a refusé de se légitimer lui-même. Il aura obtenu sa propre légitimité de l'expérience radicale de la non-séparativité, qui transfigure. Il n'y a rien à établir qui ne le soit déjà. Rien à conserver qui puisse disparaître.


Natarajan, Mars 1999.