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Pratique intégrale du Tao



Devenir un stratège de l'évolution.





PRATIQUE INTEGRALE DU TAO



 

Soyez sur vos gardes face à tout ce qui vous suggère de conserver ou de ne pas lâcher une impureté ou une imperfection, une confusion dans le mental, un attachement dans le cœur, un désir et une passion dans le prâna ou une maladie dans le corps. L'un des artifices habituels des forces hostiles consiste à faire durer ces choses grâce à des justifications et des déguisements ingénieux.

Sri Aurobindo



 

Car le positif et le négatif existent non seulement côte à côte, mais l'un par rapport à l'autre et l'un par l'autre; ils se complètent, et pour la vision totale (qu'un mental limité ne peut atteindre) s'expliqueraient l'un par l'autre. On ne connaît réellement ni l'un ni l'autre lorsqu'on les sépare; nous commençons seulement à connaître l'un ou l'autre en sa plus profonde vérité quand nous pouvons y lire la suggestion de ce qu'est son opposé apparent. C'est à travers une telle intuition unverselle plus profonde et non par des oppositions logiques exclusives que notre intelligence doit aborder l'Absolu.


Sri Aurobindo, la vie divine, chapitre 31

 



Les éveillés et les avatars, les précurseurs, ne sont que des guérisseurs de la vie qui est rendue malade par notre ignorance, la vie humaine est malade parce que l'être humain est un animal différent des autres. Il a reçu une nouvelle donne qu'on appelle la pensée mais il est resté en même temps un primate, un singe. Au cours de l'évolution sa forme a changé, il lui reste pourtant des traces très anciennes de son animalité comme les ongles qui sont les vestiges des griffes. Ceux qui ont découvert la conscience, qui se sont adonné à la conscience, l'ont rarement fait pour se féliciter d'être des hommes supérieurs. Ils l'ont fait dans le désir de participer de manière exhaustive à la réalité. Ils ont eu des émotions devant l'immensité du ciel, ils ont eu des émotions nouvelles, des émotions qui leur ont dicté une nouvelle approche de la réalité. Nous ne sommes pas que des animaux pensants, toujours à la recherche de la sécurité, toujours à la recherche du plaisir. Ils ont voulu aller plus loin et sont allés plus loin parce qu'ils ont découvert que l'intelligence n'avait pas de limites, ils ont compris et en comprenant le monde, ils ont senti la place nouvelle qu'ils pouvaient y tenir, cette place est celle des guérisseurs, de ceux qui veulent guérir la blessure humaine, la blessure entre l'homme qui pense et l'animal qui survit. La blessure est toujours là et les hommes s'inventent de nouveaux mensonges pour faire comme si elle n'était pas là. Aujourd'hui cette blessure peut être guérie par des pouvoirs nouveaux, divins. Pour participer à cette guérison il est nécessaire de s'ouvrir, de collaborer, d'aller voir en soi le rapport conflictuel qui existe entre l'animal et celui qui pense. Ce discours montre comment transformer la perception de la réalité à partir d'une prise de conscience de notre fonctionnement.





1 LA RECONCILIATION DU CORPS ET DE L'ESPRIT




1 LE RÔLE DES OPPOSÉS DANS NOTRE PERCEPTION





Parce qu'il est possible d'être en quelque sorte « anéanti » quand on ne vit plus que pour la Conscience, et que tout le reste en nous se rebelle, je vous livre une nouvelle approche de notre fonctionnement pour vous aider à découvrir les causes de vos difficultés. Une partie de notre évolution se fait dans le gratifiant et dans la gratitude, et c'est vrai que nous évoluons quand nous sommes heureux, bien dans notre peau, et que les choses se font toutes seules; mais il est rare de pouvoir faire durer ces périodes indéfiniment puisque le seul fait de progresser amène à la surface des matériaux à transformer. La montée de « l'ombre » accompagne nécessairement ce que Sri Aurobindo appelle la sâdhana, soit l'ascèse dévolue au déconditionnement dans l'ouverture au plan divin. Un chercheur qui n'éprouverait pas de difficultés serait un tricheur qui resterait dans le mental pour éviter de se confronter aux processus archaïques — parfois très puissants — qui font parfois irruption dans le moi quand on appelle le Divin, ou que la concentration sur l'idéal de Vérité provoque des états sublimes qui soulèvent peu après des configurations obscures (karmiques, héréditaires, ou psychologiques) à la surface du moment.

Dans le paradigme de la stratégie de l'évolution supramentale, l'épreuve est aussi nécessaire que la prise de conscience. Vous le voyez, les deux forment déjà un couple yin/yang — confrontation à l'obscur et réception de la clarté, et s'appellent l'un l'autre. Ni les épreuves drastiques ni les illuminations ne durent. Notre constitution matérielle a tendance à revenir à la norme et nous devons donc nous attendre à ne pas pouvoir conserver les grands moments extatiques, ce qui est compensé par l'inverse, une renaissance toujours possible au terme d'une crise. Si nous sommes vigilants, l'adversité ne peut pas s'éterniser, d'une part parce que la vie se renouvelle, d'autre part parce que l'ego ne la récupère pas pour se plaindre. Je me garderai bien de définir l'ego, chacun de vous connaît intimement une partie de lui-même qui renâcle à avancer, et je vous déconseille d'attribuer un caractère « ontologique » à l'ego. Ce n'est pas un être, pas même un double, mais un ensemble de cristallisations diverses, d'habitudes incoercibles, ou de résistances rigides à certains types de réalité. Ne couronnez pas votre ego en le prenant trop au sérieux, il est celui, dans son sens positif, qui nous montre nos limites. Nous avançons par le gratifiant quand tout se déroule sans effort, que tout va bien, que le pas, sans être pressé, est rapide et léger, et que l'on sent une assimilation en quelque sorte sacrée des événements qui se déroulent. Dans ces moments-là, le corps physique est content et la respiration se fait toute seule, ce qui veut dire que le corps et l'esprit fonctionnent de concert. Quand on est vraiment en phase avec les champs de la Connaissance, on parvient assez facilement à diminuer l'appétit, à espacer les rencontres sexuelles, et beaucoup de prises de conscience se manifestent quand la satisfaction vient naturellement d'en haut. Une vision qui porte plus loin que « notre » hsitoire engage des perspectives nobles, et des états d'esprits confiants et positifs. Ces périodes doivent exister pour nourrir notre réceptivité cosmique, mais l'erreur est de vouloir les posséder, c'est-à-dire de les faire perdurer outre mesure. Personne n'est jamais établi longtemps dans une phase naturelle d'assimilation positive. Ces périodes arrivent toujours à leur terme, d'une façon ou d'une autre, pour nous permettre une décantation, puis une nouvelle orientation après avoir pris conscience de certaines limites.

 



Dans le yoga supramental, qui est très physique, très matériel, n'importe quelle phase d'ascension finit par faire surgir des obscurités intérieures et personnelles, ou héréditaires et transgénérationnelles, ou encore génériques. L'évolution continue alors en se heurtant à des oppositions ou résistances assez solides, voire des adversaires humains ou occultes. Rien n'est séparé dans l'univers, concentrer la conscience et l'augmenter provoque des réactions de tout ce qui ne veut pas évoluer pour conserver un pouvoir.



Le clin d'oeil du Tao:

Collaborer pour l'Un c'est combattre la division.

Les phases d'expansion naturelle nous soutiennent, et ensuite il est bien évident que pour devenir responsable de notre évolution, nous sommes en quelque sorte testés par l'univers-Un qui vérifie ce que l'on fait des choses qu'il nous a données — cela mérite d'être développé car c'est la clé de la complémentarité du yin et du yang. Les épreuves arrivent pour nous tester. Autrement dit, si l'univers envoie des seuils à franchir à tout le monde, il n'y a que ceux qui relèvent le défi de les traverser qui évoluent, les autres se mettent dans la posture de la victime. Alors, pour affronter correctement les adversaires intérieurs, ne vous mettez jamais dans la position de la victime, parce qu'ils auront déjà gagné. Nous allons faire de la stratégie, c'est-à-dire poser l'intention de vaincre sur le champ de bataille.

« Tiens pour égaux plaisir et peine, gain et perte, victoire et défaite,
et entre dans la bataille; ainsi tu éviteras le péché ».
Bhagavad Gîtâ

Ce verset est magnifique parce qu'il souligne l'équivalence des contraires, aucun n'est meilleur que l'autre. S'attacher à l'un ou à l'autre, c'est manquer la capacité d'embrasser le réel qui nous soumet sans cesse à une alternance rapide de tous les algorithmes du yin et du yang, actif passif, positif négatif, élan repli, désir peur, identification désidentification, implication lâcher prise. Nous souhaitons faire progresser la connaissance, et cet exposé traite de l'art de repérer les changements de phase opportuns à une ascension spirituelle. Nous nous consacrons à vaincre le mensonge pour être inspirés par la Vérité. Le fonctionnement qui est le nôtre obéit à certaines lois que nous allons évoquer et qui rendent compte des difficultés de notre avancée hors des sentiers battus. Les adversaires intérieurs naissent de notre simple constitution projetée dans le temps, avec une double dualité, yin/yang, et pensée/organisme. La durée meut l'ensemble de notre moi, toujours pris entre deux feux, ce que je suis et ce qui m'arrive. Voilà la question la plus épineuse: saurons-nous pardonner à Dieu de nous avoir fait tels que nous sommes, chargés de l'obscurité matérielle, qui nourrit un conflit depuis l'Inconscient avec le Divin ? Peu d'êtres humains acceptent que le Divin soit aussi peu prévoyant par rapport aux attentes de ses créatures, qui rêvent d'un bonheur sur mesure et accessible sans effort. Le mental se projette dans l'avenir et son rôle est de souhaiter le meilleur, mais il ne parvient à l'atteindre qu'à la condition d'observer minutieusement le fonctionnement du moi pour le libérer de l'ignorance. Son caractère essentiel provient de la main-mise de la nature et de la mémoire évolutive sur notre espèce. Nous pouvons profiter de cette bataille entre le meilleur et le pire, l'épreuve et l'éclaircissement, pour décider de parvenir à l'unité: elle ne se fera jamais toute seule — et pourtant l'effort n'est pas supérieur à la grâce.

Si nous voulons faire feu de tout bois pour évoluer, la portée universelle du yin et du yang doit être intégrée dans notre fonctionnement, et nous devons les respecter autant l'un que l'autre. Chacun des deux essaie de voler la place de l'autre, si nous leur attribuons une personnalité. Autrement dit, nous sommes souvent dans le yang alors qu'il vaudrait mieux être dans le yin, et réciproquement. Ce qui nous fait tromper de polarité a été traité dans des millions de pages par les fabricants de doctrines spirituelles et les philosophes. Une puissance d'illusion, le samsâra, trompe l'esprit à partir de la puissante gouverne de la nature, qui nous pousse outre mesure vers le désir et la peur selon Bouddha, vers l'appropriation subjective de la durée pour d'autres, vers la confusion entre ce que l'on sent et ce que l'on est, pour les philosophes, qui ont toujours remarqué les conflits inhérents à notre double nature, organique et immatérielle — par la pensée. Il y a des moments où il est strictement nécessaire de ne rien faire pour être disponible aux influx subtils. Je préconise cela parce que les êtres humains qui en ce moment s'ouvrent à la conscience, se mettent martel en tête, et veulent tout contrôler de leur évolution, comme si le yang pouvait à lui tout seul résoudre tous les problèmes, sous prétexte qu'il s'oriente enfin vers l'essentiel. Chaque individu progresse aujourd'hui plus facilement qu'autrefois, parce qu'il y a un plan divin sur la terre actionné depuis 1956, et qui s'actualise très lentement. Toute une gamme de chercheurs spirituels conservent la mentalité de leur culture occidentale et veulent contrôler leur mouvement, tandis que quelques personnes qui font des expériences remarquables tiennent un discours contraire et affirment qu'il suffit de s'ouvrir: Si vous êtes sincère, vous vous ouvrez et « ça va le faire », l'ego lâcherait tout seul... C'est vrai en partie, mais le yin n'est pas tout non plus. S'il s'empare de tout, le chercheur a autant de chances de se noyer que de finir dans la totalité. Il est faux que tout puisse être absorbé, sous prétexte que même la volonté personnelle fait partie de l'ego. L'aspiration au Divin et la convoitise personnelle d'un état spirituel supérieur ne constituent pas deux réalités identiques, mais elles peuvent être confondues tant que l'essence du yang — extérioriser, et l'essence du yin — intérioriser, n'ont pas été profondément différenciées et intégrées. Cette question est une torture pour beaucoup: mon désir de Dieu est-il convoitise, vanité, narcissisme, ou bien est-ce le Divin qui remonte du fond de moi et commence à réclamer son dû ? Certains éveillés ne veulent pas entendre parler de la poussée de l'âme et soupçonnent que le désir divin est un obstacle. Il serait émotionnel ou narcissique, ou encore l'expression d'un manque de l'image père ou de l'image mère, quand on ne le soupçonne pas d'être le fruit de frustrations sexuelles.

Même votre désir d'éveil est à jeter à la poubelle qu'ils prétendent, souvent en se réclamant de la non-dualité, mais de l'autre côté, quand les chercheurs tombent sur Sri Aurobindo, Natarajan, Mère, Amma, Ma Ananda Moyi, Sri Tathâta, Mère Meera, Ramakrishna ou Vivekananda par exemple, c'est la reconnaissance du Divin qui prime sur l'abandon à l'éveil — mais en fait ces deux prises de conscience radicales ne sont pas incompatibles. Avec les éléments que je vais vous fournir, vous pourrez mener de front et simultanément la recherche d'autonomie, qui mène au Soi, et l'abandon au Divin qui conduit au Supramental. Mon témoignage consiste à affirmer que se tourner vers la non-dualité par le travail sur soi et vers le Divin par l'aspiration constitue la voie la plus profonde, qui peut être unique si les principes sont compris. C'est vrai que l'ouverture — le grand yin — suffit... jusqu'aux épreuves. Mais si le moi se rend plus loin que le silence mental, des expériences incongrues se produisent, qui ne trouvent pas leur place dans les références. Après des moments extatiques extrêmes, parfois avec la sensation de l'énergie (shakti) dans le corps, autour de la tête, ou à la surface de la peau, un abîme peut s'ouvrir soudain sans qu'on sache comment le chasser, et l'on se trouve alors « anéanti », continuerSri Aurobindo ne cesse de traiter ce problème dans «Lettres sur le yoga» entièrement démuni pour ... La participation active, la volonté, l'endurance entretenue doivent se développer et permettre d'encaisser des chocs d'une extrême violence, coups qui succèdent presque naturellement à ce que l'on pourrait appeler des envolées — des moments d'union vécus avec un appauvrissement du discours de la pensée, tandis que la conscience n'aura jamais été aussi claire. Dans la vie divine, une vision de l'homme très séduisante se dessine, comme si ce dernier était destiné à être absorbé dans le Divin parce qu'il est déjà le Divin, et c'est sans doute l'ouvrage le plus profond qui ait jamais été écrit, et qui ouvre la voie à l'homme véritable. Mais dans la pratique, des difficultés se présentent à l'évoluteur, que nous pouvons ramener à trois causes,



persévérer dans une posture yang devenue obsolète,

persévérer dans une posture yin périmée,

ne pas pouvoir choisir de nouveau départ, alors qu'on se sent « au bout du rouleau ».


Les exemples les plus courants de ces dysfonctionnements sont connus. Primo, s'accrocher à tout prix à des situations et identifications absolument révolues qu'on tente contre toute logique de faire perdurer — impossibilité de lâcher prise, deuxio cultiver le sentiment d'être victime ou esclave d'une situation, se complaire dans la défaite ou l'échec au lieu de respirer et d'envisager de se prendre en mains, — déni du souverain présent, tertio hésiter perpétuellement entre les décisions fondatrices et les attentes miraculeuses d'une amélioration provenant du dehors — remettre au lendemain à chaque fois (la nécessité d') une rupture, un déménagement, un voyage, une retraite, un changement important.

Pour vous permettre d'avoir confiance, j'aimerais vous épargner quelques questions techniques autour desquelles se battent depuis toujours les soi-disant maîtres de la conscience. Lorsqu'on s'ouvre, il n'y a pas d'efforts à faire, une observation supérieure se met en place. Mais c'est très important aussi de comprendre cela: au cœur de la pratique évolutive, on se trouve quelquefois dans des moments où l'on ne sait même plus qui observe et on est satisfait quand même, en-dehors de la question du qui suis-je ? Il y a eu des joutes pendant des siècles. Certains prétendent qu'il faut perdre le sentiment du moi dans le nirvana, et que c'est là le sommet, d'autres disent, non pas du tout, le sentiment fusionnel absolu n'est pas forcement passif, un Moi peut en jouir sans se perdre. Et les uns et les autres, ces petits singes supérieurs, se traitent mutuellement de ne pas être à la hauteur, dans la plus sublime vérité qui ­— comme d'habitude — serait de leur propre côté. Il suffit de comprendre que ce n'est pas incompatible, et que certains moments nous rappellent forcément à l'identité profonde (sans l'identification événementielle) dans la mesure où des décisions s'imposent au fond d'une crise incontournable. Et décider, ce n'est pas rien: c'est utiliser la matière du temps pour se donner à quelque chose de particulier, avec le clivage yin/yang: commencer autre chose ou continuer la même chose. Quand le connu devient-il sclérose, quand le nouveau mérite-t-il d'être appelé ?

Je tiens à vous recommander Nagarjuna, qui en avait assez des thuriféraires du Soi comme s'il était autre que la vie, alors que c'est seulement un autre regard sur la vie:

Je ne suis pas au-delà de la maladie, de la vieillesse, de la mort
De la séparation d'avec l'agréable et pas davantage
Du résultat des actes accomplis.
L'antidote constitué par la répétition de cette évidence
Mettra fin à la vanité.


Il entend par là, la vanité d'être parvenu jusque dans le Soi, étape qui fait parfois oublier la dimension matérielle et chronologique de l'existence. Même si la durée n'est plus ressentie comme telle à partir de l'éveil, elle continue de s'écouler dans la réalité objective. La preuve en est que les maîtres, — possesseurs du Soi impersonnel, continuent de vieillir et de tomber malades. Sans s'attacher au résultat, l'évoluteur qui s'accomplit laisse entendre qu'une satisfaction noble est possible, celle d'agir librement dans le monde. Ce moine bouddhiste recommande dans le même traité de se conduire pour le bien de tous. Aujourd'hui, la question est réglée, puisque le Supramental rend plus facile le contact avec l'être psychique, avec l'âme. L'Union suprême ne sera donc plus perte de l'identité dans l'Absolu, mais jouissance individuelle de l'Un, grâce à l'interface que le supramental possède avec la matière. Un corps humain « travaillé » par le supramental se sentira collaborer à la totalité, et à la rédemption de la matière et de la vie.




2 OBSERVER NOTRE FONCTIONNEMENT, COMPRENDRE NOTRE FORME




Il est nécessaire, dès le départ, de toujours tout ramener à l'alternance du yin et du yang, puisque l'univers se construit de cette manière-là, aussi est-il conforme d'envisager un Soi passif, et un Soi actif aujourd'hui que des vibrations nouvelles facilitent le passage divin et permettent de rester relié à la Terre tout en étant bénéficiaire du silence mental. Ce qui est gagné à l'intérieur peut s'exprimer, et les actions justes, les disciplines, les actes purs améliorent la perception de soi-même. Nous savons également que le yin et le yang, l'affirmation et la négation s'épaulent et se succèdent dans tous les domaines. Les avancées rapides sont également suivies de réactions en sens inverse, et une belle méditation sur le ressac des vagues de n'importe quelle plage, donne une idée précise du fonctionnement (tao) de la Manifestation. Les meilleurs physiciens, depuis quelques années, ont renoncé à la simplification de la théorie du big-bang (ou origine initiale) et commencent à rechercher des paramètres qui auraient eux-mêmes « préparé » le big-bang. Cette optique aurait été déplacée une trentaine d'années en arrière, quand le problème semblait définitivement résolu, et qu'on se gargarisait de l'idée de pouvoir créer l'espace à partir d'un point situé nulle part et d'une explosion. Nous avons toujours à l'idée, en tant qu'évoluteurs, que tout se renverse à un moment donné. L'assimilation donne sur trois résultats possibles, la satiété naturelle, mais aussi sur l'indigestion par excès, ou la frustration par déficience. Sur le plan physique, ces trois options peuvent être ressenties sans équivoque, alors que sur les plans subtils la question est beaucoup plus grave. Oui, nous devons assimiler les objets de nos perceptions et faire face à nos besoins, mais comme par hasard le mental vient surenchérir les dispositions naturelles de notre organisme, et il est difficile de doser correctement nos nourritures émotionnelles, affectives, et même spirituelles. Oui, nous nous nourrissons de beaucoup de choses, d'impressions, de sensations et d'idées, d'émotions — et même d'attentes ! Et puis nous serons amenés à trier, pour laisser de la place et aspirer au Divin. Cela n'empêche pas d'apprécier l'exercice de l'intelligence qui mène au discernement, et l'exercice du corps qui mène à l'intégritéEn astrologie, Jupiter amasse et Saturne trie, hiérarchise, puis rejette...

La perception pure, c'est extrêmement pratiqué par les taoïstes. Qui voit ? Qui suis-je ? Peu importe. Je m'en moque totalement, je suis ce que je sens dans une harmonie parfaite et je n'ai pas besoin du moindre retour sur moi-même... Là, il n'y a rien à dire, l'ouverture absolue, le non agir intégral fonctionnent. Mais cela ne peut pas être tout le temps ainsi. Nous sommes confrontés selon des cycles ou des séquences aléatoires, à nos limites qui posent la question de nos capacités, de notre tolérance aux faits hétérogènes pour notre structure mentale. Ce n'est pas suffisant d'être sans cesse dans une identification, même indistincte, à ce que nous percevons. Le fait d'avancer sur la Voie fait surgir des adversaires automatiquement, et nous devons alors identifier les obstacles à l'intérieur de nous, et les ennemis à l'extérieur pour s'en protéger. La grâce ne va pas dissoudre les obstacles si vous n'avez pas le courage de les affronter. Il est nécessaire alors de descendre dans le moi, de se retrancher dans une identité profonde, celle qui accepte l'adversité et reste néanmoins tournée vers le Divin, en se détachant suffisamment des circonstances pour ne pas être ensevelie sous les attaques. Je me suis rendu compte récemment qu'il était impossible de tenir un discours qui ne donne pas lieu à toutes sortes d'interprétations subjectives — dérivées, c'est-à-dire qui perdent en cours de route l'intention de l'orateur. C'est un des casse-tête que rencontrent les maîtres spirituels qui jouent à faire varier l'ordre des précepts de leur doctrine, qui forme un puzzle avec différents contours possibles. Ils posent des présupposés, et après, chacun des disciples en fait son miel et n'importe quoi. Finalement, l'essentiel de la doctrine se perd dans les règles alors qu'elles ne servent que de points de repère, et n'ont donc aucune utilité en dehors de la pratique. Si l'on ne comprend pas l'origine des « prescriptions », elles s'appliquent sans porter leurs fruits. En ce qui me concerne, je reprends le socle hindouïste et bouddhiste, c'est l'ignorance notre nature et la source de tous les maux. Mais pour moi, il ne s'agit pas d'une ignorance ontologique, cette fameuse ignorance provient simplement du couplage de la pensée et du corps, et elle implique un troisième terme pour être dépassée.

Le témoin, le purusha doit être capable d'observer le corps et ses désirs et ses peurs autant que la pensée elle-même. Vient alors la possibillité de coïncider avec le Tao: être yin avec lui quand la passivité et le repos l'emportent, être yang avec lui, quand le mouvement et la production l'emportent. Je vais donc éviter toute doctrine pour vous fournir le modèle de notre fonctionnement, qui vous permettra alors de vous emboîter dans la volonté de l'univers en devenant vous-mêmes conforme à votre morphologie, cette étoile à cinq branches — attendez encore un peu — à laquelle vous appartenez, sans le savoir... Le courage est nécessaire pour découvrir, accepter et transformer notre constitution puisque chaque branche de l'étoile possède sa propre force centrifuge qui se lance en avant avec une autonomie susceptible de créer un dysfonctionnement de l'ensemble.

Si vous êtes à l'écoute, vous disposerez d'un miroir abstrait mais un miroir dynamique quand même: « c'est comme cela que je fonctionne », et vous n'aurez à vous référer qu'à cinq éléments, organes, ou fonctions. Ce seront donc les mêmes cinq, appelés éléments si l'on s'attache à la constitution de l'ensemble qui forme un tout. Nous les nommerons plutôt organes pour les saisir dans leur activité contingente, alors que le terme de fonctions les campe dans une économie générale, une finalité qui leur attribue à chacune une puissance particulière. Le modèle que je vais vous donner s'accorde avec tous les types d'incarnation. Si vous êtes un ange, une âme d'extraterrestre, un humain, une émanation de la source, peu importe, de toute façon vous n'échappez pas au modèle que je vais vous soumettre, et je tiens à vous le fournir parce que beaucoup parmi vous possèdent de belles aspirations qu'ils ne savent pas connecter à leur être contingent, l'incarnation terrestre étant quelque chose de particulier qui n'a peut-être pas été définitivement compris par vos âmes. Je n'ai pas d'a priori sur l'entité que vous êtes. Vous pouvez avoir n'importe quel type de karma ou l'avoir dissous, vous n'échappez pas non plus à ce fonctionnement, qui est voulu par la montée ascendante de la matière vers l'Esprit. Je vais donc jusqu'à la fin défendre la thèse selon laquelle notre apparence matérielle, notre corps physique, possède la forme idéale pour nous permettre une évolution infinie vers le Divin. Les formes sont parfaitement adaptées aux principes dans la Manifestation biologique, et la position verticale de l'espèce constitue un seuil primordial, un saut extraordinaire.

La conscience supramentale m'a montré la finalité de la physionomie humaine, il y a plus de vingt ans, et je suis resté deux ou trois heures absorbé dans un film qui m'a subjugué, dans un état de conscience indescriptible, une pure vision sans mots. C'est seulement maintenant que je l'utilise car j'ai beaucoup appris depuis, et je peux enfin mettre en forme cette révélation. La station debout est quelque chose de neuf — une forme qui commence à se libérer de la nature rampante, naturellement, mais le plus invraisemblable, c'est que l'équilibre vertical est maintenu avec trois fois rien, la plante des pieds, d'une largeur ridicule et d'une longueur très faible par rapport à la taille. Je regrette qu'intellectuellement vous ne puissiez pas voir la même chose, et je suis loin de restituer l'expérience sublime en la décrivant, sinon vous ne douteriez plus une seconde que votre mission est de devenir conscient, d'accomplir le potentiel de la verticalité, et de supporter le défi que l'univers se pose à lui-même dans votre propre personne.

Donc, être debout, c'est un exploit totalement neuf: l'homme. Grande taille, petit empattement, et ça ne tombe pas. C'est miraculeux. Ensuite, nouveau miracle, il y a de la « marge » dans le corps. L'extravagante symétrie du corps est touchante, ainsi beaucoup d'outils sont en double, on entend bien avec deux oreilles, on voit bien avec deux yeux, mais si l'un des deux flanche, on s'en tire quand même. Aujourd'hui, certaines personnes vivent avec un seul rein. De la marge il y en a partout, si l'on s'engraisse, un jeûne peut venir à bout de ce qu'il y a de trop. Les heures de sommeil sont variables, et l'on peut rattraper du retard avec une grasse matinée. Le cœur ralentit ou accélère. L'organisation est stupéfiante, et nous voyons collaborer les contraires. L'écart n'est pas incompatible avec le fixe. C'est-à-dire qu'il y a des variations, de l'élasticité, et que cela revient à la norme grâce au principe de l'homéostasie, un pouvoir holistique qui maintient l'ensemble cohérent à travers de petites variations, comme la température par exemple.




3 LE SCHÉMA DU FONCTIONNEMENT




Nous allons parler de cinq appareils distincts qui doivent fonctionner de concert pour notre évolution et qui forment une étoile à cinq branches. Notre forme géométrique d'ensemble est presque fractale. La tête et les quatre membres et les cinq doigts à chaque membre.







Vous visualisez donc votre corps, et mentalement vous attribuez à votre tête les verbes

souhaiter, imaginer, vouloir, décider.

Vous visualisez votre bras droit et vous lui attribuez les verbes

raisonner, calculer, combiner, chercher le sens.

Vous visualisez votre bras gauche, et vous lui attribuez les verbes

deviner, recevoir le sens, synthétiser, se sentir relié.

Vous visualisez votre jambe droite et vous lui attribuez les verbes désirer
et s'élancer.


Vous visualisez votre jambe gauche et vous lui attribuez les verbes avoir peur
et reculer.



Sachez déjà que les émotions se chargeront de vous rappeler à l'ordre quand l'unité du système est rompue par quelque chose, et qu'on peut donc les symboliser comme la ligne de démarcation entre le corps et l'esprit, charge à elles de créer une conscience plus intense pour signaler un événement perçu comme hétérogène. Elles signaleront un désaccord profond, et vous obtiendrez alors des informations sur les mesures à prendre. Désir dit satisfaction autant que manque, comme peur dit danger réel autant que menace imaginaire. Il s'agit de gérer un organisme extrêmement bien construit, bourré d'alternatives pour chaque occasion, et qui fait face en permanence aux stimuli avec ses propres grilles de lecture. Nous débordons largement du cadre de la créature animale, et nous ne savons toujours pas quoi faire de la bête en nous. Le cerveau interprète nos perceptions bien souvent selon la loi du corps sans qu'on puisse l'empêcher, nous y reviendrons. Il apparaît aujourd'hui aussi faux de dire je ne suis pas mon corps, que je suis mon corps. Nous sommes l'un et l'autre, souvent combinés dans un seul être satisfait de ce qu'il perçoit, souvent nous ne sommes qu'un des deux, quand le corps veut soumettre l'esprit, ou quand la soi-disant « âme » méprise le corps. Vous avez dit non-dualité ? Bravo. Votre corps et votre esprit font un, et cet un fait un avec l'Un. Encore bravo. Jusqu'à quand sans vous offenser ? Et c'est toute l'histoire de l'humanité ... Le fardeau du corps, qu'est-ce que je fais de mon corps dont je suis prisonnier ? Quand est-ce qu'il me sert, quand est-ce qu'il me trompe, quand est-ce qu'il me trahit, quelle marge d'autonomie possède-t-il, et qui lui permet de me jouer autant de tours ? Voilà la question posée. Je vais vous proposer de répondre à ces interrogations en explorant votre propre dualité-une corps/esprit.



4 NOUS SOMMES UNE ETOILE A CINQ BRANCHES !





Ce système est très économe, en cela il correspond à la nature qui déploie l'essentiel de son mouvement en évitant les choses inutiles. Par exemple, les oiseaux n'ont pas intérêt à être lourds, alors au lieu de leur octroyer des ailes trop difficiles à manœuvrer par leur envergure, la nature a prévu de mettre du vide là où c'était possible, dans les os, peut-être même dans la structure de la plume. Il y a une intelligence formidable dans la nature, même si nous devons la dépasser, elle est absolument géniale. Un soir donc que je réfléchissais à un programme de séminaire, le schéma de l'étoile à cinq branches m'est tombé dessusJ'ai déjà évoqué le Cinq dans le tarot et brièvement dans les Principes de la Manifestation.. Le pentagramme arrive après le carré qui ferme tout, tandis que le 5 divise l'espace d'une manière qui n'est pas symétrique. Il y a un saut quantique entre le 4 et le 5, autrement dit un abîme que seule la conscience peut franchir. Je pourrais essayer de vous expliquer que cinq n'est pas le prolongement de quatre, mais cela prendrait des heures et ne vous permettrait sans doute pas de franchir l'abîme en question. (Si vous voulez en savoir plus, allez lire les Inconnaissables sur le site). Le pentagramme est une merveilleuse figure. Si l'on rabote une sphère avec égalité pour lui donner douze facettes, chacune d'elles est un pentagone puisque les côtés qui réunissent les branches de l'étoile apparaissent.



Léonard de Vinci parvenait à dessiner des dodécaèdres. L'étoile à cinq branches est merveilleuse la pointe en haut, — la pointe en bas, elle représente le diable. Le Cinq, c'est le jaillissement du pouvoir, de la création. Cette forme brise la symétrie des opposés, ça s'éloigne de la dualité, c'est donc par définition la source de transformations perpétuelles. C'est très créatif de tirer 5 dans le tarot, — un espace de liberté se présente, encore faut-il avoir la présence d'esprit de se lancer dans une œuvre que l'on crée soi-même (sinon on rate l'opportunité et on fait n'importe quoi, la force de vie (rajas) récupère la synchronicité). Bien. Voilà donc que le Cinq me tombe dessus, et comme j'ai vu que dans la Nature les formes correspondent exactement à des principes (aérodynamisme pour les oiseaux, hydrodynamisme pour les poissons et les cétacés), j'ai vu en un éclair que la forme humaine, un pentagone étoilé — avec deux membres inférieurs, deux membres supérieurs et une tête (qui devient le chef quand on décide d'évoluer), c'était exactement la signature de ce que nous sommes intérieurement.

 

Je vais traiter cette forme (notre moi) de manière purement stratégique, c'est-à-dire pointer les perturbations du système, car tout système peut se dérégler — soit par une usure mécanique, soit par l'intrusion de facteurs hétérogènes qui exigent des modifications temporaires. Vous pourrez vous référer à ce fonctionnement, si besoin est, pour comprendre vos résistances, vos dualités. Parfois, il y aura hésitation ou combat entre le haut et le bas, hésitation ou combat entre le yin et le yang, y aller / s'abstenir. Ce qui est intéressant, c'est qu'ainsi vous dépersonnalisez vos difficultés, ce ne sont plus vraiment les vôtres. Elles ne vous appartiennent pas totalement. La plupart des obstructions sur la Voie proviennent vraiment de la nature elle-même, de notre constitution.



Ce n'est pas la peine d'en rajouter en se culpabilisant par principe. Cela peut être humiliant de voir que n'importe laquelle des cinq branches, que n'importe laquelle de nos fonctions peut d'un seul coup se dérégler, — devenir excessive ou déficitaire tout en créant du désordre dans l'ensemble. Mais c'est toute l'histoire humaine, ce dérèglement du 5. Ce modèle fragile avec tout ce qui attaque son fonctionnement, va simplement confirmer l'autorité de l'univers sur notre petite personne, et la souveraineté de la vitesse dans le monde manifesté, ce qui nous pousse à « être dépassés par les événements » quand un choc hétérogène se produit, en fournissant des réponses inadaptées. Nous allons trouver beaucoup d'Inconscient, en tout cas de subconscient dans cette forme humaine en mouvement et exposée à toutes sortes de perceptions, car elle obéit à la Nature. Et la nature n'est pas pour le moment transcendante — mais elle peut changer. Elle est très obstinée, ce qui veut dire qu'elle est vraiment récalcitrante à tout ce qu'on lui impose. C'est pourtant possible de la transformer. Elle assure la perpétuation des espèces et peut quelquefois nous enchanter, mais il ne faut pas être trop gourmand: son pouvoir est limité, elle ne peut plus donner grand chose à un être humain qui veut vivre pour le Divin. Cette étoile à cinq branches qui se décompose en parties conflictuelles et s'unit à nouveau en tout cohérent — selon les cycles, les occasions et les accidents, nous inflige une prise de conscience: la fragilité. Je suis fragile et je dois m'adapter sans cesse car le Présent charroie tout ce qui peut exciter mes envies, mes peurs, mes besoins, mes attentes, mes projets, mes aspirations. Je suis vulnérable parce que mon bras droit ne veut pas (en permanence) la même chose que mon bras gauche, que ma jambe droite ne veut pas (à chaque instant) la même chose que la gauche. En effet, nous venons d'attribuer des fonctions aux membres, et tout cela va s'éclairer. Bien sûr, dans l'ordre matériel, nous pouvons affirmer que le corps travaille de concert avec l'esprit de l'espèce, mais si nous interprétons notre forme à partir de ce qui lui est propre — la verticalité projetée dans son devenir, le corps que j'évoque se déploie avec toutes ses qualités intérieures, face à l'abîme indéterminé du présent. Cette étoile à cinq branches est dynamique. Elle est calquée sur la forme physique et constitue l'amont de la forme matérielle, son principe:



le vouloir (la tête),

la pensée (bras droit),

la réceptivité (bras gauche),

le désir (jambe droite)

et la peur (jambe gauche).



Les archétypes fondamentaux s'emparent quelquefois de l'être humain, ne vivre que pour le bas OU ne vivre que pour le haut, — l'instinct ou la vertu, ne vivre que pour conquérir et posséder, OU au contraire ne vivre que pour imaginer et se laisser aller au gré des circonstances. Depuis des milliers d'années, l'humanité aspire à faire mieux, et elle n'y parvient pas, tout simplement parce que le haut et le bas continuent de se combattre ou de s'exclure, comme le yin et le yang continuent de s'opposer ou de s'exclure. Je vous donne le modèle dynamique de ce que nous sommes – Un cinq qui peut faire Un  — et toutes les contraintes qui en découlent. Selon l'adage: « un homme averti en vaut deux », vous découvrirez comment les accepter puis les transformer.

Le clin d'oeil du Tao:

Escamoter les contraintes ne les élimine pas.



Sommes-nous face à l'univers et contre lui, ou avec lui jusqu'à l'embrasser complètement et qu'il nous embrasse en retour ?

 

Dieu a fait du monde un champ de bataille et l'a empli du piétinement des combattants et des cris d'un grand conflit et d'une grande lutte. Voudrais-tu dérober sa paix sans payer le prix qu'il a fixé ?

Sri Aurobindo.



Nous allons nous retrouver avec un potentiel de transformation infini parce que ce fonctionnement est le nôtre, et que nous pouvons à la fois le subir et l'améliorer (subir est yin et améliorer yang parce nous nous impliquons). La question n'est pas d'échapper à l'étoile mais de bien la connaître, afin de ne plus se laisser berner par les aberrations d'une branche quand elle se manifeste. Si ce 5 en mouvement ne se détraquait pas à la moindre occasion, l'humanité aurait depuis longtemps éradiqué la violence, et produit d'autres types de société, sans aliénation des plus faibles. Afin que nous puissions devenir responsables de notre évolution, nous pouvons repérer les erreurs mécaniques du système, observer une branche défectueuse avant de la laisser corrompre le système entier. C'est une grande aventure que tous les êtres humains ne partagent pas. Ceux et celles qui n'aspirent pas à plus de conscience ne trouvent jamais la branche supérieure, qui est verticale, et laissent parler les bras et les jambes selon les circonstances sans se méfier de leur autonomie respective, qui leur confère souvent un pouvoir usurpateur. Chaque branche peut selon les circonstances être appelée à un rendement excessif, qui, s'il n'est pas modéré par une conscience supérieure dépasse les prérogatives du sujet. De la même manière, le potentiel, la positivité de chaque branche n'est pas forcément découverte. Ainsi la colère donne toute latitude de s'exprimer à la branche inférieure droite comme le chagrin et le dépit excitent soudainement la branche inférieure gauche. Une personne qui vient de monter en grade subit généralement une poussée de la branche supérieure droite, comme le début d'une histoire d'amour provoque un développement de l'activité de la branche supérieure gauche. (D'ailleurs tout le problème est là, puisque les attentes vont augmenter à partir de l'instauration de la relation). Bien sûr, pour le moment, peu d'être humains savent que la nature est parfaitement bien organisée et qu'elle travaille à notre insu en utilisant nos perceptions subjectives pour perfectionner son action ou la modifier. Autrement dit, notre étoile à cinq branches fonctionne de toute façon, et il ne dépend que de nous de dégager le potentiel infini de ce modèle énergétique.

Nous progressons aujourd'hui quelque peu dans la compréhension de la complexité du cerveau, qui se charge de coordonner nos contenus psychologiques avec l'économie générale du corps. Nous savons que nous ne pouvons pas les séparer, et intégrer cette interdépendance pour pouvoir l'observer constitue la base de la sâdhanâLa voie.. L'émoi, la peur, le désir violent, le fait d'être le point de mire de centaines de regards, l'agressivité verbale que nous subissons, et bien d'autres impressions subjectives se traduisent immédiatement par des signaux, par des symptômes, tels que l'accélération du cœur, la sueur, la fièvre, la rougeur ou la pâleur du visage, la préparation à l'emploi des organes génitaux, la chair de poule, le vertige, l'accélération ou décélération du rythme respiratoire, les tics, les gestes brusques, le regard fuyant, le bégaiement, le baillement (contagieux) etc... ... Nous admettons donc que le dualisme qui oppose le corps et l'esprit a été établi pour des raisons religieuses et éthiques, mais, dans la réalité ce dualisme pose question au fil de la journée. Pour empêcher le corps d'exprimer des pulsions compulsives, il faut être devenu extrêmement conscient, suffisamment en tout cas pour avoir changé, par l'intention et l'ascèse, une partie du fonctionnement du cerveau lui-même en le libérant de l'automatisme naturel et animal.

Tandis qu'il est certain que le haut et le bas ne peuvent pas changer de place, l'attribution du yin à gauche et du yang à droite n'est pas définitive. Il s 'agit là du modèle traditionnel chinois des forces quand elles sont non-manifestées. D'un autre point de vue, par exemple pour lire les mémoires du corps, la mère revient au côté droit, et le père au côté gauche. Ces contradictions formelles n'ont d'ailleurs aucune importance, puisque ce n'est même pas le yin et le yang qui nous préoccupent, mais leur processus de renversement naturel: le yin aboutit au yang en fin de course, comme le yang, épuisé, donne naissance au yin. La réceptivité est donc à gauche dans l'ordre des principes, et l'activité à droite.

 

Les chinois confirment cette vision: selon leur prorpre Tradition, le corps énergétique est, dans sa réalité non-manifestée, masculin à droite, féminin à gauche. Ils appellent le non-manifesté ontologique le ciel antérieur, et le manifesté biologique immédiat le ciel postérieur.

Annick de Souzenelle, le symbolisme du corps humain.

Je déveloperai dans cet ouvrage le paradigme selon lequel ce qui est puisé grâce à la réceptivité peut se transformer en énergie positive et créatrice, de la même manière que les fruits de nos investissements, de nos actions, nous permettent une reconnaisance supérieure de la qualité d'écoute et de la nécessité de la grâce, pour acquérir des développements supérieurs. Aussi, nous gardons à l'idée que le haut et le bas ne sont pas interchangeables, l'esprit demeure de toute façon au-dessus de la nature, tandis que le yin et le yang peuvent se placer à droite ou à gauche selon le point de vue d'où l'on se place, comme si la matière était miroir et reflétait les principes supérieurs. Notre convention fait passer l'attribution initiale en premier, mais ne dément pas une attribution inverse dans les faits, d'autant que le cerveau croise son activité, le gauche dirige la droite et réciproquement.

L'éveil spirituel, c'est donc le besoin de comprendre ce que l'on est, préoccupation qui dépasse largement le besoin d'appartenir à un ordre de valeurs supérieures. En dépassant les manipulations de la nature, par l'observation de la dualité et la pratique des remèdes unifiants, un travail profond s'effectue. Le Moi évolutif éclaircit la perception générale et l'élève, tout en diminuant l'emprise du désir, donc des émotions, puisqu'il n'abandonne pas le regard vers le bas, les racines inconscientes du corps physiqueLe registre de la perception augmente donc simultanément vers le haut illimité, le yang absolu (six traits continus) et vers le bas sans fond, le yin absolu (six traits discontinus) dans le modèle du Yi-king.. L'évoluteur décide alors de s'investir dans l'observation de ses quatre branches, deux qui plongent de toute façon vers la terre, les jambes, deux qui peuvent monter, les bras. La tête devient le chef. Des décisions d'un nouvel ordre apparaissent, indépendantes des calculs de l'ego, et qui s'éloignent de l'avidité de sensations, du besoin de sécurité, de la demande d'approbation, de la peur du changement. Nous pourrions donc qualifier ces nouvelles décisions de décisions cosmiques, puisqu'elles sacrifient le sentiment du moi individuel et contingent à la recherche de son origine divine. Non, nous ne pouvons pas échapper au fonctionnement centrifuge de , et des erreurs de jugement se produisent automatiquement quand une branche s'empare de notre ressenti au-delà de ses propres prérogatives. C'est notre histoire et celle de l'homme. Ce sont les contraintes de l'incarnation, auxquelles nous consentons désormais en renonçant au déni de la réalité, qui constitue l'activité principale du mental. Je vous laisse quelques instants pour poser une intention, intention que vous n'avez pas à communiquer aux autres.

Le clin d'oeil du Tao:

L' intention est quelque chose de beaucoup plus puissant que l'acte, qui lui se trouve en bout de chaîne et soumis à des règles qui le rendent en partie aléatoire. Une intention est un souhait, — ce n'est pas certain qu'on y réussisse, ce n'est pas un calcul. C'est une propulsion de soi-même dans un Idéal qui n'est pas fondé sur le calcul, mais sur l'amour, l'aspiration, la connaissance et le besoin d'intégrité.





5 PARADIGME SYSTEMIQUE





Quelques abstractions permettront de mieux saisir l'enjeu du fonctionnement de notre étoile que nous considérons comme une combinaison de forces que l'esprit rend homogène. C'est un agrégat. Tout système est formé de plusieurs éléments combinés pour parvenir à une seule fin, et nous pouvons donc considérer que notre évolution consiste à faire coïncider les cinq branches qui nous constituent d'une manière de plus en plus complète et parfaite, quitte à subir des dysfonctionnements révélateurs qui nous mettront sur la piste d'un nouvel ordonnancement plus performant. Nous sommes ainsi partie prenante de l'univers qui détruit des formes pour en façonner de nouvelles, et rien ne nous empêche de sentir que les destructions amènent des formes inédites plus performantes. C'est d'ailleurs le pari du supramental, — l'évolution de la nature n'est pas séparée de celle de la conscience. Depuis les années 1950, des spécialistes étudient les flux et les modifications dans les systèmes — quels qu'ils soient. C'est ce que l'on appelle une approche systémique, et nous en avons déjà besoin. Un organisme, un animal, c'est un système puisque plusieurs fonctions s'organisent vers la même fin. Une administration, un État sont des systèmes. Quand des relations sont répétitives et soumises à des règles entre plusieurs individus, c'est aussi un système — famille, clan, tribu, secte, parti politique. Tous ces modèles sont traversés par des perturbations qui tiennent à la spécifité élastique de chaque élément. Tout système est par définition en contact, d'une manière ou d'une autre, avec le monde extérieur, ce qui peut également le perturber. En revanche, si le système se ferme, il périclite. Car tout est relié. Le principe essentiel est le suivant:

Tout système est menacé dans son équilibre

A/ par de l'hétérogène qui vient de l'extérieur, comme les virus informatiques, les infections, les changements de température, les envahisseurs, les agressions, etc

B/ par les trubulences intérieures

1/soit par l'usure interne,

2/soit par le jeu, l'élasticité dans les communications entre les différents éléments, les différentes fonctions, les différents organes (variations, dérèglement, atrophie, hypertrophie).

 

Les pièces dans un moteur, les différents organes dans un système biologique, les fonctions dans un système mental, toutes les structures systémiques sont soumises comme le reste au passage de la durée, à l'érosion, à l'entropie. Quant au dysfonctionnement, il se met en place dès que, pour une raison ou une autre, la régularité du système est compromise (trop de flux, pas assez de flux, obstruction ou hyper-activité dans un secteur, qui déséquilibre l'ensemble). Dans notre modèle étoilé, le dysfonctionnement mettra en place trop de yin ou trop de yang, trop de pensée ou trop de sensations, trop de fermeté ou trop de malléabilité, trop d'énergie ou trop d'inertie.



Avec bien sûr beaucoup d'équivalents, je suis trop autoritaire, trop influençable; trop cérébral, trop sensuel; je suis hyperactif ou paresseux; je suis trop matérialiste (je ne suis pas assez convaincu du pouvoir de l'Esprit) ou trop idéaliste (je suis naïf en croyant que les choses peuvent changer). Je suis anorexique (je veux tout contrôler) ou boulimique (je veux tout recevoir); je suis optimiste (je crois aux issues favorables), je suis pessimiste (je pars plutôt perdant); je suis calculateur (je veux obtenir même par la ruse), je suis négligent (j'abandonne un projet au moindre obstacle). Je suis courageux (l'adversité me renforce), je suis lâche (je hais les difficultés). Il y a de multiples équivalences de ce type qui illustrent la guerre du yin et du yang et la guerre du haut et du bas.

Nous allons étudier le fonctionnement humain de cette manière-là.

Le moi est un système, nous sommes un système:



 

A/ nous sommes menacés d'une part par les événements hétérogènes qui viennent de l'extérieur.

B/ nous sommes menacés d'autre part par l'usure de notre propre système, c'est-à-dire par des cristallisations dans les parties de notre être, habitudes mentales, comportementales, physiques.





6 PRATIQUE ENERGETIQUE DE LA GÉOMÉTRIE SACRÉE  





Nous allons travailler sur l'écartèlement, présenté d'une nouvelle manière, stratégique. Voilà ce que nous sommes (une étoile à cinq branches). La forme est conforme aux principes, les poissons sont hydrodynamiques, les oiseaux aérodynamiques, et nous, nous sommes verticaux et pourvus d'un équilibre extraordinaire par rapport à l'empattement de nos pieds. Je me répète exprès parce que ces évidences infrabanales passent inaperçues alors qu'elles sont riches d'un sens infini: nous devons recouvrer le sentiment de la légitimité de notre corps physique. Revenons aux sources. Pour vous permettre d'utiliser rapidement le paradigme, prononcez cette phrase à voix haute: ma fragilité me déstabilise mais je me reconstruis chaque fois que je tombe en devenant plus conscient. Qu'avez-vous ressenti en la prononçant ? C'est déjà une piste pour travailler vos branches. Si la phrase vous dérange beaucoup, vous avez peut-être fabriqué une carapace, elle vous protège, mais vous empêche aussi d'évoluer, car elle ratiboise la réceptivité.

Tenir debout sans effort s'effectue très jeune, et c'est une prouesse de la Nature. Autrement dit, nous ne sommes pas intérieurement à la hauteur de la forme que le Divin et la Nature nous ont donnée. Si nous savons marcher correctement c'est parce que la prakriti (l'énergie qui façonne) coordonne nos mouvements, mais notre identité dans sa marche ininterrompue, se confronte au temps, c'est inévitable. Si vous êtes yang vous considérez que vous traversez le présent, si vous êtes yin que c'est le présent qui vous traverse, mais dans l'un ou l'autre cas, cela ne change rien. Nous sommes donc soumis à des faux pas et à des chutes psychologiques parce que notre jugement se trouve aux prises avec le choix, le carrefour, la bifurcation, l'écrasement du présent entre un passé à tendance perpétuable et un avenir à tendance sui generis. Voilà pourquoi nous souffrons: l'automatisme du corps régi par la nature ne peut plus fonctionner, comme chez l'animal, en toutes circonstances. Il doit être approuvé ou désapprouvé par l'esprit, qui le laisse s'exprimer ou le contrôle. L'automatisme naturel et le libre arbitre se mènent une guerre sans merci, thème qui est la torture et le délice des philosophes depuis des milliers d'années.

Faire fausse route (se tromper de chemin, faire des erreurs, agir à l'encontre de notre évolution, employer des moyens discutables, nuire à l'autre plus ou moins consciemment) nous arrive, cela fait partie de l'expérience du cinq. Quand nous nous faisons une entorse intérieure, nous ne pouvons plus marcher aussi bien — c'est l'occasion de remettre en question le pied endommagé, l'usage du désir et de l'allant ou celui de la peur et du recul. Oui, nous tombons comme un enfant se casse la figure en courant, sans faire suffisamment attention à ce qui l'entoure, quand notre jambe gauche s'enlise dans la peur répétitive ou quand notre jambe droite nous tire plus vite que la musique dans un « investissement » qui nous dépasse. Nous prenons des gamelles psychologiques. La position verticale est une exception dans le monde biologique, et elle signe la ligne de notre évolution future. La quête, la voie, nous permet de devenir dignes de cette forme extraordinaire qui est la nôtre, sensible, souple, droite, mais vulnérable. Pour le moment, nous sommes des débutants, et dès que nous l'oublions la perversité yang nous manipule, avec le triomphalisme, comme la perversité yin nous embobine, avec tout ce qui nous fait « baisser les bras ». Maintenir un équilibre suffisant pour ne pas tomber — ou savoir profiter de la chute — n'est possible que pour les funambules: les évoluteurs qui harmonisent les bras et les jambes, l'esprit et le corps, l'action et le lâcher prise.

 

Nous sommes l'espèce la plus prédatrice de toutes, qui compromet à elle toute seule le devenir de sa planète, et pourtant nous sommes la seule à posséder un tel potentiel ! Nous n'avons pas intégré notre forme ! Le potentiel de transformation et de création est égal au potentiel de destruction. Qu'est-ce que cela veut dire d'être pentaorienté ? Les pieds assignent à la matière, la tête assigne au ciel et à l'Esprit — à condition de l'utiliser pour observer le fonctionnement des quatre membres. Si toutes les fonctions de ce système ne sont pas en harmonie, les adversaires intérieurs jaillissent.






2 INTEGRATION DE L'ETOILE A CINQ BRANCHES





La conscience chez l'homme est surtout intelligence. Elle aurait pu, elle aurait dû, semble-t-il, être aussi intuition. Intuition et intelligence représentent deux directions opposées du travail conscient: l'intuition marche dans le sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur plein développement.


Henri Bergson, l'évolution créatrice.



PREMIER AXIOME:



Chaque élément parmi les cinq travaille pour lui mais
doit collaborer à l'action des quatre autres simultanément.



1 LE CERVEAU S'ADAPTE A NOS PRÉOCCUPATIONS





Le chef harmonise et se tient au-dessus de la polarité pour balancer du yin au yang et réciproquement selon les intentions ou les circonstances. S'il y a trop de bras droit, le gauche s'atrophie. À droite — la pensée rationnelle, à gauche — l' intuition. Donc, si on mouline tout le temps à droite, l'intuition disparaît. Bergson semble appeler intelligence le processus de capture par la pensée qui s'appuie sur le passé et la logique, et qui donc ne peut pas faire front au présent sans le réduire à des formes connues, alors qu'il détermine bien que l'intuition marche avec la vie, puisqu'elle relie à ce qui se passe. Si le cerveau canalise toute son énergie du seul côté rationnel, il finira par réfuter tout ce qui n'est pas prouvé par a+b. Si en revanche, on ne veut utiliser que de l'intuition pour mieux baigner dans « le sentiment océanique », et qu'on n'aime ni raisonner ni réfléchir (parce que cela interrompt le bain d'identifications), on manque de discernement. Le cerveau s'adapte tout autant à ne vivre que dans une dimension symbolique, dans laquelle chaque acte est prétexte à mettre en valeur une dramatisation subjective, qu'il s'habitue, inversement, à ne produire que des raisonnements et des calculs, des analyses et des contrôles. La cohérence émotionnelle remplace la cohérence objective sous le monopole du yin; — le positif est idolâtré, paré de merveilleux et le négatif semble un complot. Le résultat de cette politique est aussi catastrophique que le monopole du yang, pour lequel toute ouverture est perte de pouvoir, et toute incertitude un crime. Les deux extrêmes ont un effet inverse. Excès alarmant de sécheresse et d'implications précises et médiocres d'un côté sous l'égide d'une religion du but pour le monopole du yang, excès pathologique d'humidité, de sensibilité, de réactivité, de l'autre, sous l'égide d'une implication d'ensemble totalitaire dans tout et rien simultanément, ce qui égalise toutes choses et rejette toute initiative, pour le monopole du yin.





2 ESQUISSE DES BRAS, RAISON ET INTUITION



 

D'un côté se donner le change en n'ayant jamais une minute à soi, de l'autre attendre que quelque chose se passe ad vitam aeternam. Inutile d'incriminer notre cerveau dans la mauvaise gestion du yin/yang. Il utilise son immense réservoir de possibles dans le sens vers lequel le moi le pousse, et structure selon son propre mode nos impressions. Il fait même son travail avec une application remarquable et obtient des résultats probants des deux côtés. La sâdhanâ par la raison peut mener très loin, à condition de retrouver la qualité supérieure du mental, qui n'a pas besoin d'agir, mais d'associer. L'intuition emmène certains mystiques et artistes dans des modes de reliance pure dont le chemin n'a pas été tracé ni par des arguments ni par des idées.



Si nous savons utiliser les adversaires intérieurs pour des « prises de conscience », nous nous rétablissons après les turbulences en jouissant d'un équilibre supérieur. Nous aurons pris conscience soit d'un trop plein rationnel — vouloir tout ramener aux causes et au effets, soit d'un trop plein intuitif: sous prétexte de ne se fier qu'à son propre « ressenti », certains paramètres auront été oubliés au profit de préférences engendrant une catastrophe. Voilà le projet pour les branches supérieures. Ni trop condensé dans la politique du but, du contrôle, de l'aménagement du « territoire », ni trop dilué dans le temps qui passe, à se laisser couler sans de vrais chantiers à mettre en place, fussent-ils seulement abstraits, comme une discipline du savoir. La connaissance appelle un emploi du temps, lire, réfléchir, l'Amour exige un travail sur le relationnel, un équarissage de la réactivité pour ne jamais ramener l'autre à soi, mais le comprendre tel qu'il est — hors de nos attentes. L'intégrité nécessite un emploi du temps, s'occuper avec soin de son alimentation, de son dosage, faire un peu d'exercice, éviter la séduction.

Cela, c'est l'équilibre, ne jamais forcer dans une orientation qui deviendrait obsessionnelle, ou éliminerait d'autres champs nécessaires. Mais dans les faits, il arrive qu'une épreuve nous déstabilise, et l'on risque alors de vouloir s'en sortir en misant sur les points forts. C'est exactement la mécanique de la nature répétitive, qui peut s'obstiner dans des réponses inadéquates, car elle n'en connaît pas d'autres. C'est souvent dans les grandes épreuves qu'un changement de stratégie est le seul moyen d'en sortir. Les très actifs, passionnés du contrôle, trouveront l'issue d'une crise grave par un lâcher prise effectif dans différents secteurs, et peu importe le temps qu'ils mettront à trouver le sursaut positif dans le consentement à leur situation. Pour les réceptifs, seule une décision « vorace », celle qui va les distraire du subir, va pouvoir les sauver: un acte fondateur. Quand yin et yang sont mélangés, le rétablissement ne se produit pas forcément plus rapidement, des hésitations faisant passer le sujet en danger ou en crise d'une politique résolutive qui échoue en s'épuisant vite / à un lâcher prise entaché de résignation et de dépit, qui le sabote. Un éclaircissement finira par l'emporter grâce à une stratégie radicale, soit un vrai lâcher prise sans réticences, un authentique abandon sans ressentiment, soit au contraire une volonté indestructible et guerrière, remontant de l'instinct de conservation universel. Nous considérons que nous sommes bloqués quand le yang et le yin s'immobilisent l'un l'autre, et nous empêchent de trouver une solution. Dans ce cas, il faut attendre en souhaitant trouver la tactique qui permettra de deviner une issue, et qui sera radicale en disposant ainsi de toute la force disponible du yin ou du yang pur. Si les deux principes peuvent parfois se combiner sans dommage, dans les situations extrêmes l'absolue volonté active ou l'absolu abandon passif permettent des trajectoires plus adaptées. Le verbe tergiverser signale que le yin et le yang nous proposent chacun leur concours sans qu'on sache lequel choisir.

Etrangement, quand des seuils apparaissent, que des sortes de termes inéluctables se présentent contre l'assentiment du moi, les individus yang s'enferrent dans des actions renouvelées, et ils auront beau en changer sans résultat, ils préfèrent cette vaine répétition, puisque c'est connu, à l'abandon. Ceci dit, certains — « tout au bout du rouleau » — lâchent prise. Après avoir toujours « fait », ils renoncent et se laissent envahir par leur condition sans plus lutter contre elle.



LE SECRET DU TAO:

La politique suprême utilise deux stratégies différentes. La stratégie yang s'évertue à produire du positif. La stratégie yin s'évertue à supprimer le négatif.






L'examen des circonstances permet de déterminer s'il vaut mieux créer de nouvelles conditions de toutes pièces ou s'il vaut mieux se contenter d'éliminer les conditions défectueuses. Il est parfois plus opportun de perdre l'obscurité que de gagner la clarté.

Le yin évite la défaite, le yang vise la victoire. Se libérer du contentieux avant d'entreprendre respecte les deux principes.









3 EXERCICE DE VISUALISATION DE L'ETOILE A CINQ BRANCHES





Vous vous identifiez à une étoile à cinq branches pour faire le tour de vos possibilités.




Le chef, placez votre conscience au milieu du front.

Le bras droit, la raison, sentez le pouvoir de votre intelligence dans cette
partie du corps.


Le bras gauche, l'intuition, placez votre réceptivité dans ce membre.

La jambe droite, le désir et l'élan de la force vitale, pensez qu'elle vous permet
de marcher.


La jambe gauche, la peur et le repli de l'énergie vitale, pensez que cette partie
du corps vous protège.



Le pentagramme peut se regrouper dans deux ensembles. Le premier divise l'étoile verticalement, c'est yang à droite (quand on regarde à partir du corps) et yin à gauche, selon l'ordre des principes. Le chef transcende les polarités et distribue l'ouverture ou la fermeture, fait passer l'esprit de l'action à l'inaction, de la pensée construite à la rêverie ou à la méditation. Il permet le balancement de ce que l'on exprime à ce que l'on reçoit, à chaque moment. L'activité et la passivité font la navette de l'une à l'autre sous des dizaines de formes d'expression différentes, c'est la structure même de la perception. Le fonctionnement mécanique est gouverné par la Nature couronnée par la pensée, tandis que le stratégique fait intervenir ce qu'on appelle un feedback. L'individu dévoué à la Conscience, — au lieu de vivre l'amalgame confus des sensations, des sentiments et des pensées, se jette à corps perdu dans le système de sa perception, et revient donc sans cesse sur son ressenti, non pour le renier, mais pour l'évaluer par rapport à ses aspirations. Les raisons du consentement à l'abîme indéterminé du présent sont provoquées par un nombre de causes incalculables, qui entraînent toutes le même mouvement de remise en question des contenus psychologiques. Nous pourrions appeler cette naissance au regard neuf le grand renversement universel, celui de la nature vers la Conscience par l'intermédiaire ou médium du moi, — notre individu qui se prête à ce jeu.

Ce renversement nous stimule, mais l'erreur serait de nous l'approprier. En fait, notre chef, ou notre âme, ou notre Soi supérieur décide du moment où la différenciation instinctive — suivre son caractère, tourne au basculement vers la différenciation cosmique, la Voie, la sâdhanâ, qui mène jusqu'au Divin. Mais une fois cette décision prise, que l'on peut considérer comme une concentration extrême du yang, une combustion, c'est au yin de venir contrebalancer cette puissante impulsion, et il s'agit alors de se laisser entraîner sans calcul par l'aspiration dans un éventail de sensations spontanées, délivrées du poids du regard de la pensée constructive, avide de bâtir. Il est alors judicieux de confier à la Conscience le soin de transformer la nature, car nous imaginer que nous pouvons mener ce combat seul reviendrait à couronner définitivement le yang, en oubliant toute notre nature passive et ses immenses réservoirs d'impressions face aux grands cercles de la réalité, la vie, l'intelligence, les forces universelles. Bien que la démarche d'éveil nous concerne au premier chef dès qu'elle s'établit, — puisque c'est la nôtre, si nous la regardons depuis Sirius, notre propre aventure est celle d'un spécimen humain, créé par un système, un tao qui le dépasse, et qui transforme avec les deux principes (la volonté et la réceptivité) le socle d'existence naturelle en matière transcendantale.

Notre propre expérience tournée vers le Divin appartient autant à l'univers dont nous dépendons, et dont nous sommes un fragment, qu'elle nous appartient en propre. Si cet aspect n'est pas compris, le yin reste à la traîne, l'adepte ne dispose pas d'une confiance suffisante dans l'altérité, la grâce ou le Divin pour mener loin sa quête. Il ramène par trop son expérience à son but, et ce mécanisme empêche de tremper dans le bain exhaustif, hors de toute attente. Et il s'imagine propriétaire alors qu'il n'est que locataire. Nous pouvons imprimer sur notre pensée toute notre volonté, cela ne constitue que la moitié de son rendement. Dans l'écoute absolue, dépourvue de toute finalité, notre esprit est tout-à-fait à même de recevoir de l'univers ce qui lui est nécessaire, sous de nombreuses formes qui descendent et nourrissent l'aspiration. Le spécialiste du yang ne développe pas assez le bras gauche qui, dans son office conscient est toujours tourné vers la souveraineté de l'Un, vers la suprématie du Divin, qu'on l'aborde sous une forme statique, le Soi, ou sous une forme dynamique, l'éventail des shakti divines. Tandis que le sâdhak, l'aspirant accepte humblement d'être travaillé par l'évolution et d'y collobarer en consentant à l'opposition conflictuelle du yin/yang, et qu'il apprécie son rôle d'instrument, l'ésotériste se contente d'un accord entre ses représentations métaphysiques et son existence, sans se douter de l'immense pouvoir du Divin. Il demeure donc dans le déni d'une soumission innocente, par laquelle la réceptivité développe des pouvoirs de ramification infinie aux énergies supérieures.

 

Les indices sur la suprématie de l'instrument qui reçoit la totalité (davantage qu'il ne la capture) ont déjà été fournis dans la Bhagavad Gîtâ, la notion du naïshkarma, le non agir taoïste, la vision de Plotin, Jésus, et bien entendu de rares témoignages. Même si les mystiques évoquaient autrefois qu'ils acceptaient intégralement « le joug de Dieu », la rareté de leurs paroles pouvait passer pour une sorte de preuve a contrario qu'il ne s'agissait là que d'une sorte de parti-pris personnel, puisque d'autres éveillés, beaucoup plus nombreux, prétendaient au contraire que cette reconnaissance était inutile ou infantile. Ou encore la trace sentimentale de la nature dans une perception élevée, en quelque sorte souillée par cette « identification ».



Ces deux paradigmes de l'abandon au Divin (surrender) et de la volonté réalisatrice se complètent. L'autonomie, soit le grand yang, constitue une phase absolument nécessaire pour se dépouiller de toutes les scories du yin inconscient, toutes ces appartenances tenaces et obscures fondées sur des conditionnements, des attachements et des croyances, des modèles hypnotiques, des imitations esthétiques, des visions pragmatiques en trompe l'oeil. Sur le chemin incessant, le grand renversement ne cesse jamais d'opérer, et les phases opposées, loin d'être contraires, révèlent les aspects fondamentaux des principes aussi bien que les fondations du moi. Un sentiment de liberté triomphal au bout d'une ascèse infiniement subjective, peut laisser la place à un espace imprévu dans lequel ce qui semble le moi se dissout, révélant un vaste témoin, qui a nul besoin des qualités de notre propre caractère pour goûter le monde. Et plus loin encore, mais tout aussi accessible pour celui qui s'enfonce dans la dialectique entre la nature et la Conscience, apparaissent des identités universelles et immatérielles, qui s'emparent provisoirement du moi, et qui n'ont nul besoin de ce qu'il y a de particulier dans la personnalité pour s'exprimer en chaque évoluteur. Voilà le topo, si nous poussons loin le développement potentiel de l'étoile à cinq branches. Le purusha (témoin immobile) humain lié à une forme animale largement développée dans la nature, la lignée des primates, ne possède pas de limite supérieure, et découvre au-dessus ce qui mène à l'immortalité, alors que la limite inférieure, elle, est indiscutable pour le moment, —  c'est l'érosion du corps et la mort. Nous ne faisons rien d'autre qu'apprendre très lentement à nous soumettre aux lois cachées qu'entraîne notre souveraine verticalité. Notre délicat équilibre nous maintient droit entre la précipitation qui fait tomber tête la première, et la procrastination qui fait tomber tête en arrière.


Le clin d'oeil du Tao:

précipitation et ajournement sont identiques.
Yang excessif et yin excessif sabotent le cours des choses.





4 LA RESISTANCE DU REEL AUX PREROGATIVES DU MOI





La plupart des maîtres incitent à prendre très au sérieux le monde phénoménal sous prétexte de s'en libérer. Les discours autorisés font croire que l'individu joue un rôle immense dans son accès au spirituel. Si ce point est exact dans les premiers degrés de l'ascension, vient un moment où l'être est pleinement consacré, à l'abri des erreurs communes et des tentations symboliques, devinant spontanément n'importe quel piège, et c'est alors en s'abandonnant plus loin encore qu'il peut recevoir l'influx divin. Même si nous sommes responsables de notre orientation, et faisons tout le nécessaire pour ne pas nous laisser détourner, nos prérogatives sont faibles dans notre propre avancée, aussi bien parce que la nature est plus puissante que nous, que par le fait incontestable que seul un pouvoir transcendant, bien au-dessus de notre volonté propre, peut la transformer en profondeur. En tout cas, si nous voulons évoquer une évolution sans limites, c'est de cette manière qu'il est nécessaire de présenter les choses. Tout progrès accompli, quel que soit notre mérite, reste la possession du Dao ou du Brahman, et le signe de l'Unité. Un emploi plus efficace de la vérité est possible, à condition qu'elle ne nous appartienne pas, mais soit le souffle du Divin Lui-Même, qui se délègue en notre action.

Ce qui nous intéresse, c'est le modèle stratégique, — sa compréhension nous permet de transformer la manifestation générique de la nature, d'échapper à ce qui devrait arriver dans le seul fil d'une vie animale, légèrement rectifiée par le pouvoir de conjuguer, cette caractéristique évolutive nouvelle qui fonde le statut de l'homme. Le modèle mécanique correspond à l'être humain qui n'a pas encore été appelé par la Conscience. La tête s'amalgame aux quatre branches, et aucune transformation n'est possible, seules de petites modifications découlent des crises qui auront vu le jour quand les fonctions auront été empêchées de fonctionner de concert. L'individu « naturel » reste homogène en dépit de quelques blessures, et ne combat pas l'ignorance, comme dirait Gautama... et les sages de l'Inde. Il ne cherche pas non plus à goûter Dieu comme le désirent les saints, les Hassidim, les soufis, les bhaktas. Il n'est pas davantage appelé à soupçonner l'extraordinaire bénéfice d'une perception de l'esprit délivré du but d'obtenir, ce que chantent les éveillés de la non-dualité. Mais à partir du moment où il y a aspiration à la conscience, quelque chose de nouveau se met en marche, — l'étoile à cinq branches révèle un potentiel enfoui, les fonctions peuvent rejoindre les organes d'une manière plus authentique. A ce moment là, la tête devient le chef, celui qui commande. Auparavant, c'était la tête pensante et réagissante, incapable d'aucune prise de décision effectuée en profondeur et qui autorisait des expressions brutales des bras, comme par exemple des jugements à l'emporte-pièce, des constructions défectueuses de valeurs partisanes, et des pas en avant hasardeux suivis de pas en arrière offensants, tels ces engagements sexuels et affectifs partis trop loin devant la capacité de les assumer, et qui finiront par des reculs conséquents de toutes sortes, accompagnés de désordres certains. Des replis humiliants, comme les deuils interminables, les sentiments de vengeance inexpugnables, les dépressions interminables, les divorces sanguinaires. Des troubles ou maladies psychosomatiques succèdent à des élans fulgurants qui n'ont pas été intégrés par l'ensemble du moi après des pertes qui s'avèrent irréparables.

Cet état de choses, l'implacable revanche de la réalité quand nous ne savons pas mener correctement des investissements intenses a toujours été observée par les êtres profonds, comme Bouddha et les philosophes présocratiques, qui ont laissé entendre que les identifications n'étaient pas innocentes, souvent dangereuses, et que c'était donc un soulagement de pouvoir trouver des éclaircies, des champs de présence dans lesquels l'esprit pourrait se contenter de son être au lieu de se nourrir des objets que la nature convoite. L'ataraxie et la méditation contrebalancent l'activité gourmande des processus naturels, et séparent le mental de son amalgame avec les jambes, ce qui lui permet de découvrir un nouveau fonctionnement, en cessant de poursuivre. Car le fait est là, le mental, avant la libération, poursuit toujours quelque chose d'extérieur, le mouvement sourd du bas, du corps et des ses besoins, et quand il ne trouve pas d'objet auquel s'identifier, sa course continue quand même, entraînée par la vitesse comme s'il devait toujours fureter, courir, capturer une pensée quelconque, ou attraper un désir. C'est la marche du monde consignée dans les meilleures Ecritures, les pensées sont-elles réelles, étant donné leur volatilité, leur existence si brève qu'aucune ne peut durer, ne faut-il pas apprendre à déterminer leur origine, leur direction, leur but, les maîtres qu'elles servent dans leur diversité, les couleurs auxquelles elles s'attachent ?

Epicure s'était avisé de la difficulté d'utiliser la pensée, lui qui savait que digérer constitue une opération complexe, aussi bien dans le corps que dans l'esprit. Oui, le mouvement nous entraîne plus loin que là où nous pouvons le maîtriser sans violence, sans effort, sans intimidation, sans crainte, sans drame, et l'obligation de faire machine arrière aussi spontanément qu'on s'est lancé auparavant, c'est cela aussi la loi de la nature — et elle rétablit l'équilibre. Dans le moi, trop de yang finit par produire, quand il échoue à augmenter le contrôle, l'arrivée d'un yin indéterminé, archaïque et grossier, en quantité inhabituelle et insurmontable, qui s'empare de la perception, la renverse dans l'interrogation compulsive. Voilà le sujet aupravant sûr de lui, jeté en patûre à la réalité plus vaste qu'il reniait en fabriquant son propre monde. Les tenants et aboutissants de l'identité s'effondrent — et la révélation humilante d'être englouti dans un monde inconnu qui ne répond plus aux ordres qu'on lui donne se substitue à l'ancienne stratégie de conquête, anéantie. A l'inverse, quand l'habitude de surfer sur les événements sans les diriger tombe sur une vague trop haute, la stratégie du yin agonise, et une immense insatisfaction brûlante se développe, maintenant que la plasticité ne suffit plus à résoudre, et qu'un problème insoluble se dresse. Le moi découvre des sentiments jusqu'alors inconnus, la rage, la colère, l'opposition forcenée, le conflit à couteaux tirés qu'aucun compromis, qu'aucune ruse n'apaise, tandis que ne rien faire, en ce cas précis, serait suicidaire. Un mur de verre épais s'est installé entre le sujet déconfit et l'univers-Un, tandis que la révélation jusque-là ajournée par le yin triomphal dicte son verbe inattendu: je suis une entité séparée du reste, je suis autre chose qu'une simple suite d'appartenances à et d'adhésions ponctuelles, et d'adhérences systématiques. Je dois survivre en ne collant plus à quoi que ce soit !(§ Pluton)

Les échecs violents mettent un frein à l'arrogance, à la vanité tout autant qu'à la naïveté, à l'imprudence comme à l'incompétence, et dans la perspective la plus éclairée, ils brisent les limites tout en les révélant. Cette dernière vérité est suffisante et nécessaire pour accepter toutes les épreuves, dont le sens absolu est de découvrir davantage de conscience. Dans le domaine de l'action, la cause de l'imperfection ou de l'échec est alternative. Soit la déception et l'humiliation proviennent d'un investissement totalitaire — le fantasme du pouvoir absolu, soit d'un investissement déficitaire, avec une implication beaucoup trop faible ou élastique ou encore mal orientée, du sujet vers son projet. Une fois de plus, le yin et le yang se disputent l'espace, même celui des incapacités humaines, même celui des combats, perdus par orgueil ou lâcheté, perdus par le triomphe de la rigidité ou celui de la mollesse, perdus par l'autoritarisme ou le laxisme. D'un point de vue mécanique, cette politique fonctionne au petit bonheur la chance: le destin se charge des décisions qu'on est incapable de prendre. Mais la vie est coriace. Quand une stratégie s'avère absolument inefficace, l'amorce d'une autre possibilité finit par poindre tandis que la mort s'avance, une stratégie incalculable, aux manœuvres contraires, inattendues, neuves, absolument inconnues. La vie ne se laisse pas détruire facilement. Les orgueilleux se sauveront par l'humilité. Les lâches par la volonté.



5 L'IMPERFECTION DU SYSTEME MECANIQUE, LA SOMATISATION





La nature sait réparer la plupart des blessures, et le mouvement à l'aveuglette vers l'autre, vers la vie, vers le monde ne pénalise pas par principe le singe debout. Il tire en général une petite leçon des mauvaises expériences, ne remet pas la main sur le feu, et applique le principe de précaution a posteriori. Mais certaines blessures, trop graves, laissent des traces dans le moi, et entraînent une sorte de dysfonctionnement chronique des cinq branches de notre étoile. Les faits sont là. L'accumulation de mémoires négatives qui vont se loger un peu partout dans le corps, et qu'il sera difficile de déloger par la suite. La structuration du cerveau limbique par des événements insupportables, dont le souvenir viendra frapper régulièrement le sujet, est aujourd'hui un fait avéré, tandis que les remèdes sont aléatoires. Le soldats revenus de guerre, les femmes violées, les enfants qui assistent à la mort accidentelle de leurs parents pour la plupart ne s'en remettront jamais complètement. Ces considérations tragiques nous rappellent que notre fonctionnement dépasse largement nos prétentions de maîtrise. Vivre nous impose parfois des états d'âme insupportables. Ce pauvre corps humain possède des lois qui lui sont propres, dont une grande partie échappe à toutes nos prérogatives. Presque toutes sont identiques à celles qui régissent la vie d'un chimpanzé. Si nous abandonnons le caractère mystique du supramental, il n'en demeure pas moins que nous avons à notre disposition une énergie colossale, qui est justement capable d'investir le corps là où nul autre pouvoir ne peut aller, ce qui ouvre enfin des perspectives de libération profonde du passé, comme le précise Sri Aurobindo dans son dernier ouvrage, la manifestation supramentale sur la Terre. Ce serait donc un progrès considérable pour l'espèce de parvenir, même en petit nombre, à contacter cette Force pour lui permettre, entre autres performances, de nettoyer le contentieux contracté avec les ancêtres — qui ont forcément souffert et accumulé quelques scories que la nature nous transmet, dans le caractère, le fonctionnement des organes et leurs faiblesses pathologiques, et sans doute jusqu'aux gènes programmateurs.



6 LA MATIERE MEMOIRE TRANSFORMÉE PAR LE DIVIN



Nous voilà en train de donner une nouvelle signification à l'étoile à cinq branches. Possédée par la nature, elle est l'homme, mais elle contient un potentiel infini. Le cerveau animal devient humain par la pensée, et attire le Divin sur lui, par les chakras, dès que son possesseur se voue exclusivement à la Voie, et qu'il y parvient. Le côté droit supérieur améliore sa rigueur autant que le côté gauche supérieur améliore son écoute exhaustive. La rigueur peut être considérée comme un des aboutissements parfaits du yang, comme l'écoute non réactive, transparente, libérée des affects et des préférences/aversions peut être considérée comme un aboutissement parfait du yin. Cette égalité dans le développement favorable de chacun des deux pôles demeure nécessaire à n'importe quelle étape, jusqu'à l'impact du supramental sous la boite crânienne, qui fait pétiller tout le cortex. L'énergie divine choisit les lieux où travailler dans la matière cellulaire, et suit un plan qui lui appartient, tandis que l'évoluteur peut aussi l'appeler dans des zones pour un travail particulier, auquel elle répondra. Nous voilà donc au cœur d'une réalité nouvelle que nous n'aurions pas pu aborder si nous n'avions pas auparavant établi la fragilité du moi, non seulement par rapport à l'univers par sa brièveté d'existence, mais par rapport à lui-même, puisqu'il ignore une bonne partie des processus qui agissent en lui, et le manipulent au-delà de ses intentions. Toujours propres les intentions, semble-t-il. Mais l'Histoire est avant tout un champ après la bataille, jonché de morts, qu'on nettoie le temps de préparer une nouvelle guerre. Et si nous cherchons des coupables, nous ne les trouvons pas. C'est la nature, qui préfère la vengeance au pardon, la vengeance à la résilience, la vengeance à l'oubli.

C'est toute cette matière qui s'énorgueillit de pouvoir survivre par tous les moyens, ce sont les dents, les griffes, les ongles, qui assurent une immortalité anonyme à des espèces rapides qui fabriquent leurs membres à la chaîne, et qui ne vivent que pour cela, perpétuer l'espèce. Nous sommes au sommet de cet édifice mystérieux, tout en haut du mystère de la vie, de la matière qui se réplique, sans qu'on sache même quelle est l'utilité de la chose dans l'univers des quasars et des trous noirs, qui flirtent avec l'éternité. Nous ne sommes donc pas tout ce que nous croyons être, nous sommes davantage si nous devinons le Divin derrière les apparences, et nous sommes moins si nous banalisons l'être au point de nous sentir les seuls maîtres de notre vie éphémère, comme si nous l'avions produite nous-mêmes. Nous marchons sur des millions d'années pendant lesquelles le singe debout s'est constitué pour finir dans notre moi aussi triomphal que maladroit, face au passé sanguinaire et douloureux codé dans les mémoires corporelles, face à l'avenir, le grand industriel de la déception, et face à notre propre constitution animique, qui résiste tant que faire se peut à notre soif du Divin. Mais s'il existe un levier, et Sri Aurobindo l'a établi, nous pouvons l'utiliser. Il sera d'abord forgé en nous-mêmes, puis il soulèvera les montagnes.



7 LE LEVIER INTERIEUR



 

Chacun promène avec soi, dans son atmosphère, ce que Sri Aurobindo a appelé « les Censeurs »; ce sont en quelque sorte les délégués permanents des forces adverses. Leur rôle est de critiquer impitoyablement chaque acte, chaque pensée, le moindre mouvement de la conscience, et de vous mettre devant les ressorts les plus cachés de votre conduite, de mettre en évidence la moindre vibration inférieure qui accompagne vos pensées ou vos actes les plus purs, les plus hauts. Mère, février 1958



Quand le chef, la tête couronnée, consent à faire fonctionner le yin et le yang en les réconciliant, il produit une opération alchimique. Il marie l'actif et le passif qui normalement s'évitent ou alternent automatiquement, et décide de leur retournement le plus opportun. En intervenant avant l'alternance naturelle, on prend donc de court l'habitude et, par exemple, on passe du yang au yin au moment où l'on allait se mettre en colère en arrêtant l'expression agressive tout en absorbant la situation enfin consentie. Il est recommandé de décharger son agressivité en jouant avec quelques gestes qui se détournent de la personne qui nous a fait sortir de nos gonds. Les jambes se libèrent ainsi sans affecter les bras. On peut en sens inverse se libérer des dépendances et des influences quand on sent qu'elles deviennent addictives ou privent d'autonomie, par un effort de volonté conscient que la nature d'elle-même, ou l'être ordinaire, ne parviendrait pas à mettre en place. On peut ainsi s'empêcher de répondre au téléphone, quitte à faire un effort, plutôt que de se lancer à nouveau dans un échange d'invectives en décrochant. Certains parviennent à remettre une cigarette dans leur paquet, au prix d'une sorte d'exploit, assez souvent pour se libérer peu à peu du tabac. C'est donc de cela qu'il s'agit, briser le rythme de la nature qui bien souvent impose une action incoercible en se moquant des conséquences, ou poursuit un processus de retrait, de repli, de fermeture ou d'abandon défavorable, mais qui semble inévitable — le cerveau ayant inhibé les forces de résistance.

L'évoluteur établit un pouvoir décisionnel qui fait bifurquer l'usage du temps, avec ce que l'on pourrait appeler un apprentissage du « choisir » qui mène de jour en jour à plus d'attention et davantage d'intérêt pour ce qui est essentiel. Le moi habile sait quand employer la raison, quand se laisser aller à l'intuition, à l'association libre de pensées, par exemple en marchant dans la rue, et même cette activité qui pour un être humain ordinaire ne serait que de la rêverie, devient nourrissante pour l'évoluteur, qui voit certains recoupements s'effectuer sans que son esprit oriente ses impressions. En se développant, il devine les conséquences majeures d'un acte qui l'appelle, et sait s'il doit s'en abstenir ou l'entériner. Dans cette dialectique entre le raisonnement causal et le ressenti global qui sait ou anticipe sans avoir besoin d'arguments, se développe le début d'une nouvelle conscience, extrêmement souple, qui se détache de l'idée d'aboutir, propre au yang, et qui goûte tous les instants selon leur propre nature en cessant de forcer les opportunités, contrairement au fonctionnement mécanique qui méprise le yin, et s'attache aux verbes du mouvement: Viser, cibler, obtenir, calculer, diriger, contrôler, réussir, convaincre, soumettre, dominer, atteindre...

Nous devons revenir un peu sur la prédilection de notre culture pour évoquer le conditionnement socio-culturel que nous avons tous enduré. Vivre pour obtenir, obtenir pour réussir. Les trajectoires rentables se dessinent facilement, les buts se réalisent avec des études de faisabilité, de marché. Le bonheur s'obtient par des recettes, la réussite matérielle étant considérée comme une entreprise qui obéit à des lois prospectives précises, des règlements bien établis, des contrats sans avenants. L'erreur dualiste, qui a empêché la philosophie d'avancer, a été d'établir une suprématie de la raison sur le ressenti, de la pensée sur le corps, du masculin sur le féminin, et finalement du projet sur le fait, de l'avenir sur le présent — l'apothéose en quelque sorte du culte voué à la divinité de la Raison. Nous trouvons cette religion fanatique de l'avenir tout au long du dix-neuvième siècle, sous de multiples formes, utopiques, religieuses, économiques ou politiques, et pour le moment nous continuons de sacrifier à l'idole notre présent, écrasé par nos erreurs passées autant que par nos dettes qui attestent de l'achat inconséquent du futur par un présent figé dans le passé. Le risque inhérent à la pensée rationnelle, c'est de calculer l'avenir — sous prétexte qu'il sera meilleur — et de passer à côté du présent, sous prétexte qu'il n'apporte pas assez de choses, toutes ces promesses fallacieuses placées dans la durée devant soi, qu'on tend à s'approprier par la vitesse. (Pas de chance, plus on court vite vers le futur, plus il s'adapte à l'accélération). La pensée rationnelle toute seule, le bras droit de l'étoile archétype, est extrêmement dangereuse, et peut toujours pousser plus loin ses prérogatives et ses illusions. Descartes représente bien le penseur qui en abuse, et se trompe souvent. Ce penseur, qu'il convient de citer puisqu'il est un des emblèmes de la France, éprouva pendant quelques minutes des intuitions remarquables, avant que la vision ne s'évapore. Il s'est alors mis en tête de la retrouver, en remuant des pensées, et a bâti tout un système qui ne l'a jamais remplacée. Je dirais qu'il s'est fait embobiné par la raison. La logique sautillante l'a carrément escroqué et envoûté à tel point qu'il croyait les animaux dépourvus de sensibilité parce qu'ils n'ont pas de mental. Dans notre approche, nous pourrions dire que le bras droit a essayé vainement de faire le travail du gauche, jusqu'à fausser l'esprit dans un seul moule de perception. La nature n'obéit pas à nos lois, mais à des processus cachés. Elle accepte de paralyser un bras ou une jambe si l'esprit évite jusqu'à l'oublier l'usage de ce membre.

En ce qui nous concerne, la raison restera à notre disposition pour obtenir la rigueur intellectuelle, pour découvrir les choses qui se tiennent, pour déterminer des embranchements, pour prouver, démontrer, et, d'une façon générale, pour établir les aspects de la Réalité qui résistent à l'impermanence, dans notre vie, dans la société s'il y en a, dans l'Histoire et sur la Terre. La raison possède un côté rassurant, elle donne l'impression de pouvoir poser ses pas dans des empreintes indiscutables qui décident du chemin, mais ses vérités ne sont malheureusement que des exactitudes. C'est du solide en apparence, mais cette solidité est provisoire. En physique, les théories se détrônent à qui mieux mieux, et elles sont toutes parfaitement logiques. La raison, oui, mais ce n'est qu'une forme particulière de l'imagination, une forme active qui quadrille le temps et l'espace, fabrique des puzzles géométriques, et établit quelques points de repère. Or, il demeure l'énigme de ce qui entoure ses constructions, il reste à identifier le pourtour des systèmes, l'avant des causes, qui ne sont pas toutes originelles, et l'après des mouvements, qui se perdent dans de multiples conséquences dont la plupart sont imprévisibles à long terme, comme le démontre l'effet papillon. L'intuition serait plutôt la forme passive de l'imagination grâce à laquelle les « recoupements » se font tous seuls, sans analyse — à moins que celle-ci ait été opérée à un autre niveau, inconscient ou subliminal.

 

Le moi subliminal s'étend derrière et soutient l'ensemble de l'homme de surface; il recèle un mental plus large et plus efficace derrière le mental de surface, un vital plus vaste et plus puissant derrière le vital de surface, une conscience physique plus subtile et plus libre derrière l'existence corporelle de surface. Au-dessus de ces niveaux, il s'ouvre aux étendues supraconscientes, de même qu'en dessous il s'ouvre aux étendues subconscientes inférieures. Si l'on veut purifier et transformer la nature, c'est au pouvoir de ces étendues supérieures qu'il faut s'ouvrir et s'élever afin, par elles, de changer non seulement l'être subliminal mais l'être de surface.

Sri Aurobindo cité dans l'agenda de Mère janvier 1962

L'intuition n'a pas besoin de causes ni d'effets, elle rassemble plutôt, sans ordre chronologique, des matériaux signifiants qui forment alors un ensemble qui enracine l'esprit dans sa vision. Sa prescience de l'homogène est beaucoup plus large que celle de la raison. D'autre part la pensée yin, par nature, surplombe l'ordre de la succession et ne se laisse pas prendre aux règles du mouvement. Elle peut épouser l'intemporel et se soustraire à la mécanique des enchaînements des représentations. C'est le vice de la pensée active d'éliminer de nombreux objets qu'elle juge a priori ne pas faire partie d'un ensemble qu'elle cherche à reconstituer. L'intuition au contraire ne se prive pas d'établir des relations entre des objets qui semblent au premier abord n'avoir aucun rapport entre eux, et c'est souvent de cette manière-là que des compréhensions fondamentales s'effectuent, que des meurtriers sont découverts, que des secrets de famille explosent en pleine figure. Les apparences cachent des similitudes que la pensée passive peut recevoir à travers d'infimes indices, d'autant que le yin, le réceptif, se développe en bénéficiant de la confiance du chef dans le bras gauche. Elle est à l'œuvre dans la poésie, dans la lecture des correspondances d'un Paracelse ou d'un Albert Legrand. Elle inspire Bergson qui se détache de l'Histoire pour penser les fondamentaux, elle saisit Theilard de Chardin, tarabuste saint-Augustin qui tourne autour du temps comme un amoureux fait sa cour, elle chuchote au mystique des paroles ineffables qui lui permettront de voir les empreintes du Divin là où l'homme ordinaire n'aperçoit aucun signe. Elle se donne souvent au moine qui éloigne sa pensée et regarde un arbre se pencher sous le vent, tandis que « l'esprit » déroule ses impressions mesquines. Elle place le moi, soudain, dans une dimension immense qu'il ne percevrait pas sans son appui qui efface les représentations rapides. Elle brise les murs de verre posés par la raison entre différents domaines qui apparaissent séparés pour l'analyse, mais que l'intuition sait unis dans la réalité insécable, en dépit des difficultés à repérer leurs rapports respectifs par des arguments. Elle se penche, l'intuition, sur qui rêve du souffle de Dieu ou qui souhaite recevoir le Vide, dans lequel se seront libérés de leur propre existence les prédécesseurs pour embrasser celle de tous les êtres, après avoir senti le penser s'éteindre. L'intuition n'est pas une petite affaire, la preuve en est que la méditation constitue le moyen ou l'appât pour l'attraper, selon que l'on est détaché ou non de ce qu'elle est censée apporter. Et plus on en attend, moins elle donne, ce qui est le leitmotiv du tch'an et du zen.

Sur la haute cime d'une montagne

ne se voit que l'espace infini.

Comment s'établir dans la méditation, nul ne le sait.

La lune solitaire luit dans la mare glacée,

mais dans la mare il n'y a point de lune;

la lune est dans le ciel bleu de nuit.

Cette chanson est chantée à présent,

or il n'y a pas de tch'an dans la chanson.

Chanson de maître Shan.


L'intuition correspond au bras du côté gauche dans l'ordre des principes, est-ce un hasard si c'est celui du cœur ? — Elle nous permet de recevoir des réponses au moment où l'on sait se faufiler dans une ramification supérieure, quand on se sent relié d'une manière plus ample, plus profonde à ce qui nous entoure « indistinctement », tandis que le sentiment d'une légitimité indéfectible de notre être vient donner au présent une touche immortelle. Ce ressenti ne proviendra pas d'un raisonnement ni d'une accumulation quelconque de concepts, mais d'un ralentissement, comme si le cerveau respirait et laissait de coté quelque temps son ordinateur acharné. La méthode du stratège peut donc consister à ne jamais sacrifier la droite à la gauche ou réciproquement, à savoir utiliser l'analyse des faits dans la difficulté, à savoir se laisser guider quand la satisfaction d'agir, holistique, suit un chemin d'épanouissement. Le risque à droite est de vouloir contrôler son voyage par des constructions remplies de cibles et de buts qui se succèdent. Le danger à gauche est de vouloir se relier en ne suivant que des signes, dont on finira par inventer le sens quand ils cessent de se présenter, sans se rendre compte qu'on établit soi-même l'itinéraire avec de faux indices — plutôt que de reconnaître une impasse.

Voilà donc les mécaniques exclusives, soumettre le chemin à la dictature d'une vision anticipée par des architectures conceptuelles, qui forceront, vainement, la réalité à s'adapter, ou bien tracer sa voie selon ses préférences combinées à du flair, tout en prétendant qu'elle se manifeste d'elle-même à travers quelques points de repère irréfutables. Dans ces deux trajectoires, la subjectivité finit par l'emporter, une moitié du monde est rejetée, une moitié du cerveau est abandonnée. D'un côté le carré fait la loi, le calcul est une prière et l'acte gratuit un blasphème; de l'autre côté le cercle règne, le but est suspect, la destination un leurre, et si l'on se méfie des idoles matérielles et des ruses de l'ego, ce n'est pas pour autant que tout se fait tout seul, comme le voudrait la théorie. Les amants du carré se trompent aussi facilement de buts que les amants du cercle se trompent de paysage et de ramification, quand ils s'endorment dans des paradis sans conviction, des sérénités sur mesure, des lâcher prise obligatoires, des abandons certifiés conformes, autant de formes du yin encore soumises, par en-dessous, à la dictature du yang. S'il faut faire attention avec la pensée active à ne pas devenir victime de son besoin d'initiative, et drogué au projet, la pensée passive est tout aussi dangereuse, puisqu'elle nourrit toujours sournoisement quelque attente, courtise la Totalité par toutes sortes de séductions à défaut d'être reconnue par elle. Elle finit par attendre des récompenses du hasard, tandis qu'elle est prête à s'agréger facilement à quelque chose qui se présente sous des auspices flatteurs. Voilà donc à quoi nous avons affaire quand nous voulons sortir de l'impasse de l'espèce naturelle — accablée par le yang archaïque de la violence, de la domination et du conflit, et accablée tout autant par le yin archaïque de l'inertie, de l'indifférence, du mépris de l'effort, du laisser faire, de la séduction ou encore de la soumission. Le stratège évolutif évitera l'illusion d'un chemin tracé d'avance par la volonté d'obtenir, autant qu'il échappera à l'illusion d'un chemin qu'il suffit de suivre sans jamais en vérifier l'orientation, charge à un Divin imaginaire de l'indiquer.



8 LES JAMBES OU LA NATURE



Les jambes nous font avancer et reculer, ce qui est le mouvement même de la vie.

Le membre inférieur droit, c'est l'élan vers le gratifiant, ce que Bouddha appelait le désir... et sa déclinaison magique, la convoitise yang et la frustration yin. Nous ne sommes plus dans l'ordre de la pensée, nous entrons dans celui de l'organisme. Manipulé par le désir, l'organisme vit pour survivre. La nature est bien organisée, et se moque du mental qui prétend s'étendre en avant et en arrière de l'immédiateté, avec la mémoire et le projet. Cela explique que beaucoup de philosophes et de théologiens ont relevé une opposition fondamentale entre le corps et l'esprit — dans de nombreuses cultures fort éloignées les unes des autres. L'esprit serait idéaliste, mais toujours empêché de suivre son idéal jusqu'au bout, à cause des passions, des besoins physiques, de la « struggle for life », ou encore à cause des « survivances dynamiques » selon notre terminologie, ces processus codés dans les cerveaux limbique et reptilien, qui appartiennent non au mental (cortex) mais à la mémoire de l'évolution. Dans la jambe droite, nous logeons les pulsions, les impulsions, l'appétit, l'élan vers, le mouvement dont on attend des satisfactions, l'expansion gratifiante, ce genre de choses qui nous relie à la vie avec une connotation de plaisir, de jouissance et de développement, comme l'animal qui veut jouir de la vie, sans que le specimen n'ait à se mêler d'encourager cet élan. (D'ailleurs, il est remarquable d'observer que ce processus se prolonge chez l'homme à l'identique. Si les individus peuvent se targuer chacun d'une philosophie différente et de valeurs opposées pour se tuer au nom des Idées, ils sont tous égaux devant le désir sexuel. Nul n'y échappe et le fait de choisir son genre n'abolit pas le processus d'attirance sexuelle). C'est puissant l'animalité. La jambe droite représente donc ce qui nous permet d'aller de l'avant, puisque le vital a envie d'aller de l'avant, de s'enivrer de sensations étant donné que — contrairement au mental, il ne connaît que l'immédiateté — la seule chose dont il peut profiter. Il aime se donner à des actions et recherche des performances. La stratégie consistera donc à conserver la force du vital mais pour atteindre des objets supérieurs au plaisir sensuel et à la satisfaction egotique de la réussite. Autrement dit, « le désir » peut se mettre au service de l'Idéal. Des satisfactions nouvelles apparaissent dans des activités non sensuelles, non pragmatiques, qui n'enrichissent que l'intérieur. Ces nouvelles implications tracent la voie de la connaissance, permettent la sublimation, s'ouvrent à des expansions indéterminées dans des champs de compétence toujours plus subtils.

Le stratège entreprend donc de relier les jambes aux bras et au chef.

La jambe gauche, c'est ce qui nous permet d'aller vers l'arrière, c'est-à-dire qu'elle gouverne tous les phénomènes de peur, de rejet, de menaces, de repli, et en dérivant elle gère la honte, sentiment passif par excellence, qu'il est très difficile d'extérioriser, comme le montre l'exemple des femmes violées qui taisent le préjudice subi. La jambe gauche de l'étoile pointe la sensation de danger, et recule pour provoquer la fermeture, dans le but d'une protection. Les deux mouvements, aller en arrière, battre en retraite, rejeter — ou s'élancer et se projeter, entreprendre, embrasser ou même attaquer, se produisent dans le monde naturel par simple réaction, et alternent avec une homogénéité déconcertante, comme le jour et la nuit, en passant par des phases intermédiaires qui correspondent à l'aube et au crépuscule. Et c'est justement parce qu'il n'y a pas de hachures entre les deux, qu'un esprit ordinaire ne se rend pas compte qu'il oscille entre une dynamique de la pensée vers l'objet — un processus dirigé, et une jachère dans laquelle les pensées se font toutes seules sans qu'elles soient orientées. Cet automatisme mécanique est si ancré que l'existence se fait ainsi au petit bonheur la chance, les pensées amenant toutes sortes d'impressions à la perception dans laquelle tout et n'importe quoi peut jaillir, jusqu'à ce que le moi perde les pédales devant un obstacle conséquent. Beaucoup d'hommes trouvent légitime de donner libre cours à leur impatience et toute leur vie ils s'identifieront à leur colère à la moindre résistance, elle fait partie d'eux, comme il y a beaucoup de femmes sentimentales susceptibles de pleurer plusieurs fois par semaine à la moindre contrariété. Le singe debout ne touche pas au système depuis des millénaires: les jérémiades et les colères ponctuent un quotidien inamovible, les punitions et les récompenses balisent les territoires de l'autorité. La confiance permet à des unités semblables, des cercles, des clans, de coopérer, la méfiance établit le seuil de l'altérité hétérogène, l'étranger ou le membre d'une classe inférieure ou supérieure.

Une telle habitude a été prise par l'humanité de laisser le mental faire la loi de la perception en s'appuyant sur le vital, qu'il est nécessaire d'avoir un besoin de vérité brûlant pour s'attaquer à ce fonctionnement immémorial. Car la nature maintient l'homéostasie du moi en provoquant des émotions violentes quand il outrepasse ses capacités d'assimilation, et après la fièvre en quelque sorte, la norme se rétablit. Les dégâts provoqués par la perte de l'homéostasie psychologique peuvent être catastrophiques, voire mortels, alors que le moi a déjà récupéré son assiette perceptive, ce qui l'emporte sur les méfaits, les nuisances qu'il aura commis. La violence, de ce point de vue, est un phénomène absolument naturel, d'où la difficulté de la dissoudre. Elle revient dans des cas, même pas extrêmes, de conflit, de déception, ou de perte de contrôle, comme étant la solution la plus appropriée pour gérer l'hétérogène. Elle peut être considérée comme un « réflexe », quelque chose de si ancré que pour s'en libérer, il est nécessaire de transformer la totalité de ses valeurs, afin qu'elle ne possède plus aucune légitimité. Régulièrement, des êtres profonds tentent d'établir une méthode pour s'en libérer, Jésus, et dernièrement Krishnamurti, mais il devient assez logique de considérer que seul le supramental, en s'attaquant de près à la mémoire évolutive, parviendra à des résultats conséquents si une certaine « contagion » du mental holistique remplace l'ego générique.

Le système entier des relations vitales et de son noyau de réflexes fonctionne dans l'énergie de ce que Sri Aurobindo appelle la prakriti, toute cette énergie naturelle qui forme la nature, auquel le mental s'agrège dans notre espèce, et qui est bien différente de la shakti, le pouvoir énergétique immatériel qui n'est pas encore tombé dans une forme quelconque, dans un agrégat biologique, et que nous pouvons aujourd'hui percevoir.

Mais pour l'évoluteur, qui se distingue du primate pensant, n'importe quelle interrogation de fond peut surgir à la suite d'une déception, d'un échec, d'un acte manqué, dont le rôle sera de nous rappeler à l'ordre, nous mettre face à l'écart entre ce que nous croyons être et ce que nous sommes capables de faire. En revanche, si l'interrogation ne se produit pas, l'émotion fera l'affaire. Le problème sera enterré, ressurgira et sera à nouveau traité de la même manière, par le yang dans la colère et l'intimidation, par le yin dans le chagrin, la peur, la soumission ou la manipulation (accent yang à l'intérieur du yin). Les larmes contre les coups, et ça recommence, voilà bien le samsâra, dont des générations entières d'êtres déçus par la vie, ont voulu s'extraire une bonne fois pour toutes, en priant pour cesser de revenir dans la roue des existences. Le sentiment d'impuissance fondamental face à la nature est dissimulé par l'émotion négative qui donne le change dans l'immédiat, elle explose, puis à nouveau est refoulée l'incompétence naturelle. « Quand je ne fais pas le poids, il me suffit de me mettre en colère et le tour est joué, ou bien il me suffit de me plaindre, de pleurer, et d'attendre que ça passe ». Voilà les réflexes de l'humanité générique.

Le clin d'oeil du Tao:

Les fausses réponses des émotions négatives bloquent le passage évolutif, j'apprends à
ne plus en avoir besoin, mais sans les refouler, et leur pouvoir diminuera à chaque
expression, car je pourrai moins m'identifier à leur drame.



9 UNE VOIE UNIQUE, DES ITINÉRAIRES DIFFÉRENTS





Une Puissance riait des méchancetés du monde

Une ironie mariait les contraires de l'univers

Et les poussait dans les bras l'un de l'autre pour se battre,

Mettant un rictus sardonique sur la face de Dieu.

Savitri, Sri Aurobindo





Le système fonctionne, puisque ainsi l'humiliant sentiment d'impuissance passe inaperçu, et c'est tout ce que demande la nature, ne pas être remise en question: « laissez-moi faire mon travail de protection ». Or, c'est de là que partent tous les conquérants du sens, pourquoi ne puis-je pas plus ? Et ils tentent autre chose. Ils ont accepté l'impuissance et l'ont côtoyée. Bouddha restera toujours l'emblème de cette descente dans l'impuissance. D'autres trouveurs disent traverser la nuit pour évoquer l'itinéraire qui ne correspond plus au connu, et qui n'a pas encore gagné sa propre autonomie révélatrice. Pour vous encourager, je vais encore vous donner quelques exemples de ceux qui ont réussi après s'être enfonçés dans le rien, dans le vide, renonçant aux petites vertus que certains — qui s'imaginent supérieurs — développent comme des panacées, alors qu'il ne s'agit que de remèdes pour des bobos. Disons que quelques-uns s'aventurent dans le mystère, dans le « je ne sais pas mais je cesse de me raconter des histoires ». Tchouang Tseu est resté « suspendu » dans un no man's land dans lequel l'activité humaine lui paraissait dérisoire, cruelle et mensongère. Saint Augustin a eu l'audace de se mesurer au temps, et comme Teilhard de Chardin, il est passé par des périodes incandescentes, à se demander même si chacune des secondes qu'il vivait était digne de Dieu. Que ce soit l'âme qui appelle ou bien l'individu qui cherche à se désidentifier du non-satisfaisant, le samsâra, ou son équivalent sombre, le mystère du blood and flesh (le sang et la chair), peu importe. L'instigateur de la stratégie évolutive se met en marche non pas vers des a priori métaphysiques ou des croyances subtiles, mais vers son propre fonctionnement dans l'ici et maintenant. L'impuissance est acceptée pour être résolue, l'ignorance est consentie comme tremplin de la connaissance. Le retour de l'esprit sur lui-même s'opère, et c'est le seul moyen de le distinguer de la dynamique de la nature sous-jacente à la pensée.

L'évoluteur se reconnaît en pointillé chez les maîtres, les philosophes vivant leur weltanschauung, les avatars, les sages — et aujourd'hui chez les psychologues et thérapeutes. Tout en prenant la mesure d'un chemin à parcourir sur lequel rien n'est tracé d'avance, le projet s'annonce clair, indépendant des formes précises que l'itinéraire revêtira: il s'agira de dépouiller le yin de sa propension à s'étaler sournoisement dans le moi en le faisant adhérer mécaniquement à ce qui lui arrive, comme il s'agira de dépouiller le yang de sa main-mise triomphaliste sur la durée qu'il instrumentalise mécaniquement, dans l'obsession du but et de la conquête, de l'acharnement à réussir, de l'obsession du gain ou de la capture. En dépit de l'abîme indéterminé du présent toujours neuf qui s'ouvre désormais, la peur de l'inconnu recule, et l'allant vers l'inédit se renforce. Les jambes vivent autrement. Le yin et le yang commencent à conjuguer leurs efforts à partir d'un plan plus élevé. Il reste à disposition du sadhâk les deux boussoles indéfectibles de la fermeté et de la souplesse, d'une part le courage, la volonté, la détermination, la motivation, soit l'essence du yang à notre propre échelle, d'autre part, l'essence du yin avec la réceptivité, l'humilité, l'abandon, le service, l'endurance, le consentement, l'obéissance au Divin.

 

Qui dit mécanique dit panne. Devenir attentif aux ratés qui guettent, aux événements perturbateurs, aux automatismes, aux réflexes, aux réactions comme aux attentes magiques, aux troubles psycho-somatiques, tel est le souci du scrutateur du temps. Posséder la forme de l'étoile, c'est être tiraillé. C'est un peu comme les cinq éléments chinois, chacun possède un tel écart avec l'autre, que n'importe lequel se trouve l'adversaire mortel ou l'allié naturel d'un autre.


Chacune des branches de l'étoile humaine a son mot à dire — le sien propre — devant le temps qui passe et la sollicite peu ou prou. C'est une source d'erreurs perpétuelle. L'ignorance disent les orientaux, le péché, la passion, dit-on près de chez nous depuis des générations écrasées par le poids de la vie. Souvent, il faudrait dire oui à autre chose, le lâcher prise est de rigueur, mais on s'acharne inutilement, comme d'habitude. Le yang n'en démord pas. Souvent il faut dire non, non ce n'est pas pour moi, cela me distrait de moi-même, mais on y va quand même par faiblesse, pour jouir d'un moment, ou pour faire plaisir à quelqu'un, ou encore pour oublier ses soucis. Le yin nous aura perversement associé à une adhérence, à une identification inutile ou déroutante.



3 L'INITIATION




 

A un moment donné, l'être est dégoûté par l'humain et s'il réagit mal, il ne s'en sort pas. Il y a de grandes intelligences qui sont tombées dans la misanthropie et qui se sont plus ou moins trompé, Nietzsche, Cioran, Schopenhauer. Ils étaient très intelligents mais il y a une chose qu'ils ne sont pas parvenus à dépasser: ils n'ont pas accepté que l'homme soit ce singe doué de l'être par-dessus — et qui ne sait pas combiner les deux, matière et esprit. S'ils avaient admis cela: on ne sait pas combiner les deux et il n'y a que par le dessus que l'on peut y parvenir, ils auraient découvert une vraie voie spirituelle, alors qu'ils ont cultivé le refus. Le yang brûle sans espoir en se détournant du yin, et la douleur triomphe.





1 INTEGRER LA JAMBE GAUCHE





Oui les questions jaillissent, et certains les traitent, comme Platon, d'autres aiment seulement se faufiler au milieu des embûches du mental, comme Socrate. D'autres basculent encore plus loin, comme Héraclite et de nombreux personnages, souvent inconnus. Quant à notre époque, Krishnamurti a tout basé autour de l'interrogation, et du recadrage sémantique: remonter la pensée en amont, déraciner les pensées à leur source, puisqu'elles veulent toutes, ou presque, s'approprier ce qui est hors de leur juridiction. Vous voyez que nous sommes tous d'accord sur l'ouverture. C'est l'interrogation la clé. L'interrogation ne veut pas dire la réponse, ne veut pas dire la solution. Nous refusons la tyrannie de l'immédiateté, et l'interrogation la brise car elle peut la faire bifurquer. S'interroger est un acte fondateur. Mais figurez-vous qu'il fait peur à beaucoup. Se pencher sur l'énigme du moi ou sur le mystère de l'univers, c'est peut-être un mauvais pari, si jamais cela nous entraînait en dehors des sentiers battus. C'est vrai, il n'y a pas de réponse immédiate et satisfaisante à quoi que ce soit. Il y a un long chemin d'incertitudes, mais nous abandonnons au passage les codes biologiques tyranniques et les conditionnements culturels, ainsi que le narcissisme primaire. Voilà une belle éclaircie qui permet de bien mieux utiliser la pensée passive, qui commence à découvrir la synchronicité, qui apprend à faire parler le hasard pour qu'il indique le chemin, en tout cas il ne détournera plus de la voie qui devient plus large et plus plastique. Nous remettons aussi à leur place l'image/mère et l'image/père dans la foulée, en vomissant toutes les scories affectives accumulées pendant l'éducation, ce qui nous remettra sur la piste d'un yang authentique, non contaminé par une autorité défaillante, et d'un yin bienveillant, non parasité par le regard de la peur de la mère. Nous refuserons aussi bien l'autorité de la nature que celle d'un dieu masqué ou d'une philosophie qui nous mâcherait le travail, en guise de substitution du père charnel. Nous refuserons tout autant de sacrifier notre quête à la sécurité matérielle — notre seconde mère.

 

Quelle image de moi s'est-elle fabriquée, et sur quoi repose-t-elle ? L'amour de papa, l'indifférence de maman ? Suis-je narcissique pour éviter de me voir tel quel, ou bien parce qu'ainsi je suis au moins certain qu'une personne m'aime ? Es-ce que par hasard je ne me déprécierais pas pour jouir du bénéfice secondaire de ne rien risquer, de ne rien tenter et de tourner en rond en pleine sécurité? (Tous les bénéfices secondaires de la médiocrité mènent le monde). Puis-je m'approprier la vérité par des raisonnements ? (Ce serait bien pratique, ça me dispenserait de voir mes failles).



Oui, il y a beaucoup de questions, et certaines sont même très délicates, alors qu'elles sont étrangement universelles, autant dire que nul n'entreprend le grand voyage s'il ne démystifie pas ses croyances héritées de l'enfance. Quand la tête est remplacée par le chef, tout le système de perception se transforme, parce qu'il est enfin possible de mettre de côté les référents extérieurs, et de s'en tenir à sa propre expérience. Bien sûr, on conserve à l'esprit que certains ont trouvé l'itinéraire adéquat — le moi s'est trouvé dans le non-moi, et ils disent même comment s'y prendre. Mais cela reste des indications, comment user du temps qui passe sans en faire (seulement) du prolongement. Le chemin... c'est moi qui le trace désormais, pas mon gourou ni mon modèle, je suis le seul à posséder mes bras et mes jambes. Est-ce que ma raison et mon intuition s'épaulent, ou bien s'ignorent-elles, à moins qu'une des deux bras frappe l'autre dès qu'elle veut faire son boulot ? That is the question. On ne peut plus interpréter de la même manière un pas en avant et un pas en arrière, on se méfie des réactions et des emballements. Il est alors possible de tomber sur les grandes auberges espagnoles dans lesquelles l'esprit humain jette toute sa rancœur et son espérance, et son manque à gagner, et l'on risque de croire en des recettes parce que c'est facile de les appliquer. Mais il faudra bien dépasser ce que l'on tire du zen ou du christianisme, de l'ésotérisme ou de la Tradition pour ne pas s'enfermer dans un nouveau système qui finirait par cacher le fonctionnement fondamental de l'étoile, aux prises avec chaque instant.

Ramener la richesse de l'immédiateté à la seule conformité à quelques principes, c'est bien joli et cela donne un sentiment de sécurité bienvenu, mais est-ce pour autant suffisant pour bénéficier du mode d'emploi de la bonne décision ? Naturellement non, puisque la décision est justement quelque chose de difficile par essence, s'il faut décider, c'est que l'habitude, le connu ne suffisent plus. Il y a une prise de risque pour se libérer du répétitif devenu inutile, qui peine à contrebalancer les attachements qui veulent maintenir la même politique, même défectueuse. Le samsâra révèle que le monde de la vie humaine est truqué, que l'on ne prend pas forcément la bonne direction alors que continuer sur la même ligne ne mène plus à rien non plus. Des cercles à traverser pour en sortir dans la ligne tibétaine (en premier lieu la peur), des étapes cruciales pour des dizaines de doctrines hindoues, des initiations dans beaucoup de cultures profondes et sans prétention. Le péché dans les trois monothéismes locaux. Le prince des ténèbres alimente d'illusions la vie humaine. La caverne de Platon. L'aveu de Socrate. Même combat... Y débusquer la vérité — dans notre vie — cela exigera qu'on s'y consacre pleinement, que les bras n'oublient pas les jambes, que ni le yin ni le yang ne soumette l'autre, et que chacun apparaisse au moment le plus opportun.

La capacité de produire des raisonnements et la capacité de recevoir des « vérités » et des indices se distinguent l'une de l'autre. Il y a un discernement discursif, qui a été très prisé par Platon et Hegel par exemple, par les théologiens, mais aujourd'hui, bien que ces systèmes ne nous fassent pas vraiment hurler de rire, il s'avère qu'ils sont insuffisants. Ils dessinent des cartes avec des points de départ précis et des points d'arrivée merveilleux, mais tout le reste de l'itinéraire est passé sous silence, c'est le vrai temps qui nous demande à chaque moment d'être conforme au Dao, être sans juger, être sans nuire, être sans prétention, être sans but, et reflèter la volonté du ciel. Certains « assoiffés » ont voulu davantage que du parcours qui se tient tout seul avec de la belle logique sur des cartes au trésor bien précises, ils ont voulu autre chose que l'engagement des bras si les jambes restent embourbées dans des pulsions tyranniques. On sait encore moins comment s'y prendre avec la nature quand on tient compte de sa présence vivante en soi, au lieu de s'en débarrasser dans la catégorie des concepts fondamentaux, pour jouer à celui qui a tout compris. C'est l'aventure de Nietzsche, une sorte de martyr de la philosophie, qui a démoli tout ce qui méritait d'être démoli, mais n'a pas eu le temps de construire quoi que ce soit sur le champ de ruine. Et comme il avait horreur des systèmes, il a poussé dans la direction de la rébellion pure, une orientation qui finit elle aussi par s'épuiser, puisque la question du lien avec l'univers demeure entière une fois qu'on a brisé les idoles, toutes les idoles. Peu de personnes ont d'ailleurs compris que son acharnement à nier l'immortalité de l'âme lui était revenu, comme un boomerang, sous une forme qui l'a envoûté — la « révélation » que la vie qui lui avait été donnée se reproduirait indéfiniement — éternellement ! à l'identique. C'est l'histoire de l'arroseur arrosé, tragique, et qui montre les limites de l'esprit humain si ce dernier est absolument approprié par le moi. Il aurait suffi que ce génie remarquable se laissât penser pour qu'il découvrît autre chose, mais il se croyait foncièrement propriétaire de son mental. Par ailleurs, il tenait fort à sa propre personne, ayant écrit sa première biographie à l'âge de quatorze ans. Son contre exemple est des plus déchirants et des plus émouvants également. Et ce martyr de la pensée a posé la question du corps mieux que quiconque. Il a subodoré l'Inconscient une dizaine d'années avant Freud, mais le paradigme était dans l'air depuis quelque temps, avec l'idée d'une force vitale qui pourrait jouer des tours à la volonté et au libre arbitre (Schopenhauer, Karl Carus, Eduard von Hartman).

Et voilà bien le problème: la raison excelle à fournir des explications, et après, à quoi servent-elles les explications ? Si l'incarnation a un sens, il va se trouver dans le temps et l'expérience, et non dans quelques pages qui dessinent l'histoire de la vie ou de la société, avec un arsenal de combines pour ne pas trop se faire avoir dans cette aventure insensée qu'est la vie, soumise à des contraintes aveugles, comme le milieu social de naissance par exemple... Ils ont souffert et senti davantage de choses, les évoluteurs, qu'ils aient gagné ou perdu, ils ont cherché la reliance qui rachèterait tous les accidents de terrain qui découlent d'une naissance matérielle et contingente, manques affectifs, poids du jugement d'autrui et bien pensance obligatoire. Souvent maladroitement, comme l'auteur du gai savoir, dont le corps physique n'a cessé de souffrir tandis que son esprit s'immunisait contre la douleur. Ou comme Baudelaire anénanti par la beauté qu'il voyait là où les autres passent à côté d'elle, jusqu'à finir terrassé par elle et ses aspects obscurs dans sa propre subjectivité, à force de ne plus craindre de se perdre dans l'autre, dans le plaisir, dans la sensation. La reliance fait des victimes. Comme Pascal, dont l'esprit très élevé s'accorde à une personnalité faible, avec une santé très fragile. Blaise se mortifie, porte un cilice pour être digne de Dieu, tandis qu'il dépend de sa propre soeur dont il ne peut guère se passer... Et Spinoza ! Il se met à dos absolument tout le monde parce qu'il ne respecte aucune règle, ni celle de son clan, ni celles des philosophes. Oui, la liberté a un prix exorbitant: les esclaves ne nous la pardonnent pas, mais nous avançons quand même. Et Rimbaud, Daumal, Artaud... Le grand plongeon dans l'absolu obéit à quelques règles, sinon le plongeur peut mourir d'un plat, comme ces Mexicains qui se jettent dans les vagues en faisant des figures de plus de trente mètres. Les lois divines garantissent le succès de la quête, mais non sa rapidité, et les reconnaître exige une transformation aussi bien de la jambe droite, qui renâcle aux limites et aux empêchements, que de la jambe gauche, qui craint l'autorité, et nourrit toutes sortes d'aversions vis-à-vis des contraintes, puisqu'elles font surgir la peur de ne pas pouvoir s'y adapter. Ceux qui méprisent ou ignorent les lois spirituelles ne trouvent pas le passage, ne franchissent pas les seuils décisifs, ne se libèrent pas de Saturne, le fossilisateur. Mais si elles sont divines, les lois de l'évolution, ne seraient-elles pas, par définition, justes ?



2 CREATION DU MARIAGE ALCHIMIQUE




RETABLIR LE YIN ORIGINEL

Primo, vous décidez que la non-action est une action. Ainsi, vous ne douterez plus de la qualité des moments qui ne sont pas dévolus à un projet précis, à combler une attente particulière, vous accepterez de vivre des minutes et des heures sans aucun rendement en vue. Vous développez ainsi la réceptivité pure en renonçant à vouloir quoi que ce soit. C'est un acte véritable, — une prise de position radicale — de renoncer à l'action en s'ouvrant à une inspiration supérieure, une connaissance meilleure. Les réussites sociales dans de petites choses accaparent beaucoup l'esprit, et il est nécessaire de parfois laisser le mental « en roue libre », c'est une hygiène de vie reconnue en Asie mais qui fait défaut en Europe. Il y a un état qui n'est plus de la rêverie et mènera plus tard à la méditation, dans lequel le cerveau est tout content de brasser les impressions du jour, sans but, sans cultiver d'attentes, et tant que cette pratique n'est pas un besoin, la voie est trop discontinue pour transformer le rapport à l'immédiateté. Les actifs doivent s'autoriser au moins une demi-heure par jour de jachère mentale, sinon ils feront toujours tout dans le prolongement de quelque chose, sans pouvoir remettre en question le projet et la manière de le mener. Il est possible de « ruminer » plus longtemps, comme le prescrivaient les grecs antiques, et comme le font la plupart des maîtres et éveillés. Le non agir (avec ses dérivés comme la méditation et les exercices physiques accomplis dans le lâcher prise), peut engendrer autant d'initiatives que la volonté. Inspirées, intègres et non egoïsantes. Ce qui vient de  « la volonté du ciel » est plus difficile à obtenir mais promet un meilleur emboîtement du moi dans la réalité que les engagements issus de la volonté personnelle.



RETABLIR LE YANG ORIGINEL             



Secundo, vous décidez que l'action possède une valeur par elle-même mais ne convoitez plus son résultat. La bhagavad-Gîtâ insiste sur ce point. Si vous voulez récolter à tout prix c'est l'ego qui parle. Contentez-vous de souhaiter agir avec une grande pureté. C'est un engagement véritable d'agir et d'entreprendre mais sans attendre de résultat. Que l'action se fasse parce qu'elle est pure, ou utile, et peu importe ce qu'on en retire. Nous avons commencé à « complémentariser » le yin et le yang, à jouer avec eux, au lieu de nous contenter de leur manipulation brutale et grossière. C'est la base d'une évolution accélérée.



Le yang naturel et le yin naturels nous imposent des séquences trop longues, c'est-à-dire qu'un esprit ordinaire reste sur une lancée défectueuse jusqu'à ce que les dégâts arrivent, ou sur un repli compulsif jusqu'à perdre pied avec les autres. La conscience se développant, une poussée yang peut être interrompue si de nouveaux facteurs la détournent ou si l'orientation se perd, comme on découvre, inversement, qu'à un moment donné, il vaut mieux amorcer une sortie, même aléatoire, que rester une minute de plus dans le statu quo ou la dépendance. Les élans et les replis sont conjugués par les jambes et possèdent donc une force qui nous échappe et nous soumet, et c'est à nous d'interrompre leur course par le vivekâ, le discernement contextuel, si ça tourne mal, en ressentant l'amorce du changement. Bien sûr, il peut y avoir des révoltes de la personnalité quand les jambes se subordonnent aux bras, et que leur autonomie décroit. On peut retomber dans une addiction ou reprendre l'autoritarisme qu'on croyait avoir dépassés si une occasion forte se présente, alors que des progrès semblaient avoir été accomplis. Le cycle mental et le cycle vital ne sont pas coordonnés, et les survivances dynamiques reviennent occasionnellement quand le vital parvient à se révolter en s'accrochant à un événement. Dissoudre la colère, la peur irraisonnée, la jalousie, le ressentiment, la convoitise, la plainte dramatisante, le jugement punitif, la demande d'approbation et le complexe d'abandon (les archétypes les plus communs et les plus soildes) — bien sûr que cela prend du temps: ces expressions sont codées dans nos cerveaux inférieurs et sont à l'affût des signaux produits par une dose quelconque d'hétérogénéité pour s'emparer de l'esprit.



Il s'agit de réconcilier la droite et la gauche, l'allant et le repli, l'actif et le réceptif. Non seulement sur le plan de la perception du moi, Raison et Intuition, mais aussi sur le plan de la conscience matérielle et organique, puisque tous les stimuli émotionnels auxquels notre incarnation nous soumet jaillissent dans le présent — et passent par la pensée. Désir et peur. Ils vont bien ensemble. Certains désirs sont dangereux pour l'intégrité. Certaines peurs dépassées, le désir universel fonctionne mieux et la vitalité débouche sur une ouverture cosmique libérée du besoin de s'approprier. Cette vision de la nature qui peut être purifiée par l'aspiration transcendante se trouve développée dans le Shivaïsme et le tantrisme, ainsi que dans le taoïsme ésotérique. On en trouve également des traces dans les plus belles traditions chamaniques. Si l'on adopte cette vision, la sexualité peut être légitime, et si la relation est belle dans sa réciprocité, c'est inutile de cultiver la culpabilité, d'autant que de vrais moments de gratitude peuvent être inspirés par l'amour partagé. Mais beaucoup de maîtres trouvent plus radical d'interdire la chose, sous prétexte que l'énergie va se tranformer toute seule. Ils tiennent des discours sur prana, ojas et tejas, avec le risque de faire convoiter une meilleure disposition spirituelle par un sacrifice difficile à effectuer. L'abstinence qui n'est pas librement consentie, et qui correspond à une étude de marketing spirituel, ne donne pas davantage de résultats probants qu'une sexualité saine et épanouie, qualitative et non quantitative. Il est bien entendu possible de ne s'en tenir qu'à l'abstinence si l'on est capable de sublimer.

DEUXIEME AXIOME:

Cette réconciliation du haut et du bas, de la perception mentale et de la perception physique n'est possible qu'à la condition de mener une observation acérée, mais non tendue, du fonctionnement de chacun des quatre membres.



3 ASPIRER AU TÉMOIN              



Chaque fois qu'un événement sollicite plus qu'à l'accoutumée un membre en particulier (dans la norme nous réagissons avec l'ensemble), il apporte avec lui un coefficient perturbateur. L'attention spontanée mise en route, l'esprit éprouve un plaisir nouveau autant à pratiquer l'analyse qu'à s'ouvrir à l'écouteDans un certain sens, nous faisons du « Krishnamurti».. C'est-à-dire qu'il est possible d'écouter attentivement, comme une seconde fois, le produit de sa propre pensée. On atteint ainsi le dédoublement qui, chose rare au début, devient manifeste et permanent à la libération. Si l'on a un peu touché à tout, au bouddhisme, au zen, aux voies du soi impersonnel, vous savez déjà qu'il est possible d'apprendre à écouter sa pensée sans s'en sentir l'auteur, ou bien en trouvant que l'auteur n'est qu'une petite partie de soi-même projetée dans l'instant, ce qui permet de ne pas croire sur parole ce qui vient de se former dans l'esprit. Dites-vous bien que si la chose était d'emblée facile, la Terre compterait des millions de Shankara et de Bouddha... Il semble que le mental ne puisse se rendre et se soumettre à l'âme et au Soi qu'en trouvant en face de lui un guerrier encore plus habile. Ce sera le grand Yang, une volonté de feu indestructible, ou le grand Yin, un abandon exhaustif à ce qui est. Les deux peuvent se développer conformément, à condition d'être distingués l'un de l'autre. Beaucoup de « chercheurs » glissent sur la voie et tombent sans arrêt, car ils laissent se combattre en vain le besoin d'autonomie spirituelle et celui de s'en remettre au Divin. Ce n'est pas incompatible, mais l'ajustement peut prendre du temps et utiliser certaines épreuves drastiques. Il suffit de caractériser les secteurs dans lesquels il s'agit de compter sur soi et ceux sur lesquels seul le Divin possède l'autorité, et de cesser de les confondre. L'exigence peut s'améliorer dans tous les domaines qui dépendent de nous, comme le lâcher prise peut devenir une respiration dans les zones qui ne dépendent pas de notre juridiction, quand nous laissons faire le travail par le présent lui-même.

Cette merveilleuse procédure, d'être le spectateur du penser, apparaît dans toutes les grandes traditions, et elle est loin de devoir être abandonnée sous prétexte que le plan divin nous envoie désormais des énergies supérieures. Les pensées ne sont plus censurées quand le témoin commence à se mettre en place, et les suggestions de la nature peuvent être enfin distinguées de l'identité personnelle, ce qui ouvre la voie à la démantibulation des survivances dynamiques. L'adjectif possessif mon perd de son autorité associé aux mots désir et peur, dont la source naturelle se manifeste en amont de l'identification aux objets qui les suscitent. Je veux défendre l'évolution accélérée, — terme que j'emprunte à Satprem, et vous invite donc, si vous voulez approfondir le paradigme du témoin, de penser sans se sentir l'auteur, à faire d'autres recherches sur la non-dualité. Nous ne devons pas la perdre de vue dans la pratique harmonisante du yin/yang.

 

Dans le zen, il n'y a rien sur quoi on peut s'accrocher. Ceux qui ne saisissent pas cela au cours de leur étude, ont une recherche encore trop teintée d'avidité. Rinzaï


Oui, ce que nous pensons vient de nous et d'ailleurs — nature et culture, et nous pouvons toujours perfectionner l'écoute de notre propre pensée. Cette nouvelle lecture permettra de voir les désirs de l'extérieur. Ils peuvent être triés, suivis ou sublimés, souvent rejetés, ils apparaissent parfois sous des figures étranges, imposés par l'autre. Le désir, la peur et certaines pensées sont tout simplement contagieuses, comme des rhumes. C'est la même ouverture avec la jambe gauche qui libère des engrammes. La pensée spectatrice découvre des plis et des replis, nous rencontrons des objets obscurs d'identification, dont la seule image nous asphyxie sans qu'on sache vraiment pourquoi. Sans doute des mémoires profondes, des aversions irrationnelles, des parti-pris inexplicables mais puissants.



4 VERS L'INFINI DE LA MATIERE VIVANTE


Je est un autre cinq fois.




La dualité corps/esprit, cheval de bataille de l'Occident dans la religion et une bonne part de la philosophie, n'est donc pas fondée sur de simples plaintes. La possibilité intemporelle du mental, qui jongle avec le présent, le passé et l'avenir, se heurte à chaque instant à l'oeil du corps physique, au moment qui fait vivre la créature dans un ensemble de contraintes drastiques. C'est là qu'on découvre l'entrelacement du vital convoitantsécuritaire et du mental abstrait, dans la simple perception naturelle du moment qui renvoie simultanément au sujet et à l'effet de l'objet sur le sujet, via le contexte instantané. Les deux flux de conscience se mélangent, et tandis que le flux mental est souple, relativement plastique, et capable de différentes interprétations des phénomènes, le flux vital en revanche est binaire, prêt à la recherche du gratifiant tout autant qu'au déni de la douleur, prêt à sanctifier la peur aux moindres menaces, et à suivre en sens inverse une célébration de l'agréable ou supposé tel. Malgré son homogénéité apparente, notre esprit est à chaque instant la résultante de notre intelligence mélangée à notre activité organique, qui agit depuis le socle de la nature, avec son expérience immémoriale, sa puissance qui nous dépasse, et son éventail conséquents de réflexes yang, dévolus à la préservation du territoire par l'attaque ou l'intimidation, et de réflexes yin, dévolus à la préservation par la fuite, la dissimulation, et les ruses du mensonge et de l'intoxication.

 

La recherche du gratifiant comme l'évitement et le déni sont profondément structurés par des valeurs culturelles et religieuses, familiales et transgénérationnelles. Nous cherchons des promesses autant que nous fuyons les réalités dérangeantes, nous filtrons les signes innombrables que nous fournit le présent.



Sans l'alliance intime du yin et du yang, l'analyse rationnelle produite par le bras droit fuit en avant dans l'action convenue et la recherche du gratifiant, tandis que de l'autre côté l'ouverture intuitive fuit dans l'angélisme, l'irresponsabilité, l'attente miséricordieuse, la culture imaginaire du divin. Il serait possible de réorganiser la philosophie autour de cette seule proportion, et l'on verrait que les philosophes et artistes qui ont voulu utiliser les deux bras de concert (après avoir obtenu un certain détachement vis-à-vis des jambes) ont éprouvé davantage de difficultés que les spécialistes d'un seul côté. Leur vie aura été plus riche, plus pleine. L'existence de Kant n'est pas plus édifiante que celle des romantiques allemands, le triomphalisme rationnel comme la tentation suprême de la sensibilité donnent des satisfactions certaines, tout en creusant un déficit ailleurs, aussi devons-nous nous garder de chercher une plénitude spécialisée qui soulignerait l'ombre des secteurs restés à l'abandon. Car même si nous pouvons nous extasier sur certains poèmes, les biographies des êtres sensibles, voués au yin sans une reconnaissance suffisante du yang, dépeignent des hommes frustrés, qui restent en souffrance, en dépit de sensations supérieures obtenues par une reconnaissance profonde du mystère divin. Voilà pourquoi seule la voie de l'éveil respecte toutes les juridictions de la constitution humaine, et renonce à forcer le trait de la pensée contre la nature, qui enferme dans un quant-à-soi de supériorité qui surplombe la vie, tout en renonçant autant à voir dans la vie éphémère un principe fondamental. L'équilibre sur un fil est donc une voie plus difficile à conserver qu'une simple marche en terrain sec, yang et rapide, ou qu'un parcours dans une terre meuble et mouillée, yin et lente parce qu'elle colle à la terre humide.

Creuser à droite vers la « raison souveraine » ou à gauche vers une déception globale vis-à-vis de l'existence humaine (étant donné que la réceptivité développée reçoit de plein fouet l'incurie, la cruauté, l'egoïsme de notre espèce), sont deux chemins contraires mais aussi insatisfaisants l'un que l'autre. Beaucoup de philosophes et de poètes ont fait les frais d'une attente déçue, d'une intuition creuse par trop éloignée du Divin, et qui échoue à quelques pas de la délivrance, alors qu'ils ne voulaient pas se rabattre sur les promesses fallacieuses des explications tautologiques. Trop de développement à droite amène de nombreuses satisfactions, la jouissance de l'effort et de son résultat, l'engagement et ses fruits, mais la perception n'a aucune chance de gagner de vastes horizons, puisque le mental l'organise selon des prérogatives étroites et pragmatiques, tout en restant attaché à la durée — et non à l'intemporel, à laquelle il attribue trop d'importance. Autrement dit, peu de penseurs savent utiliser le pouvoir mental comme une puissance unique de rassemblement des orientations cardinales, et dès qu'ils tombent d'un côté ou de l'autre, on retrouve le yang à droite, — des œuvres conquérantes qui ne se doutent de rien et rapiècent la réalité par des coutures logiques, ou le yin à gauche, — un vaste espace homogène souhaité d'un seul tenant, sans contours, mais qui doute de sa propre légitimité. Le poids du Tout finit par être écrasant pour le yin s'il ne s'associe pas à l'innocente volonté inépuisable de démystifier les sortilèges du temps, du samsâra. L'arrogante raison qui vient à bout de tout par des arguments montés sur des échasses contre la meuble intuition qui s'enfonce dans l'Infini et perd ce qu'elle possède déjà pour absorber et participer davantage au Dao, voilà le tableau !

Une conquête qui se pousse toujours en avant par l'habileté des représentations, mais s'aliéne l'Intemporel, et divise les hommes, ou une fuite vertigineuse et enivrante, qui s'entiche des origines sans cause et des fins dernières dans une offrande trop molle à l'Absolu, et qui manipule avec de rassurants saluts. Comme il ne faut pas oublier le rôle des penseurs dans la formation des élites et des dirigeants, il convient de décrire ces deux pentes de l'esprit qui s'opposent dans l'Histoire, alternent et reviennent sous de nouvelles formes, et qui pour certaines d'entre elles décident de l'orientation des peuples sur plusieurs générations. Après l'échec d'un mégasystème spécialisé, son opposé revient à son tour, et nous oscillons donc entre un culte idôlatre de la fuite qui sauve et une liturgie de la matière en progrès et de la société parfaite. Or, le pouvoir est un, et c'est notre travail de le découvrir, et de faire en sorte d'accomplir dans l'athanor du moi, ce qui est impossible dans la société dans laquelle les valeurs transcendantes et contingentes resteront à couteaux tirés avant de grands bouleversements. La raison et l'intuition sont exactement la même chose — sous deux aspects différents.

La logique de cause à effet revient plutôt à la Raison, au bras droit. Et l'analogie, le flash symbolique, le sentiment fractal de s'emboîter dans un cercle plus large provient du côté gauche. Ce « mental » qui est villipendé par les éveillés, et qui en parlent comme d'un adversaire majeur, c'est toute cette activité rapide de la pensée, constante et inévitable, qui ne mène à rien, qui n'est ni intuition du moment libre à passer, ni conclusion éclairée d'un bilan, ni découverte utile assimilée par des raisonnements parfaits, mais une activité rapide et chaotique, réactive, toujours à la recherche d'une excitation, d'un projet, d'un but ou d'un résultat, d'une obtention. Or, toute l'humanité ou presque vit seulement dans cette sorte d'électricité collective, la pensée au petit bonheur la chance, qui assure les arrières, qui traite tout ce qui se présente sans savoir s'y prendre, approximativement — car le yang tourne le dos au yin et que leur alternance est automatiquement dictée par les événements — et non par la conscience profonde, le purusha. Ne vous plaignez donc plus de subir la dictature du yin/yang. Leur mélange chaotique et conflictuel — l'organisation même de la vie humaine dans le samsâra — vaut cent fois mieux que la tyrannie d'un seul, car la dualité est nécessaire, absolument nécessaire pour que puisse surgir une transformation de la confrontation de l'un double.

Le clin d'oeil du tao:

rien ne se transforme sans opposition.


La psychorigidité n'est pas plus performante que le laisser aller absolu qui consiste à vivre d'expédients. Le monopole du yin pousse à se perdre — dans l'alcool, la drogue, la manipulation ou la perversion sexuelle, ou la mythomanie. Quant à l'immobilisation réciproque des deux puissances, nous lui devons tous les êtres humains ordinaires et culturellement conditionnés, qui, n'invitant ni le yin ni le yang à se développer selon leur principe, ignorent autant l'engagement courageux et exhaustif vis-à-vis de soi-même, qui remet le moi en question, que l'abandon humble et d'un seul tenant au Dao, qui attire la transformation naturelle de la personnalité.

La pente de la « projection » qui ramène tout à soi et qui ne tolère que du semblable parfaitement identique équivaut à celle qui consiste à se perdre dans l'ivresse des identifications aux sens, à l'autre, aux Idées pour les pédants, aux modes pour les jouisseurs ordinaires. Les types yang absolus adorent l'autorité à manifester, les types yin absolus passent leur temps à se soumettre à toutes sortes d'idoles en concurrence... Ces deux catégories extrêmes d'individus peuvent exercer une puissante séduction sur les chercheurs néophytes (et s'intituler maîtres), les uns par leur force de conviction à toute épreuve puisqu'ils sont possédés par le yang qui leur confère une sorte d'autorité magique, les autres parce qu'ils se donnent à votre écoute, et comme ils subissent la rotation de personnalités différentes selon ce qu'ils sentent qu'on attend d'eux — tant le yin les possède, ils peuvent faire accroire qu'ils disposent d'une merveilleuse personnalité, alors qu'aucune identité ne rassemble les différentes facettes. A leur contact prolongé, le risque de devenir une girouette s'accroît. Ainsi, le Divin montre qu'il tolère des types d'expériences individuelles très poussées dans la subjectivité, dont le rôle est de nous dégoûter de nos faiblesses qui pourraient nous faire tomber sous leur coupe. Les types purs sont très séduisants et parfois irrésistibles, comme s'ils avaient volé à l'univers un principe dont ils sont capables de vanter les mérites en répandant une contagion irrésistible. En aval, mais dans le même registre du monopole, les psychorigides ne comprennent pas l'expression « lâcher prise », les versatiles purs ne savent pas sur quels critères fonder la moindre décision, et ne possèdent aucune intégrité. Trahir n'a pas de sens pour eux puisqu'ils vivent dans le discontinu. Sincères dans tous les contextes, ils n'ont aucune structure, aucune morale, aucune éthique.

Le clin d'oeil du Tao:

Le ferme devient dur puis rigide et sans retour au yin, c'est la cristallisation absolue.

Le malléable devient élastique puis diffus, et sans retour au yang, c'est la dissolution absolue.



Le yin et le yang ne sont donc pas des concepts chinois, mais des principes d'action universels complémentaires et opposés qui s'excluent l'un l'autre, l'un voulant capturer — l'autre voulant adhérer. Montrer les extrêmes nous indique d'une part l'exubérante plasticité du mental qui produit parfois des êtres si subjectifs qu'ils sont reliés à la réalité par une approche exclusive qui les condamne à perdre de vue les contraintes existentielles. Ce débat ouvre également la perspective des pathologies mentales et des troubles du comportement. Rétablir le pôle absent, chez une personne tyrannisée par le yin ou le yang devrait être la politique des médecins et des conseillers. La Manifestation fonctionnant sur un mode binaire, il est évident que de nombreuses personnes qui s'enferrent à n'exploiter qu'un des deux pôles finissent par contrarier la nature à tel point que des maladies graves se manifestent. Parce que les extrêmes se touchent, les mêmes conséquences peuvent être produites par un monopole poussé à sa quintessence. Les dépressions et les suicides peuvent aussi bien s'abattre sur ceux et celles qui ne « veulent rien lâcher » et fabriquent des blessures narcissiques à la moindre égratignure, que sur ceux et celles qui se laissent engloutir sans jamais opposer la moindre résistance aux événements qui s'enchaînent pour les faire tomber de leur position, jusqu'à la chute dont on ne se relève pas, une déchéance irréparable.

Bien qu'un des deux prévale, chaque individu est soumis à la dictature du plus présent (qui ne correspond pas forcément à la polarité sexuelle), qui s 'affirmera avec plus de conscience que le second, au détriment, naturellement, de l'itinéraire. Si les deux sont égaux en force, leur union passe par des épreuves, les lunes de miel sont courtes et volatiles, et quand l'un d'eux est blessé, l'autre en profite pour l'écraser, ce qui se traduit par une dévalorisation de l'image de soi. La connaissance de la nature peut être menée très loin par l'évoluteur sur le terrain de l'incarnation, et elle lui apparaît à l'œuvre sournoisement, dès que le ressenti souffre. Même dans la production des valeurs, le narcissime l'emporte souvent, et les prétentions morales sont souvent empreintes de vanité ou d'orgueil, et elles résistent rarement à des circonstances néfastes. Il est très agréable de parvenir au seuil de conscience qui libère de la stratégie réductionniste héritée de la nature, celle du pôle prépondérant, qui utilise sans coup férir les survivances dynamiques conformes à son principe, tranchantes pour le yang, émollientes et hypocrites pour le yin. Le possesseur du chef, l'évoluteur, sent selon les circonstances s'il vaut mieux s'affirmer par le yang, ou passer par un effacement provisoire, moins résolutif dans l'instant, mais qui permettra de prendre en compte tous les éléments d'un conflit ou d'un obstacle, avant de prétendre y remédier.

Or, peu d'être humains possèdent cette qualité de mesurer l'opportunité du yin ou du yang, puisqu'ils ont tendance à se prolonger dans l'action selon ce qu'ils connaissent de leur caractère, quitte à employer des méthodes fallacieuses chaque fois qu'ils se trompent de polarité, pour résoudre un problème qu'ils voudraient soumettre à leur propre stratégie. Enfin, les deux principes pourront agir avec égalité dans le moi si le chemin cosmique est entrepris sans ambition et, si l'on échappe à la jalousie de l'un vis-à-vis de l'autre, l'opportunité de leur emploi se dessinera facilement selon les circonstances. Il faut quand même s'attendre à voir parfois des sortes d'intentions animer le yang qui se défie du yin, alors que le yin peut avoir peur du yang, si nous personnalisons cette dualité fondamentale. Les personnes très réceptives peuvent être terrorisées au moment de se lancer dans une action même considérée comme nécessaire, comme les conquérants se méfient du repos, de l'acte gratuit, du temps perdu, de la trève, le plus souvent à tort. Chaque individu suivra sa nature et conservera une prédilection, à condition qu'elle n'entame pas le travail positif de l'autre pôle.

En pratiquant la réconciliation être/phénomènes, esprit/matière, réceptivité/activité — car il s'agit de formes différentes de la même réalité, le moi connait les limites de la pensée discursive d'un côté, et de l'intuition de l'autre. Il devient sensible à ne pas s'emprisonner dans des buts mais il laissera surgir l'action qui le distraiera d'une seule promenade paresseuse dans le samsâra, et dont il tirera immanquablement des leçons de vie. L'évoluteur ne pose plus d'artifices dans les raisonnements, et rejoint l'art socratique, n'essayant plus d'accrocher des faits à ses croyances ni des vertus à ses mouvements narcissiques. Il observe comment le haut fuit le bas, comment le bas tâche de séduire le haut, et c'est en quelque sorte là son sacerdoce: comment les jambes, l'élan et le repli, s'immiscent dans les raisonnements, qui déguisent le plus souvent des ambitions ou des croyances ou des fuites, et encouragent les attentes multiples qui consistent à souhaiter recevoir davantage des autres et de la vie, sans s'en donner les moyens.

 

L'homme est si misérable que, tournant toutes ses conduites à satisfaire ses passions, il gémit incessament sous leur tyrannie; il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu'il faut qu'il se fasse pour s'affranchir de leur joug, il trouve du dégoût non seulement dans ses vices, mais encore dans leurs remèdes, et ne peut s'accomoder ni des chagrins de ses maladies ni du travail de sa guérison.

Maximes posthumes, La Rochefoucauld

5 L'EQUILIBRE ET SA NECESSITE



Voilà la question posée correctement, et si l'on y réfléchit, l'échec spirituel de l'humanité tient dans cette maxime. Ce n'est pas que le mal n'apparaisse pas, bien au contraire, si les religions et les morales poussent à la vertu, c'est bien qu'il est omniprésent et, que l'on évoque des vices ou les aspects les plus sombres de la mémoire évolutive, nous évoquons la même chose, la nature décalée de son office par le mental. Tourner le dos à ce qui est « mauvais » ne suffit pas, il est nécessaire de pouvoir persévérer, de ne pas abandonner à l'occasion d'un revers, et de prendre son mal en patience. Voilà pourquoi le développement de l'intuition est nécessaire, parce qu'elle ne s'attache ni aux échecs ni aux réussites et se moque de la tyrannie du temps. Elle impose sa paix intemporelle au voyageur harassé. Le sâdhak trouvera un refuge dans l'abîme de l'être. Le fait de se contenter de la seule présence à soi tiendra tête au mouvement pressé des secondes, comme l'ont établi de nombreux penseurs devant l'énigme du monde, dans une période dont les traces sont presque perdues. Se refusant à légitimer le mystère par des postures idéalistes méprisant les faits ou matérialistes méprisant le besoin de reliance, ils n'éprouvaient pas la tentation d'instrumentaliser le présent pour dominer le temps (matérialisme) ou s'enfuir (idéalisme). L'évoluteur touché par l'histoire terrestre n'aura plus besoin, en de nombreuses occurrences, de la vision des causes et des effets pour valider des états de conscience supérieurs: vécus dans une nouvelle unité (avec la nature, le cosmique, ou bien le Transcendant), ils indiqueront un chemin très large, avare en repères mais essentiels, un itinéraire dépouillé d'attentes et de manœuvres favorisant l'envie spirituelle. Ils parviendront à priver l'être nerveux de ce qui le rassure et le détourne simultanément de la vérité exhaustive du moment. Il apprendra à passer de la raison à l'intuition en fonction de leurs capacités respectives.

La Raison est pratique pour investir le temps, et y déceler ses mécanismes. L'intuition plonge dans une autre étendue, soustrait aux seules exigences contingentes, relie le présent trivial à d'autres sources supérieures. La raison est efficace pour ce qui se déroule, l'intuition pour recevoir ce qui tombe d'en haut, que ce soit des plans immatériels de conscience ou des énergies subtiles. Vivekâ, le discernement évolutif, est donc la clé à condition que l'intelligence utilise tout ce qui est à sa disposition, un yang travaillé par la rigueur mathématique, un yin toujours plus profond, réceptif et à l'écoute. Libre, la discrimination mène à la non-dualité, au vaste espace du Brahman qui permet de vivre avec une personnalité très effacée, très souple, accueillante, unie indistinctementSi l'être psychique remonte des profondeurs, il conduit à la soumission au Divin, et c'est naturellement le sort qui est réservé à ceux qui prétendent agir pour le Supramental. .

La raison et l'intuition peuvent aussi se départager à partir d'un paradigme binaire qui montre la nécessité d'une pensée active contingente, qui veut arriver aux fins qu'elle se propose pour lutter contre le temps en imaginant des structures utiles, et la nécessité tout aussi égale d'une pensée passive, qui ne s'invente pas elle-même, et qui serait plutôt la captation de formes abstraites, d'Idées, de vibrations supérieures pourvues de leur propre intelligence. Cette attitude est perdue dans la culture, et seuls les maîtres la réhabilitent. Autour du VI ° siècle avant Jésus-Christ, une belle montée de la pensée holistique a soulevé de nombreuses civilisations, avec Lao-tseu, Bouddha et plusieurs philosophes grecs remarquables qui ont été éclipsés dans notre Histoire par Platon, précurseur du chrisitianisme, lui qui a joué la dualité matière/esprit en faveur de l'âme immortelle. Cette pensée passive n'a pas à tenir compte du monde phénoménal et ne se fait pas complice de la raison quand elle poursuit l'édification d'un système qui, pour tenir, sacrifiera des vérités à d'autres, contournera des difficultés essentielles pour en imposer d'autres. La pensée passive reçoit du silence ou du dessus — ou d'elle-même si elle devient une seconde nature, et elle se nourrit de l'intention d'être, sans avoir besoin de s'inféoder à une croyance métaphysique. Beaucoup de bouddhistes la développent jusqu'à être saisis par le Soi, et se moquent éperdument d'avoir une âme ou non, ou de survivre à leur propre mort. C'est donc bien l'ouverture à un travail de collaboration entre le yin qui reçoit et le yang qui poursuit, qui ouvre le chemin sans fin, et non pas la pose de présupposés invérifiables, comme l'existence de Dieu ou la réincarnation, ou l'obtention aléatoire du samadhi ou du satori. La difficulté est quand même présente, puisqu'il faut un long moment de consécration pour comprendre et renoncer à tous les objets que le yang veut se procurer, et derrière il court quand même longtemps vainement — comme la vérité par exemple. Il est aussi nécessaire de comprendre que les « objets » auxquels le yin peut aspirer sont par définition imprévus, indéfinissables et insaisissables — ce sont des états de conscience — puisqu'ils se présentent d'eux-mêmes dans des cadres de coïncidence entre le sujet et le Tout. Quand l'évoluteur est prêt, la conscience parvient à de nouvelles rencontres — enfin précises — entre l'aspiration et son objet, — l'Un.

Cette intention de l'être, seules quelques personnes parviennent à s'y maintenir avec facilité — des individus indépendants et brillants, artistes, musiciens, écrivains, créatifs, moines et nonnes, tandis que la pensée active, qui gouverne l'intention existentielle, survivre, avoir un toit, un gagne-pain et une famille, régit la vie et étouffe la pensée passive. Lao-tseu comme Antiphon se plaignaient déjà de la course aux honneurs et aux charges, dénonçaient l'escalade sociale qui est devenue le principe de toutes les sociétés historiques. Cette dualité — l'être contre les phénomènes — a tourmenté les meilleurs esprits de l'Occident pendant des siècles avec la célèbre opposition de la foi et de la raison, cultivée par toute une élite, et qui a donné lieu à toutes sortes de scandales et d'injustices. Procès de Galilée, Giordano Bruno qui finit sur un bûcher, remous bien-pensants quand Darwin publie l'origine des espèces... et bien d'autres histoires horribles qui prouvent que l'actif et le passif se livrent une guerre sans merci dans l'esprit humain, que le haut veut nier le bas, et que la reconnaissance de la Matière par un esprit idéaliste est presque impossible. Il s'agit là de nœuds très profonds, presque inextricables, comme si l'esprit humain peinait à pouvoir légitimer la conscience s'il légitime la Matière, — et réciproquement. Une fois de plus, cette affirmation mériterait de plus amples développements, mais pour s'en convaincre il suffit de considérer que l'esprit ne peut pas tout voir en même temps, et qu'il finit donc par choisir une pente particulière pour interpréter les faits, une pente qui trouvera les moyens de se légitimer ad vitam aeternam — tout en restant hermétique à l'autre. Le matérialisme phagocyte naturellement l'idéalisme, et réciproquement. Le nombre de scientifiques illuminés d'un côté et d'idéalistes concrets de l'autre est pour le moment largement insuffisant pour entraîner la formation exponentielle d'une nouvelle élite, aussi ouverte au Divin qu'à la transformation écologique. Des interprétations aussi différentes que légitimes découlent des mêmes faits. Le mental est donc bien chaotique puisqu'il justifie tout et son contraire, et son côté séparateur est tel que certains mystiques l'associent au diable, dont le sacerdoce est la discorde. Le côté diviseur du mental est sensible quand on se penche sur la philosophie, qui comprend des dizaines d'interprétations divergentes de la question humaine, alors qu'au contraire, la spiritualité est très homogène, et se réduit à deux écoles seulement, l'ouverture à la non-dualité et la soumission au Divin.

 

C'est donc l'effort et l'aspiration, — une combinaison primordiale du yin et du yang, qui nous permettront d'admettre, afin d'y remédier, que nous rechignons à voir la réalité en face, en tenant compte de tous les éléments qui nous composent. Renoncer à la subjectivité rétrécissante, à la « projection », qui traite la suite des événements avec toujours les mêmes critères, constitue le premier travail de l'évoluteur, humiliant au début pour les esprits forts, décourageant au début pour les esprits malléables.



Le symbole de cette incompatibilité entre la matérialisme et l'idéalisme (n'oublions pas que c'est une transposition de la dualité jambes/bras dans notre étoile) s'amorce avec l'attitude de Platon qui voulait racheter les œuvres de Démocrite pour les brûler dans le vain espoir d'une éradication, et qui n'a jamais évoqué son prédécesseur, plus difficile à réduire en miettes que les autres philosophes auxquels il s'attaque, au risque de déformer Socrate pour en tirer parti... Quelques centaines d'années plus tard, la théorie supramentale de Sri Aurobindo couronne aussi bien le meilleur platonisme, avec la puissance de l'âme, que la vision de Démocrite et Leucippe, postulant que tout est agrégat par le travail des atomes, et qu'il est donc présomptueux d'accorder de la valeur aux opinions humaines — en bout de chaine d'un processus trop complexe pour être investi. Mais pour n'apercevoir aucune contradiction entre des philosophies divergentes, — seulement des perspectives qui épuisent chacune un champ particulier, il est nécessaire de s'être débarrassé soi-même de la pensée dynamique. Il est alors jubilatoire de voir les pépites qui restent vivantes dans chaque philosophie ou doctrine, dont aucune n'a été exhaustive avant celle de Sri Aurobindo, considéré comme matérialiste par les idéalistes, et comme idéaliste par les matérialistes, — les uns et les autres deniant tout autant à la Matière la capacité de posséder une interface avec la Conscience, ce que Mirra Alfassa (la Mère) a pourtant commencé à établir en 1956.

Prouver l'existence de Dieu s'avère impossible tandis que de la même manière les états d'union absolus avec la grâce ou les plans de conscience supérieurs se suffisent à eux-mêmes, et ne trouvent aucune traduction adéquate dans un discours quelconque, logique ou poétique. Ainsi, goûter le Soi est impossible à celui qui n'en fait pas l'expérience, quand bien même il connaîtrait par cœur quelques récits d'illumination, susceptibles seulement de lui donner l'eau à la bouche. Cette distance entre le vécu transcendant et la possibilité de l'exprimer dans le monde ordinaire retarde l' évolution humaine. Les témoignages supérieurs ne peuvent pas être validés par une intelligence ordinaire, aussi un écart de conscience conséquent existe-t-il aujourd'hui entre les évoluteurs et les êtres humains manipulés par leurs traditions ou la mode technologique. Ce traité du yin et du yang doit vous permettre de comprendre la nécessité, même si vous travaillez beaucoup, de dégager de la jachère mentale. Vous découvrirez, de fil en aiguille, la nécessité de la méditation, et parviendrez spontanément à équilibrer l'action et le repos, l'imagination calculatrice, pragmatique et donc rigoureuse, avec les grandes plages de non agir, lecture transcendantale, marche méditative, réflexion métaphysique, exercices non forcés pour le corps, tous ces espaces qui appartiennent à un temps sans rendement, dans lesquels l'aspiration divine se trouve chez elle, l'esprit étant libéré du processus d'obtention, et seulement tourné sans attentes vers le Divin.

Loin de moi l'idée de dévaloriser le bras droit dans notre morpholologie subtile. Il se trouve qu'il a pris le pouvoir dans notre société depuis quelques siècles et que la raison, l'analyse, l'argumentation, la polémique, la causalité et la finalité sont valorisées, alors que dans la tradition primordiale et ses succédanés, ce type d'intelligence est jugé inférieur, puisqu'il demeure fasciné par le mouvement et ses métamorphoses. Or, dès que l'éveil menace l'ego, l'évoluteur sent parfois se pencher sur lui des vérités qui ne dépendent ni de ce qu'il fait ni de ce qui lui arrive, mais de son goût de l'essentiel, de son intensité à comprendre pour changer le défectueux. Des informations viennent d'ailleurs en quelque sorte, avec l'étrange propriété de ralentir le temps subjectif, qui devient beaucoup plus nourrissant. C'est donc se relier le moyen et le but, c'est à nous de nous emboîter dans les cercles supérieurs. Et cela ne se trouve ni avec des équations ni avec des Idées, mais en palpant notre ressenti, jusqu'où ai-je l'impression de m'étendre ?

 

Jusqu'où puis-je percevoir les autres, la nature, les Elements, la vie, le Divin ? Les cercles de reliance sont hors mouvement et non localisables, mais peuvent se précipiter jusqu'à nous si nous les laissons passer. Pour cela notre esprit sera nécessairement passif et réceptif — tel un miroir. Au lieu de nous acharner à trouver la sortie du labyrinthe en nous essoufflant dans les couloirs, nous la trouvons dans le dédale lui-même, dans le chaos que nous embrassons d'une vision intemporelle qui nous délivre de l'urgence de l'immédiateté. L'itinéraire qui mène au Divin peut très bien ne pas bouger d'un pouce. Avoir toujours été là sans qu'on s'en rende compte, sous nos pieds et au-dessus de notre tête, où que l'on se trouve.



L'intuition se moque du chronologique et de la cause et de l'effet. Elle se joue de la distance dans la télépathie et la prémonition. Elle voit, sans que cela soit l'aboutissement d'une chaine de concepts, des indices, des vérités, des mouvements à produire. Elle est donc sensible à d'autres formes de logique que celles que la raison poursuit et, finalement, quand la pensée fatigue de toujours enchaîner des arguments, des concepts, des idées — où mènent les explications ? — l'intuition commence à se mêler de la création de la pensée. Elle prend d'autres routes, développe d'autres logiques comme l'analogie, ou l'association libre, ou la méditation, ou le support divinatoire, et s'enfonce d'une manière souvent plus vivante et vraie que celle de la raison dans le mystère de la vie. Dès que l'on possède quelque culture ésotérique, il appert que le mystère est impénétrable avec des mots. Les koan l'attestent. La pensée active et ordonnée est aux prises avec des énigmes profondes, en physique, astrophysique, et astronomie. Mais même dans ce domaine, certains résultats semblent arriver par hasard, ou au cours de rêves. Les meilleurs savants disposent d'une véritable intuition qu'ils ont ensuite de la peine à exprimer par des formules. C'est l'occasion de citer Albert Einstein, profondément préoccupé par la totalité du réel:

 

L'être humain est une partie d'un tout que nous appelons « univers », une partie limitée dans le temps et l'espace. Il éprouve lui-même ses pensées et ses émotions comme séparées du reste — par une sorte d'illusion d'optique de la conscience. Cette illusion est pour nous un genre de prison, qui nous restreint à nos désirs personnels et à l'affection des quelques personnes qui nous sont le plus proches. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en étendant notre cercle de compassion à toutes créatures vivantes et à l'ensemble de la nature dans sa beauté. 





4 LE COEUR DU SYSTEME



 

Car la Prakriti est constituée de trois gounas ou modes essentiels de l'énergie: le sattwa, semence de l'intelligence, préserve les opérations de l'énergie; le radjas, semence de la force et de l'action, crée les opérations de l'énergie; le tamas, semence de l'inertie et de la non-intelligence, négation du sattwa et du radjas, dissout ce que l'un crée et l'autre préserve. Sri Aurobindo, essais sur la Guîtâ.



1 IMMÉDIATETÉ ET INTEMPORALITÉ, la dualité fondamentale.



Et maintenant pourquoi est-ce un défi d'évoluer ? Les contraintes immémoriales que nous subissons parce que nous sommes soumis à cette morphologie-là, l'étoile, sont suffisantes pour justifier toutes nos difficultés. L'approche stratégique de la relation corps/esprit ne cherche pas à faire prévaloir l'un ou l'autre hiérarchiquement, mais reconnaît l'invasion de l'organique dans la pensée, la perversion des contenus émotionnels affectant la raison et l'intuition, comme elle reconnaît la main-mise parfois absurde de la pensée sur le traitement du corps, qui conditionne son fonctionnement à partir d'a priori (fuite du désir, culture du désir, fuite de la peur, culture de la peur). L'amélioration de votre intégrité, le développement de la connaissance, l'ouverture à l'amour universel passent par un nettoyage des processus de cérébralisation des tendances vitales, qui poussent à dramatiser toutes les formes de résistance, tous les contacts avec l'hétérogène. Colère, rancœur, ressentiment, angoisse, obsession soudaine, déception, sentiment d'échec etc. Dans l'étoile, nous reconnaissons l'organisme, l'enveloppe charnelle du bébé au vieillard (les deux jambes), et vous voyez bien que cette réalité est intrinsèque, indépendante de ce que pense de lui-même l'individu qui grandit et meurt.

Ce mode de la nature fonctionne dans l'immédiateté. Le désir, la peur, c'est tout de suite... Les fonctions organiques se manifestent dans l'immédiateté: les sens sont en prise directe avec le présent et lui seul. Notre corps humain embrasse l'ici et maintenant, qui nous soumet à des événements extrêmes que nous ne pouvons pas rencontrer sans perdre le sentiment de notre identité, de notre intégrité ou celui de l'harmonie. Peu importe la fréquence des chocs qui nous poussent hors de nous-mêmes, les circonstances extérieures nous apportent des informations qui vont faire bouger les lignes de la recherche du gratifiant et de l'affût de la peur. Un événement inattendu peut déclencher du repli, du rejet, on peut sentir des menaces imaginaires. Certains types de circonstances sont là pour susciter en nous les réactions du monde naturel. Désir dit vite convoitise et peur dit vite angoisse. Aujourd'hui nous savons qu'il est pour certains difficile de dépasser des empreintes qui se sont inscrites pendant l'enfance, avec des phobies qui peuvent continuer d'agir ou bien une prédilection suspecte pour un seul des deux sexes caractérise le comportement psychologique, ce qui arrive souvent si seul le père ou la mère « a fait le poids ». Voilà donc le topo, un corps meuble, une conscience nerveuse qui enregistre tout, attaque et se défend au petit bonheur la chance, le plus souvent en répétant des schémas familiaux

Le désir peut sans doute être dépassé, mais pas à partir du déni, qui accentue l'opposition naturelle corps/esprit, alors qu'en revanche, aspirer à atténuer le pouvoir vital pour réduire la part de notre condition animale est indispensable. Il en va de même pour la peur, si sa part légitime est reniée et refoulée, plus aucune prudence ne peut investir le comportement. La nature est présente, et la transformer implique son observation permanente. Le bouddhisme part de l'entrave de l'incarnation et ne la résout pas entièrement, mais il a bien posé l'antagonisme de l'esprit et de la matière, enfin résolu puisque maintenant la shakti divine peut envahir l'enveloppe charnelle. L'accès à la claire lumière, au sunyata, voire à des perceptions encore plus subtiles, ne constitue plus l'apothéose de l'ascension. La vision tibétaine est en quelque sorte détrônée depuis une centaine d'années, mais le voeu des boddhisattva se perpétue chez les yogis supramentaux, qui œuvrent à la libération de tous les êtres. Envisager que la nature humaine va enfin s'améliorer avec le supramental est une certitude. Cette vibration originelle plongera dans les automatismes vitaux du corps, réduira les mémoires, tout en illuminant l'esprit.

Ô Nature, Mère matérielle,

tu as dit que tu collaboreras et il n'y a pas de limite à la splendeur de cette collaboration.

Message de Mère du 1° janvier 1958.

Au-dessus des jambes, le tronc avec les bras et la tête représentent la pensée. Les bras et les jambes sont doués d'une force centrifuge, chacun s'élance dans sa propre direction pour saisir les objets lui correspondant, mais en revanche, selon la Tradition, c'est au centre qu'il faut revenir après les expansions. Dans le système « mécanique », la tête gouverne sans remettre en question la nature. Avec l'apparition du chef, toutes les branches communiquent entre elles, et si nous savons mener à bien cette entreprise, l'univers sanctionne notre appel et y répond. En effet, l'initiation peut être considérée comme un retour au centre, une fois que l'extérieur a été assimilé tel quel — dans l'unité des opposés. Et ce que nous découvrons alors, c'est que notre corps a suivi notre évolution. Un jour ou l'autre l'évoluteur franchit deux seuils importants.





2 LE RETOUR AU CENTRE, OUVERTURE DU COEUR ET DU HARA



 

Pour celui qui se tient au centre, tout est unifié, car il voit tout dans l'unité du Principe; tous les points de vue particuliers (ou, si l'on veut, « particularistes ») et analytiques, qui ne sont fondés que sur des distinctions contingentes, et dont naissent toutes les divergences des opinions individuelles, ont disparu pour lui, résorbés dans la synthèse totale de la connaissance transcendante, adéquate à la vérité une et immuable.

René Guénon, le symbolisme de la croix.



L'éveillé regroupe ses énergies dans le chakra du cœur, ce qui va le dispenser de fabriquer de la pensée pour de la pensée puisqu'il sera à chaque instant conscient des intentions dans les échanges, conscient de ses propres buts et mouvements. Et d'autre part, si le travail a été effectué sans jamais lâcher le pôle de l'incarnation, l'évoluteur découvrira une nouvelle force d'endurance, que l'on situe au-dessous du nombril, et qui est nommé hara. Ces procédés s'effectuent d'eux-mêmes par le progrès de la conscience, et il est dangereux de les forcer par des manœuvres techniques, puisqu'ils doivent témoigner concrètement d'une avancée spirituelle, découler d'un état supérieur, tandis qu'il est beaucoup moins établi d'obtenir un accroissement de conscience en partant d'une coercition sur le corps. Les exercices spirituels, et d'une manière générale tout ce qui est entrepris au sein de la durée pour faciliter la transcendance, ne peuvent porter des fruits qu'à condition d'être subordonnés à une véritable ascèse, un projet essentiel, un engagement, une consécration — si nous nettoyons ce terme de ses relents religieux. Dans le yoga supramental, c'est le manipura chakra, à la hauteur des reins, qui semble pouvoir recevoir le plus d'énergie sans saturer trop vite. Nous sommes donc encore dans le yin/yang, cette fois sous la forme de l'aller et du retour, puisque, si nous avons besoin d'identifications, de modèles, de weltanschauung pour nous pousser vers des objets abstraits, des paradigmes, — les ensembles signifiants de notre réalité, c'est l'assimilation puis l'intégration de ces moments passés à s'ouvrir et réfléchir qui nous orientent. C'est ainsi que nous abandonnons dogmes, théories, religions, doctrines après en avoir profité jusqu'à nous trouver au cœur du mystère, sans expédients ni adjuvents. Au défi de mettre en place l'orientation de sa propre existence, sans imiter, sans suivre ni obéir. Nous nous éloignons de nous-mêmes en lançant nos bras et nos jambes dans l'altérité, ce champ global rempli de promesses dans lequel nous menons différents types d'expansion et, quand nous procédons correctement, il y a en quelque sorte un « retour à l'envoyeur », un bénéfice spirituel si nous n'avons pas peur des mots et que, comme Sri Aurobindo, nous évoquons la jouissance de l'ananda, et la légitimité de la possession de l'Un.

Aujourd'hui, c'est davantage un intinéraire en spirale, qui prend un peu de tout dans de nombreux champs, qui mène à l'éveil, plutôt qu'une obédience manipulatrice qui, au nom des précepts, veut juger a priori de la qualité des expériences, en supprimer d'office, en imposer d'autres, commes si la nature pouvait se plier à cet effort de domptage, s'humilier devant un désir en y renonçant, se moquer de la peur si elle l'éprouve, se dispenser de toute ambition alors qu'elle cherche confusément, la vie proprement dite, à satisfaire grosso modo tous nos besoins renouvelables. Le chantier de transformation paraît donc plus délicat que ce qui a été établi par de nombreux maîtres en proposant des lignes de conduite obligatoires: propices pour tout le monde, elles sont adéquates à personne. Car il est difficile de signaler un itinéraire transcendant qui ne patauge ni dans l'idéalisme, l'esprit vaut mieux que le corps, ni dans un matérialisme: les recettes suffisent à progresser, et leur pratique apporte des résultats. Il s'agit donc de se vivre soi-même avec sa propre croix, l'axe de l'allant et du repli croisant l'axe de l'organisme et de la pensée. Cela nous donne donc six dualités fondamentales par le simple tracé du modèle: l'opposition droite gauche du bas, l'opposition droite gauche du haut, l'opposition à droite entre le haut et le bas, l'opposition à gauche entre le haut et le bas, l'opposition du bras gauche avec la jambe droite, et celle de la jambe gauche avec le bras droit.





Ceci est la véritable matrice de notre déploiement dans la temporalité, puisque toutes sortes de combinaisons exponentielles découlent de ces rapports fondamentaux. Par coquetterie, nous pourrions affirmer que nous sommes pliés en six et qu'il s'agit de réduire ces plis jusqu'à retrouver une unité exhaustive. Le bas se subordonne au haut après avoir subi son autorité, ce qui a toujours été recommandé dans les voies spirituelles, en revanche le yin ne doit pas se subordonner au yang, ni le yang au yin. De nombreux chercheurs manquent l'éveil parce qu'ils veulent soumettre le passif à l'actif: leurs prières, leurs méditations, leurs exercices demeurent contaminés par la volonté mentale d'obtenir — qui prive de la grâce, comme d'autres soumettent le yang au yin, ce qui engendre des initiatives faibles, impossibles à mener à bien quand les obstacles apparaissent. La voie débouche alors sur toutes sortes de compromissions et d'avortements divers de processus de transformation qui ne dépassent pas le stade de l'amorce.

Chaque être humain, selon son karma, son énergie astrale, son intelligence et sa sensibilité, possède quelque difficulté particulière avec une des cinq branches, dont la déficience ou le mésusage interdit la complémentarité de l'ensemble en bridant l'homogènéité du système. Un conflit sous-jacent anime chez presque tous la relation bras droit bras gauche. La confiance dans l'intuition est à recréer de toutes pièces dans notre culture, alors qu'il est beaucoup plus rare d'avoir le jugement actif à réhabiliter. Les êtres scrupuleux sont aux prises régulièrement avec la dialectique du désir et de l'inhibition, les jambes imposant des avancées et des reculs proportionnels, souvent culpabilisateurs. Enfin, beaucoup ne savent pas développer le bras gauche car la jambe gauche est trop puissante, les peurs empêchant de s'ouvrir correctement à l'indéterminé nourrissant, que l'intuition recherche. La belle pensée passive à leur disposition est toujours assombrie par quelque crainte. Sans parler des experts en bras droit qui, sous le joug de la pensée discursive qu'ils idolâtrent, ne savent jamais quoi faire de leur jambe droite, puisqu'ils conceptualisent le désir jusqu'à en oublier la fonction naturelle, aussi bien dans le déni que dans l'appropriation perverse cérébralisée. Enfin, le passage de la tête au chef ne s'effectue pas toujours en une seule fois, et les « machines arrière » sont destinées à épuiser les satisfactions de la seule nature et de l'illusoire libre arbitre.

Rien n'est plus naturel que de voir les choses comme cela quand on dénonce le déni généralisé qui touche à notre condition, largement surestimée dans toutes les civilisations de l'écriture, dans lesquelles le mental s'est emparé de la réalité jusqu'à la reduire au seul petit champ qu'il escompte contrôler. En revanche, les évoluteurs qui admettent, preuves à l'appui, que nous sommes un « agrégat » ( selon de nombreux canons sur lesquels se sont appuyés des générations d'aspirants spirituels) consentent à l'adage rimbaldien: je est un autre, et se mettent en quête de l'unité cachée par le pliage dynamique du yin et du yang répartis sur deux plans.

 

Trouver l'unité, faire marcher le puzzle de l'identité sans donner la part trop belle à une fonction, ou même à deux ou trois, qui laisseraient une partie du moi aux mains de l'Inconscient, tel est le défi évolutif. Il s'agit donc — dans la pratique — de coordonner la pression que l'immédiateté nous impose, avec le recul que le vrai mental possède et peut développer à l'infini, afin de libérer du vide, de laisser pénétrer dans le temps rapide de la nature une immobilité, ou une intemporalité qui relativise la pression du désir et de la peur.



Notre pensée n'est pas rivée au présent, à chaque instant elle s'égare dans une anticipation, va chercher dans le passé une structure, — le mental est complètement intemporel. C'est quand il est passif qu'il se tourne le mieux vers le Divin, prêt à écouter ses suggestions. Il n'est pas concerné par la sensation de l'instant. La nature du mental n'est pas soumise à « ce qui se passe », et quand bien même il reste en contact avec les prérogatives du corps, il est disponible pour s'ouvrir à l'immatériel, au subtil, au transcendant. Nous sommes partagés entre un pouvoir intemporel qui divise le temps, passé, présent et avenir et un pouvoir qui nous soumet à l'immédiateté, par le corps, l'organisme, et en dérivant par les émotions. Et s'il y a bien une chose dont le mental se moque, c'est du présent. Le mental est presque tout le temps en train d'anticiper. Il n'y a qu'une dualité qui est vraiment fondamentale: c'est la soumission du corps physique et émotionnel à l'immédiateté (les deux branches inférieures) et la liberté absolue du mental (l'ensemble des trois branches supérieures). Le mental possède la faculté de tricher en remplaçant l'observation par l'invention.

Le clin d'oeil du Tao:

 



Il y a davantage de tricherie dans le mental que dans l'organisme humain. Ne méprisons pas les émotions, elles surgissent pour briser un déni de réalité entretenu par le mental qui veut éviter l'humiliation ou la reconnaissance du danger, tout ce qu'il a intérêt à ajourner pour ne pas perdre la face.



3 DÉBOUTER LE MENTAL ET LA MEMOIRE, DU RESSENTI



Le mental apparaît parfois telle est une machine à tricher avec la
réalité pour sauver la face. Selon l'axe du moment désobligeant,
on quitte l'instant, pour se voir triomphant dans l'avenir, ou à l'abri
dans le passé, et c'est ainsi que le déni est devenu une religion.



Pour le mental le temps n'existe pas, et il sautille en avant ou en arrière pour ne pas se soumettre à la légitimité du moment. Il est certes arrimé au corps physique, mais la faculté de penser est intemporelle et n'a rien à voir avec l'évolution des espèces ! Parmi les deux-cents-cinquante-six espèces de singes, tout d'un coup l'une débouche subitement sur une réalité colossale qui n'appartient pas à l'animal... mais cette nouvelle espèce conserve toute l'animalité. Comment voulez-vous que ça fonctionne correctement ? Une friction terrible s'établit entre le temps du corps et la souveraineté intemporelle de la pensée. Le couplage ne peut pas fonctionner sans dysfonctionnements — provisoires ou chroniques, ce qui pose la question des trauma, des « secondes natures », des subpersonnalités obsessionnelles et du karma. L'incarnation constitue une épreuve permanente pour parvenir à utiliser le mental vers le haut sans perdre le bas. Dès que le chef remplace la tête, le potentiel se dirige vers le haut et perçoit le subtil (la tête ne peut rien recevoir puisqu'il manque le branchement). Couronner la tête — accéder au chef, permet d'investir la dualité fondamentale entre l'intemporel et la perception contingente, cette ouverture des sens soumise au milieu et à l'instant. Et si nous nions cette dualité, sous prétexte que notre perception est la plupart du temps homogène, nous serons rappelés à l'ordre par un événement hétérogène qui provoquera la déchirure du moi avec le surgissement d'une survivance dynamique d'attaque ou de repli: les émotions nous soumettent à des prises de conscience.

Le pur mental ne cherche pas à répéter les mêmes choses, aussi peut-il chercher à s'évader en ne suivant que sa propre piste, indépendante du socle matériel de l'enveloppe charnelle, assujettie à un éventail de cycles coercitifs, et donc de répétitions obligées. Cette politique possède des limites infranchissables, mais elle est fort pratiquée puisque de nombreux êtres humains sont d'une part incapables de structurer leur perception, et d'autre part incapables de transformer leurs attaches vitales. Une personnalité versatile peut très bien s'établir sur des habitudes existentielles toujours identiques à elles-mêmes. C'est un système extraordinaire, et cela ne dépend que de nous de nous pencher, à partir d'une intelligence vierge qui ne cherche pas à conserver quoi que ce soit par principe, sur les dizaines de cycles inamovibles en apparence de notre vie contingente, dont les plus sensibles sont les schémas relationnels ancrés, souvent indécrottables en fonction d'empreintes négatives très anciennes, les habitudes alimentaires, la représentation et l'usage de la sexualité, l'image de soi, et la persona, l'identité du rôle qui a tendance à devenir autonome sans une vigilance experte.

Nous possédons un logiciel qui peut réfléchir sur tout ce qui se présente en tant qu'imprévu, qui peut reflèter le nouveau puisque n'importe quel événement inédit fait l'affaire de la pensée, à condition que le yin soit aussi puissant que le yang. Mais l'esprit non rectifié par l'ascèse ne bénéficie pas de ce pouvoir, et les faits nouveaux s'interprètent avec des critères anciens, ce qui produit de très mauvais résultats. Pour les jambes, le logiciel « organique » fonctionne sur le mode répétitif et cyclique, une dictature insensée des besoins renouvelables. De nombreux systèmes d'engrenages, avec des crémaillières en quelque sorte, organisent les relations entre le système nerveux et les différents appareils, digestif, respiratoire, circulatoire, le tout magnifiquement connecté aux organes des sens qui font entrer sans cesse le non-moi dans le moi.

Ici encore, nous devons rétablir une vision saine de la réalité, et redonner au yin la place qu'il mérite. Sous prétexte que nous choisissons les objets que nous voyons, nous avons tendance à imaginer que c'est notre perception qui va à l'encontre du monde extérieur, qui s'élance, et cette croyance s'augmente du fait que nous choisissons également le contenu de la plupart des moments qui se présentent. Oui, nous pouvons admettre que notre perception est yang et définit le rapport à l'extérieur, mais en fait elle est tout autant yin, dans la mesure où ce sont bien le jour et la nuit qui nous pénètrent de toute façon, qui nous envahissent jusqu'à l'âme — quelle que soit la manière dont nous les utilisons. Cette vérité n'apparaît pas dans la nature, qui nous donne l'impression d'être les possesseurs de nos moments, et il est donc nécessaire de mener l'ascèse assez loin pour se rendre compte que, quoi que nous fassions, nous sommes un objet de l'univers avant tout, qui ne fait que rebondir tant le temps le presse. Nous touchons là au cœur du problème de l'incarnation: pour le yang, voir, c'est voir ce qu'il veut voir, ce qu'il choisit de voir, et il n'est jamais très loin du déni de la réalité, ne serait-ce que parce qu'il passe son temps à se focaliser, à réduire le champ pour en obtenir une faveur particulière. « Je détourne mon regard si je veux ».

Tandis que le yin reçoit les impressions du monde extérieur et possède la capacité de s'identifier à ce qui le pénètre, que ce soit voulu ou non, favorable ou défavorable, il ne sait pas opposer de résistance conséquente, sinon la peur, par rapport au yang qui ferme ou tient à distance. Le passif est donc meuble par principe — et donc vulnérable, alors que l'actif ne peut pas l'être, sa poussée s'oppose à l'impact extérieur, et contrecarre peu ou prou l'inertie. Nous sommes donc absolument coincés, ou plutôt comprimés si nous l'acceptons, entre l'ouverture qui avale, absorbe, invite, et la fermeture, qui tient à distance ou imprime son propre effet et, si nous trichons avec cette alternative, que nous ne suivons pas la souveraineté du présent en nous entêtant dans la fermeture ou l'ouverture déjà révolus par l'alternance naturelle, alors l'émotion négative arrive souveraine et la Nature parle: « regarde mon enfant, cela tu n'en voulais pas mais tu as un corps et un esprit, et tu ne peux pas te débarrasser du contexte qui te dérange ! Cesse de nier ton terrioire et apprends à prendre du recul, c'est cela que tu as de mieux à faire. » Car c'est bien là le problème de toute notre espèce, le déni possède le mérite d'effacer — provisoirement — tout ce qui révèlerait l'impuissance, l'incurie, la faiblesse de la nature humaine. En fin de compte, le contentieux s'ajourne indéfiniement, et il est fort probable que la première moitié du vingt-et-unième siècle fasse remonter à la surface du temps tout ce qui n'a pas été réglè depuis plus de deux mille ans.

4 LE MOI, CHAMP DE BATAILLE



Le côté répétitif du cycle naturel explique la résurgence d'adversaires que l'on croyait avoir écartés... et qui reviennent au bout d'un cycle: ils s'étaient endormis et ils réapparaissent sous une nouvelle forme. Ils testent à nouveau les limites de notre capacité d'expression, notre usage du yang, et celles de nos capacités de réception, notre usage du yin. Quelques survivances dynamiques coriaces, colère, pulsion sexuelle exacerbée, peur de l'avenir, convoitise magique de la sécurité, demande d'approbation, complexe d'abandon, mépris, narcissime et dévalorisation de soi, vanité de la réussite, recours à la manipulation, culte du secret et de la dissimulation, ou encore culpabilité de principe devant l'échec (— rédempteur en vue d'un progrès), reviennent, même s'ils ont été affaiblis dans des phases antérieures. Ils agonisent en quelque sorte cycliquement.

 

Comment la nature, parvenue à un stade mental dans lequel la pensée est en quelque sorte incorporée à l'organisme s'y prend-elle pour maintenir l'homogénéité entre l'esprit et l'organisme ? Les émotions imposent qu'on ne quitte pas le navire. Elles témoignent de l'inséparabilité concrète du corps et de l'esprit et les réunit contre notre gré, plus rarement avec notre assentiment comme dans la sexualité.



Quelques émotions extatiques s'effectuent dans la reliance, mais dans la sexualité, c'est difficilement reproductible, on ne sait pas à quoi tient l'émotion merveilleuse, cela nous déborde — sinon ce n'est pas une émotion. La plupart des émotions négatives dépendent de la jambe gauche et ordonnent une forme de repli. Nous débusquons un ensemble conséquent, la peur, la détresse, la tristesse passagère, l'angoisse devant un proche avenir, le mensonge pragmatique de dissimulation ou de fuite, le ressentiment qui est structuré mentalement sur une base de mémoire négative, et qui redevient de l'émotion à la moindre occasion. Une émotion très profonde permet de rectifier l'image de soi, révèle les liens profonds entre le corps et l'esprit, et pousse donc à se préoccuper d'une meilleure stratégie pour investir le non-moi, afin de ne pas reproduire les mêmes moments catastrophiques. « Je ne suis pas ce que je croyais être » constitue un aveu à double-tranchant, dynamique pour l'évoluteur, humiliant pour l'individu socio-culturel. Si la vision de la dualité corps/esprit se renforce après des épreuves émotives, par la même occasion, l'aspiration à l'unité grandit, et rachète la phase subie.

TROISIEME AXIOME:


Le pôle narcissique et le pôle de dévalorisation obéissent à des événements majeurs et leurs variations permettent de toujours renouveler l'image de soi vers plus d'objectivité.

Le stratège de l'évolution réagit chaque fois que son image de soi est mise à mal par les événements, qu'il retombe dans quelque chose qu'il croyait avoir dépassé, ou qu'il ne sait pas faire face à une situation. L'image de soi est élastique, c'est la première manifestation du chef, qui autorise la remise en question radicale de la personnalité. L'image de soi est donc obligée de prendre place dans le psychisme pour contrebalancer l'adhérence quasi mécanique du moi à ce qu'il éprouve, et imposer un itinéraire de principe. Les personnes qui ne sentent aucune antinomie entre leur ego et leur être ne parviennent jamais à remettre en question l'image de soi, ou n'en possèdent même pas. L'hypothèse de « se revoir à la baisse » est exclue pour eux. (Is devront attendre une déflagration entre les branches de l'étoile pour pouvoir le faire). Le narcissime possède même plusieurs degrés, aujourd'hui investis par de nombreux thérapeutes qui logent l'échec existentiel de leurs patients autant dans les faits que dans l'incapacité à les modifier, soit par un acharnement yang, « je n'ai rien à changer dans mon attitude », ou une obstination yin « je ne serai jamais capable d'échapper à l'échec ». L'image de soi doit servir de relais temporaire et nous renseigner sur notre capacité à vivre en fonction de nos valeurs, c'est-à-dire qu'elle est une sorte de baromètre. Il est bon de reconnaître quand nous nous décevons à nos propres yeux, pour rectifier le tir, quand est-ce que nous éprouvons une satisfaction intérieure à avoir accompli correctement quelque chose, pour consolider la confiance. Nous nous rapprochons ainsi d'une coïncidence entre le Tout et soi-même, grâce à une image de soi exigeante mais également changeante, car il s'agit ni de se reposer sur ses lauriers ni de se lamenter sur ses faiblesses. Il y a la moitié du travail de fait quand nous n'avons plus peur de reconnaître nos échecs, nos fautes, nos jugements faux, nos relations défectueuses, mais il y a beaucoup de barrières inconscientes pour nous empêcher d'accéder à cet état de lucidité.

Je refuse de décider, je ne veux pas me sentir coupable d'un échec.

Je refuse de me voir objectivement, il y aurait alors trop de choses à changer.

Je refuse de me donner à la vie, il y aurait une trop grande perte de contrôle.

Je refuse de mettre de l'ordre dans mes désirs, il faudrait m'interdire certaines choses.

Je refuse d'éprouver la moindre peur, je trouve cela humiliant, et je veux tout me permettre.

La nature a horreur de se sentir faible. Sa formidable force peut être contrebalancée par la Conscience, le respect et l'amour que nous pouvons lui donner, sinon les bilans de notre existence montrent un être faillible, incapable, prenant ses désirs pour des réalités, et l'offense l'emportera sur la prise de conscience transformatrice, chaque fois qu'une bataille sera perdue. La foi dans le potentiel peut circonvenir les constats accablants sur les résistances que nous rencontrons, et qui nous assaillent. Le mystère de l'incarnation, de la nature et du Tout, c'est donc cette marge de manœuvre imprévisible dans la manifestation des événements. Projetée dans notre fonctionnement et notre vie, cette marge procure une autonomie remarquable à chacune des cinq branches qui nous composent, avec l'alternative complémentaire mais opposée, soit celle de l'expansion holistique quand l'étoile entière bénéficie de nouvelles informations, soit celle du dysfonctionnement quand les autres membres n'ont pas pu s'adapter à la poussée de celui qui vient de se développer.

C'est ainsi que s'explique l'échec général de notre espèce. Des expansions isolées de capacités qui ne respectent pas le développement holistique du moi, et qui spécialisent outre mesure la perception dans un champ étroit de compétence.

La raison devient vite totalitaire chez les intellectuels et finit par priver certains d'une sensibilité qu'ils possédaient au départ, de même que l'adhérence yin seule, même profonde et esthétique, risque d'empêcher toute fidélité à soi-même et à l'Idéal en rendant le moi esclave de ses sensations, même subtiles, de son besoin fusionnel, même éclairé. Le développement monolothique de la jambe droite rend trop yang et débouche sur des formes quelconques de rigidité, dans l'usage de l'autorité et de l'expression, tandis que trop utiliser la jambe gauche tire vers la paranoïa, les rituels, les superstitions de la chance, jusqu'à l'évitement morbide de la responsabilité.

L'être humain peut s'identifier à telle ou telle branche au détriment des autres sans savoir relier spontanément cette expansion à l'ensemble. On peut expanser les directions et, en exagérant, cela dessine des tempéraments. Le bilieux possède une jambe gauche démesurée, le lymphatique c'est le bras gauche qui l'emporte, le sanguin la jambe droite, le nerveux le bras droit, et de la même manière le schéma coïncide en partie avec les tempéraments planétaires. Chacun de nous est caractérisé par une certaine prépondérance et, sans vigilance, ça pousse tout seul dans la branche où nous sommes déjà le plus performant — au risque d'être entraîné trop loin. De la même manière à l'inverse, les procèdures inconscientes refoulent la nécessité de tenir à l'oeil la branche la plus faible, comme si elle pouvait être éliminée. Le combat du yin et du yang se poursuit donc à notre insu dans des zones quasi inaccessibles, si la ferme volonté de voir ce que nous sommes ne s'empare pas de notre oeil intérieur.

C'est la malédiction de la nature en quelque sorte, gonfler le facile, rétrécir le difficile, chercher la courbe d'expansion la plus gratifiante, développer les armes qui réussissent, laisser les autres dans l'ombre, involuées, qui se réveilleront peut-être dans des cas d'urgence extrêmes. Elle développe là où le plaisir naturel l'emporte. Là où l'apprentissage sera pesant, c'est à nous de mettre la main à la pâte pour obtenir des pouvoirs d'adaptation supérieurs. La preuve en est qu'on trouve dans de nombreuses langues les notions de mérite et de volonté, qui laissent entendre qu'une valeur a été ajoutée par le moi lui-même à la personnalité qui lui a été offerte par l'existence. On peut surdévelopper la nature animique, qui concerne la satisfaction du désir: sous prétexte d'ouverture, certains se croient tellement disponibles qu'ils se permettent toutes sortes d'avancées inconsidérées pour maintenir l'intensité dans l'approche du mystère, tombant dans le piège de l'amalgame de l'ivresse et de l'aspiration. On peut booster l'inverse, développer outre mesure le membre inférieur gauche, courtiser le repli, exagérer la distance avec les choses pour s'en débarrasser, et finir dans un monde d'apparence parfait, mais où la vie n'aura plus cours. L'individu peut développer outre mesure ce qu'il veut, dans cinq directions différentesVérifié cent fois en astrologie, il n'y a qu'une partie du thème natal qui fonctionne, ce qui est nécessaire, le reste peut rester inexploité jusqu'à ce que la conscience s'en mêle: c'est le grand renversement. Le purusha réveille la prakrtiti, et l'on devient responsable d'un travail de conscience. Le moi décide d'évoluer quand il utilise les événements comme les miroirs de son âme..



5 TROUVER L 'EQUILIBRE DE NOTRE PROPRE MORPHOLOGIE



ll est dangereux de s'en tenir au développement volontaire, parce que cela se fait au détriment de l'autre pôle. Et L'Occident commence seulement aujourd'hui, grâce aux aspirants cosmiques, à reconnaître le rôle de la passivité: recevoir et recevoir encore ! Après absorption, ce qui est reçu se transforme et s'intègre, les nourritures subtiles se digèrent et sustentent l'esprit. En ce moment, le côté droit est démesuré, enflé dans notre culture de masse, la mentalité du calcul et du programme s'empare de toutes les intelligences. On ne se fait plus peur avec les pulsions, on méprise l'intuition et la réceptivité — c'est un monde de perversion avec un manque de culpabilité vraiment extraordinaire qui veut sacrer un individu social, coupé de l'univers et de son âme. Un éventail très large de satisfactions sur mesure, de plaisirs à la carte, compense le refoulement de la transcendance. Il faut défendre à chaque instant notre intégrité, notre profondeur, face à la religion de l'objet protéiforme. Les autres nous font éprouver de la colère et du ressentiment — c'est leur manière à eux de nous retenir dans leur monde ordinaire et de provoquer les émotions qui montrent nos limites. Si après un discours sur la vacuité vous montez sur vos grands chevaux à cause d'une attaque personnelle, cela fait désordre. Une véritable stratégie de transformation libère de la posture spirituelle « supérieure » — qui sert le plus souvent à se justifier de porter des jugements de valeur méprisants, et de plonger dans l'ego des autres comme un puceau jette un oeil dans un joli décolleté.

Appliquer la transformation s'effectue par les deux pôles de l'esprit dans le courant toujours renouvelé du présent: réflexion, rumination, méditation, contemplation, ou bien pensée active, avec de nombreuses déclinaisons dans lesquelles des invariants, des lois apparaissent, qui donnent à la réalité une véritable architecture d'ensemble sur laquelle le temps déploie son chaos. Les invariants posent les conditions nécessaires pour effectuer une ascension conforme aux principes réels des choses. Nous ne pouvons pas les contourner, ils dessinent l'itinéraire conforme au Principe. Nous les connaissons par les prédécesseurs, l'étude de leurs préoccupations, les témoignages de leur expérience métaphysique. Ils définissent les catégories essentielles des systèmes qui représentent les différents fonctionnements des choses, et les variations fondamentales de la réalité. Les invariants tiennent dans les nombres, et plus les principes sont profonds et premiers, plus ils sont proches de l'unité. Les dix sephiroth, la tétraktys pythagoricienne, les huit trigrammes chinois, le septenaire astrologique, le pentagramme, les gounas, le yin/yang, les couples Ishwara/Shakti et Purusha/Prakriti, sont autant d'approches — necéssaires et suffisantes — de l'un dans le multiple, qui conduisent à consentir à la pluralité des forces qui nous animent pour les distinguer, les purifier de leurs amalgames, afin de les réunir à leurs source transcendante.

Toutes les doctrines de l'ascension se donnent la peine de décomposer l'homme en éléments, afin qu'il prenne conscience de ses pouvoirs pour mieux les combiner vers le chemin divin. Les maîtres finissent par jongler avec une poignée de prescriptions qui leur ont réussi, parce qu'ils sont sortis du labyrinthe. Ils peuvent opposer le vide et le plein avec génie, l'action et l'inspiration pour les délimiter, et ils s'amusent aussi à proportionner l'élan et le repli, chose à quoi se sont essayés tous les philosophes grecs avant l'éradication par Platon de cette proéoccupation, l'âme devant mettre un terme au règne de la nature. Le problème, nous l'avons découvert dans notre culture récemment avec Nietszche puis Freud, c'est que les deux taos qui nous composent ne sont pas vraiment séparés, que les jambes se débattent quand les bras veulent faire la loi. L'Inconscient et le subconscient codent ce qui nous arrive — indépendamment de ce que cela représente pour nous, dans des champs profonds dont les informations remontent parfois à la surface pour troubler le présent. Assigner le mal au désir, est-ce bien raisonnable ? Cultiver la peur de la mort, est-ce à cela que doit se résumer une existence ? Quelle que soit la manière dont nous nous y prenons, il apparaît bien que l'existence pose avant tout la question de l'usage du temps, et des traces qu'il laisse dans notre psychisme selon notre capacité à vivre l'harmonie. Quatre principes différents convoitent le flux originel — le présent. La peur est réellement à l'affût du danger, comme le désir est réellement à l'affût du plaisir. La pensée rationnelle est à l'affût de la rigueur, dont la logique est la forme la plus générale, comme la pensée passive est à l'affût du moment fusionnel, quel que soit le diamètre du cercle qui fonde provisoirement le moi dans l'Un, sous un de ses aspects.

Nos prédécesseurs dissidents apportent de l'eau à notre moulin et nous encouragent à respecter les lois cosmiques davantage que les règles humaines, puisqu'elles nous permettent de venir à bout des amalgames malsains entre les pulsions et les pensées, et des combinaisons inutiles ou nocives du yin/ yang, quand leur proportion est défectueuse, ou que l'un des deux instrumentalise l'autre en le réduisant au rôle qu'il veut lui faire jouer. Or, c'est ainsi que le fonctionnement naturel s'établit, sans grande conscience, avec un maître et un serviteur, alors que la collaboration est beaucoup plus avantageuse. Le yang manipule le yin dans les fonctions contingentes, en le poussant à de petites ouvertures, à des procédures d'écoute acérées bien vite récupérées, qu'il limitera en fonction de ses buts, sans se douter des immenses possibilités du principe s'il le laissait se manifester à sa guise. L'inspiration, et la capacité de trouver dans le hasard des indices prometteurs, et des bifurcations favorables inattendues appartiennent au yin libéré du droit de regard autoritaire du yang. Inversement, le yin peut concéder à se servir ponctuellement du yang pour de petits parcours, de minuscules actions pratiques, sans reconnaître par ailleurs son essence, la célébration de l'élan, la confiance dans le mouvement, le goût du risque, l'audace, l'expansion créatrice.

Nos prédécesseurs nous incitent au chantier d'un travail conscient sur les faiblesses et les failles, que la lame du temps met à jour pour nous permettre d'évoluer, et nous décidons de ne plus nous laisser berner par les signifiants. Le tch'an tient dans quelques formules étincelantes qui font se rencontrer la Chine et Bouddha, ce sont les arbres qui cachent la forêt de tous ceux et toutes celles dont la vie humble visait le principe sans rien cibler, puisqu'aucune direction particulière n'y conduit. L'idée d'attirer le Dao à soi, plutôt que le poursuivre dans une direction donnée, telle est finalement l'essence du non agir. Comme nous ne savons pas vraiment où chercher l'ultime Vérité, faisons en sorte que ce soit elle qui vienne à notre rencontre, afin de ne gaspiller aucun temps dans d'illusoires itinéraires possédés par des vitesses trompeuses. Allons jusqu'au bout de l'effacement, et l'empathie nous permettra sans doute de devenir le yin absolu, qui reçoit le yang absolu, la volonté du ciel, si nous conservons, tout en perdant les actions inutiles, l'intégrité du feu.

Et il n'y a finalement que deux types de points faibles. D'une part, ceux qui proviennent de l'étanchéité du moi, se fermant à des sources salvatrices dans un parti-pris d'orgueil et d'indépendance, construisant une cuirasse, fignolant une carapace dans l'espoir de rester à l'abri du danger, alors que ce dernier est déjà parvenu, comme le cheval de Troie, à s'emparer de l'esprit en le rendant hermétique à l'altérité. D'autre part, le second adversaire fondamental consiste dans la perméabilité absolue, qui provoque des dévastations par l'envahissement consenti de valeurs parasites, de moments toxiques, d'influences morbides, comme si le sujet ne pouvait se résoudre à poser la moindre limite entre l'altérité et lui, préférant se perdre dans une identification mortelle qu'ériger une barrière entre le non-moi et lui. La meilleure façon d'évoluer consiste donc à comprendre que le yin et le yang possèdent des caractères foncièrement hostiles quand ils prennent le pouvoir d'une manière absolue sur l'esprit, après avoir chassé leur contraire, ou bien quand ils reviennent concentrés sous la forme des survivances dynamiques, pour protéger l'ego. Et ces deux principes si puissants possèdent tellement de manœuvres à leur disposition que seule une vision de leur unité contradictoire donne la clé de leur pouvoir.

Pour les considérer dans leur égalité stratégique, pour apprécier le génie de chacun, il est nécessaire de venir à bout aussi bien de la préférence que de l'aversion. Même si le yin ou le yang demeure en chacun de nous le premier, le princeps, sur le champ de bataille nous devons ressentir quelle arme est la mieux adaptée, l'attaque ou l'esquive, l'avancée ou le détour, l'expression pragmatique ou une nouvelle intériorisation qui prépare une réponse plus complète. S'extraire des ornières de la nature est donc possible, à condition de décider soi-même de la suprématie du yin ou du yang à chaque moment. Ce que l'habitude veut nous imposer, ce que le caractère nous enjoint constituent des réponses préconçues qui veulent faire prévaloir le moi sur le présent, comme s'il pouvait s'en rendre maître, indépendamment de son contenu. Alors que la solution fournie par la conscience aura tenu compte au plus près de la configuration événementielle, de l'état du territoire, de la posture des adversaires, par un ressenti exhaustif, la nature naturante associée au mental générique, se contente de quelques manœuvres grossières, adaptées à la survie seulement, et non à l'évolution. Car nous devons considérer le mental comme une innovation évolutive, aussi chaotique qu'il soit, puisqu'il prépare un passage, à long terme, vers le supramental pour notre espèce. Aussi l'utiliser pour venir à bout des ruses de la nature, des entêtements du socle matériel, n'est pas un luxe spirituel, mais une nécessité absolue pour franchir le cap décisif de l'ascension.

Scruter le temps depuis une étoile harmonisée, une forme consciente, prévient les tours qu'il peut nous jouer, avec ses innombrables artifices, ses séductions imprévues, ses menaces ricanantes, ses grimaces inattendues, ses accidents stupides, afin d'éviter de trop nombreuses fausses routes. Se libérer du samsâra, oui, encore faut-il l'avoir percé à jour, savoir produire le positif, et consentir au négatif quand il se manifeste, ce qui suppose une alliance amoureuse du yin et du yang, un travail profond qui nous permettra de savoir compter sur l'un ou sur l'autre, quoi qu'il arrive. Nous cessons d'être des orphelins de l'Esprit quand nous sommes devenus aussi conscients de notre indépendance que de notre capacité à embrasser le Tout.

Car la question est simple, s'il n'y avait pas conscience d'un manque, d'une lacune, d'une impuissance, ou encore d'une incapacité ou d'une séparation — ce qui revient de toute façon au même, notre vie s'accomplirait dans le prolongement de la nature, et c'est justement ce que les possesseurs du chef refusent: la dictature d'ensemble des bras et des jambes toujours sous la menace d'un conflit entre eux, chacun tirant à soi la couverture selon les stimuli extérieurs, la pente du caractère, les insatisfactions et les revanches à prendre sur de faux échecs qui n'étaient que des étapes en creux, et sur de fausses déceptions qui n'étaient que le moyen d'une prise de conscience.

Il s'agira donc de trouver comment le haut et le bas peuvent converger, le plus souvent après des batailles épiques, comment le yin et le yang peuvent ensemble partager le territoire du temps, alors qu'ils semblent vouloir par un décret de la nature qui les code en phases alternatives, s'exclure mutuellement — tant que chacun peut l'emporter dans une période donnée. Il s'agira donc de vérifier le cours des choses lors de leur flux présent, ni avant ni après l'opportunité du changement. Il s'agira d'intervenir soit pour abréger un mouvement qui se survit déjà, soit pour mettre un terme à une pose qui entre en conflit avec le déroulement exhaustif, aux perpétuelles modifications rapides. Nous trouvons parfois les traces d'une vision capable de combiner les deux principes fondateurs, et l'exemple le plus représentatif est donné par le traité de stratégie de Sun Zi:

Lors de vos opérations militaires,
faites semblant de vous laisser duper par les plans de l'ennemi
tout en visant son flanc exposé.


Le début de la phrase expose une tactique yin qui dissimule, tandis que dans la seconde partie, une tactique yang est préconisée. Après tout, la complexité n'est-elle pas le propre de la Manifestation, et les contraires ce qui la met en œuvre ?



6 RELIER LES BRAS ET LES JAMBES



Nous pouvons jouer avec la nature, sans se laisser prendre à ses filets, mais il est alors nécessaire que la volonté de ne pas en abuser soit égale à la capacité de la goûter. La question de « la jambe droite », c'est bien ce qui a fait couler le plus d'encre partout sur Terre, depuis l'invention de l'écriture. Le désir et son rôle, quand l'appétit devient-il pervers, ou bien l'est-il à sa racine ou ne le sera-t-il jamais ? Le besoin sexuel peut-il être assimilé à la soif et la faim, qui, empêchés de parvenir à leur objet, entraînent la mort ? Le désir sexuel est violent, exigeant, insatiable si l'on s'y adonne, et affamé si l'on s'en prive, ce qui en fait le problème philosophique le plus épineux à traiter, tandis que dans le yoga, son statut est plutôt de s'en libérer. Néanmoins, dans la mesure où les frustrations peuvent dans certains cas empêcher la sublimation, il devient inutile de faire de l'abstinence une règle absolue. Qu'on y cède ou non, qu'on le vénère ou le dénigre, ou que, comme Diogène, on le traite à part de tout le reste, en y répondant sans partenaire, pour jouir d'un esprit tranquille après satisfaction, le fait est que le désir est tout puissant. Les bras dépendent en grande partie des jambes dans notre modèle étoilé, et en voie de conséquence, une partie des qualités du sexe qui nous revient se traduit également en prédispositions psychologiques correspondantes. Nous voyons par là qu'à notre insu de nombreux courants fluctuent entre l'organisme et la pensée, en-dessous de notre perception. Si le supramental est capable de mettre un ordre dans l'axe vertical, nous devons de toute façon nous préparer à cette descente en « purifiant » la jambe droite, modérer l'emploi du désir.

 

Le système qui consiste à se débarrasser des choses indésirables par anoubhava (assouvissement) peut également être dangereux; sur ce chemin, il est plus facile de s'empêtrer davantage que d'arriver à la liberté. Cette méthode s'appuie sur deux principes psychologiques bien connus. L'un, le principe d'épuisement volontaire, est valable dans certains cas, surtout quand certaines tendances naturelles ont une emprise trop forte ou une poussée trop puissante pour que l'on puisse s'en débarrasser par vichâra, c'est-à-dire par le procédé de rejet et de substitution du mouvement vrai; quand ceci arrive avec excès, le chercheur doit parfois même retourner à l'action ordinaire de la vie ordinaire et en faire l'expérience vraie avec un mental nouveau et une volonté nouvelle derrière, puis revenir à la vie spirituelle une fois que l'obstacle est éliminé ou prêt à être éliminé. Mais cette méthode d'assouvissement volontaire est toujours dangereuse, bien que parfois inévitable. Elle ne réussit que si l'être possède une puissante volonté de réalisation, car l'assouvissement entraîne une forte insatisfaction et une réaction, vaïragya et dès lors la volonté de perfection peut être poussée dans la partie récalcitrante de la nature. .

Sri Aurobindo dans l'Agenda de Mère 1962

C'est au centre de la philosophie présocratique, des religions, des revendications de toutes sortes: quelle liberté est-elle la nôtre si nous dépendons à ce point de la sexualité, notre animalité nous empêche-t-elle de développer l'être au présent, qui aspire à une complète harmonie avec la totalité ? Mais la question de la liberté se pose autant avec la main-mise de la jambe gauche, n'y-a-t-il pas, dans l'abandon au Divin, un risque que je refuse de courir par peur, crainte du lendemain, d'être moins performant dans la société, voire rejeté ? Quelle que soit la manière dont sera traité le problème, le nœud gordien est là: le désir source de félicité et de désarroi dans la même escarcelle, la peur source de sécurité face au vrai danger et origine de toutes les lâchetés quand l'esprit se complaît à s'angoisser s'il perd tant soit peu de contrôle. La complémentarité des contraires, avec l'image d'aimants qui se repoussent dans un sens et s'attirent dans l'autre, demeure le principe fondamental, — pas d'Un sans deux — dans la Manifestation. En physique pas d'attraction sans répulsion, en amour, la haine peut survenir après les abandons ou « trahisons ». Pas de mouvement sans repos, ni de jour sans nuit. La lumière a besoin de l'espace pour s'exprimer, et sans distance à parcourir, sa vitesse serait insignifiante. En métaphysique, il ne reste au sommet que la Conscience et l'Energie, toutes les deux si subtiles pour nous qu'elles en paraissent immatérielles. Dans le dépliage descendant des principes, le mâle et la femelle reproduisent les lois qui existent en amont, l'impulsion et le déroulement, ou l'origine et le développement, et nous pouvons donc décliner cette complémentarité dans de nombreuses fractales sur différents plans, comme l'indique le Yi-King. Nous voyons que le Deux s'est emparé de tout, jusqu'au oui et non, jusqu'au code binaire des ordinateurs, et que nous avons une grande facilité nous-mêmes à comprendre les choses par leur contraire, pas de norme sans transgression, ni de guerre sans paix, ni de conflit sans accord, ni de richesse sans pauvreté. Ce qui met une touche finale au tableau, c'est que ce sont de nombreuses petites fractales du yin/yang qui se disputent la dualité la plus chère à notre cœur, avec le passé en face du futur, l'un le contraire de l'autre. Le futur hérite de toutes les déceptions du passé, qui sont transformées en attentes, aussi faut-il s'en méfier autant que des mémoires.

Nous ne méditons pas assez sur le fait que le présent, lui, n'a pas de contraire, pas d'inverse, et qu'il est ainsi le réservoir de toutes les choses qui s'affrontent et se détruisent, ou se combinent et se perdent l'une dans l'autre. C'est le couple intention/acte qui peut utiliser le présent d'une manière constructive, mais les intentions restent souvent lettre morte (comme les bonnes résolutions abandonnées) abattues par la vitesse, tandis que beaucoup d'actes sont entrepris sans dépendre d'une réelle intention. Gérés dans le fil de l'habitude, de la soumission ou de l'imitation, rarement dans celui de la nécessité, ces actions donnent le sentiment d'une stabilité illusoire. Voilà explicitée la difficulté de combiner le yin et le yang dans le fonctionnement de l'étoile, ou de marier la théorie et la pratique si l'on préfère. Le bas résiste au haut, le yang ne se donne au yin qu'épuisé, le yin ne se donne au yang qu'en dernier recours, pour renaître au lieu de mourir. Donner de la substance à nos intentions supérieures constitue une entreprise difficile, — les quatre membres éprouvent de graves difficultés à partager le même but.



5 LES LOIS DU SYSTEME



 

Les hommes voient les événements comme quelque chose d'inaccompli et qu'il faut chercher à atteindre, qu'il faut réaliser. C'est une fausse manière de voir. Les événements ne se réalisent pas: ils se révèlent. L'événement est Brahman déjà accompli de tout temps et qui maintenant se manifeste.
Sri Aurobindo



1 LA MAIN-MISE DES POLARITÉS



Les deux approches de l'immédiateté par le mental, yang et constructive ou yin et ramificatrice, doivent s'épauler, mais sans conscience de soi, le vital accomplit et choisit sur le mode répétitif, ou bien un seul bras fonctionne — et veut faire le travail de l'autre ! Le potentiel de l'unité de l'ensemble est ainsi gaspillé par la nature, mais en ce qui concerne les évoluteurs, ils sont prêts à observer le fonctionnement hasardeux de leur caractère pour dégager le potentiel de transformation. C'est dans ce sens que toutes nos erreurs, et même toutes nos fautes nous sont utiles si l'aspiration prend en main notre étoile et se jette à l'eau dans la découverte des résistances verticales,

agir ou s'abstenir,

et des résistances horizontales,

la tentation de cultiver le désir et la peur.

C'est dans ce sens également que toutes les émotions renseignent, qu'on les trouve d'abord humiliantes ou non. C'est leur portée qui est utile et non ce qu'elles sanctionnent dans la douleur. C'est très courant de vouloir avancer sans avoir développé suffisamment le pôle déficient, c'est alors pire que de ne pas évoluer du tout, puisque la prépondérance naturelle est encore davantage poussée, ce qui provoque l'augmentation du déséquilibre, compensée par des manifestations compulsives régulières, une seconde nature qui déborde d'un éventail de survivances dynamiques. La colère et l'intimidation maintiennent le yang dans le déni du yin chez les types excessifs, comme la plainte, le mensonge et la dissimulation maintiennent le yin dans l'évitement du yang. La nature nous emmène dans la direction qui lui est le plus favorable, et sans une descente en soi, on peut toujours être victime de la même stratégie qui échoue dans les moments hétérogènes, soit le volontarisme qui devient aveugle, ou le lâcher prise peu importun qui se termine en fuite, et qui n'est en dernière analyse qu'une forme de lâcheté. Ce parti pris naturel de préférer la puissance la plus adroite atrophie complètement la plus faible — le yin ou le yang en le reléguant. Se fabrique alors l'ego spirituel, soit celui du chercheur qui sait, côté droit, et croit qu'il peut régenter la vie et obtenir par le mérite seul; soit celui du chercheur « qui se donne » à gauche, sans jamais faire quoi que ce soit d'autre que se couler dans le courant en subissant tous les événements, tout en feignant d'y consentir. L'irritation agressive à fleur de peau est le signe d'un yang tyrannique, la susceptibilité maladive, celle d'un monopole du yin. Ces compulsions peuvent également se mélanger, s'épauler pour rétablir un équilibre vital quand la personne a pris l'habitude de vivre sous la dictature d'un des deux pôles, ce qui l'expose à de perpétuelles décalages avec la réalité relationnelle et sociale. Des voies « sincères » mais étroites égarent le chercheur pour s'être déroulées dans le déni de l'actif ou du passif, compris au sens large. Le plus faible aura été écrasé par la confiance absolue en l'autre, qui finit par imposer le même itinéraire dans des circonstances fort éloignées les unes des autres, ce qui se solde un jour ou l'autre par un écart conséquent entre le chemin et la destination où il était censé mener.

L'incapacité de « faire » quoi que ce soit de son propre chef sous prétexte que toutes les voies sont égales, une mécompréhension de la toute puissante volonté divine, de l'Inch Allah musulman, ou à l'inverse l'impossibilité de ressentir son être sans contrôler par des centaines de critères le présent afin qu'il soit conforme à l'usage qu'on veut en faire, représentent les abus du yin et du yang quand l'ego, fier de ses prérogatives, décide de s'emparer de l'âme d'un des deux principes de la Manifestation. Reconnaître l'égalité du yin et du yang constitue donc un pas décisif dans l'ascèse, et le développement du principe le plus faible doit faire l'objet d'une attention soutenue. Puis il sera question de mener sa barque avec la souplesse nécessaire pour faire face à tous les obstacles. Un seuil décisif est franchi quand l'évoluteur choisit le yin ou le yang conformément au profil des circonstances, au lieu de pratiquer, comme au préalable, la seule stratégie disponible dans toutes les situations, comme si elles pouvaient toutes se soumettre à une politique préconçue.

Le clin d'oeil du Tao:



l'effort est parfois le seul moyen de réveiller le pôle déficient...

l'abandon est parfois le seul moyen de retrouver de vrais repères.

2 LE MENTAL, PASSAGE EVOLUTIF



Une personne trop campée dans le raisonnement manquera d'intuition et sous-estimera l'inconscient de la jambe gauche. Elle pourra même se persuader qu'elle n'a peur de rien en évitant de descendre dans les abîmes, ce que représente la mort, la déchéance, le temps. Le raisonnement est bien pratique pour emballer la réalité et agir dessus, mais ce sont dans des zones faciles à atteindre qu'il se déploie, et il n'est même pas très utile pour mener l'observation de la nature, car il pourrait fausser l'interprétation de la peur et du désir. L'intuition est aussi indispensable que le raisonnement et elle écoute le corps distinctement, sans lui demander de jouer un rôle. L'ouverture totale reconnaît le besoin d'intuition, une disponibilté consacrée à l'inutile — au champ infini — et reconnaît également la nécessité de comprendre par la rigueur logique, l'itinéraire causal et les moyens du but. Il n'y a pas d'incompatibilité puisque ce sont les deux formes primordiales de l'imagination qui l'une et l'autre sont imprégnées du même potentiel conscient. Les deux bras se rejoignent au centre, servent le même but, l'un par l'habileté dans l'action, l'autre par l'habileté dans la réception. Et s'il est judicieux de savoir les combiner et les alterner avec intelligence, c'est une chose assez rare dont je vous indique le chemin, si vous acceptez, primo de vous reconnaître dans la dualité corps/esprit, et secundo de ne jamais prendre au sérieux cette séparation qui n'est établie que pour provoquer l'amour de l'unité. Demander à l'intuition ce qui ne la concerne pas, et au raisonnement ce qui est hors de sa portée, c'est ce que nous faisons dans notre grande majorité parce que c'est ainsi que nous sommes fabriqués, on mise sur ce qui « marche » mais c'est insuffisant. C'est une des idées maîtresses de la vision supramentale, la difficulté d'utiliser correctement le mental — c'est l'histoire même de l'incarnation, et plutôt que de mettre de côté le pouvoir de la pensée, la conscience supramentale propose d'en conserver l'aspect essentiel de l'intelligence, comprendre afin de percevoir des taos de plus en plus profonds et larges, dans le dessein d'une identité absolue non seulement avec le Soi, mais avec les autres, et la vie à transformer.

Si tout est un, comme le dit Sri Aurobindo dans le second tome de la vie divine, le mental conserve la trace du Divin originel, et il peut donc être employé avec confiance, contrairement aux affirmations de nombreuses écoles zen, qui n'ont pas la prétention, il est vrai, de ramener l'humain au Divin, le satori étant considéré comme un aboutissement qui nous rend quitte avec la totalité. Si la nature accomplit très bien son office dans l'animal, le primate humain dispose du mental qui s'y superpose, et voilà mis en place le pouvoir de faire n'importe quoi du présent, devenant une marchandise. C'est une faculté nommée pompeusement le libre arbitre qui prétend gérer le présent, et qui apparaît à la lumière du supramental comme la plus trompeuse contrainte à laquelle une créature peut être soumise. Car l'explosion de l' étoile, notre fonctionnement ouvert vers la terre et le ciel, le passé et l'avenir, provoque tout et son contraire dans notre univers psychologique, esclave de l'impact des circonstances. De l'observation, de la pure imagination solaire — le mieux, de la pensée constructive mêlant des projections de convoitise et des concepts, des cheminements préconçus et des errances consenties ou involontaires, de la rêverie molle et du fantasme (si le bras gauche tourne à vide dans son coin), des opinions défensives sans valeur, ou encore de la « reconnaissance » naturelle, qui sauve l'ensemble des pensées médiocres — ces rares moments pendant lesquels nous comprenons en profondeur qu' écouter l'univers et les parties qui nous assemblent constitue un projet exhaustif qui provient de la Conscience et y ramène.

Ces possibilités incalculables de sensations, d'impressions et de pensées qui s'entrecroisent ne sont guère favorables à l'évolution puisque le présent apporte par lui-même le chaos et cisaille des mouvements, déroute des projets, provoque des occasions aléatoires et des accidents certains, attaque les structures, compromet la stabilité, — le présent avance masqué. La fameuse phrase « Nul ne sait ce qu'il pensera trois minutes plus tard », n'est pas un simple aphorisme brillant, mais l'aveu — et il faut avoir abandonné toute tentation de déni pour le faire — qu'aucun ordre ne peut être fixe dans la Manifestation. Les principes immobiles le sont sans doute dans l'éternité, mais dans le samsâra, rien ne peut perdurer tel quel. Autant dire que les transformations sont nécessaires, non seulement dans ce qui est de l'ordre du progrès et qui varie sans cesse, mais elles sont également indispensables à la maintenance du Même. Cette vérité est si dérangeante que tout le monde la fuit. Bien sûr, on l'applique au monde mécanique, et l'on sait bien que de nombreux appareils ont besoin d'entretien et de révisions, mais en ce qui concerne le moi et ce qu'il détient, la pratique de l'observation permanente est bien rarement ancrée. D'où la sempiternelle histoire des couples qui réalisent un beau matin qu'ils ne s'aiment plus, le yang se confinant dans la possession et le yin dans le taire, alors qu'un simple échange spontané et perdurable aurait pu sauver la situation, une excellente perspective par exemple dans une famille. Que faut-il incriminer ? L'habitude ? L'entropie ? La banalisation d'un bonheur qui doit trop au hasard ? L'érosion de l'échange, comme s'il ne pouvait pas s'approfondir avec un peu d'écoute ? Ce problème concerne tous les évoluteurs, la Voie peut parfois s'étrécir ou se perdre dans un itinéraire d'apparence conforme, un tao, qui donne le change: la cristallisation guette, Saturne régit le déclin, ou comme le dit encore l'adage, qui n'avance pas recule.

Mais le sentiment que le moi doit s'adapter sans cesse aux obstacles qui surgissent alors qu'ils sont encore en germe au lieu d'attendre qu'ils prennent de la puissance destructrice ne s'obtient qu'après une longue pratique de l'attention spontanée. L'impulsion du yang doit parfois varier de la direction originelle pour accorder sa puissance aux nouvelles circonstances et découvrir que la cible bouge, que des efforts sont exigés pour conserver une orientation absolue dans son principe mais variable dans la forme, car les actes ne peuvent garantir une trajectoire parfaite s'ils se reproduisent à l'identique. Rien n'est plus absurde que de consolider ce qui doit disparaître ou diminuer, et pourtant c'est ce qui nous « pend au nez » si le présent n'est pas examiné de très près. De même, le yin menace rapidement d'indifférence, de sommeil et de torpeur une trajectoire qui semble tracée d'avance, et qui se développe dans une sorte de facilité spontanée et involontaire, ce qui finira par émousser la volonté, et produire une allergie au difficile.

 

Or chaque moment présent est si pur et si vrai qu'il possède le pouvoir de remettre en question tout ce qui a été établi dans le royaume de la forme. La seule chose à l'abri du serpent du temps est l'aspiration divine.

Il est question d'entretenir ce qui est pérenne, sinon comme le reste, le favorable se dissout ou se fossilise, et nous avons tout à fait le droit d'établir que le favorable doit être une constante, et non le fruit du hasard, mais il faudra alors savoir l'implanter de manière durable dans une vision informelle à l'abri de la chance et de la malchance, en éliminant l'infortune ou en sachant en tirer parti. Le simple passage du temps implique une lutte à contre-courant pour préserver par toutes sortes de soins et d'attentions ce qui ne mérite pas de passer, ce qui doit perdurer. Lutter contre l'entropie constitue donc un merveilleux projet. Le temps qui nous avale nous nourrit suffisamment pour que l'érosion de toutes choses soit compensée, contrebalancée, rachetée par un regard souverain, un gain intemporel, une conscience qui s'établit au-dessus des valeurs yang qui brûlent et des valeurs yin qui moisissent. Finalement, la petite illumination qui est bien pratique consiste à décider que notre esprit peut investir et coordonner les orientations de la croix cardinale qui fonde notre morphologie. Si vous voulez jouer avec votre potentiel, prononcez à haute voix: je n'ai plus peur des nervures qui séparent les cinq branches, l'hétérogène me montre le chemin des transformations vers l'homogène.

 

La verticale partage le yin et le yang et nous divise: avancer ou reculer, commencer ou attendre, continuer ou s'arrêter, consolider ou transformer, parler ou écouter, exprimer ou recevoir, conceptualiser ou méditer, diminuer ou augmenter, ralentir ou accélérer, produire ou réfléchir.



Ce sont des alternatives permanentes, de belles petites crémaillères qui font tourner l'horloge de notre temps subjectif. Sommes-nous capables, comme les stratèges chinois, de sentir l'amorce des choses, ce qui permet de laisser se développer les bonnes et d'éliminer les mauvaises avant qu'elles aient acquis trop de pouvoir ?

Koans:

Peut-on gaspiller l'inutile ?

L'émotion appartient-elle au dessus ou au dessous, au corps ou à l'esprit ?

Quand est-ce que demain sera aujourd'hui ?





3 STRATEGIE UNE ET TACTIQUES OPPOSÉES, LE MODÈLE UNIVERSEL



Chacun de nous fait trop confiance au bras droit ou au bras gauche, mise plutôt sur l'allant ou le repli. Un point faible correspond à la manifestation brute d'une des branches, propension au contrôle, qui rétrécit et crée des conflits, arrogance conquérante et ouverte qui change souvent d'objet et aime se précipiter, ou prédilection du repli qui inhibe, expose à surenchir les difficultés matérielles, ou encore culte de la perméabilité qui se pousse en avant, et se soumet à de trop nombreuses attentes d'ordre spirituel. Que l'écoute serve à l'action, et que l'expression serve une meilleure écoute, tel est le projet exhaustif, une communication, voire une communion entre la capacité d'absorber dont nous tirons des nourritures merveilleuses qui nous donneront la force et l'habileté de faire le contraire: exprimer, déterminer, agir. Inversement, une fois que nous aurons apposé notre sceau dans la réalité, cette affirmation nette et sans bavure nous permettra de mieux sentir ce que nous avons encore à apprendre, par réceptivité pure, pour améliorer l'action, le service, l'indépendance vis-à-vis du monde extérieur.

Or, il n'est pas si évident que cela de faire profiter le yin des acquis du yang et réciproquement, primo parce qu'il faut savoir que c'est possible, deuxio parce que les développements peuvent rester parallèles si la nature gouverne, alors q'une réflexion profonde sur le faire permet d'en changer la manière, de purifier les mouvements, de ne conserver que les meilleurs, et qu'une action sur le non faire permet également d'améliorer les performances du yin. Les horaires de passivité pure, de réceptivité ne doivent-ils pas être mis en place, décidés par une implication solide ? C'est sur cete question que butent de nombreux chercheurs qui ne parviennent pas à libérer assez de temps réceptif, et qui par la suite se plaignent de faire des progrès dérisoires. Alors que nul éveillé ne cache que la détente, que le relâchement nerveux sont indispensables pour jouir d'un esprit holistique, et que cela s'obtient par une mise à l'écart des soucis contingents, beaucoup continuent de diviser leur perception en deux, une tranquillité à la maison qui compense une excitation à l'extérieur. Or, le lâcher prise n'est opératif que s'il se maintient au cours de toutes les activités. L'esprit peut s'entraîner à voir les choses de loin, même dans les préocuppations les plus triviales, et c'est cela le chemin de l'unité et non un meilleur clivage mouvement / repos, qui améliore les performances du yang et celles du yin séparement. Instaurer un faux équilibre est pourtant tentant, puisque des progrès s'effectuent des deux côtés, mais l'avancée véritable consiste à pouvoir ralentir la pensée en permanence et dans toutes les circonstances, jusqu'à ce qu'elle bénéficie de petits intervalles vides pendant lesquels le Soi vient nourrir le cerveau. C'est le chemin par lequel la pensée est ressentie de plus en plus comme un simple instrument du moi, et non pas comme l'artisan de l'identité.

Nous devrons disposer d'une tactique offensive et d'une tactique défensive, toutes les deux au service de l'unique stratégie: devenir plus conscient. Comme dans une guerre, comme aux échecs, le terrain et l'adversaire se prêtent plutôt à exercer le yin que le yang, et il en est de même dans le flux du temps, qui nous soumet à de nombreux événements. L'échec spirituel s'explique par de nombreux facteurs, dont la réduction de la stratégie de l'appel — embrasser la Voie — à une tactique unique et répétitive qui ne s'adapte pas à tous les contextes. « Je vais évoluer exclusivement par le raisonnement » — cela donne les esotérismes secs et parfois fascisants et l'idolâtrie des nombres ou des Idées, « je vais évoluer exclusivement par l'intuition » — on finit par se ruiner chez les devins et astrologues en attendant qu'un nouveau monde meilleur tombe du ciel comme de la pluie, « je vais évoluer seulement par l'observation » — on rejette le champ qui n'est pas contrôlé ou passe inaperçu, en rétrécissant les mondes subtils, inobservables, « je vais évoluer juste en me méfiant de l'allant » — on finit par mépriser l'existence et cultiver la culpabilité du désir, « je vais évoluer grâce à une volonté de guerrier renforcée chaque jour » — le yin prend ses cliques et ses claques... Autant d'exemples caricaturaux pour nous mettre en garde contre le fantasme de pouvoir anticiper les étapes de notre évolution. A court terme, oui, mais n'importe quel événement d'envergure, obscur ou lumineux, remet en question aussi bien l'image de soi que la tactique employée jusqu'à cette nouvelle prise de conscience.

Comprendre la morphologie humaine des principes ouvre sur toutes nos possibilités, et nous réalisons que le temps, mal employé, est une prison, ou un boa constrictor, qui étouffe facilement celui qui perd le fil de son évolution. L'avancée vers la Conscience ne peut pas être exclusivement positive, elle révèle toute la réalité, et à chaque montée correspond une descente proportionnelle. La vision évolutive multiplie les contraintes, non parce qu'elle les invente, mais parce que nous les découvrons, alors que le but de la nature était de nous les cacher, qu'on se préoccupe seulement de vivre au petit bonheur la chance jusqu'au dernier souffle. Une des premières phases de l'initiation oblige souvent à méditer tous les jours sur la mort, comme les sannyasins shivaïtes qui se promènent avec un crâne humain, et le résultat se traduit par un sens plus aiguisé de la valeur du présent. Pour se préparer à l'éveil ou au supramental, une investigation panoramique permettra de faire de l'évolution accélérée. Cela comprend l'étude de nos résistances, de nos faiblesses, de nos aversions — tout ce qui rechigne à la tâche quand il faut s'aligner sur une prise de conscience qui engendre des bouleversements en nous montrant l'insuffisance de nos moyens.

L'ajournement de fuite, c'est du yin qui ne se renverse pas, comme ruer dans les brancards exprime le yang excessif, réactif, tandis que l'expression « prendre le taureau par les cornes » indique au contraire un renversement primordial du yin vers le yang. «  Mettre de l'eau dans son vin » exprime également un renversement du yang vers le yin, quand l'implication et la volonté apparaissent comme insuffisantes pour régler une situation, et que le moi est poussé dans ses retranchements, quitte à se poser, vaincu, des questions sans réponse plutôt que d'imposer des solutions défectueuses. Les faits nous renseignent sur nos faiblesses, sur nos angles morts, et de même que l'évolution finit par trouver la forme la mieux adaptée à chaque espèce en fonction de son environnement, nous n'avons aucune raison de douter de la capacité d'apprendre à modifier les confrontations aux attaques qui nous perturbent. On peut toujours, quelles que soient les circonstances, creuser plus loin le sentiment de la peur et l'évaluation de l'opportunité du désir. Les peurs « subtiles » concoctent des empêchements a priori, et ordonnent le repli indépendamment des menaces réelles. La peur de la société chez les mystiques, la peur de l'autre parce qu'il est très encombrant, la peur du conflit qui fait taire et inhibe, la peur de s'attacher alors qu'on est torturé par l'amour quand même, la peur d'être seul alors que l'expérience manque pour juger de ce que cela peut apporter, — sans oublier la peur de l'avenir qui est souvent proportionnelle aux attentes placées dans le futur.

 

Nous voyons bien que l'esprit est mal à l'aise avec l'immédiateté, puisqu'il veut en traiter le contenu avant qu'elle ne présente ses objets dans le moment. Maintenant vous avez sans doute compris pourquoi il est nécessaire d'investir les jambes, car jusqu'à présent cela paraissait surtout utile. Si on évite de le faire, le moment sera teinté soit par une impulsion brillante de capture soit par une impulsion opaque ou sombre de déni. La célébration a priori du gratifiant sourd de la jambe droite, comme le rejet de principe des réalités a priori non conformes aux attentes, sourd de la jambe gauche.



4 VOIR LA REALITE EN FACE, CONDITION DE L'EVOLUTION



Toutes nos branches fonctionnent et nous sommes au milieu de ce fatras de forces centrifuges. Le mot peut paraître exagéré, mais quand on pense aux nombres de guerres, de viols, d'injustices et de scandales, de leçons non comprises, de menaces entretenues par l'impéritie humaine (nucléaire, hyperlibéralisme, détérioration écologique), il faut bien nommer péjorativement cette vulnérabilité à se laisser emporter par les jambes, ou à inventer des illusions avec les bras. Car il suffit de descendre dans ce modèle vivant pour voir la réalité face à face, moi et mon singe faisons-nous bon ménage ? — ce qui revient à dire que notre seule grande difficulté, en tant qu'espèce, est d'abandonner la tête pour le chef, et donc de décider de se mettre à la démystification de la nature. Si nous ne le faisons pas, c'est elle qui nous mène par le bout du nez, à travers nos convoitises, nos ambitions, notre défense mesquine de petits territoires matériels, et nos dénis préférés pour pratiquer la politique de l'autruche là où nous craignons ne pas trouver de solutions. Cette nature qui nous manipule est celle qui a été investie par la pensée et nous dicte nos politiques contingentes, notre adaptation au milieu comme s'il s'agissait là d'un cercle essentiel, alors que c'est le plus étroit des cercles de reliance, et sans doute le plus pesant.

La vraie nature, celle que le mental n'a pas encore contaminée, est en revanche une force qui nous anime et que nous pouvons aimer, parce qu'elle est notre socle indéfectible. Nous sommes encore horrifiés à l'idée d'être des animaux en Occident, alors que cela n'est pas dégradant du tout, la preuve en est que nous aimons les animaux, ils nous touchent, tous les enfants pensent à eux, ils ont une innocence qui nous manque, parce que nous vivons dans le conflit droite gauche et dessous-dessus. Mais si nous supposons que l'unité de la croix cardinale est accessible, que notre étoile à cinq branches peut découvrir un ordre transcendant, ce n'est plus la nature qu'il faut accuser de nous induire en erreur par la peur et le désir, mais c'est à nous-mêmes que nous devons nous en prendre, de ne pas savoir l'utiliser à bon escient. Il n'est plus temps d'éprouver de la honte d'être encore des « bêtes » puisque nous décidons de transformer cet animal en amenuisant son pouvoir, tout en reconnaissant son utilité. C'est encore les sens qui nous lient à la vie, et ils peuvent servir les sens intérieurs, la vue discriminative et l'écoute du Soi, à condition d'être nettoyés, comme le préconisent les doctrines qui évitent l'écueil de l'idéalisme. Résumons donc notre condition afin de la voir suffisamment clairement pour disposer d'une Voie à tracer à chaque moment.

Notre esprit est plié, désir et gratifiant contre déni et évitement pour le regard qu'il porte sur notre corps, comprendre par la logique et la construction, et comprendre par l'absorption et la ramification sans limites pour son exercice immatériel. Le mental est soumis à la superposition des alternatives du yin et du yang, celle du dessous, des jambes, servant le contingent, celle du dessus, des bras, servant le transcendant. Tous ces possibles nous attirent dans chaque coin de la croix, et brodent entre eux des motifs. Nous nous dirigeons sans cesse vers davantage de stabilité ou d'impermanence, vers davantage d'habitudes ou d'aventures, vers davantage d'initiatives ou de laisser faire. Selon ce que représente le désir, l'amour, l'argent, le Divin, le temps, la totalité, la mort, nous expérimentons un certain chemin, posons des écluses pour que le flux du temps arrose le potager où nous travaillons et notre jardin laissé à l'abandon. L'expérience nous pousse à doser la manipulation du temps et la simple ouverture à son passage. Il n'est pas plus aisé d'instrumentaliser correctement la durée que de s'abandonner sans projet et sans but au moment. La pratique de l'action peut toujours s'affiner vers l'essentiel, si le yin la seconde en fournissant l'écoute supérieure qui garantit l'apprentissage et la compétence. Le non agir, pour perdurer sans finir dans l'habitude d'une ouverture stérile incorpore en arrière-plan le yang qui fournit l'intensité intérieure nécessaire à l'abandon, pour lui éviter de tomber dans la torpeur, la négligence ou la complaisance.

Je vous encourage donc à distinguer les deux principes pour pouvoir par la suite les utiliser en pleine conscience. La réflexion sur l'objet est absolument illimitée, le pouvoir de la raison par la réflexion défriche le terrain, permet d'intégrer les principes, découvre les invariants de la réalité, et finit par se rendre compte des limites propres à l'entendement dirigé. Au bout du compte, de nombreux présuppossés différents ou contraires définissent des approches de la réalité exhaustive sans pouvoir l'épuiser. Les axiomes étant des origines, une fois posés ils sont intellectuellement légitimes indépendamment de toute vérité. Je vous épargne donc le long trajet d'étude de la philosophie qui mène inévitablement à cette conclusion, que les bases n'ayant pas d'amont — elles se valent toutes. Cela vous dispensera par la même occasion d'attribuer trop de valeur à vos représentations architecturées, qui d'ailleurs s'adaptent à l'évolution en fonction de l'expérience. De l'autre côté, la réceptivité et l'abandon qui constituent et favorisent l'intuition sont des pouvoirs illimités eux aussi. Ramakrishna était constamment « à gauche », il avait beaucoup étudié, puis il a abandonné l'exercice mental. Vivekananda est devenu en quelque sorte son bras droit, défendant la même vision généreuse avec des tactiques rationnelles.

Intégrez cette morphologie de l'étoile, elle vous sera précieuse en cas d'urgence ou même méthodiquement, chaque fois que vous sentirez le pliage doite/gauche ou haut/bas s'effectuer en compromettant votre unité. Quand le travail du chef s'opère correctement, les résultats parviennent au centre de l'étoile. Le hara et l'ouverture du cœur attestent des progrès effectués vers la réconciliation holistique, puis la complicité cosmique s'accroît par toutes sortes de moyens que Sri Aurobindo attribue au moi subliminal. Le sommeil monte en fréquence et « branche» sur des plans transcendants, les besoins du corps sont interceptés plus facilement, ce qui déloge les pouvoirs usurpateurs du vital, excessif par définition (pour contrebalancer la pulsion de mort). Nous allons donc observer les quatre forces centrifuges, détecter leur insistance, leurs abus, leur tendances opportunistes, qui nous poussent trop loin ou nous retiennent trop longtemps. La vie est centrifuge, portée vers l'immédiateté avec la fascination de l'objet nourrissant. Si les épreuves sont consenties — (or beaucoup de nos contemporains trouvent qu'elles sont insupportables), le retour au centre est possible après avoir expérimenté nos quatre membres. Dès que les épreuves font partie du chemin, elles sont privées de leur nocivité, de l'a priori qu'elles sont mauvaises ou pire, injustes, ce qui ouvre définitivement le côté gauche, en reliant la jambe et le bras.

Dans cette recherche d'équilibre spontané, nous ne cessons d'observer la manipulation réciproque, celle de l'organisme sur l'esprit, qui veut faire prévaloir les cercles contingents, et celle de l'esprit sur l'organisme, puisqu'il le charge de le soutenir à travers toutes sortes d'excès dans le plaisir, l'addiction, l'usage de la médecine psychosomatique, le surmenage. Le rapport entre l'esprit et le corps n'a jamais été facile à établir correctement, primo parce que les survivances dynamiques préservent l'intégrité du territoire avec une détermination farouche (colère, jalousie, ressentiment, autoritarisme, possessivité, besoin de punir, demande d'approbation et complexe d'abandon), secundo parce que l'esprit n'a pas accès aux besoins essentiels du corps, que le vital exagère. Quand vous faites bien fonctionner le pentagramme, les transformations se produisent puisque c'est l'univers qui vous prend en charge, le chef ayant reconnu et utilisé la pensée passive, que l'humanité entière méprise — sauf les éveillés, quelques artistes et les futurs libérés vivants. Vous acceptez la réalité dans son intégralité, le bien autant que le mal, et l'ouverture du cœur se produit puisque ce n'est plus une entrave qu'il y ait du mal. Le mal constitue un handicap tant qu'il empêche d'avancer, en signant le tableau de la Manifestation de symboles de sang, ou de douleurs permanentes.

A partir du moment où les contraires sont perçus dans leur unité, le mal devient seulement un résidu de la nature... qui possède la fonction d'éveilleur, un déchet issu de la friction entre la matière (conservatrice) et l'esprit (novateur). A partir de la prise de conscience de la nécessité — provisoire — du Mal, nous obtenons le pouvoir spontané de pardonner. Le chef accomplit le décret divin et libère du passé. La fontanelle reçoit la shakti quand la complémentarité des bras est parfaite. Au préalable, le barattage permanent des pensées par l'aspiration permet également l'ouverture du « troisième oeil ».





6 RAPPEL DU PARADIGME





 

Soutenir l'émotion par le mental ne mène à rien, pas plus que les refouler par peur ou par orgueil. Le témoin doit rester présent pendant que le corps émotionnel manifeste rapidement quelque chose à creuser. Ainsi le retour à l'unité est-il disponible dès que la dualité frappe.



1 L'IDEAL DE L'EQUILIBRE



Quand le bras droit prend le pouvoir, le monde est instrumentalisé et contrôlé par ce que l'on croit être la raison. Ce n'est qu'une des formes de l'intelligence cosmique — et ce n'est pas la meilleure, car en quelque sorte elle dévore tout sur son passage, s'approprie le champ et devient de plus en plus obsessionnelle. Par exemple, il est toujours nécessaire de créer des comités d'éthique, assez impuissants au demeurant, pour ralentir l'invention technologique. Une fois que l'on est passé de l'arc à l'arme à feu, plus moyen de s'arrêter. Même les bombes atomiques ont encore été largement poussées après Hiroshima. Pareil pour la biologie, on n'est plus très loin de son propre clone en conserve sur lequel on pourra prélever de temps en temps un organe, car il sera à l'abri de l'entropie dans son bocalVous voyez le tableau, des hommes monstrueux agés de six cents ans d'ego, et qui font la chasse aux mutants supramentaux qui parviennent à dépasser les deux cents ans sans aucun artifice, et dont la seule présence est insupportable aux oligarches qui s'accrochent à ne pas mourir... A moins qu'un grand changement.... L'univers est capable de tout, voilà pourquoi une énorme responsabilité échoie à ceux qui aiment la Conscience. La spiritualité peut devenir tout à fait autre chose que ce que l'on connait, le moyen de transformer la vie dans sa substance.

Voilà pourquoi Sri Aurobindo est essentiel. Le supramental pourra orienter la vie vers le Divin, au lieu de la laisser stagner dans son équilibre chaotique, avec des seuils infranchissables. Il s'agit de libérer la mémoire de l'évolution, sous toutes ses formes dynamiques, qui sont cruelles ou mensongères. Les échecs relationnels sont codés dans l'hérédité, on tombe toujours sur les mêmes limites, soudain quelque chose ne veut plus avancer, et il est impossible d'aller plus loin. Ce sont de grandes peurs, des angoisses abyssales, des dénis primordiaux, des non-dits toxiques, des milliers d'états de conscience qui ont perverti la vie, l'ont rendue mauvaise, avec les interprétations fausses du mental abouché au vital frustré ou insatisfait, ou bien violent et ivre. Tous ces univers à transformer, et qui s'inscrivent dans le corps physique, ne s'abordent pas par la raison, — à la rigueur elle peut établir la carte des préjudices possibles et dresser des nomenclatures de traumas et de parasites psychologiques, mais pour descendre dans ces couches bien réelles,

dans l'océan de l'Inconscient,

c'est un autre pouvoir qui est demandé, une intuition sans limites dirigée par l'énergie divine, et qui voit et comprend, et ressent ce qu'il y a derrière les mots, derrière les justifications, derrière les explications, plus loin que les causes. Le supramental veut libérer notre espèce de l'origine du mal. Et c'est une affaire complexe, nous sommes reliés par des réseaux infinitésimaux aux ancêtres, à leurs karmas, à leurs failles, à leurs actes inconséquents, à leurs échecs patents qui ont laissé des traces. Parce que la matière est mémoire. C'est donc le supramental le seul moyen de nettoyer le passé, de nettoyer l'ashvattaL'arbre de l'évolution cosmique..

L'imagination créatrice dont nous disposons à travers notre intelligence et notre aspiration, transcende la dualité pensée active/pensée passive. Ces distinctions conventionnelles pour séparer la pensée qui s'éprend d'architecturer la perception et celle qui renonce à son mouvement pour ressentir l'effet de la totalité en soi, ont été établies par le mental, clivé lui aussi, comme presque toute la manifestation, par l'opposition yin/yang difficile à saisir dans son essence, mais dont les déclinaisons particulières les plus remarquables sont l'actif et le passif, le mouvement et le repos, le ferme et le malléable, l'expression et l'intériorisation. Dans une pespective physique, le yang imprime et le yin attire, le yang distingue, le yin adhère. La substance du mental est unique et se prête à des manœuvres différentes mais c'est la même intelligence qui agit. Il est vrai que le cerveau divise son activité pour traiter deux univers, le moi par rapport à son corps, son histoire, sa chair, et le moi par rapport à lui-même, avec le mystère béant de la place qu'il peut se donner à lui-même, indépendamment de son milieu, en accordant un sens spécial à son passage dans l'incarnation. Accepter la pensée passive (intuition) n'est pas facile pour tous, puisque elle semble, dans le moment, ne mener à rien, être inutile — contrairement aux raisonnenments qui s'emparent de situations pour les traiter. Certains la rejettent parce qu'ils ne peuvent pas la diriger, et ils ne soupçonnent pas son magnifique pouvoir de prévoir à long terme en apprivoisant la peur de mourir, ou de découvrir ce qui est au-dessus du temps, les forces qui échappent à Kâla. La raison, au contraire, construit et suit des lignes irréprochables, et domine le court terme. L'intuition ouvre au lointain et dilate tandis que la raison découpe pour bâtir.

Nous pourrions continuer à avoir une confiance absolue en la Raison si ce qu'elle construisait était efficace, mais tel n'est pas le cas. Tous les systèmes parfaitement ordonnés par la pensée fermée et active, oublient l'entropie, l'imprévisible, l'enchevêtrement de nouvelles conséquences quand on aura fait bouger les choses avec les nouveaux présupposés. La leçon du marxisme est récente, changer la société sans changer l'homme ne modifie que la surface des choses, et comme le mental n'invente plus d'utopies collectives, l'Histoire aujourd'hui à bout de souffle, sombre dans le chaos, toutes les recettes étant épuisées. Le singe debout, néophyte dans la reconnaissance de la verticalité, reste manipulé par la mémoire évolutive, surestime sa place dans l'univers, adore la nature quand elle le sert et la hait dans les autres cas. La dualité entre la souveraineté de l'immédiateté et l'autorité intemporelle de la pensée établie au-dessus n'est résolue aujourd'hui que par les évoluteurs recouvrant le Dao, la complémentarité absolue du yin et du yang qui s'annulent dans leur au-delà ou leur source, le Brahman.

Le bras droit mutile le bras gauche ou réciproquement, puisque la nature seule ne développe qu'un type d'efficacité, celui qui est le plus à sa portée. Dans la pratique, l'aveu du pôle déficient peut se faire, et après les réactions émotionnelles de déni pour fuir la nécessité de son développement, l'évoluteur peut tout simplement reconnaître les faits, et s'ouvrir à détecter les petites amorces naturelles qui permettront au yin ou au yang refoulé de commencer à intervenir en pleine conscience. Le passé peut très bien poser des barrages pour empêcher cette reconnaissance, puisque cette prise de conscience fait sortir des ornières du destin dont la force est presque incoercible. L'ascension déroute le moi de ce qui était prévu pour lui par les seules forces matérielles du temps. La pratique de l'étoile à cinq branches peut donc légitimement déboucher sur un conflit originel en soi, — mais provisoire, l'incapacité à reconnaître l'utilité ou l'urgence de devenir conscient d'une ou plusieurs des branches, que l'on voudrait laisser en l'état en se persuadant qu'on peut l'ignorer, pour mieux se régaler des fonctionnements déjà maîtrisés. Mais l'appel du potentiel peut prévaloir également, et vaincre des obstacles d'apparence insurmontable a priori.

Par métaphore, notre jambe droite, c'est le to be or not to be un singe, c'est un univers très large de sensations, qui ramène la virtualité du temps imaginé à des désirs. L'excès d'animalité, c'est la culture des passions qui prétend que les émotions « nourrissent », tandis que les abus sont considérés comme valorisants. Quand le mental prend possession de l'animal, il découvre qu'il a à sa disposition le vital, et il se dit : tiens ! le désir c'est bon, je vais le cultiver, et le rechercher. C'est un thème essentiel. Toute la philosophie grecque d'avant Platon tourne autour de cette question, la dose idéale de plaisir... Existe-t-il d'autres possibilités que satisfaire les sens ? Et enfin, ce qui rejoint un peu le bouddhisme, éviter la souffrance n'est-il pas une procédure qui peut s'affilier au plaisir ? L'animal n'a pas les moyens de cultiver le désir, bien qu'il puisse apprendre à s'énivrer quand la saison le permet, car les représentations lui manquent pour en faire une idole. Tandis que la perversion humaine c'est bien de « réaliser » que le désir est bon s'il est satisfait, nuisible s'il ne l'est pas. On le provoque, on le cultive, on le chérit, on le recherche en visant les objets qui le sollicitent, pourvoyeurs de plaisir. Inversement, le monde vital peut récupérer le mental: se plaindre, être la victime, harceler l'autre qui ne donne pas assez, c'est la jambe gauche qui manipule les bras... .Quant au manque d'intérêt pour l'organisme physique, cela pose des empêchements, problèmes de santé, sublimations sexuelles qui échouent et qui fabriquent finalement des êtres humains frustrés, vindicatifs, malveillants voire cruels.

C'est donc une erreur d'imaginer que le corps ne jouerait pas un grand rôle dans notre évolution, c'est faux. C'est lui qui est en première ligne, assujetti à l'immédiateté, avec son ordre et son chaos indissociables. C'est pour cela que le cas de Nietzsche est si émouvant, il avait détecté qu'une partie des représentations venait du corps, ce qui mettait à mal presque toute la philosophie précédente, qui voulait abolir le singe dans de belles architectures, et qui rêvait de communion cosmique sans investir le fonctionnement d'assez près. Un équilibre est sans doute possible entre ne pas s'occuper du corps sous prétexte qu'il est en dessous, ou trop s'en occuper en célébrant les appétits et les émotions.

Trouvons le fil de funambule.

L' équilibre provisoire (c'est un pléonasme) — c'est la loi. Ou bien nous tombons ou bien nous restons sur le fil. L'équilibre est forcément bancal. L'équilibre ne stagne pas, ne cristallise pas, il est toujours en transformation, face aux tentations, aux menaces, aux échecs, aux occasions, aux accidents. Tomber n'est rien, si c'est pour le retrouver, alors que faire semblant de ne pas tomber...

Le clin d'oeil du Tao:



En fait, être en équilibre c'est savoir qu'on va peut-être le perdre pour en retrouver un autre
qui sera mieux adapté à la nouvelle situation, entretemps, — l'épreuve. On ne peut
pas imposer à l'équilibre de rester plus longtemps si les forces ne sont plus
équidistantes.



Ce schéma est stratégique, vous allez sentir les modifications dans chacune des branches, comment une variation peut contaminer les autres en mal ou se répercuter en bien. Comment réagit-on quand il y a un tourbillon, un dysfonctionnement qui apparaît, qu'est-ce qu'on en fait ? Il faut savoir que nous sommes beaucoup plus soumis que ce que nous croyons à la transformation perpétuelle des flux de toutes sortes, et que nos impressions se moquent des représentations qu'on leur octroie. Beaucoup d'interprétations mentales du ressenti ne servent à rien, le dissimulent, le déforment, le travestissent, l'exagèrent ou le minimisent. Jusqu'à ce que la nature se venge, et montre qu'elle a le pouvoir, si l'on triche pour interpréter à sa guise, d'imposer de violentes déconvenues, de déclencer des crises, de produire des maladies. Certaines personnes nient qu'elles souffrent par exemple, elles essaient de passer par dessus la souffrance, et cela peut donner le change un moment, la jambe gauche sera interdite d'expression, puis le corps va protester en déclenchant des troubles, un certain seuil inconscient atteint. L'immense puissance émotionnelle de l'événement a commencé à être méprisée il y a plus de mille ans au bénéfice d'architectures mentales sur ce qu'il faut faire ou pas, avec la montée dictatoriale de l'Eglise en Europe, et son évangile de la souffrance. La morale est devenue l'arme de la jambe gauche, avoir peur de la vie, du péché, de Dieu. Notre héritage est très lourd à porter en dépit de nos prouesses matérialistes. C'est la ligne de la dualité corps/esprit qui nous a conduit à une telle catastrophe, une destruction écologique aveugle, maintenant que nous nous sommes coupés de la nature.

Imaginez la surprise de Leibniz quand il tombe sur le yi-king : la réalité est forcèment contenue dans une de ses 64 « formules de base », le tout érigé d'une manière entièrement mathématique. Certains hexagrammes du yi-king rendent compte de cela, si dehors rien n'est favorable, il convient de se retirer plutôt que de chercher à forcer les événements (yang) ou de faire comme si rien n'était (yin). Les survivances dynamiques comme la lâcheté et le déni du dérangeant animent la fonction inconsciente du repli. Néanmoins, la branche inférieure gauche peut être éduquée. Dans la stratégie militaire, battre en retraite n'est pas une humiliation mais une tactique. Se replier pour renoncer à une aventure qui ne nourrit pas, pour échapper à un prédateur, pour couper court à un engagement qui tourne mal, quoi de plus naturel, l'incarnation est fragile, — l'adversité jamais loin. Souvent l'humilité s'apprend pendant les périodes qui résistent à nos projets et à notre volonté, et qui nous contrarient en profondeur. Il se pourrait même que l'humilité soit la face éclairée du renoncement au pouvoir, tandis que la résignation en est la face obscure, et que le dépit en est la version régressive. Ce sont les mêmes événements qui provoquent soit l'humilité, et le chemin continue quand même, soit la résignation teintée du sentiment d'être victime, et là, le chemin s'arrête, s'égare ou fait machine arrière.

Ressentir la jambe gauche donne le sens de la prudence et de la précaution, qui deviendra d'autant plus objectif qu'un nettoyage de la fonction aura eu lieu, car une partie de la nature aime se faire peur pour donner du poids aux sensations, et cette couche dramatise pour le plaisir. On ne peut pas mutiler la fonction du repli sous prétexte que les trois quarts des menaces sont imaginaires, ou que la peur surgit des mémoires des ancêtres accumulées pour des occasions ridicules, puisque même ces mémoires-là, qui ne nous appartiennent pas, nous traversent et devront être balayées. La nature aime développer ce qu'on lui donne à expanser et elle aime tout autant atrophier ce que nous lui empêchons de travailler, aussi faut-il garder un contact éclairé avec la fonction du repli, qui contebalancera de manière naturelle la force de l'élan — toujours opportuniste, et parfois violente. Les personnes qui mettent de côté la peur et l'appréhension par une décision mentale de déni, se mettent dans une posture glorieuse d'invulnérabilité et se dirigent vers la transgression des lois cosmiques, devenant insensibles aux dangers qui retiennent l'ascension, tandis qu'ils méprisent les lois, les règles, et étouffent le sentiment naturel de culpabilité. L'intégrité se dissout alors. Malgré tous ses mouvements inutiles, ses mises en garde souvent paranoïaques, et sa crainte facile du lendemain, la jambe gauche est nécessaire pour commander en cas d'urgence, et elle nous conseille de faire profil bas, d'évaluer l'ennemi à sa juste valeur. D'ailleurs, tout le monde sait bien que le courage n'est pas une absence de peur, mais la conscience de celle-ci transcendée par l'aspiration ou l'urgence.

La jambe gauche comprend de nombreux dispositifs, comme les autres branches qui fourmillent de possibilités. Ce sont toutes des réservoirs d'actions potentielles infiniment variées, qu'on ne peut pas dénombrer, et qui s'adaptent au flux des circonstances, mais sans leur observation spontanée, elles nous imposent les survivances dynamiques pour traiter l'hétérogène, et nous réagissons outre mesure. La branche inférieure gauche possède un yin très archaïque, tout le champ de la réceptivité négative du corps qui craint les agressions. « La peur » est le plus courant des mécanismes de défense. Si la jambe gauche communique avec le reste, cette peur devient un garde-fou de l'intégrité, elle indique ce qui peut nous corrompre et nous en préserve. En évoluant vous ne conserverez que les vrais signaux d'alarme, ceux qui indiquent un danger. Dans le fonctionnement de base, le potentiel de crainte contrebalance symétriquement, exactement, la jambe droite, qui fonce toujours plus, qui s'aveugle pour réaliser certains désirs, et si j'y reviens c'est pour vous permettre de voir le yin/yang comme une seule énergie qui change de direction, plutôt que comme deux pôles. De la même manière, quand on pense un jour de la semaine, on sait bien qu'il contient le jour et la nuit, ainsi nous faisons de même: il n'y a pas de séparation entre le yin et le yang, mais une simple navette du plus vers le moins, de l'actif vers le passif, du mouvement vers le repos.

Un équilibre hasardeux mais spontané se forme pour que les deux processus opposés se retiennent l'un l'autre, mais ni le désir ni la peur ne possèdent d'identité propre, ils constituent le même socle de la nature évolutive, dans ses débuts. Ils ont le pouvoir de se mêler à toutes sortes d'énergies morbides ou étincelantes, et deviennent par la même occasion des bombes à retardement. Cette vérité est ésotérique, et concerne l'occultiste, mais il est nécessaire de la rappeler. Le désir et la peur attirent à eux toutes sortes de présences subtiles et de forces inconnues, ce qui rend nécessaire, pour n'importe quel évoluteur, la clarification des deux branches du dessous. Les énergies transportent de la conscience obscure quand elles dépendent du monde astral — le plan subtil de la nature.

Pas assez de bras gauche provoque un déficit spirituel. Parce que l'on ne comprend pas que c'est dans la passivité que l'on se relie le mieux à l'univers. Cela peut provenir d'un parti pris culturel ou du caractère affirmé, mais également d'une expérience traumatique. Beaucoup d'êtres humains font taire leur yin après une mauvaise expérience, afin de ne plus courir le risque d'être blessés s'ils s'ouvrent à nouveau à l'altérité. Nous voyons une fois de plus que le haut ne sait pas toujours se mêler de ce qui arrive au bas. Sa manière d'interpréter les cadres affectifs et émotionnels est souvent défectueuse, c'est la raison pour laquelle le « ressenti » doit toujours revenir au centre de nos préoccupations et se distinguer de l'interprétation qu'on lui donne. Souffrir est un fait et non une malédiction dont le mental peut s'emparer, comme jouir est un fait, relié à bien d 'autres faits, et le mental ne peut pas réduire cette fonction organique à une seule survivance animale, puisque cette sensation continue d'évoluer dans des formes nouvelles dans l'ascèse. Refuser d'écouter le corps revient au même que le gaver.

Les bhaktas ont valorisé le yin supérieur, la contemplation chez les mystiques chrétiens, les ascètes hindous, l'abandon des responsabilités sociales pour de nombreux chercheurs, qui sacrifient une brillante carrière pour pouvoir passer des heures à se laisser absorber par des questions essentielles, sont les armes du bras gauche comme la méditation dans le lâcher prise, la plus connue de toutes. Certains ne font rien de la journée, plongés dans le soi, rassemblés dans leur aspiration, toute action leur paraît superficielle, et cela semble légitime pour quelques-uns, tant que l'énergie divine n'est pas contactée. C'est comme les taoïstes qui regardent couler l'eau en s'identifiant à la pureté du torrent: il y a une utilité suprême dans l'inutilité, mais peu s'en rend compte, — Tchouang Tseu n'a pas fait école. Tant que le singe debout n'opère pas le renversement cosmique, il n'a pas assez de confiance dans l'inconnu, l'imprévu, pour que la disponibilité (ne pas diriger l'esprit) soit un principe équivalent à la concentration — et il la méprise. L'abandon total est aussi positif que la concentration, que la réflexion sur un objet. Mais une des sources du mépris pour la disponibilité intégrale vient également du fait que les résultats se font attendre, puisque les buts sont plus lointains que ceux érigés par la raison. Etre pleinement relié demande l'accord de l'univers, alors que tous les projets personnels peuvent s'obtenir sans l'aval du Dao. A gauche, il y a lâcher prise, l'intuition, les arts divinatoires, l'idée de ressentir le Tout, le besoin de la ramification exhaustive. A droite, nous vivons le besoin de prévoir une démarche et de lui attribuer quelques règles, nous évaluons des situations et des projets en lice, ou bien nous réunissons par la logique des faits ou des arguments pour produire de petis taos, de petits ensembles cohérents de représentations.

2 NAÏSHKARMA ET NON-AGIR, LE TRESOR ORIENTAL



La Voie permet une telle connivence entre le fait d'inscrire ses propres pas selon la volonté intérieure et celui de coïncider avec ce que le Divin attend de nous, que les deux bras coopèrent et apportent confiance et plénitude. Oui, il y a des coïncidences entre ce qui arrive malgré nous et notre orientation volontaire. Ce sont des moments précieux, indescriptibles, qui amènent à des seuils plus limpides. Les deux voies se superposent alors, la nôtre subjective, et ce qui arrive objectivement et qui confirme que notre orientation avait été la bonne. D'ailleurs on peut déployer le sens du terme Dao ainsi: méthode, chemin, principe. L'ordre cosmique est éprouvé sur le chemin, et le chemin se suffit à lui-même. il n'y a plus aucune distinction à faire entre l'itinéraire et ce qui l'a produit et la destination où il mène. C'est l'unité dans le trajet, son origine et son aboutissement. En fait, Dao est absolument intraduisible, c'est un paradigme en soi: Rien n'est en dehors de la conformité, rien n'est en dehors de la réalité ultime dans laquelle les formes, les moyens et les buts se correspondent exactement. C'est la science des repères. La forme sert l'utilité, l'utilité provient de l'ordre, l'ordre provient des cinq éléments, les cinq éléments sont chacun yin et yang par rapport aux autres, ce qui dénote une subtilité à laquelle notre esprit n'est pas rompu. L'Un ne peut se manifester qu'à travers le Deux, qui implique le 3, la transformation qui découle du rapport entre le yin et le yang. Au-delà, le Dao, l'Inconnaissable, l'Ordonnancement suprême. Tout est utile dans ce modèle exhaustif. Découvrir l'utilité constitue une démarche suffisante pour se conformer au Tout, voilà l'essence de la pensée chinoise, qu'il n'est plus alors nécessaire de mélanger à d'autres voies qui s'y prennent autrement. Collaborer au fonctionnement suffit à suivre le Dao, un projet bien différent que le laisser mécaniquement agir en formant des amalgames de pensées et de sensations, de doutes et de certitudes. Ces mélanges pervertissent tout autant les saisies abstraites que les perceptions naturelles, cisaillent et empêchent la vision du présent vrai. L'unité du haut et du bas ne s'obtient qu'après leur séparation symbolique, après avoir distingué les besoins physiques des besoins émotionnels, et après avoir renoncé au pouvoir protéiforme de la pensée, partout et nulle part à la fois, —un courant d'air.

Cinq subtilités doivent donc être expérimentées par tout évoluteur cosmique, le désir, la peur, l'intelligence active, l'intelligence passive et la volonté. Il n'est pas nécessaire d'ajouter davantage de fondamentaux, mais il est vrai que chacun des cinq peut se décliner sous des formes variées, et que chacun possède des faces yin et yang. Le côté yin de la pensée active consiste à perdre de vue l'objet de sa quête en cours de route, comme le côté yang de la pensée passive consiste à formuler des attentes formelles pour s'emparer de la réceptivité. Une fois que le moi s'embarque dans cette aventure, il décide lui-même de l'usage de chaque membre, et il assiste à la guerre des besoins, qui se battent pour obtenir la meilleure place possible, puisque les cinq sens continuent d'agir avec force pour attraper leurs objets de prédilection. La sécurité de la jambe gauche se dispute avec l'intensité de la jambe droite, tentation contre tentation (prendre c'est agréable mais dangereux, renoncer c'est tranquille et sécurisant mais il ne se passe pas grand chose). Il en est de même au-dessus, au début de la voie, s'en remettre à Dieu est incompatible avec la raison parce que le yin et le yang s'immobilisent, alors qu'il faut parvenir à utiliser les deux distinctement pour ne pas plafonner. Des millions de débutants ne parviennent pas à dépasser ce conflit, alors qu'il n'existe pas. Mais par le fonctionnement de la nature, nous subissons des poussées incoercibles dans des orientations différentes, et elles semblent donc incompatibles parce qu'elles tracent des itinéraires suffisamment larges pour donner le change. Ne culpabilisez donc plus.

Nous sommes des êtres centrifuges qui nous élançons vers de nombreux objets des plus nécessaires comme l'argent, aux plus inutiles en apparence comme le Divin, des plus concrets aux plus immatériels. C'est le terrain de jeux de la Manifestation, tout et n'importe quoi en abondance, ce que la jambe gauche évite de voir en face en fuyant l'ombre et l'obscur. L'ordre entrelace le chaos ou inversement. Pour trouver du sens, nous limitons l'espace, nous le réduisons à une quête par l'intelligence active, qui raisonne et bâtit, et qui propose un autre itinéraire que celui qui s'effectue en quelque sorte de lui-même: Seigneur, fais ce que tu voudras, même mon temps t'appartient, comment pourrai-je tracer mes propres pas sans Toi ? C'est un conflit fondamental, un écartèlement entre le temps maîtrisé et rentabilisé par l'exercice de la raison et le temps passé à adhérer au Mystère, au Tout, au Divin — dans une humilité telle que toutes les sources d'action personnelle semblent indignes. C'est un peu comme la barre des derniers rouleaux avant le large. Elle est si haute que l'on n'est pas certain de pouvoir la traverser sans chavirer quand on quitte l'île déserte sur un radeau. Il faudra passer la dernière barre ou rester prisonnier de l'îlot. C'est le même symbole.

 

La nature dresse un mur infranchissable et prétend que c'est impossible de le traverser. Elle demande qu'on choisisse le yin particulièrement incertain, informel, plastique et adhésif à tout ce qui se présente, bref une posture meuble et vulnérable mais ouverte dans le sens absolu du terme, ou le yang qui va de l'avant, conquiert, raisonne, aboutit, distingue, écarte, tranche, sépare, accumule des résultats, et « règne » en prenant possession du temps.



La raison aime décortiquer les procédures et s'attache au fonctionnement des choses, et elle donne vite l'impression d'un accomplissement, alors que l'intuition veut juste goûter ou profiter, ou encore s'étendre à l'infini, se ramifier au soleil par exemple, à la vie une, au Divin. Evoluer en se moquant de son propre fonctionnement s'avère impossible. Tout est fonctionnement, tout est tao. Si vous regardez l'intérieur d'une cellule, il y a déjà un nombre conséquent de fonctionsNous posséderions environ soixante mille milliards de cellules, chacune d'elles composée d'une vingtaine d'acides aminés dépendant de près de deux mille enzymes.. Observez une fourmilière, un jardin, dès que la vie apparaît, le fonctionnement triomphe. Si le fonctionnement ne vous intéressait pas spécialement, vous voilà au fait d'y jeter un regard neuf parce qu'ici sur Terre, — âmes de tout l'univers, il n'y a que des engrenages et des vis sans fin qui s'emboîtent les uns dans les autres pour permettre au temps de maintenir quelques structures. Des cycles enferment dans des processus répétitifs inexpugnables, manger, boire, dormir, veiller, chercher à se reproduire, éviter la douleur, éprouver du plaisir. Naître, grandir, vieillir, mourir. Vous pouvez recouvrir cela de toutes les transcendances hégéliennes et des couinements aristocratiques des anges qui vous approuvent, c'est notre base, cette force biologique sous la pensée, qui se moque éperduement des pouvoirs de l'esprit.

Il est nécessaire de comprendre et raisonner pour saisir l'ordre phénoménal, comme il est indispensable de se donner à la Vie pour recevoir du Dao les caresses du monde subtil, la grâce, et plus loin l'énergie divine. Nous nous avancerons des états de conscience qui ne dépendent pas du temps prédateur, Kâla, ni du dieu de la mort Yama. Ici-bas, il n'y a que du fonctionnement, que des appareils et des organes, que des corps — et derrière des fonctions aux prises avec une gamme d'énergies. La nature est le socle paradoxal de la conscience, et nous pouvons l'offrir au Divin.

  Le clin d'oeil du Tao:



commencer à se transformer soi-même: c'est le seul remède, mais presque personne ne veut le prendre.

3 INTEGRER LA COMPLEMENTARITE DE L'ACTIF ET DU PASSIF



Le but est donc l'équilibre (droite) / (gauche). Néanmoins, c'est possible de pouvoir développer un seul des bras dans une période donnée, comme pendant une retraite pour améliorer la pensée passive, ou comme en préparant un examen pour la pensée active. Tandis que le retour vers le yang est conscient, parce que nous sommes sollicités par une nouvelle action à faire, le renversement vers la pensée passive se fait automatiquement, à défaut d'avoir à faire quelque chose, et peu savent bénéficier de l'arrivée de l'esprit dans ces zones yin absolument indéterminées. La plupart des êtres humains en profitent pour rêvasser, remuer quelques projets vagues ou pour dessiner de nouveaux désirs affriolants, aussi faut-il éduquer le bras gauche, et axer l'esprit sur un essentiel indéterminé pour ne pas se laisser embarquer dans des enchaînements de pensées vaines et chaotiques dès qu'on n'oriente plus la pensée vers un objet, une action, un but à atteindre. S'ouvrir au vide ou se souvenir du Divin, pour ne pas gaspiller les retours automatiques à la pensée passive entre deux actions précises, constitue la procédure la plus commune pour amorcer un travail plus performant de l'intuition. Dans une seule journée, nous pouvons subir des centaines de renversements. Certains moments sont voués à l'immédiat avec une participation précise à une situation, mais d'autres permettent de s'abstraire du monde contingent, et ils peuvent être utilisés de différentes manières pour l'être et son aspiration, et nous avons là la gamme des stratagèmes passifs. Non, ce n'est pas un oxymoron. L'araignée tisse sa toile et puis elle attend. C'est le modèle le plus parfait du stratagème passif. Cette possibilité de piéger le sens des choses en ne faisant strictement rien est encore très peu pratiquée, toujours pour la même raison. L'utilité du non agir, ou en termes concrets l'utilité d'une méditation, passe inaperçue. Les gains sont considérés comme si aléatoires que cette durée-là, libre et gratuite, est ignorée et reléguée, diabolisée par la culture comme une perte de temps.

 

Il existe néanmoins une complémentarité virtuelle entre les moments dévolus à se concentrer, analyser, anticiper, et ceux pendant lesquels synthétiser ses impressions sans effort et lâcher prise augmentent le sentiment d'être relié. Mais tandis que la première option est naturelle, ancrée par l'urgence de l'immédiat dans le cerveau, la seconde nécessite un apprentissage, parfois long pour les personnes nerveuses. Au début, l'ouverture à l'intuition prend l'apparence du désœuvrement, de la paresse, de l'oisiveté, de l'ennui ou de l'errance.



La stratégie s'affinera sur le chemin. Les éclaircissements et états de reliance supérieurs produits par la pensée passive pourront déboucher sur une pratique nouvelle de la pensée active, plus dépouillée et essentielle. De même, les succès récoltés par la Raison finissent par en montrer les limites, et engendrent le besoin d'une pensée passive, prête à recevoir les signes du Dao, en se contentant de reflèter le Mystère. En excès, la pensée passive est catastrophique, l'attente magique tient lieu de présence et l'on refuse de creuser le présent sous prétexte que l'avenir sera meilleur. Tout ce qui est d'ordre décisionnel est reporté. La dictature du bras gauche est une impasse, tandis que savoir alterner les deux pôles permet au contraire de profiter en quelque sorte d'une belle harmonie entre l'inspir (l'intuition) et l'expir (la mise en œuvre par le mental actif). L'hypertrophie à droite donne aussi de mauvais résultats. Le ressenti est réduit à entrer de force dans des schémas comportemenatux, des procédures et des calculs. Chaque être humain doit donc dépasser les croyances de son clan, qui sont très structurées, et ne pardonnent pas les écarts, pour sortir des ornières de la pensée qui chevauche le vital, la louange du désir et la peur de la peur formatant de nombreuses opinions obligatoires. Un enfermement triomphaliste est souvent pris pour un contact avec des vérités supérieures, quand les faits se réduisent à correspondre à ce que l'on en attend, par une manipulation acharnée.

Chaque pôle s'équilibre avec l'autre si nous voulons être certains de marcher sur une voie conforme, quitte à développer le plus faible et à le subordonner au plus fort jusqu'à ce qu'il atteigne sa propre autonomie. Pour la plupart, le pôle prépondérant est utilisé à tort et à travers, ne laisse pas assez de place à son contraire, tandis que le pôle déficient se présente avec une certaine réserve qui empêche de jouir de toutes ses capacités. C'est un bel exercice pour les typés yin d' améliorer leurs performances et leur confiance dans l'outil de la pensée active et productive, comme c'est nécessaire aux typés yang d'approfondir toujours plus les emplois du temps sans rendement apparent ni concret, mais qui permettent au cerveau de s'extraire du monde précipité de la vitesse psychologique. Il n'y a aucun doute sur la complémentarité merveilleuse de la raison et de l'intuition depuis la vision supramentale. Nous pouvons commencer à le vérifier, et notre mode de perception et d'utilisation de la durée changera. Elle sera moins utilitaire en apparence, mais des moments de conscience plus profonds se produiront par l'abandon momentané et régulier des préoccupations contingentes, relationnelles, répétitives.

La vraie stratégie est donc unique et possède deux aspects opposés, qui sont néanmoins identiques d'un certain point de vue. En effet, si chaque moment requiert du yin ou du yang, chacun des deux principes remplit la durée comme son contraire, et ils participent donc tous les deux du mystère essentiel du temps, scandé par le jour et la nuit, la veille et le sommeil. Il n'est pas question, dans une perspective supramentale, de développer quoi que ce soit au détriment du reste, puisque c'est le propre de la vie de réunir des matériaux multiples et de les assembler dans notre propre incarnation pour nous mener à l'Unité. Il est donc présomptueux de décréter ce qui est utile ou ne l'est pas, ce qui est nécessaire ou non, dans notre économie générale. Les doctrines spirituelles sont rarement comprises et des erreurs se produisent au départ, parce que les accents particuliers jettent dans l'ombre certains aspects de la voie en les relèguant à l'arrière-plan. Il suffit de spécialiser le fonctionnement dans une ou plusieurs orientations pour manquer l'essentiel, l'holistique, en attendant des résultats qui ne peuvent pas se produire puisque,

soit il manque de la disponibilité, du vide, de la gratuité, de la liberté, du non-attachement,

soit il n'y a pas assez de présence à soi,

soit le corps est conçu comme une entrave grave, ou au contraire un auxilaire magique capable d'apporter ce qui se trouve au-delà de sa juridiction.

Il s'agit là des trois écueils, et tous les éviter demande un engagement profond. La disponibilité, une fractale yin supérieure, rend la stratégie plus souple, c'est elle qui donne les indices que l'on n'attend pas et qui permettent d'éviter la ligne droite trompeuse voulue par la seule volonté, in abstracto. Quand on attend les indices, les prises de conscience, dans le champ visuel des œillères, tous les signes qui seront à côté passeront inaperçus. La stratégie évolutive nous donne la capacité de pouvoir changer de focale notre oeil intérieur comme un photographe travaille de près comme de loinLes zooms 135, 200, 400 mm avec la raison, qui ne peut éviter les détails qui précisent la forme, mais avec la pensée passive, qui ne recherche rien et reflète le ciel, c'est le grand angle qui est à l'honneur, ou l'eye fish qui s'étale plus largement que notre champ de vision.. L'oeil du non agir ne voit pas bien de près et se libère de toute urgence, mais l'arrière-plan apparaît en continu — d'un seul tenant, et donne le sentiment de l'insécabilité du réel. Le ressenti holistique augmentera une fois que nous serons entrés dans le jeu de dédier notre existence à l'évolution. Sentir se dessiner les jointures entre le Tout et notre propre existence, c'est l'aventure de la conscience.

Vouloir s'approprier la Voie, le Dao, tel est l'ultime risque quand la polarité n'est pas intégrée. L'évolution nous prend en charge à condition que la convoitise du « fruit  de l'œuvre» disparaisse, l'unique moyen pour que le yin ne soit pas débordé par le yang avide de conquérir. Si nous appliquons l'équilibre, l'évolution sera naturelle et spontanée, suivra l'âme du présent. Trouver les moments propices à l'alternance ( raison/intuition et volonté/lâcher prise) deviendra un art guidé par le chemin et ses obstacles. Ainsi, la confiance accompagne-t-elle le ressenti changeant. L'évoluteur avance comme une onde sinusoïdale, la droite épaule la gauche et réciproquement. Il évite qu'il y ait trop de « pensées constructives » responsables d'une crispation chronique au service du mental, puisqu'elles manipulent des enjeux aléatoires qui attachent à l'idée de réussir. Etant donné que l'esprit et le système nerveux sont en profonde affinité (Mercure est en analogie avec les nerfs), le recours au côté gauche préviendra ou anéantira le stress. La concentration peut être excessive, anticiper peut devenir une véritable pathologie soutenue par le besoin de contrôle. Trop compter sur le bras droit crispe. La pensée va trop vite et dévalorise le moment en le considérant comme le marchepied d'un futur à s'approprier.

Nous sommes pris dans un phénomène d'évolution accélérée, et nous décidons de nous mettre en phase avec l'expansion de la conscience dans l'univers. Nous sommes les dépositaires d'une vie complexe qui ne cesse d'ascensionner « avec les moyens du bord ». Pour collaborer, il suffira en premier lieu d'accepter la transformation des  moments subis , ce qui s'effectue par l'observation sévère des émotions et de leurs rôles, pour les alléger. Ensuite, la vigilance sur l'équilibre entre les jambes droite et gauche s'instaure, puisqu'il s'agit d' extirper les prérogatives de la souche de l'ego animal, en scrutant les attirances et les aversions. Le sentiment d'être une victime peut rôder quand la démarche cosmique s'affirme, parce que certains nous en veulent d'abandonner les valeurs communes, et il s'agit de laisser derrière soi la demande d'approbation, yang, et la peur du regard de l'autre, yin. Côté droit, le modèle contraire donne le chercheur arrogant et fanatique — qui ne se doute de rien — et convoite la vérité par narcissime secondaire. Il agglomère son énergie vitale à son calcul de contrôle sur le monde, ou sa conquête martiale de l'illumination. L'ambition est cet amalgame qui combine l'exercice de l'esprit avec le besoin de jouir de l'énergie vitale. Des convoitises spirituelles inavouées proviennent des guna grossièrement combinés, le désir egoïste de jouir de la possession de la Vérité se déguisant en amour pour le Divin.

QUATRIEME AXIOME:


Les attentes vont diminuer vis-à-vis du monde extérieur et des autres, et augmenter vis-à-vis de soi-même.

Bien sûr, si le but est la fusion sans confusion entre le mental intemporel et l'immédiateté physique, chaque moment sera empreint d'une certaine urgence, considéré comme un souverain bien à ne pas gaspiller, et la difficulté se présente, puisque ce sentiment d'urgence ne doit en aucun cas se présenter sous une forme angoissante, alors que la jambe gauche ne demande qu'à contaminer un présent devenu plus acéré par des craintes supérieures, comme la jambe droite essaie de profiter de l'ouverture respirante pour embellir le désir. C'est vrai qu'à partir du soi impersonnel, une unité se constitue entre l'immédiateté et la structure intérieure, et il commence à se produire une certaine complicité, parce que la nature lâche une partie de ses prérogatives. Il demeure peut-être encore quelques adversaires intérieurs mais ils ont beaucoup moins de poids. Il faut comprendre les traditions de l'Orient et du soi impersonnel comme étant une forme de réconciliation entre l'organisme et le mental (qui se dissout presque) et d'ailleurs, quand il y a la paix qui s'instaure entre les deux, il n'y a plus de pensée active, c'est l'illumination. Si par le passé cet état semblait conclure toute démarche, il ne devient aujourd'hui que l'auxiliaire d'un projet plus profond qui retourne jusqu'à l'énergie originelle pour la recevoir dans l'enveloppe charnelle. Lorsque le mental est déchargé du fardeau du corps après avoir réglé la question de ce qu'était l'organisme, se produit l'éveil, et le recul des éveillés sur la peur, sur la maladie, sur le rôle à jouer l'atteste. Seul le désir sexuel subsiste et la quête de son objet est très ludique, presque oubliée, et s'associe également à un besoin profond de partage de la beauté de la vie. C'est un très long chemin parce qu'il s'impose de régler la relation entre les deux instances fondamentales d'une manière entièrement harmonieuse et consentie. Faut-il en déduire que la dualité esprit/organisme est plus difficile à ramener à l'unité que la dualité pensée active/pensée passive ? Faut-il commencer par réconcilier le yin et le yang — ou le haut qui s'élève avec le bas qui retient, par toutes sortes de racines, dont certaines inconscientes, le moi vers le territoire ?

Pour le moment, j'ai tendance à affirmer, comme Sri Aurobindo, qu'il vaut mieux partir du haut, en profitant de l'ascension de l'atmosphère qui monte en vibration, et développer une véritable alliance entre les deux bras sous le commandement de la consécration, de la tête couronnée, ce qui pourra engendrer une rectification naturelle de la puissance des jambes. Nous sommes certains que cette formule convient à ceux qui aiment l'usage de l'intelligence, et qui ont davantage de peine à s'indentifier ou intégrer leur corps physique, et à reconnaître le vital. Les prises de conscience effectuées dans les trois branches supérieures descendront, peut-être lentement, mais descendront dans les jambes. En revanche, les individus très incarnés, très identifiés à leur corps physique ou à leurs émotions devront, en priorité se persuader qu'ils doivent modérer leurs appétits du côté yang, et réduire leurs attentes du côté yin, puisqu'ils peuvent involontairement, par habitude ou héritage, cultiver leur complaisance à poursuivre l'avenir selon leurs fantasmes, selon l'embellisement qu'ils projettent sur le temps devant soi qu'ils cherchent à rattraper.

 

Si vous êtes dans l'unité, profitez-en, si vous n'êtes plus dans l'unité vous en profitez aussi — pour utiliser vos adversaires intérieurs qui montreront le chemin (de dépassement) et guideront vers un nouvel équilibre. Observez sans prétention, sans malice ni méfiance, nos quatre moteurs perceptifs, le désir et la la peur, la raison et l'intuition, sous la direction de la volonté évolutive. Le funambule sur son fil, s'il tombe remonte, et il apprend à chuter sans se faire mal !



4 L'EVOLUTION ACCÉLÉRÉE.



Le funambule, c'est ce que nous sommes à chaque instant dans l'immédiateté parce que nous combinons l'être et l'animal. Nous les tressons ensemble, c'est le mystère de l'incarnation, c'est le mélange de purusha et de prakriti, c'est-à-dire que nous n'avons pas le choix. Nous sommes obligés dans le présent de concilier d'une manière automatique ou intelligemment consentie une part de conscience immuable et une part de nature, tout bêtement parce que nous sommes nés bébés et que nous avons grandi, et que le corps suit de près le passage du temps, alors que le moi le surplombe confusément. Ce mystère paraît simple mais en fin de compte, il y a peu d'êtres humains qui se penchent sur le funambule parce que cet équilibriste est créé automatiquement: nous sommes en mesure de relier à chaque instant notre pensée à notre corps par un principe qui nous est infiniment supérieur, personnellement je ne saurais pas le nommer. Car quel nom donner à ce processus qui nous permet d'allier en une seule résultante la conscience physique, la conscience vitale et la conscience mentale ? Et même si nous trouvons un nom approprié, cela ne nous avance à rien parce que ce tridynamisme est en perpétuel mouvement, dans lequel nous trouvons l'empreinte de la réalité fondamentale: nous avançons et reculons, parce que le monde extérieur résiste en partie à nos conquêtes et nous pousse dans des retranchements imprévus. La vie nous aide ou nous pénalise de manière inattendue, la durée ne cesse de nous bousculer, aussi bien dans les événements par les chocs hétérogènes, que dans nos convictions et nos valeurs quand elles subissent un démenti. Nous touchons ici à l'échec de la philosophie qui se bat autour de définitions qui n'ont aucun sens, étant donné que les objets définis sont instables et changeants. Nous ne pouvons pas nommer correctement ce qui ne cesse de changer de forme, et si nous le faisons, cela nous fait oublier les changements, les variations, les modifications, et nous voilà prisonniers d' images mortes et de symboles friables, avec des concepts qui ne sont que des cadavres. Héraclite n'a donc été qu'un des témoins priviligiés du mystère, qui, après avoir cessé d'inventer le réel par l'exercice mental, s'est rendu à l'évidence du perpétuel changement, comme Tchouang Tseu, et Bouddha fondant l'impermanence du samsâra pour nous aider à nous libérer des pensées cristallisées sur des croyances. Le flux rapide du présent étant riche à chaque instant d'informations évolutives, les systèmes de croyances structurées filtrent son passage, le rétrécissent, le ralentissent, jusqu'à le vider de sa substance de vie. Le potentiel est écrasé par l'interprétation préconçue des événements qui assurent la répétiton du Même, et c'est ainsi que la nature, la prakriti, triomphe de l'esprit.

Le fait est que si nous entrons dans le jeu de la conscience, nous devenons des funambules, sensibles au fait que chaque instant est potentiellement assez fort pour nous faire modifier notre itinéraire. Mais sans cette ouverture à l'absolu présent, il est assez courant de voir des existences se dérouler dans lesquelles la vie organique et le sens mental ne se contrarient pas beaucoup, tout en maintenant la conscience dans des ornières naturelles. La combinaison être - animal s'effectue alors dans un mélange uniquement répétitif dans lequel finalement, c'est la nature animale qui récupère la pensée en ne la laissant jamais briser les limites d'une perception héréditaire, pour ainsi dire « sensuelle ». Peur, désir et besoin de sécurité. Etre, dans la stratégie évolutive, c'est être en rupture avec le monde de la nature, avec le monde de la prakriti. Cette rupture n'est pas faite pour nous couper de la vie, elle nous permet de tresser d'une manière plus consciente la combinaison être/animal — sur le fil du présent. Le purusha, l'être, la conscience, le divin, possèdent un véritable pouvoir sur la nature, et plus nous avons une expérience personnelle de ce principe, plus l'ascension s'accomplit dans de bonnes conditions. On ne peut pas dépasser cette dualité/une. Nous en voyons le caractère duel quand nous sommes en conflit — avec le monde, avec l'autre, avec nous-mêmes —, et le caractère d'unité quand nous sommes installés dans la plénitude.

Notre mental n'est pas rivé au moment présent, et il tourbillone autour avec les souvenirs et les anticipations, les souhaits et les critères fixes des valeurs éthiques. Le mental n'a aucune raison particulière de n'écouter que le présent — sinon nous ne sortirions pas de la condition animale. Les éveillés affirment qu'il existe un moyen de réunir dans une seule et même substance l'être et l'organisme, mais tous auront démécanisé les pulsions négatives de la nature, les survivances dynamiques, un chantier auquel s'attellent peu d'êtres humains, à moins qu'ils ne le fassent qu'en surface en évitant les symptômes sans déraciner les pulsions. Dans le Soi, il n'y a plus aucune ligne de démarcation entre le présent de l'immédiateté et le présent intemporel du mental.

 

J'appelle donc « le funambule » celui ou celle qui accepte la dualité être/animal dans une perpétuelle recherche d'un équilibre meilleur, dans lequel la conscience augmente. La confiance peut être conservée en fonction du principe que la conscience est supérieure à la nature et la précède dans l'ordre des principes.



C'est à chaque instant que ce modèle avec cinq fonctions modulables se transforme, et cela vaut mieux que de s'imaginer qu'en coupant une ou deux branches de l'étoile, l'identité fonctionne. Même si le mouvement d'ensemble est plus difficile à suivre, c'est de sa globalité que proviendra un équilibre neuf et ouvert tout en étant structuré. Autrement dit, le fanatisme réductionniste, se réaliser par une seule orientation qui veut embrasser tout l'espace, est devenu un procédé obsolète dans un monde aussi complexe que le nôtre. Par le passé, dans notre Histoire, un grand mouvement émerge et écrase tout le reste. Le dieu inventé par saint-Paul en récupérant Jésus fait la loi, et voilà qu'on décrète que c'est l'alpha et l'omega, jusqu'à massacrer les juifs et les philosophes à Alexandrie, puis l'Inquisition décrète un dieu dont il faut avoir peur, et enfin quand il y en a vraiment assez de cette perversion gouvernée par la jambe gauche, retournement complet de la situation avec Diderot et les encyclopédistes qui sacralisent le bras droit. La Raison devient l'idole, et on commence à mépriser pendant cent ans ce qui n'est pas prouvé par a+b. Mais comme cette mode va trop loin, elle se retourne et le dix-neuvième siècle va mélanger une pensée rationnelle avec le besoin du « sentiment océanique », refoulé depuis longtemps, et voilà les quatre branches réhabilitées, mais ingouvernables. Utopies communautaires, spiritisme, sacralisation du peuple avec Marx, ésotérismes sulfureux, religion du progrès, hédonisme à la petite semaine, féminisme embryonnaire et matriarcal, avec une élite masculine prête à idolâtrer le féminin et s'y soumettre... Dans les grandes lignes de l'Histoire, il n'y a pas d'équilibre. C'est un balancement. C'est la superstition religieuse suivie par la superstition de la science.

L'oeil physique fonctionne bien avec la raison qui observe, mesure, évalue, mais quand la Tradition évoque un oeil intérieur qui ne s'intéresse qu'aux qualités, et qui n'a plus besoin de mesurer des volumes, des surfaces, des distances, quand on évoque un outil de perception qui est entièrement libéré des formes et qui voit l'essentiel, la culture n'adhère pas, car il ne « tombe pas sous la main ». Nous ne sommes séparés de rien, mais le mental nous persuade qu'il y a entre nous et le monde extérieur un mur infranchissable. C'est faux, c'est seulement le mur volatil de la pensée qui s'interpose. Nous sommes un fragment d'une réalité totale et insécable, et le moi est seulement un point donné dans lequel le Tout se focalise d'une manière particulière. La reliance s'effectue quand l'ego renonce à diriger, ce qui permet à l'univers de nous inspirer. Voilà la vérité et elle est simple. Plus le moi est ouvert, plus il cherche des motifs d'action élevés, plus l'intelligence innove. Le lien avec le tout se renforce par la connaissance, l'amour, l'action désintéressée dans l'hindouïsme. Dans le taoïsme, la connaissance s'obtient par la vision directe de l'équivalence des contraires, l'unité yin/yang, et le non agir correspond à l'action désintéressée inspirée par le Dao. L'amour consiste surtout dans cette voie à ne pas interférer avec autrui, et lui laisser une liberté absolue.

Nous continuons l'œuvre des âmes nobles, avec une perspective magnifique, puisque le supramental est enfin disponible pour transformer la substance de la vieSelon René Guénon, il a existé de véritables sociétés secrètes initiatiques en Europe, bien décidées à agir sur le monde contingent. Chez les juifs, l'initié « met en garde », chez les bouddhistes la connaissance mène à la vacuité, mais aussi à la compassion qui est opérative, puisque le boddhisatva peut faire le voeu de s'incarner autant de fois qu'il sera nécessaire à la libération de l'humanité. Le paradis sera-t-il un jour terrestre ?. Le Tout insécable, le Dao qui se retrouve dans le moi se propage par le témoignage. L'invasion de principes supérieurs dans les animaux pensants, les singes verticaux harcelés par la lutte immémoriale pour la seule survie —  tel est l'objet de la spiritualité, synomyme de l'évolution. Nous incarnons un prototype universel: se laisser rejoindre par la conscience, ne pas se l'approprier—  puis la laisser agir en nous... Des centaines de noms chantent cette victoire, mais c'est la même émergence, Tchouang Tseu, Kabir, Ibn Arabi, Roumi, Chaïtana, maître EckHart, Hallaj, Guru Nanak, Ramakrishna, les multiples fondateurs de sectes très pures, Mahavira en Inde et sa lignée, les esséniens, les premiers hassidim, quelques fondateurs d'ordre religieux, les ascètes mendiants authentiques, les prêtres abandonnés à Dieu et méprisant les sévères règles liturgiques pour aider les plus pauvres. Tous les inconnus de tous continents — au profil bas, encore cent fois plus nombreux, tous les grands maîtres qui agissent dans l'ombre, tous ceux que j'oublie, avec quelques païens remarquables en Grèce antique et en Egypte, sans oublier les chamans guérisseurs qui ne développent pas d'ego dans leur société cyclique, dans laquelle les adjectifs possessifs ont si peu d'importance.

Quand c'est le Dao qui s'empare du moi, il se manifeste sans faire subir de pression, sans violence, à l'abri de tout intégrisme et son soldat agit pour le bien de tous — à l'abri des paroles fleuries crachées dans les temples du sommeil et les églises de la mort. Les voies dans lesquelles il est suffisant de sauver « son » âme, ou d'obtenir son « illumination » ne représentent pas une spiritualité évolutive, mais des sortes d'issues individuelles, un luxe. Ces chemins sont condamnés parce qu'ils ne sont pas utiles à la vie. Plus loin encore, les possibilités ineffables:

 

Aboli jusqu'à la moindre trace évanescente

Le cercle du petit moi était parti;

L'être séparé ne pouvait plus être perçu;

Il avait disparu et ne se savait plus lui-même,

Perdu dans l'immense identité de l'Esprit.

Sa nature devenait un mouvement du Tout

S'explorant lui-même pour trouver que tout était Lui;

Son âme était un délégué du Tout

Qui se quittait lui-même pour rejoindre l'un Suprême.

Savitri, Livre 3, Sri Aurobindo



L'évoluteur se sent relié à la totalité dans toutes les situations, et s'accroît le sentiment de participer. L'Ananda se manifeste quand nous conservons simultanément le fil de l'incarnation et celui de l'ascension — mais rester sur ce fil sans quelquefois tomber relèverait de l'exploit inutile. La révolte gronde en dessous, dans le monde de la nature, et quand une résistance apparaît, le fait de buter est un signe du progrès accompli. Même l'arrêt est parfois la preuve d'une avancée remarquable, le ressac provisoire du progrès. Remuer l'inconscient provoque des forces qui jouent au retour de l'élastique, et reviennent d'autant plus fort qu'elle se seront assoupies longtemps. Sri Aurobindo parle d'un sage qui aurait vécu trois cents ans, colère contrôlée, et qui un jour se serait mis en colère, et l'émotion l'aurait tué. Voilà le problème des survivances dynamiques, transformer l'animalité est un projet qui va occuper notre espèce pendant des millénaires, et grâce auquel une nouvelle humanité verra le jour. J'affirme que nous pouvons quand même aimer l'animal et ce n'est pas plus mal d'aimer le primate en nous. Le deux-cent quarantième singe ne veut pas évoluer, mais il nous supporte. Quant à notre corps, il est de la Vie et n'aspire qu'à la Vie. L'esprit sert de pont entre l'âme et le corps. De ce point de vue, Platon a raison, et il n'était pas besoin de recourir à des artifices ridicules comme l'idée du cheval en soi, indépendante de la créature, pour défendre l'âme immortelle. Ceux qui savent qu'ils ont une âme, par expérience, peuvent accorder du crédit à Platon et aux religions du Livre, mais ceux qui ne sentent pas cette âme se gaussent et projettent des idées extraordinaires sur ceux qui établissent l'âme. Par exemple, certains lettrés grecques accusaient Pythagore d'avoir adoré les nombres. Mais ce monsieur se souvenait de deux existences et il a simplement poursuivi son travail.

 

Plusieurs visions spirituelles se disputent les chercheurs, avec ou sans âme, avec ou sans soi impersonnel, ou comprenant les deux, comme celle de Sri Aurobindo. Voilà ce qui est évolutif, reconnaître les deux réalisations... pour se donner une chance de se rapprocher du Supramental par un engagement exhaustif.



Si vous intégrez l'étoile à cinq branches, vous ne ferez pas l'erreur de vous spécialiser, et menerez votre barque en respectant tout autant la vie que le Divin, le concret que l'immatériel, tout en vous laissant guider par vos aspirations sans accentuer la dualité originelle corps/esprit. Chacun a des combats particuliers à mener, à gauche, à droite, en haut ou en bas. Chacun a des combats sans violence à vivre sur l'une des quatre branches et quand l'une est gagnée, un chantier inédit surgit pour poursuivre l'expansion holistique.



5 LA CONSECRATION SPIRITUELLE



Le moi évolutif gouverne la sensibilité trop avide du non-Moi, et l'intelligence trop avide de servir l'egoIl y a d'ailleurs une sorte de balance naturelle entre la force centrifuge du désir et la force centripète du moi, qui mériterait d'immenses développements, mais cela est suffisant pour comprendre que nous sommes écartelés entre l'adhésion-désir et la défense-pensée. . Nous allons gérer la force centrifuge et la force centripète et assister à leurs combats, leurs conflits, tandis que nous serons soumis à ce qui se trouve entre le yin et le yang, l'atermoiement, l'incertitude, l'hésitation, la tergiversation, la procrastination. Si cette consécration n'est pas authentique, si elle est cultivée, elle provoquera des retours en arrière. Ce sera le plus souvent la vengeancce de la Nature qui nous envoie un choc en retour, car nous venons de progresser dans la Vérité, et le sentiment de culpabilité pour avoir fait une petite « machine arrière » se bornera à une simple émotion rapide avant de se transformer en prise de conscience. Sur le chemin infini, les résultats ne tombent pas dans l'escarcelle rapidement. La raison essentielle de l'échec des voies spirituelles, c'est qu'il y a des centaines de milliers d'êtres libres qui l'empruntent et qui, pour la plupart, l'abandonnent au bout de quelques mois, juste avant l'expérience fondamentale qui aurait transformé leur vie et entériné l'avance absolue. On ne peut traverser les abîmes, les enfers, qu'à condition de décider d'en sortir et que cette décision soit irrévocable. C'est à la consécration que vous devez faire confiance et non pas au sentiment intellectuel que vous êtes dans une voie. La consécration définit les priorités tandis que votre volonté d'obtenir l'éveil spirituel peut encore relever de la convoitise, du narcissime, du besoin de sécurité, ou d'un opportunisme génial (il vaut mieux avoir affaire au bon dieu qu'à ses saints).

Ce qu'il y a de plus difficile dans la voie c'est de consentir au délai imprévisible qui s'étendra entre le moment où la consécration s'installe et ceux où l'on pourra vraiment se dire: « j'ai changé, cette fois, j'ai vraiment accompli quelque chose, cette fois je sais que je suis dans l'unité et que rien ne pourra m'en distraire. ». D'énormes secrets nous attendent dans cette voie et ils ne peuvent pas être forcés. C'est l'univers qui se révèle à travers nous, qui peut se révéler à travers nous — mais le prix de cette expérience est très élevé, et fait de nous des « êtres à part », qui doivent néanmoins conserver une vision homogène de la société, et se dégager de tout mépris, ressentiment ou jugement vis-à-vis des autres. Nous devons nous attendre à ce qu'il y ait des forces pour nous détourner, qu'il faut reconnaître comme des entraîneurs. Rien ne peut entraver l'évolution, si la décision ne bronche pas. L'art consiste à monter puis à descendre.

C'est cela qui transforme la substance émotionnelle.

Vous acceptez de descendre dans des états de conscience lourds sans que l'émotionnel ne s'empare du préjudice. C'est donc un véritable apprentissage. Il n'est ni question de se laisser entraîner par des variations d'humeur négatives, ni question de les refouler et faire « comme si de rien n'était ». Vous restez centré dans le projet Divin, consentir à la souffrance sans abandonner le Dao. Etant donné tout ce qu'il y a résoudre en ce moment, ceux qui veulent gagner les vraies hauteurs ne peuvent pas se dispenser de traverser, et parfois nettoyer des zones obscures par la même occasion. On peut profiter de « descentes » pour apercevoir des obscurités enfouies, souvent transmises par les ascendants, concerant de petits systèmes autonomes de peur ou de déni de certaines choses. Quand on remonte la pente, on apprécie le retour de la grande clarté, on s'élève et l'unité revient.

Comme il faut transformer toute la partie intermédiaire, là où le mental devient vital et là où le vital est récupéré par le mental, monter et descendre constituent un seul principe. Ce serait donc cultiver une attitude rhédibitoire de se glorifier des mouvements ascendants pour mieux refuser les explorations dans les résistances obscures. Les remontées du subconscient nous font plonger, et si nous dramatisons nos blessures, nous somatisons. Les événements pourront de moins en moins nous contraindre puisque l'on peut toujours opposer à leur substance destructrice ce que l'on appelle tout simplement la foi. Nous pouvons maîtriser en restant souple, en sachant consentir à tout ce qui advient, même si nous ne l'approuvons pas. La maîtrise n'est pas le contrôle. La maîtrise vient d'une alliance de la fermeté et de la souplesse, d'une magnifique communion entre ce que l'on veut, ce que l'on réalise par la volonté — le bras droit —, et ce que l'on reçoit dans l'humilité, dans l'abandon et dans la grâce —le bras gauche. La maîtrise (éphémère et en mouvement) provient d'une combinaison entre la volonté réalisatrice et notre capacité de recevoir les influx supérieurs qui montrent les prochains pas.


6 VISUALISATION PRAGMATIQUE DE L'ETOILE A CINQ BRANCHES




Ce serait l'expression même de la volonté du Divin de rejoindre le plan le plus matériel, le plus obscur. L'ignorance serait donc au pied de la lettre le Divin Lui-Même dans sa forme la plus brute. Le contenu est simple: si l'ignorance est de même nature que le Divin, — Son expression brute mais Son expression quand même, elle ne peut pas être un obstacle bien conséquent. Si nous prenons le système de la Création comme Sri Aurobindo l'a dessiné dans la vie divine, notre corps physique avec sa morphologie pentaorientée matérialise la descente du Divin dans la Matière. Le potentiel de l'étoile à cinq branches précède la manifestation concrète du corps physique, c'est le potentiel qui crée la forme matérielle et son fonctionnement, son tao, son système à la fois ouvert et fermé. Ce n'est pas évident au premier coup d'oeil, mais cette lecture qui détermine les principes avant les formes a été préparée par la tradition symbolique. Paracelse et Hildegarde de Bingen par exemple, lisaient avec une facilité déconcertante « les signatures », un art qui a fondé la médecine dans de nombreuses régions du monde, aussi est-il possible d'exercer son intelligence à trouver leurs principes dans les objets eux-mêmes. Sri Aurobindo développe cette approche et présente l'ignorance d'une manière très particulière dans le tome 2 de la vie divine, une manière éblouissante, qui laisse pantois un bon moment. Et lire quelques pages déculpabilise totalement l'évoluteur perspicace, qui accepte enfin les limites de la nature et comprend que son rôle est de le harceler s'il veut s'en libérer. Cet « harcèlement » peut s'apprivoiser et transforme le combat en jeu cosmique, avec les satisfactions agréables des victoires qui accompagnent les progrès.

Je fais la même chose avec l'étoile et son fonctionnement. Je ne tire plus du corps une symbolique transcendante. Je pars des principes supérieurs qui ont besoin d'une forme pour se combiner dans un animal et la morphologie de cet animal « pensant » en découlera. C'est une physionomie qui tient compte, naturellement, des contraintes du temps et de l'espace. Ce n'est donc pas une simple image quand je dis que nous ne sommes pas à la hauteur de la verticalité. Nous devons la rejoindre, incarner son principe, c'est-à-dire subordonner les bras et les jambes à la volonté évolutive, qui accepte et reconnaît l'être psychique. Chaque tête qui devient un chef commence à actualiser le projet divin dans la Matière, et comme je l'ai déjà dit pour rassembler sous un seul label les précurseurs, peu importe la personnalité propre de qui franchit ce seuil pour l'espèce. Notre éveil est sans doute le nôtre, mais vu de Sirius, il acquiert un caractère impersonnel et universel. Les évoluteurs tentent d'incarner un potentiel qui existe déjà dans le modèle, ce qui est suffisant pour mettre un terme à l'ego spirituel. Tout ce que nous réalisons ne se produit que parce que c'est déjà possible, et il reste à régler certains amalgames entre la fierté et l'orgueil quand le chemin devient favorable, la nature essayant de récupérer le plus longtemps possible les royaumes qui lui échappent.

Notre réalisation est aussi utile à l'évolution dans son ensemble qu'elle nous paraît nécessaire à nous-mêmes. J'aimerais vous faire bénéficier de mon avance, que vous puissiez voir votre itinéraire, votre dao, aussi bien comme nécessaire à la Totalité qu'il l'est pour vous-même. Cela fait sauter certaines dualités, et donne du courage quand il fait défaut. Vous n'êtes pas seulement un guerrier de la Vérité, mais un guerrier de la Terre. Vous confronter aux émotions finira par créer un passage évolutif et énergétique entre les branches inférieure et supérieure de l'étoile. Le haut et le bas sont séparés comme l'Esprit et la Matière le sont dans l'espace-temps, mais les réunir est prévu de toute éternité.

Le yang du dessus peut maîtriser le yang du dessous,
comme le yin du dessus peut apprivoiser le yin du dessous



Le yin et le yang dans l'esprit correspondent à la Raison et à l'Intuition, mais ces deux procédures essentielles contiennent chacune plusieurs modalités ou degrès, que l'on pourrait faire correspondre aux doigts de la main. Dans cette perspective, nous pouvons nous amuser à concevoir que le passage de la tête au chef est involué dans la main. Le pouce opposable permet de faire un bond en avant dans la transformation matérielle et la création d'outils. De la même manière, la Raison permet de « prendre en main » certaines vérités, et l'intuition permet de recevoir dans la main l'autorité souveraine du Tout. En pratiquant le langage des oiseaux, nous pouvons affirmer qu'il faut plier le genou pour ne pas baisser les bras. Reconnaître la souveraineté de la Vie, en s'inclinant, peut conférer la force dans des moments de désespoir, c'est la vie que nous protègerons en refusant de nous laisser abattre. L'être humain subit la compilation de la matière pure, de la vitalité et du mental, et toute souffrance un peu sérieuse brise la magie de la résultante, et doit permettre une révision de l'image de soi.

C'est un emboîtement dynamique et nous sommes soumis à une rapidité tyrannique, dans la création de nos pensées autant que dans notre réactivité émotionnelle. Le temps nous baratte et ne nous laisse pas un instant « tel quel ». L'entropie contrebalance presque à égalité la montée évolutive, mais la vie « retombe » après une fulgurante montée exponentielle, fait qui inspire tous les mythes et pratiques évoquant l'immortalité. Au-dessus du passage biologique, le surmental et surtout le Supramental nous attendent pour que la vie débouche enfin sur quelque chose de légitime en soi, avec moins de souffrance, moins d'entropie, moins de dualités — notre rôle est de régler les antagonismes. Comme nous sommes la plus complexe des créatures, les dysfonctionnements sont à l'affûtUn couteau ne se détraque pas, il rouille un peu à la rigueur, mais il est de notoriété publique que les revolvers s'enrayent. Les avions de chasse réclament des révisions nombreuses. Complexité et vulnérabilité sont proportionnels... Suivez mon regard... L'être humain est compliqué et c'est un défi pour lui de récupérer les dysfonctionnements — produits par les chocs hétérogènes — pour retrouver l'homogénéité, soit la concordance du yin et du yang.

L'hétérogène et l'homogène sont tout le temps en train de se fracasser l'un contre l'autre. Nous transformons sans cesse ce qui prend l'apparence de l'hétérogène. L'hétérogène possède deux qualités indissociables, primo il provoque la surprise, l'étonnement, et deuxio, sa manifestation est imprévisible. L'autre (individu) est hétérogène, dès qu'il révèle des aspects auxquels nous ne nous attendons pas, et qui soulèvent nos survivances dynamiquesL'accident est hétérogène, l'occasion est hétérogène, mais favorable — d'où la difficulté de la faire durer en récupérant son origine dans un ensemble cohérent.. J'aimerais vraiment vous donner le moyen de libérer le mental – accueillir l'hétérogène au lieu de faire dans le déni. Pour cela, observer les amorces des conflits,

la droite contre la gauche,

le haut contre le bas.

Plonger dans la relation entre le moi permanent et l'événement de chaque instant.



7 DEVELOPPEMENT INTERACTIF DU PARADIGME



 

Si nous cessons de vouloir récolter les résultats là où nous aimerions les trouver, la grande disponibilité attirera les indices évolutifs... Ils n'apparaissent pas forcément dans notre propre ligne de mire !



Question: Sri Aurobindo se montre très vigoureux dans certaines lettres à ses disciples et l'exigence de maîtrise paraît la plus accentuée.

Le désir doit être extrêmement modéré et pour moi c'est une formule qui est plus satisfaisante que d'essayer de l'écraser, parce que dans ce cas s'il se révolte, on perdra plus de temps dans une rechute humiliante, que si on le modère. En l'écrasant, on a des tortures mentales, surtout chez les hommes (je ne sais pas comment les femmes vivent leur désir). Le problème de la spiritualité et de la philosophie antique s'est toujours articulé autour de la relation entre l'esprit et le désir. Certains ont dit: il faut presque rien, d'autres ont dit: il faut beaucoup. Les hédonistes épicuriens ont dit: il ne faut pas beaucoup mais de très haute qualité, alors chacun se fait un système et des sectes se créent. Pour moi le corps doit être transformé effectivement, mais les moyens que nous inventons pour transformer les choses ne sont pas les moyens du Divin lui-mêmePour en finir averc l'hypocrisie, autant parler de moi, j'ai pratiqué plusieurs fois l'abstinence pendant de très longues périodes, sept ans, puis six ans, comme j'ai vécu un grand amour aussi plusieurs années entre les deux. Et depuis douze ans, deux incartades très courtes que je ne regrette pas, bien que j'y ai laissé des plumes, et pour l'une des deux, Cupidon avait décroché une flèche que je ne pouvais pas prétendre arracher. Chacun sa voie.... Je ne vois pas comment « abstraire » ce problème et cartographier l'abstinence ou l'amour, bien que ce soit sur cette question qu'on me demande sans cesse de me prononcer. J'aimerais quand même parler d'un paradoxe, les hommes très évolués qui ont une sexualité n'y accordent pas forcément d'importance, tandis que s'ils se retrouvent seuls et décidés à l'abstinence, ils vont davantage y penser en essayant de l'éviter que s'ils pouvaient encore s'y adonner, par exemple avec une femme elle aussi sur la Voie. C'est la même chose avec les athées fanatiques. Ceux qui passent leur temps à attaquer les croyants pour prouver l'inexistence de Dieu sont obsédés par « Dieu », — ce qu'ils nient farouchement, bien entendu.

Je n'ai rien contre celui qui incarne le sommet de la théorie: « moi je suis au-dessus de tout ça, je n'ai pas de problèmes de sexualité, je n'en ai pas besoin. » Il peut essayer. Le jour où il tombe, il aura l'impression d'avoir perdu son temps. La manière dont je vois l'évolution, c'est vivre l'unité. L'unité, elle est forcément détruite dans la sexualité, même dans l'amour, elle est détruite à un moment donné, l'unité, parce que l'autre demeure l'autre et nos plus belles identifications à l'autre n'abolissent pas l'écart entre lui et nous. Si l'unité absolue en couple existe de part et d'autre sans brider la sâdhanâ de chacun, c'est un exploit possible, plus difficile à réaliser que s'en remettre à son seul chemin face au Divin. La sexualité doit être une petite chose dans l'évolution holistique, peut-être la plus belle pourquoi pas, j'en ai fait l'expérience quelques années, mais si elle usurpe la place du reste, elle devient un obstacle. Quelles que soient les expériences d'unité que l'on fait en utilisant les objets extérieurs, —même l'être aimé est un objet par rapport à nous-même, une limite finit par se dessiner, d'ailleurs Henri Michaux en a convenu après avoir absorbé les meilleurs hallucinogènes. L'objet oui, mais il ne sera jamais le sujet. On ne sait pas ce que va apporter un amour humain. Si je me dis j'aime, mais de toute façon cet amour humain sera inférieur à ce que m'apporte mon ascèse intégrale, il est bienvenu de refuser cet amour, sinon en creux on culpabilisera de ne pas récolter ce que l'autre chemin aurait apporté. Mais si l'évolution n'est réservée qu'à ceux qui ne touchent pas à l'amour humain, il n'y a plus personne ! Il y a des hommes et des femmes assez évolués pour vivre une sexualité gratifiante, peu quantitative et qualitative. La sexualité épanouie libère certaines forces inconscientes et présente la vie comme légitime, ce qu'oublient souvent les reclus qui, dans leur obsession verticale, finissent par se fâcher avec leur corps. C'est comme les Balinais quand ils nourrissent les démons pour qu'ils les laissent tranquilles. En caricaturant, il vaut mieux rassasier le vital avec quelques miettes que subir ses assauts d'affamé si l'on n'en peut plus. La sexualité est l'instinct central qu'on peut respecter sans s'y soumettre, le temps de la dépasser ou de pouvoir s'en passer des années. On sera ramené à ce que l'on peut réellement faire et ne pas faire, la Nature n'obéit pas aux ruses du mental, une fois de plus c'est l'expérience qui départagera l'amour de l'abstinence !

Il vaut mieux assumer le plaisir que de voir remonter le principe du désir dans le mental. La frustration du plaisir qu'on n'a pas pu éprouver sur le plan de la sensibilité et des sens, peut monter dans la tête. La frustration sexuelle produit généralement un désir d'appropriation du spirituel pour se venger de cette frustration, pour la compenser avec des bénéfices secondaires « transcendants ». Il y a une différence entre le désir et le plaisir mais ce n'est que la distance entre les deux. Le désir et le plaisir, c'est la même chose à des phases différentes de manifestation. L'aspiration et le désir, c'est différent. Beaucoup de personnes se trompent dans les ashrams, les monastères, dans le clergé, et elles se mettent à convoiter Dieu avec le même processus que la convoitise sexuelle, parce que le vital refoulé en bas s'est réfugié en haut. C'est pour cela que la consécration est difficile, aimer le Divin pour ce qu'Il est, et non pas pour l'usage (rassurant, narcissique, valorisant) que je peux en faire.

Je me sens obligé de raconter un souvenir important pour illustrer. Où est passé l'eros ? Comme chez ce garçon en hypokhâgne qui connaissait les différentes versions des textes d'Aristote à 19 ans. Il reprenait le prof en grec,  « oui monsieur ça veut dire ça si on traduit de telle manière et c'est la traduction d'Untel, mais on peut traduire la même phrase de cette manière-là comme l'a fait Tartempion, et à ce moment-là ça ne veut plus dire la même chose ». Le prof ne savait plus où se mettre, un silence de plomb s'abattait, et nous, on se disait qu'on avait affaire à un extra-terrestre, d'autant que le type ne parlait à personne. Mais il reprenait le professeur sans agressivité, on ne savait pas d'où pouvait débarquer un type pareil, une énigme sur pattes. Il avait transféré tous l'éros dans le mental, ses yeux bleus luisaient de concupiscence quand il parlait des philosophes. Il avait un physique ingrat, mou et adipeux, sans être gros, avec un étrange regard vital qui ne se posait sur rien, et ne regardait jamais personne en face. Un matin sans le moindre nuage, on se met autour de lui à la sortie du cours, et on se moque en lui faisant remarquer qu'il a pris son gros parapluie noir. A Nice, avec ce ciel-là, c'est certain qu'il ne peut pas pleuvoir avant de nombreuses heures, et comme il était externe, c'était absurde de venir avec, il ne pouvait pas pleuvoir dans la matinée. Au lieu de reconnaître que c'était par distraction qu'il l'avait emporté, il a eu le culot de s'en sortir avec une formule incompréhensible sans broncher, sans doute une citation grecque ou latine patinée par deux mille ans de références. Aucun de nous n'a compris ce qu'il a dit et on s'est tous regardé presque penauds avant de le voir partir, certains avec pitié — d'autres avec mépris. Et il s'en est allé comme si de rien n'était, mais mon cher Watson, en dépit de son génie, ce type ne voulait pas perdre la face, il était comme le dernier des derniers, il nous a menti et s'est peut-être menti à lui-même pour se justifier d'avoir emmené son parapluie. Je ne sais pas pourquoi ce souvenir est resté si vivace, peut-être bien que c'est parce que la situation était parfaitement hétérogène, monsieur je sais tout qui n'a pas le courage de reconnaître qu'il est distrait ! Narcissime, vous avez dit narcissisme... ce type m'a bouleversé, il jouissait comme une bête du savoir mais l'idée de se donner totalement au mystère ne l'effleurait pas. Il savait tout et n'en faisait rien. Il misait sa vie sur l'intelligence rationnelle, rien d'autre n'existait — rien qu'un bras droit. Il semblait hors de la vie, sans désir, sans émotion, presque sans corps — un cas. En sens inverse, c'est dangereux également, j'ai rencontré des médiums qui ont réponse à tout alors qu'ils ne savent absolument pas où ils en sont dans leur propre vie parce qu'il n'y a pas de structure à droite. J'en ai vu des dizaines à Marseille au cours d'un énorme salon de voyance en 1986 pendant trois jours. Ils conseillaient à tour de bras avec une forte conviction, et eux étaient complètement à l'ouest, ils allaient se parler d'un stand à l'autre, beaucoup de femmes d'ailleurs, et elles se répandaient sur leurs propres malheurs, je me suis demandé ce que je faisais là — rien que des bras gauches. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à travailler pour voir ce que je pourrais apporter aux gens extrêmement yin, parce je suis plutôt de leur bord, et j'ai foncé dans l'astrologie pour en tirer le maximum.

Question : Moi, j'ai un autre type d'élan sur des objets variés, une sorte d'amour de l'action. Est-ce que c'est aussi dans le même champ du désir ? J 'aurais tendance à le croire car c'est un mouvement énergétique.

N. : La question est de savoir à partir de quelle intention l'évoluteur délègue l'action. C'est très beau d'avoir une grande capacité énergétique. Dans le vrai vital, il n'y a pas de mouvements d'appropriation, on fait les choses pour la beauté du geste. Dans le karma yoga, les choses sont accomplies pour leur utilité universelle. Ce qui est merveilleux dans la vision de Sri Aurobindo, c'est qu'il n'y a aucun moment où il oublie quoi que ce soit. C'est-à-dire que chaque fois qu'il développe une idée qui pourrait faire croire que cet aspect va prévaloir sur le reste, il amène autre chose. Moi, je fais la même chose avec d'autres termes, parce que cette intelligence supramentale ne laisse rien dans l'ombre, elle est infinie — c'est-à-dire qu' au moment où l'on s'apprête à voir l'ombre d'une chose, on voit toutes ses caractéristiques positives aussi. — Et réciproquement bien entendu. C'est un « oeil intérieur » qui voit l'objet sous tous les angles à la fois. Voilà pourquoi c'est si nuancé mon jugement, l'amour oui et non, le yin oui et non, le yang oui et non, tous les moments ne sont pas favorables, aussi bien dans une relation que dans la solitude. Etablir des règles, oui, très élevées, au-delà des formes, c'est tout ce que l'on peut faire. Je l'ai dit sans plaisanter, mais on peut croire que c'est une boutade, pour moi toutes les doctrines spirituelles ne sont que de l'écume sur les vagues, il n'y en a qu'une de doctrine: faire de son mieux.

Il se trouve que je travaille naturellement avec le samkhya, le taoïsme, le bouddhisme tibétain, le tch'an et l'astrologie transcendantale, car cela permet de faire des diagnostics, mais je ne sors pas de cette unique vision: des centaines de témoignages excellents ont été fournis, mais personne ou presque ne veut suivre. Le mental peut faire passer de l'orgueil pour de l'humilité, et du calcul de rentabilité pour du don de soi-même. Dès que quelque chose devient trop affirmatif, le dogme se constitue. C'est comme si le mental lui aussi pouvait pousser comme des semences. Vous dites trois ou quatre choses fondamentales, et trois siècles plus tard vous avez un monstre conceptuel qui a enfermé la vérité du mouvement de la vie dans des cristallisations qui renforcent vos propres cristallisations. La rigidité répond à la rigidité. C'est terrible. Bref, c'est à toi de voir pourquoi tu éprouves des satisfactions dans de petits mouvements qui peut-être n'en valent pas la peine. Cela peut être une manifestation de l'Ascendant, ou une tendance karmique, ou bien les deux se renforcent. Peut-être dois-tu passer au crible toutes tes intentions, et voir quand des actes se perpétuent sans qu'ils t'apportent quelque chose d'essentiel, ou sans qu'ils soient nécessaires.

Question: La tentation de bâtir un système est rassurante, comment ne pas y céder ?

 

N: intégrez cet aphorisme: La seule tâche de la raison est d'arranger et de critiquer les perceptions. En soi, elle n'a aucun moyen de parvenir à une conclusion certaine ni aucun pouvoir de commander l'action. Quand elle prétend prendre l'initiative ou mettre en mouvement, elle masque d'autres agents.

Sri Aurobindo



J'ai passé un an dans une conscience extraordinaire. C'est l'époque de la poésie qui est sur mon site. J'étais dans une sorte d'omniscience, le supramental travaillait dans la matière grise, j'avais des sensations très fortes de pétillement en 1981. Il y avait l'ancienne pensée qui était là pour trouver mauvaise telle ou telle chose et spontanément la conscience divine me montrait l'aspect positif de la chose négative. C'est pour cela que j'ai tendance à valoriser l'évolution divine, c'est qu'en dehors de la difficulté qu'il y a à subir l'énergie supramentale dans le corps, sur le plan de la conscience et de l'intelligence il y a une explosion de sens. C'est cette explosion de sens qui me permet de tenir ce discours, qui ramène à l'essentiel sans réduire. Nous sommes de la pensée rationnelle, nous sommes de l'attente intuitive. C'est cela qui est très important. Parfois le travail que l'on fait avec la pensée active, on va en récolter les résultats dans une meilleure réceptivité, mais il faut le savoir pour ne pas être avare de son temps, pour comprendre qu'on peut moins l'instrumentaliser, ou le dédier au yin plus souvent. C'est cela qui est extraordinaire. Une implication volontaire dans les choses va donner des fruits dans la passivité, dans la contemplation, dans le non agir. C'est cela qui est merveilleux, une unité transformatrice mène l'univers, une unité souveraine. Faire, s'impliquer, pratiquer, ce n'est pas le résultat contingent qui importe, mais l'éveil de l'esprit. Un musicien ne s'attache pas aux œuvres qu'il a composées, il passe à la suivante, c'est cela qui anime l'évoluteur, quoi qu'il fasse, le bénéfice est à l'intérieur. Tant mieux si la technique progresse, mais ce n'est pas cela l'essentiel. Il y a donc une unité invisible qui comprend le yin et le yang, et le positif yin peut rejoindre le positif yang, comme le négatif yin peut rejoindre le négatif yang. Des progrès conséquents dans l'ouverture donnent sur un engagement plus puissant, et des performances dans l'action peuvent amener une meilleure écoute, davantage de circonspection. Les dualités, c'est le diable, l'illusion, le mensonge de l'apparence dans la Manifestation.

Le clin d'oeil du Tao:



être capable de s'identifier sans être absorbé,

donne sur tous les stratagèmes, une stratégie spontanée en découle.



Question: N'y a-t-il pas au départ une difficulté à rester dans cette position de témoin ?

N. : Le témoin, il faut se rendre compte quand il s'en va. C'est devenir sensible aux choses hétérogènes pour rétablir l'équilibre. Ce n'est pas la ligne droite, c'est rectifier le tir en permanence. Le témoin va venir quand la quête se précise, il va se manifester plus souvent. Parfois il va être débordé et disparaîtra quelques jours, c'est possible. Tout cela, c'est le jeu de l'évolution, c'est le Purusha qui tombe dans la vie. Le Purusha, d'un point de vue sémantique, c'est très important, le samkhya le définit correctement et Sri Aurobindo n'a pas transformé cette approche. Il représente le mental qui ne bouge pas et qui n'est pas affecté par la récupération active de la pensée. Parce que la pensée active, c'est quoi ? C'est la récupération par le singe de l'esprit, mais une très belle récupération qui fournit des explications à tout, invente des orientations fermées, tout en décrétant des choses invérifiables. Pour le supramental, la Raison n'est pas grand chose à moins qu'elle soit à chaque instant tournée elle aussi vers le Divin, soutenue par le chef. La libération du Soi, c'est le moment où le mental se déconnecte de la pression de l'organisme et des jambes de l'étoile, qui fonctionnent « le nez sur le guidon », véritablement obsédées toutes les deux par l'immédiatetéJ'ai pensé à ce que j'étais quelques minutes avant, juste après que l'illumination s'est produite (le 4 janvier 1974 et oui c'est une date importante!) j'ai vu que je n'étais plus le même. La manière dont j'étais connecté à mon corps n'était plus du tout pareille. Le désir, ça me faisait sourire, ce n'était plus important. Satisfait ou pas satisfait, qu'est-ce que ça peut bien faire !. Quand le Purusha se branche sur le mental universel, la récrimination permanente qui vient de la naissance, — récrimination que l'on pourrait dire « nerveuse », s'arrête soudain. Et voilà: la pensée n'est plus dynamique. C'est la vie extérieure qui rebranchera quelques mois après l'éveil sur la pensée active parce qu'il faut faire des choses, parler, etc, mais pendant le premier trimestre qui suit l'illumination, ou davantage pour certains, il faut faire un effort pour créer une pensée. Les impressions arrivent toutes seules, sans jugement, sans « interprétation », c'est merveilleux. Le combat spirituel, c'est un affrontement entre la pensée active et le témoin qui profite du mental universel — non assujetti au monde contingent.

 

Nous avons dit stratégie, voyons les stratagèmes. En Occident, les stratagèmes passifs sont ignorés, parce que l'on s'imagine que tous les stratagèmes sont conquérants. C'est faux, il y a des stratagèmes entièrement passifs. Exemple: la toile d'araignée. L'araignée tisse sa toile et après elle attend, c'est une structure passive. Si je veux pousser loin l'analogie et pratiquer la lecture des signatures, j'irai même jusqu'à nous comparer à des araignées. Notre raison peut fabriquer la toile, mais son rôle s'arrête là. La nourriture spirituelle ne peut pas être créée par nos concepts, ni piégée dans des présupposés meilleurs que d'autres. La nourriture divine nous parvient quand on a reconnu que le rôle de la pensée active était extrêmement limité, et que le défi était de pratiquer, de s'engager, de prendre de bonnes décisions, de toujours progresser vers un emploi du temps essentiel, peut-être diminuer l'action et attendre, comme les araignées, que les indices divins tombent dans la toile géométrique que nous aurons façonnée. Quand notre raison et notre intuition se fondent ensemble, une autre perception se produit, beaucoup plus profonde, nous comprenons ce que nous avons reçu, nous intégrons quelque chose qui nous manquait. Les stratagèmes passifs nous permettent de nous ouvrir à ce qui descend. Dans les stratagèmes actifs, on essaie d'obtenir un pouvoir positif à exercer dans la durée. Ils sont volontaires, précis — et cela est très important. Dans cette stratégie globale de l'évolution, nous collaborons à l'expansion de la conscience sans nous l'approprier, et dans le déploiement de cette aspiration nous avons besoin de poser des intentions, d'accorder à la durée une valeur particulière, qu'elle finisse par nous donner ce dont on a vraiment besoin, soit qu'on la manipule avec des stratagèmes actifs, soit qu'on la laisse faire avec des stratagèmes passifs.

 



Dans la mesure où les stratagèmes sont des outils, la question de savoir si l'outil est bien ou mal utilisé se pose sans cesse. Il faut savoir qu'à partir du moment où l'on choisit un stratagème, il reste la question de l'apprentissage pour en faire le meilleur usage possible. L'emploi du stratagème actif doit toujours être ramené au témoin intérieur, de telle façon que primo, le personnage de celui qui pratique ne se confonde pas avec l'identité du témoin et secundo, de manière à ce que le témoin immuable ne soit jamais renié par le personnage de celui qui fait. Autrement dit, le yin et le yang doivent s'épauler. S'il n'y a que le yang, l'identification au « faire » est excessive et le témoin recule, s'il n'y a que le yin, le témoin ne parvient pas à se concentrer sur le mouvement en cours.

Question : un stratagème peut donc berner l'évoluteur ?

N. : oui, il peut être berné, c'est la leçon amère des prières qui deviennent des fins, ou des méditations qui deviennent mécaniques, ou des apprentissages philosophiques qui mènent à l'érudition et non à la pratique des présupposés. Pour le supramental, c'est une vision horrible qui balaie tout le champ humain, et que Sri Aurobindo dépeint constamment dans Savitri. On retrouve cela absolument partout, à toutes les échelles, — le moyen qui devient la fin.

C'est la stratégie de la mort.

La sexualité devrait servir l'amour, elle peut devenir facilement une fin en soi, l'argent devrait servir l'organisation matérielle, il est devenu une fin en soi, la religion devrait permettre de développer le bras gauche, elle est devenue un appareil, un système qui tend au circuit fermé. La satisfaction vitale est sécurisante et elle essaie toujours de récupérer des compétences, des apprentissages, des techniques. Ici à droite, on sait à peu près ce que l'on peut attendre (arts martiaux, Hatha yoga, visualisation volontaire, tout ce qui est dirigé...) Mais les pratiques qui « n'attendent rien » sont incomprises. Les stratagèmes passifs sont sous-estimés. On ne sait jamais ce que l'on va récolter avec, alors que toute cette humanité est avide de résultats, et vendrait père et mère pour obtenir ce qu'elle veut, beaucoup d'argent, beaucoup de sexe, beaucoup de pouvoir, ou encore l'immortalité de l'âme. On se donne le change avec la posture du disciple, du yogi, — alors qu'ils ont tous dit, surtout les hindous, de ne pas s'attacher aux fruits de l'œuvre. Attendre le résultat en se disant « Moi j'ai bien fait... , qu'est-ce que Dieu attend pour me récompenser ! », c'est cela qui se produit tant que le mental n'est pas terrassé. Il court après « ce qui devrait être ». Les stratagèmes passifs sont plus puissants que les stratagèmes actifs«La connaissance est supérieure aux œuvres », Guîtâ., mais ils requièrent à la fois abandon et confiance, et ce n'est pas tout le monde qui possède assez de « foi » pour s'y consacrer. Tandis qu'avec un stratagème actif, il est possible de se faire une image de ce qu'il peut produire, et donc « rapporter ». Beaucoup refusent les stratagèmes passifs sous prétexte qu'on ne peut pas évaluer leur taux de « réussite ». La crainte de miser sur un mauvais cheval retient l'abandon... Alors la contemplation et la méditation sont considérées comme des danses folkloriques. (On ne sait pas ce qui va se passer et nous on aimerait bien déjà savoir où se rendre !)

La méditation sans objet est à notre disposition. Sans objet aucun. Cela devient s'adonner à l'inutile si l'on comprend de travers, mais il s'agit de permettre au système nerveux de se reposer, de se désengrammer de la vitesse incoercible de la durée. Je ne fais rien et je ne cherche rien — même pas à obtenir le silence mental (et je ne ritualise pas cela comme dans le zen, — qui établit le fait de ne rien établir). Tu laisses ruminer, comme une vache qui mange son herbe, c'est de la rumination, les grands penseurs savaient cela, comme Nietszche, qui s'est égaré, mais Krishnamurti ne faisait pas grand chose de ses journées et c'est ainsi qu'il laissait passer ses pensées. Le cerveau est actif tout le temps, il est nécessaire de ruminer pour contrebalancer, son activité persiste mais sans être dirigée, et elle devient respiration. Tant pis si les autres nous prennent pour des fous... Le cerveau opère une nouvelle forme de travail et des ramifications significatives se produisent parce qu'il n'est plus dirigé. Des événements qui ont été enregistrés, sans qu'on s'en rende compte, vont pouvoir revenir à la surface. Je conseille la méditation sans objet à différents titres: repos, relaxation, remettre le cerveau qui est très actif dans une position passive — libérer les mémoires. Cela permet aussi une reconnaissance plus profonde du bras droit, et une capacité plus habile de diriger l'esprit — par contraste. La contemplation permet d'éprouver de la gratitude que l'on savoure et n'a pas besoin de se poser sur les objets non plus. C'est une sorte d'adhésion intérieure au mystère de l'existence — avec en arrière-plan le Divin. On se sent bien, on est plutôt dans la satisfaction, dans l'émerveillement, dans le mystère, sans chercher à comprendre.

Question: : Les chants dévotionnels appartiennent-ils au côté gauche?

N. : Il faut garder le principe de ce qui est actif et passif. Si le chant dévotionnel permet d'arriver au passif, c'est possible. Les chants dévotionnels, dans la forme ils sont à droite, si dans le principe ils sont à gauche, tant mieux. S'il y a des gens qui à travers eux parviennent vraiment à recevoir du dessus, c'est magnifique, mais pas évident, on peut se laisser berner par l'esthétique, ou finir dans la posture travaillée « j'aime Dieu » qui est narcissique. Je sais que ce n'est pas facile pour tout le monde de comprendre que dans l'inaction absolue des progrès considérables peuvent se mettre à jour, mais c'est quand même comme ça que cela se produit la plupart du temps. Quand le faire devient insuffisant pour piéger le mystère absolu, un lâcher prise profond s'effectue, sans résignation, c'est une reconnaissance de la souveraineté du Tout. C'est comme cela que j'ai avancé et je ne suis pas le seul, Sri Aurobindo a renoncé à la politique, et n'est plus sorti d'un minuscule périmètre jusqu'à la fin de sa vie. Quand on regarde les enseignements, la justification des stratagèmes passifs est emberlificotée, beaucoup trop précise. On rétablit des buts alors que l'intérêt était de sortir de tous les buts et de toutes les finalités — pour recevoir la grâce en tant qu'être. On ne cherche même pas à s'améliorer à ce moment-là puisqu'on souhaite recevoir quelque chose, et on peut effectivement recevoir une intelligence nouvelle, alors qu'à droite, ce que l'on connaît déjà se prolonge et s'améliore. On le met en pratique pour en tirer avantage, mais rien de strictement imprévu ne se produit dans la logique et le raisonnement, cela reste linéaire par rapport aux qualités de l'intuition. Pour moi, la méditation sur le Divin, c'est quand le Purusha, quand le témoin souhaite vraiment se rapprocher du Divin. Il y a des moments dans la vie pour méditer sur le troisième oeil, et si l'on se développe correctement en méditant au-dessus de la tête, il est possible de sentir de l'énergie au sommet du crâne. La méditation sur le Divin est active dans la mesure où l'on choisit le champ infini, et passive dans la mesure où le Divin est notre maître. Cela peut être un mouvement de soumission au Divin. Par contre, je suis contre le dialogue de complaisance. Des centaines de milliers de gens s'imaginent qu'ils communiquent avec Dieu alors qu'ils entretiennent avec lui un dialogue purement imaginaire, en fait ils communiquent seulement avec leur propre Purusha et s'imaginent dans la confidence de Dieu. Le singe debout a encore du travail pour mériter sa verticalité. La méditation sur le Divin, ça ne se passe pas dans la pensée dynamique, ce n'est pas possible, le mental doit être immobile.

Nous entrons dans la pratique. Alors actif, passif ? Beaucoup de personnes ont des stratagèmes actifs: arts martiaux, yoga, tai-chi, Chi kong, kung-fu, Aïkido... À chacun de se situer par rapport à l'orientation actif /passif. L'art est à mettre au milieu avec la possibilité de combiner le yin et le yang dans les chefs-d'œuvre. L'on reçoit à la fois la signature de l'univers et l'on collabore avec notre propre subjectivité. Cela en fait des champs d'exploration... à condition que le mental lâche beaucoup, et que le vital soit soumis, sinon... (Picasso écrasait ses proches). Vous vous rendez compte du nombre de stratagèmes qui sont à notre disposition ? S'ils sont assignés à la stratégie évolutive, leur autonomie souhaitée par l'ego échouera. Le reliquat d'ego veut récupérer la sensibilité dans l'art, il veut récupérer l'énergie de la jambe droite comme faire valoir, et le « lâcher prise intéressé » veut récupérer la jambe gauche (attention au pragmatisme de l'abandon, qui s'infiltre dans le zen et la mystique, et produit des postures fausses, des moments contraints et forcés à ne rien faire). Tamas veut récupérer à gauche, aussi bien en haut qu'en bas. Rajas veut récupérer à droite, aussi bien la jambe que le bras. Voilà: nous sommes des funambules, pas du tout des « chercheurs spirituels » qui, comme Nasruddin chercheraient leurs vérités dans la lumière — alors qu'ils savent que c'est dans l'obscurité, l'ignorance, qu'il faut aller les déterrer. Chercheur spirituel ? C'est un pléonasme, une posture, un personnage. Bref, acceptons la fragilité rédemptrice de l'équilibre. Il faut se méfier du piège du contrôle autant que de celui du non contrôle. Dans le non contrôle, pour les personnes très neptuniennes, très yin comme moi, il y a un écueil, — ne jamais compter sur soi, je ne m'en suis sorti qu'à trente-trois ans !

Question: Moi je me suis rendu compte que mon bras droit était maladroit, parce que je n'avais pas de bras gauche, dois-je insister pour rétablir l'équilibre ?

N. : Je mets des mots sur des processus qui sont naturels. Plus ils sont naturels, mieux ils se portent. Peut-être faut-il donner une impulsion pour rééquilibrer, et ensuite sentir les amorces naturelles du côté qui vient d'être réhabilité. Dans le déroulement de votre vie, vous allez vous y retrouver spontanément, en vous fiant à votre ressenti. Trop de devoirs et trop de contraintes, ça stresse, trop s'abandonner, on n'a plus le courage d'affronter la vie matérielle. Ce sont des lois en quelque sorte. L'équilibriste débutant ne va pas mettre son fil trop haut, il en augmentera la hauteur au fur et à mesure.

Question : On s'attache surtout à la forme alors qu'on pourrait être complètement ordinaire dans la forme extérieure, et bénéficier d' états contemplatifs... en lâchant un peu plus le décor, le protocole, l'idée de bien faire ?

N. : Mais bien sûr !

Question: Comment faire la différence entre intuition et pure imagination ?

N. : L'intuition est reliante, c'est une ramification. Au moment où cela se fait, le champ de connaissance augmente parce que l'unité est établie dans un espace plus large. Cela, c'est une véritable intuition, par exemple se rendre compte que le moi serait soumis aux mêmes contraintes essentielles, même si l'on était né ailleurs. La Raison va mettre dix fois plus de temps à admettre cette vérité, après avoir fait le tour des particularismes pour enfin admettre l'équivalence des conditionnements. Dans l'intuition, on jouit d' un bénéfice personnel qui augmente l'adhérence à la Totalité. Avoir une véritable intuition c'est être à nouveau dans son centre, dans son cœur, dans la présence, dans le témoin tout en conservant les yeux ouverts sur le monde et la vie. Les fausses intuitions sont livrées à domicile par des adversaires intérieurs pour conforter le vital, c'est très courant, et une dimension supérieure apparaît en trompe l'oeil. Essayez d'être attentifs à la qualité de la réponse que donne l'intuition. Dans l'intuition, il n'y a rien à gagner, c'est une vérité qui ramifie, une réponse qui entre pour toujours dans le cerveau. Après, elle prend sa place dans le logiciel de perception. C'est possible de souhaiter qu'elles se ramifient entre elles. Des visions se produisent qui donnent directement un sens à ce qui nous échappait, ce qui nous manquait et dont on avait conscience du manque. L'intuition est de l'ordre de la vision alors que la pensée active, c'est de l'ordre de la construction. Enchaîner plusieurs procédures c'est ce que l'on appelle une analyse. Mais les conclusions ne vaudront jamais un état d'âme.

Question : Les techniques respiratoires, est-ce situé à gauche ou à droite ?

N. : C'est selon le contrôle, plus il y a de contrôle plus c'est à droite... Si on respire en devenant conscient au fur et à mesure de ce qui se passe, dans la mesure où l'exercice n'est pas programmé, c'est à gauche, on peut alors conscientiser le rythme sans le ralentir ni l'accélérer. Toujours savoir ce qui se passe, est-ce que je contrôle ou est-ce que je reçois ? Est-ce que j'interviens ou pas ? Ceux qui sont trop à droite ont de la peine à envisager les aspects positifs à gauche et vice versa. Mais c'est entre le haut et le bas qu'il y a le plus de mauvaises surprises. D'accord, le déséquilibre yin / yang ne peut pas servir l'évolution, mais ignorer les passerelles entre le haut et le bas, c'est la source de la plupart des maux. Si l'on n'est pas assez conscient, on ignore une chose fondamentale: le corps croit tout ce qu'on lui dit. Je le tiens d'un grand hypnothérapeute qui a travaillé avec des autorités comme Erikson... J'avais fait une journée avec lui. Selon lui, le corps croit tout ce qu'on lui dit... pour nous approuver, pour nous servir.

Le clin d'oeil du Tao:


La peur d'être malade ordonne à l'organisme de créer une maladie pour nous satisfaire.

S : Selon la Mère, le pouvoir de suggestion est très puissant. Si l'on dit: « Ah ! Je suis en train de tomber malade », c'est déjà trop tard.

N. : C'est très préoccupant, la somatisation. C'est pour cela qu'il faut faire attention avec les frustrations sexuelles et avec beaucoup d'autres choses. Il y a une partie de l'étoile qui nous échappe. D'une manière générale, s'il y a trop d'insatisfaction, — mais il faut quand même pousser le bouchon très loin, le corps se plaint en déclenchant une maladie, c'est sa manière de protester. Avec les années, la fatigue, le surmenage, l'évitement du changement évolutif, et bien sûr le stress, tous ces facteurs peuvent créer des maladies. Peut-être découvrirons-nous bientôt que le syndrome de « fatigue chronique », qui ressemble un peu à la dépression, et qui est une pathologie récente, trouve son origine dans une insatisfaction globale. Là, ce n'est pas une histoire de frustrations sexuelles, mais de frustration holistique. Des êtres humains qui refoulent totalement le besoin de transcendance d'un côté, et qui ont perdu le contact avec la nature de l'autre, tombent un jour sur le corps qui ne veut plus avancer. Ni les pieds ni la tête ne reçoivent quoi que ce soit. Leur vie est monotone et dévolue au travail, le bras gauche est atrophié. Bien sûr, l'expression du « sacrifice divin » dans la matière n'est pas quelque chose qui peut être compris intellectuellement. Moi je le ressens profondément depuis le supramental. Certaines existences semblent sabotées dès le départ, la souffrance y règne, mais peut-être faut-il justement une douleur intolérable pour réveiller l'individu, et il est à souhaiter qu'il parte du bon côté. Trop de souffrance peut aussi bien pousser à devenir une tête brûlée nocive pour les autres. Bouddha a buté très longtemps sur ce problème, et moi je ressens la même chose. On peut être envahi quelquefois par un sentiment d'injustice tellement profond que l'envie de tout laisser tomber se manifeste avec une pertinence presque absolue. Les phases de lucidité « obscure » ne peuvent être rachetées que par des progrès profonds dans la connaissance, qui elle aussi est très lucide, mais davantage sur le plan du potentiel que celui de l'actuel. Les bilans sont désastreux, le contentieux énorme, mais la sâdhanâ permet d'être certain d'agir pour une véritable transformation. Aujourd'hui, la connaissance s'amplifie dans de nombreux domaines, la force de l'Inconscient a été investie de mille manières différentes depuis 1907, qui avait vu se réunir pour la première fois Freud et ses comparses les plus réputés à Vienne. Cette fois, historiquement, l'intelligence plonge dans la nature correctement, il aura fallu trois ou quatre générations d'approximations « à la louche », mais nous touchons enfin au but, voir les processus qui codent par en-dessous les grandes déceptions, les grandes rebellions. C'est la même chose, la déception intériorise, elle est yin, la rébellion extériorise, elle est yang, mais à leur origine c'est la même source, fantasmée ou légitime, du « ça devrait être autrement ». L'on peut aussi se trouver décalé de la force de vie parce que d 'autres nous mettent sur la touche.

C'est une de mes dernières découvertes et, en-dehors de l'amertume que cela produit, il devient plus compréhensible que le monde ne tourne pas rond. J'ai vu plusieurs fois ce que j'appelle des « cloches astrales » posées sur des individus pour les empêcher de devenir ce qu'ils sont. Je trouve plus intéressant de travailler dans cette direction, lever les obstacles karmiques, les mémoires, les emprises — actuelles ou transgénérationnelles — que célébrer une fois de plus la divinisation des cellules, qui se fait toute seule. Pour le moment, la matière vivante est souillée et il faut commencer à la nettoyer de pied ferme.

A : On a observé l'apparition de tumeurs à l'endroit où la ceinture de sécurité blesse et fait des bleus, la peur s'inscrit à cet endroit-là. Donc, il faut prendre soin des blessures lors d'un accident car c'est là que se cristallisent en même temps les chocs émotionnels.

N. : La nature se préserve et sacrifie un morceau pour l'ensemble. C'est pareil avec les survivances dynamiques, c'est un morceau du moi qui apparaît possédé par l'animal et qui se sacrifie pour l'ensemble. Quelqu'un qui se met en colère, si c'est quelqu'un d'ordinaire, il a besoin de cette colère, il ne peut pas la rentrer. On peut dépasser la colère mais pas la rentrer. S'il la contre en forçant, un jour il somatisera dans le yin avec une maladie, ou l'extériorisera dans le yang au risque de tuer quelqu'un, après l'avoir longtemps contrôlé. La sensibilité — ou le vital qui en constitue la partie instinctive, c'est très, très puissant. On a des centaines de milliers d'années d'expérience incrémentées dans notre corps physique. Le corps physique est alimenté par l'énergie vitale et l'énergie mentale n'a rien à voir avec l'énergie vitale.

Le clin d'oeil du tao:



Les deux énergies se combattent depuis l'aube des temps humains, à nous d'en faire des duels courtois et nobles, au lieu d'être leurs victimes incapables de venir à bout de la dualité.



Question: Si on se rend compte qu'il faut exprimer notre colère, ce serait aussi pour maintenir en équilibre Rajas et Tamas ?

N. : Oui, il n'y a pas de rupture dans la réalité. On croit que l'on passe du vital au mental, ce n'est pas tout à fait vrai. Il y a des intermédiaires, le vital cherche à monter dans le mental (dans la culture du désir, la colère) et le mental peut descendre en dessous aussi. Quand il descend, nos peurs, nos angoisses, sont d'ordre mental parce que nous sommes des individus. Si nous étions des animaux, la peur ne se produirait qu'au moment où il y a du danger, bien qu'une certaine méfiance soit plus présente parfois, par exemple quand des petits naissent, quand la vigilance se renforce selon des cycles naturels. Mais notre espèce conceptualise les instincts pour le meilleur et pour le pire, autant pour les idôlatrer que pour les diaboliser. C'est cela le plus étonnant, que toutes les positions les plus contradictoires puissent se prendre vis-à-vis de la nature. De la haine pure et dure à la vénération la plus bestiale, comme dans de nombreuses sectes gnostiques avec lesquelles l'Eglise naissante n'a pas plaisanté. En chacun, tout ce que le mental imagine de négatif s'enfonce dans le subconscient, — ça devient autonome et indépendant, et une baisse de vitalité suffit à produire une maladie. Le docteur Hamer aussi a découvert que le cancer pouvait se déclarer longtemps après un choc. Le problème de l'incarnation, c'est cette interpénétration physique-vital-mental et l'homogénéité apparente de cette triplicité qui est le mystère divin.

En nous, tout est rassemblé à chaque instant. À chaque seconde, le moi peut penser à son corps, à son énergie et à son propre individu — l'être. Donc c'est homogène dans l'instant, — ce qui est déjà extraordinaire. Est-ce que cette homogénéité — soumise à l'événement — peut rester là sans évoluer ni régresser ? Non, elle est très réactive. La vie est trop puissante pour que l'on reste toujours dans l'homogénéité des trois plans —  nous recevons l'hétérogénéité de plein fouet, et dès qu'on en souffre, les trois plans commencent à bouger, et il faudra reconstituer l'unité. C'est un travail d'alchimiste. Les chocs déplacent les corps subtils, certains thérapeutes le savent bien. Ceux qui ont une carapace n'ont pas de problèmes avec cette loi, parce qu'elle empêche l'intrusion de l'hétérogène. Si l'étoile fonctionne en circuit fermé, il n'y a plus de développement possible, c'est le système qui finit par ne vivre que pour lui-même jusqu'à ce qu'il se grippe complètement. Et en général, au bout, c'est la dépression, la folie douce, la solitude absolue qui oblige quand même à parler tout haut, parce que la nature n'est pas contente que le système ait été entièrement fermé.

Le clin d'oeil du Tao:



Le malléable improvise, et tient compte de la richesse du présent,

il consolide sans forcer.



Un stratagème d'accord, une technique d'accord, mais qu'est-ce que l'on est en droit d'en attendre ? Qu'est-ce que je peux vraiment attendre de cela ? Parce qu'il y a un envoûtement du signifiant. Quand on fait du yoga, du kung-fu, du Ki-cong, il est tentant ou facile de se laisser envoûter — sans s'en rendre vraiment compte — dans la représentation de la chose. Ainsi se crée le personnage qui se donne l'illusion de progresser à travers cette activité, par le fait même de pratiquer, indépendamment de son « habileté ». Il faut savoir ce que l'on attend de cette activité. Tous les mots que nous avons pour nous projeter dans l'avenir nous fascinent, mais on ne sait pas vraiment ce qu'il y a derrière. Donc, en ce qui concerne le signifiant et le signifié, c'est fondamental de mesurer l'écart entre les deux. Le yoga oui, si cela permet de découvrir le témoin et de transformer en même temps la sensibilité. C'est vrai pour tous les autres stratagèmes actifs. Contemplation, méditation, qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce qu'il y a dans ces mots-là ? Ces mots-là sont juste des hameçons pour se lancer dans ces expériences: c'est tout. Il n'y a pas de contenu dans des signes aussi puissants que ça. En faire l'expérience ou pas. Est-ce que je fais l'expérience du signifié ou non ? L'utilisation des stratagèmes demeure une improvisation.

 

Le vital est extrêmement puissant dans l'animal et le mental est arrivé à la dernière minute, si on prend l'évolution sur une heure... Chacun est un laboratoire de la conscience dans l'univers. Que faut-il prendre de la vie ? Que rejeter ? Dans la voie supramentale, c'est un élargissement qui est demandé, un élargissement qui intègre la vie.



Question: Est-ce qu'à certaines périodes, il peut y avoir aussi des retraits ?

N : Bien sûr, puisque l'on va toujours de droite à gauche. Cette pauvre humanité n'est pas très intelligente, et elle se fie à des lignes droites, de peur de « perdre du temps ». L'espèce manque de confiance holistique. Quand on commence à faire confiance à une recherche, c'est au détriment d'autre chose — ou alors au contraire, on finit dans le n'importe quoi parce qu'on aime toucher à tout sans rien approfondir. Mais le moyen de tout aimer en évitant le chaos nous appelle, à condition d'équilibrer le yin et le yang, ce qui vient du Dao et ce qui provient de soi-même, par l'orientation de l'aspiration. Le Supramental confirme cela parce qu'il y a de la vérité partout. L' emboîtement des vérités entre elles, c'est le chemin, adorer ni l'action rassurante, ni l'oisiveté hypnotique, mais savoir que rajas est à l'affût de nous voler nos mouvements purs, et que tamas est à l'affût de pervertir le non agir. Trop se caler dans une voie particulière empêche d'emboîter certaines vérités, il y a des côtés qu'on ne voit pas et qui auraient été des maillons très intéressants, mais on prend l'habitude de « miser toujours sur la même chose », ce qui prouve qu'il y a encore des attentes subtiles qui se cachent, et embellissent les procédures d'investigation. C'est pour cela que peu d'êtres humains parviennent au Soi impersonnel: ils le conçoivent de façon subjective et s'attachent à l'idée de l'obtenir, alors qu'il est partout, et aussi glissant que le vent. D'autre part, vouloir s'approprier la seule chose qui ne nous appartiendra jamais, le Brahman, constitue un processus qui manque de pertinence. J'insiste là-dessus, pas question de cibler quoi que ce soit, les intuitions se présentent, c'est du yin très léger, et les intentions, du yang très pur, nous fournissent des approches.

 

C'est déjà une aide précieuse de savoir que la jambe droite déborde de rajas et la gauche de tamas, et qu'ils se regardent comme des chiens de faïence. Si l'on refuse l'improvisation, c'est que l'on s'en tient à s'acharner à instrumentaliser le temps, quitte à manquer la sarabande des guna sous notre pensée. Oui à la discipline, mais sans rétrécir la réceptivité.

C'est nécessaire de comprendre l'élasticité des branches. Le mental possède une élasticité absolument phénoménale, tout ce qui peut se penser rationnellement, se ressentir intuitivement, tout ce qui peut être imaginé par la volonté, cela fait trois univers qui peuvent devenir un. La manière d'utiliser le vital est phénoménale aussi. On en revient toujours à cette considération, pourquoi quelque chose est-il suffisamment hétérogène pour enclencher une réaction de violence, de défense, de déni... de recul, étant donné que ma perception est élastique, et qu'elle peut absorber toutes sortes de choses ? Qu'est-ce qui se passe quand je ressens comme hétérogène une parole, une situation, un événement, une proposition, une chose à faire ? Qu'est-ce que l'hostile, une impression ou une attaque objective ? Que veut dire la réaction psychologique ? Est-elle autonome ou relaie-t-elle un réflexe ? En fait, nous ne sommes pas obligés de nous opposer pour conserver notre intégrité mais dans le modèle simplement humain de la nature, le système vital et animique croit que l'intégrité ne peut être préservée que par la confrontation. Pas du tout, on peut très bien préserver son intégrité sans s'opposer. Et ce n'est pas un art facile parce qu'il y a beaucoup de choses qui nous atteignent. Par exemple, quand l'autre ne saisit pas notre intention, cela peut remuer beaucoup de choses et c'est très difficile de fournir des réponses adéquates quand le sentiment d'intégrité personnelle est mis à mal par une intervention. Quand on n'est pas d'accord avec quelqu'un, on lui permet tout de suite de comprendre qu'une critique n'est pas un reproche. Un reproche touche l'identité permanente, la personne se sent attaquée, tandis que la critique ne concerne qu'un comportement à un moment donné, une séquence. La défense instinctive du territoire, lorsqu'on perd le contrôle, est ancrée très profondément.





8 ESQUISSE D'UN MODE D'EMPLOI



 

Si nous trouvons difficile de réaliser comment l'intelligence et la volonté peuvent être des propriétés de l'Inconscient mécanique et elles-mêmes mécaniques (djada), nous n'avons qu'à nous rappeler que la science moderne a été amenée à une conclusion similaire.

Sri Aurobindo, Essai sur la Guîtâ.



En ce qui concerne les adversaires intérieurs qui proviennent du passé, ce sont de vrais matériaux, tandis que les adversaires intérieurs qui proviennent du futur, ce sont des adversaires imaginaires étant donné que le futur n'a pas encore été vécu. Nous avons affaire à une foule d'obstacles qui viennent du passé, et pour ceux qui viennent de cette vie-ci, une grande trilogie s'impose: nostalgie, regret, remords. On peut y ajouter les subpersonnalités karmiques. L'ensemble de ces phénomènes perturbe à tour de rôle la saisie immédiate du présent, c'est-à-dire qu'ils obscurcissent la qualité de diamant du présent pur. On ne peut pas percevoir la nourriture spirituelle du présent quand il y a trop de regrets, de remords et de nostalgie. Avec les adversaires du passé, on voit qu'il y a un acharnement de l'identité pour s'identifier à ce qui fut et qui n'est plus. Cet acharnement vient du mauvais mélange de purusha et de prakriti, la prakriti enrobant le moi qui célèbre le regret, le remords et la nostalgie.

La nature n'aime pas perdre, et il est envisageable que le souvenir douloureux rappelle avec une insistance têtue une période perdue comme un critérium, afin que l'individu se remobilise à partir de cet aiguillon pour retrouver un bien-être équivalent. C'est là qu'on voit l'emprise de l'animal sur l'identité qui cherche son ascension: le passé laisse des traces qui nous gênent, et sans une extrême vigilance, l'homme ordinaire s'imagine pouvoir retrouver un bonheur perdu avec les mêmes moyens, alors qu'un lâcher prise offre de nouvelles possibilités dans le présent, qui abrègent la douleur éprouvée à regretter une période achevée. C'est toujours en allant vers l'accueil inconditionnel du présent et la confiance que l'on peut lâcher plus facilement regret, remords et nostalgie. Un remords qui s'installe pourrit, et déclenche un processus de culpabilité qui va être à l'affût des moindres occasions de rappeler le traumatisme. Se libérer des engrammes du passé — c'est extraordinaire et absolument nécessaire. Ce n'est pas une petite affaire de dégager l'identité supérieure de tous les accidents qui peuvent se produire dans la collusion animal - identité.

Ce que je veux surtout dire, c'est qu'il y a une part du passé qui est stockée et qui a le pouvoir d'obscurcir le présent. On ne peut pas l'écarter, elle revient toute seule, par contre nous pouvons aspirer à la nettoyer et pour cela on peut prier, méditer, il y a des choses pour nettoyer cela. La nostalgie est aussi un phénomène pervers, puisque c'est s'interdire dans le présent d'être aussi heureux que dans le passé, là c'est grave. La nostalgie pose le problème que Bouddha a résolu, celui de l'attachement et de l'identification. C'est-à-dire qu'une fois qu'une chose devient inaccessible « dans l'immédiateté », l'identification doit disparaître dans le mental, il ne doit rester que l'amour, mais l'ego n'est pas d'accord, — il remue le couteau dans la plaie. Si l'on est capable de consentir totalement à une rupture sentimentale qu'on ne souhaitait pas, au lieu d'être détruit pendant six ans, on va être détruit trois mois, on va s'en tirer, tout simplement parce qu'on saura ramener le mental qui s'évade dans le souvenir et la frustration à ce qui se passe dans le moment.

 



La mémoire nous joue des tours et peut nous torturer, mais quand nous savons vivre avec la souveraineté du présent, les souvenirs traumatiques nous assaillent autant que chez n'importe qui, mais petit à petit ils trouvent de moins en moins de choses auxquelles s'accrocher. Les émotions qui font un retour en arrière sont acceptées quand elles se présentent, les larmes, le chagrin peuvent libérer le corps, et il s'agit d'empêcher le mental de récupérer la situation avec le sentiment de l'humiliation, ou la résurrection de la victime.



Cette collusion être/animal permet de nous identifier avec une puissance extraordinaire à l'objet, et quand l'objet est gratifiant, l'objet amoureux fait partie de nous-mêmes. Nous sommes soumis à un pouvoir d'identification extrêmement puissant, ce qui fait qu'il y a des hommes qui tuent les femmes qu'ils aiment, (l'inverse est plus rare), tellement l'appropriation de l'autre va loin, soi-disant par amour. C'est la fameuse « introjection ». Comment filmons-nous la réalité pour en faire une partie de nous-mêmes, c'est une question essentielle, qui regroupe neurobiologie, psychologie, phillosophie. Pourquoi, dans une certaine perspective, devenons-nous ce que nous percevons ? Ce mystère est insondable, mais nous pouvons déconstruire ce que nous avons construit, brûler des films qui ne servent plus à rien s'ils nous embourbent dans un présent qu'ils nous dérobent. Donc, nous ne possédons plus notre passé, ce n'est pas notre intérêt de posséder le révolu. Les structures du passé sur lesquelles nous pouvons encore nous appuyer sont extrêmement profondes, elles sont légitimes et peuvent fonctionner toute seules et c'est très bien comme cela, comme par exemple le souvenir de l'amour reçu et partagé, avec les parents, un conjoint, mais il est pernicieux de cultiver ces strates: ne reste naturellement que ce qui est conforme à la Vie, et ce reliquat est indépendant de notre volonté de le conserver. Il n'y a pas grand-chose à maintenir volontairement du passé parce que la vraie structure d'identité est quasiment indestructible, mais elle est si profonde qu'elle est cachée par la Prakriti. J'oserais ajouter que dans la nostalgie, une forme d'orgueil primaire se déploie: de quel droit l'univers se permet-il de m'enlever quelque chose dont la perte me lèse ? Laissez passer les émotions négatives, et ne vous accrochez pas, c'est suffisant.

Comme Sri Aurobindo, j'en reviens systématiquement à la souveraineté de l'absolu, du Divin. Plus cette souveraineté est consentie, plus on est humble par voie de conséquence, et c'est là que j'affirme que la nature finit par se laisser apprivoiser par la Conscience, avec ses modes opératoires les plus efficaces, la volonté, l'aspiration, l'endurance, le courage, la détermination, l'humilité qui recule les frontières de l'hétérogène. La réflexion, la lecture, la musique, l'étude, le sport, le loisir intelligent, le lâcher prise au plein air, et finalement tous les stratagèmes sont des moments chargés de faciliter l'ascension en nous libérant de la puissance inconsciente du désir.

Je ne veux pas que vous imaginiez que les stratagèmes sont des objets. Ce sont seulement des moments structurés pour ceux que j'attribue au bras droit, et des moments déstructurants pour les stratagèmes passifs. Ce que vous gagnez dans le vide à gauche, par l'abandon, l'imprévu, ces moments de reliance qui s'opérent quand le mental est absolument délivré de tout processus d'appropriation, renforcera le plein, élèvera vos capacités à œuvrer dans un but défini en vous améliorant du côté droit. On peut devenir un artiste de l'ascèse ou de l'accomplissement spirituel, il n'y a aucune limite, tandis que dans la peinture, la musique, cela reste des œuvres humaines, il y a une manifestation de soi qui reste plus ou moins agrégée à des besoins du vital. Dans l'accomplissement spirituel pur, la passion est vraiment vécue d'une manière ascensionnelle, ce qui ne fait que révéler toutes les limites de l'animal. C'est très difficile pour l'homme, la jonction désir / besoin. Il y a peut-être dans la prakriti, et c'est l'avis de Bouddha, une avidité incoercible. La Prakriti fabrique de la mémoire sans arrêt. Elle conserve des engrammations subconscientes, inconscientes de souffrance, avec le remords, le regret, la nostalgie, les traumatismes émotionnels, jusqu'aux mémoires karmiques. Libérer les mémoires, c'est un point crucial dans l'évolution et c'est merveilleux que la psychologie actuelle parvienne à parler de cela et à trouver des moyens. Il faut absolument extirper le passé de souffrance. Le ressentiment étant ce qu'il y a de pire. Il y a beaucoup d'autres choses, mais le ressentiment est un poison mortel, qui asphyxie le cerveau. En fait, le ressentiment est le contraire de l'amour, dans l'amour il y a une appropriation gratifiante de l'autre qui finit par vivre à l'intérieur de soi. Tandis que le ressentiment c'est l'appropriation de l'autre par le négatif, l'autre en tant qu'ombre, en tant qu'ennemi. Le ressentiment se développe parce que l'être n'est pas assez développé pour se rendre compte que rien ne peut l'humilier, rien ne peut l'offenser, rien ne peut le blesser. C'est la Prakriti qui crée le ressentiment: « quoi, on m'a fait ça à moi, à moi qui suis vivant ! ». Oui, tu es peut-être vivant, mais tu n'es pas conscient. Quand on respecte la conscience, on ne peut pas éprouver de ressentiment, puisque même celui qui cherche à te détruire, c'est toi. C'est ce qui est arrivé à Hallaj, à Jésus. Il faut vraiment s'élargir pour admettre que cela fait partie de la liberté de l'autre que d'essayer de nous nuire et de nous empêcher. Si je commence à cultiver du ressentiment pour tel ou tel, et que je me plains de ne pas avoir été assez reconnu par Machin, je ne m'en sortirai jamais. Le mystère demeure la liberté de chacun et comment nous parvenons tous à exprimer notre liberté sans pour autant nous détruire réciproquement. La Prakriti traite tous les déficits du monde contingent: je te hais !

Oui mais hier tu me disais que j'étais ton seul amour !

Mais aujourd'hui je te hais !

A un moment donné, l'être est dégoûté par l'humain possédé par la mémoire évolutive et ses vengeances toutes prêtes, ses renversements binaires. Des processus du passé qui pervertissent le présent, il y en a effectivement de nombreux. On se tourne alors vers l'avenir, qui est vierge et investi de miracles, parce qu'avec lui, on est sûr de ne pas avoir la vision obscurcie, comme dans le présent au service du passé et contaminé par lui. L'attraction de l'avenir vient toujours du même principe. Si l'animal est bien installé dans le présent et l'immédiateté, se nourrir, dormir etc, le mental est toujours en train de trafiquer le temps qui s'avance pour en profiter au maximum. C'est la surenchère permanente. L'espèce humaine subit des attractions de l'avenir qui sont de pures fascinations. Elle est incapable de comprendre que le futur qu'elle imagine n'est pas le futur qui se manifestera. Il n'y a que les Chinois qui sentent que le vrai futur prévaudra sur tous les plans, les combines, les projets, et ils sont quand même prévoyants. Le vrai futur ne peut pas obéir à cela. Nous ne sommes pas sur Terre pour que l'ici et maintenant nous apparaisse comme une menace. Il n'y a qu'à voir les enfants, ils jouent... Ils sont contents... Normalement il y a un Ananda dans la Prakriti, on peut le dépasser, mais la jouissance existentielle existe. Pour nous ce n'est pas suffisant, mais l'immense majorité des hommes s'en contente, et il vaut mieux la conserver et s'appuyer dessus pendant l'ascension que la faire disparaître, contrairement à ce que préconisent bien des écoles spiritualistes, qui veulent nous faire éprouver de la honte à posséder des corps, et qui enseignent la peur bleue du désir.

Si la perpétuation du présent est sombre, il faut aller chercher pourquoi il semble ne pas assez donner. L'image de soi peut être en cause, — je ne vais pas être à la hauteur de mon avenir. C'est stupide, il suffit dêtre à la hauteur du présent ! Quelques peurs ancestrales auront dû disparaître, comme décevoir les autres, se tromper de chemin, ainsi que les clichés sur la réussite, la richesse, le succès, le bonheur. Le présent pur, c'est le seul lieu où tout est rassemblé C'est ce que j'explique dans les vidéos sur supramental.fr . mais, étant donné que le mental le surplombe un peu, il n'y est pas accroché, et il préfère donc l'avenir qui ne lui oppose jamais aucun démenti.

Si ce qui se passe veut vous contrarier et même vous détruire, c'est là et vous pouvez répliquer. Mais l'avenir ne vous contredira jamais, il ne peut pas sonner à votre porte.

Vous poursuivez un fantôme d'or qui aura toujours une longueur d'avance.

Quant au présent absolu, il n'y a que l'illumination du Soi qui le donne et même si l'on n'en est pas loin, il y a des petites scories, des appropriations subjectives. Le Soi impersonnel finit par se manifester à qui vit pour l'essentiel. C'est une homologation cosmique, le Moi s'échappe en partie des lois gravitationnelles. Vous pourrez percevoir correctement le présent avant, dans des moments particuliers, des moments de grâce, de confiance, des moments de yin pur, de yang pur, ou bien quand les deux principes sont parfaitement équilibrés, c'est l'esprit de nature du tch'an et du zen. Ou l'état de « bois brut » de Lao-tseu : ni mouvement de capture dans le yang, ni attente dans le yin... On peut être dans le vrai présent sans être capable de conserver le fil en permanence, mais je vous promets que le développement judicieux de la pensée passive y ramène et permet de le conserver sur des périodes plus longues.

Question: Et le désir d'unité spirituelle ? L'intensité de ce désir est pure, comment voir où cela déborde en convoitise...

N. : En Inde, la convoitise spirituelle est presque une donnée génétique, et j'ai vu en ce qui te concerne que ton âme avait pris l'habitude de vivre là-bas, aussi redoutes-tu peut-être cette vie-ci de faire du zèle dans ton yoga, avec des fioritures d'égocentrisme narcissique. Le mélange de Purusha et Prakriti est particulier en Inde, ils s'aiment, ils vivent d'une grande passion qui les dépasse, ils s'aiment et se haïssent, ils ont des ruptures, après ils reviennent l'un vers l'autre, et ça recommence. C'est un étrange pays qui nous demeure incompréhensible, et si l'on dit une vérité quelconque, on en a honte, parce qu'elle cache toutes les autres. Le résultat c'est un manque de simplicité à se flinguer — absolument partout, ce qui fait que la plupart des vocations spirituelles ne sont que des postures entretenues par la tradition et la peur du regard de l'autre. Pour sortir de ce système, il n'y a qu'une solution, aimer la vérité pour elle-même, et non pas parce que c'est un must de faire semblant de s'en préoccuper, en passant beaucoup de temps en préoccupations liturgiques. Sentir la nécessité de la Vérité peut prendre plusieurs existences jusqu'à ce qu'elle devienne un besoin comme boire et manger. On ne peut pas confondre l'amour de la conscience, l'amour de la vérité avec une passion personnelle pour le mystère des choses, ou alors c'est qu'il manque des aspects essentiels, la profondeur, l'humilité, l'intuition des principes auxquels il est absolument nécessaire de se conformer. Beaucoup de gourous savent exploiter l'amalgame de la convoitise et du besoin balbutiant et fragile de s'élever et de comprendre le Tout. Ils vendent l'illumination. On produit même aujourd'hui des certificats de libéré vivant, en Australie je crois. Pour certains, l'ouverture à l'avenir est un problème délicat parce qu'ils sont énormément dans le passé, davantage que dans le présent, et imaginer ne les intéresse pas. Ils sont pris dans la perpétuation. D'autres au contraire sont complètement ouverts et toujours décalés vers l'avant. Intégrer le corps demande un travail, et tant qu'il n'est pas fait, le Divin dans la nature nous soumet irrémédiablement et régulièrement à des émotions intempestives. C'est possible qu'il y ait un décalage de cet ordre, parce que l'on vit dans un univers quantique. Je suis persuadé que tout le monde vit dans deux présents légèrement décalés. Le présent mental est légèrement en avant par rapport à l'organique, c'est ce qui fonde la dualité corps/esprit qui vole en éclats quand le Soi se manifeste. A ce moment-là, les deux présents légèrement décalés se rejoignent. Il suffit qu'il y ait 1/10 de seconde d'écart et nous ne sommes plus un. Rassembler vraiment au même lieu le présent de l'identité et le présent de la personnalité, c'est un gros travail.

Question : c'est le silence mental absolu.

N. : Oui, c'est ce dont j'ai souffert jusqu'à l'illumination. J'étais trois pas devant mon corps.

Question: Qu'est-ce que tu appelles les subpersonnalités karmiques ? c'est quand les nostalgies sont tellement puissantes qu'elles créent une sorte d'obsession ?

N. : Oui, cela peut être lié à la nostalgie, mais il y a bien d'autres formes. En consultation, j'ai des révélations karmiques, comme pour cette personne qui au bout de sa dernière existence passée ne voulait pas se réincarner parce qu'elle a eu une vie de bouddhiste ou hindouïste pure et dure. Quand l'âme fait un vœu que l'univers n'approuve pas, lorsqu'elle revient, elle porte cela, la trace du voeu qui n'a pas été exaucé. Cette personne par exemple était très évoluée spirituellement mais elle n'acceptait pas son corps, sans doute parce qu'au moment de sa mort, elle ne voulait pas se réincarner. Mais est karmique aussi une personnalité totalement typée. Une âme qui a pris l'habitude pendant deux, six, dix vies de ne respecter aucune autorité, quel que soit son thème natal pour cette vie présente, dès qu'il y aura une autorité en face elle va péter les plombs, et vivra donc avec un Divin totalement fantasmé, une sorte de majordome à sa disposition, jusqu'à s'égarer de la Voie tout en croyant occuper le sommet. C'est ce genre de choses, les subpersonnalités karmiques. Ce sont des habitudes qui ont été enracinées d'une manière tellement profonde, qu'autour de l'être psychique il est resté une empreinte qui perturbe la vie présente. Parfois cela va plus loin, ce sont des gens responsables d'actes politiques très graves, comme ceux qui ont signé l'inquisition par exemple. Cela je l'ai vécu avec une personne, je suis rentré dans son karma. Elle avait un thème étrange, avec trois planètes lourdes dans la maison du destin. À un moment, nous sommes rentrés tous les deux dans le passé, elle signait un décret d'inquisition et moi j'étais pris dedans, j'allais être arrêté à cause d'elle... ( quelle belle expérience!) mais dans cette vie-ci elle est très spiritualisée. Elle a fait une erreur dans sa vie passée. Comme la plupart de nos mauvaises actions nous les avons commises non intentionnellement, ou en subissant des pressions, il n'y a qu'une petite pénalité. Les grosses pénalités sont pour ceux qui sont allés vraiment contre l'œuvre divine, consciemment. J'en ai connu un aussi, qui s'est converti cette existence-ci. Ayant exploré le mal, plus rien ne le retient pour revenir dare dare vers le Divin, il avait eu son compte de « liberté », mais si je n'avais pas été guidé par le Divin, en voyant son karma et juste en entrant en contact avec lui, j'aurais vraiement eu envie de le supprimer une seconde, il avait une maladie très grave, très handicapante, et il a bien compris qu'elle ne débarquait pas de nulle part, ce qui ne veut pas dire que ce principe s'applique à tous naturellement. Quand nos âmes font des erreurs de parcours, il reste la trace de la perturbation que nous avons produite, et cette trace nous revient dessus, mais elle est assez facile à dissoudre. La subpersonnalité karmique, c'est une mémoire karmique qui donne du fil à retordre, qui possède une autonomie, mais c'est rare...

C : Peut-on faire la différence entre ce qui provient des vies passées et ce qu'est le résultat des agissements de cette vie-ci ?

N : Ce que je vois pour le moment, ce sont des sillons énergétiques. Si je peux les couper, je les supprime. Ce que j'ai vu de plus remarquable jusqu'à présent, ce sont des personnes prises sous une cloche astrale d'influences négatives qui les empêchait d'être ce qu'elles étaient. Je l'ai vu trois fois, et moi aussi je portais cela. Un homme d'une trentaine d'années qui avait dû être prêtre je ne sais combien de fois, qui était encore sous la coupe de sa mère, il y avait sa mère sur lui. Ensuite sur d'autres personnes, j'ai vu un grand sens interdit: tu ne seras jamais ce que tu veux être je t'en empêche. Mais elles finissent par me rencontrer à cinquante ans, et les voilà qui renaissent, elles savaient qu'elles devaient venir me voir, et elles ont pris un nouveau départ. Mon père et ma sœur étaient d'une jalousie féroce envers moi et une fois je me suis retrouvé travaillé par la Shakti supramentale, je ne savais pas ce que c'était, à un moment j'ai pensé à mon père alors que je m'étais dit que j'aimais mon père. La pression de l'énergie (mon corps était écrasé et le souvenir de mon père s'imposait) m'a forcé à dire la parole « pauvre con ! » tout en pleurant un peu. J'avais honte de le penser, et en même temps ça résumait tout le mal qu'il m'a prodigué, les tours pendables qu'il m'a joué jusqu'à mes vingt ans, et cet aveu a accompagné le travail du supramental, très intense, plusieurs heures. Il a fallu que ça sorte. Sur la fin de sa vie, j'aimais beaucoup mon père, mais il m'a nui par jalousie. Il avait mis sur moi une cloche pour que j'étouffe à moins que je ne devienne sa copie conforme. Par ailleurs, il me prenait pour « un minable », incapable de réussir et de fonder une famille.

La Prakriti nous empêche d'avancer parce que son problème, c'est la survie animale, l'action des sens, la sécurité. J'avais refoulé tout sentiment négatif vis-à-vis de mon père, mais cette chère prakrit avait stocké la mémoire dans un réservoir. Pour les mémoires karmiques, les prises de conscience suffisent à enrayer les répétitions. Bien sûr, il faut être convaincu qu'il y a une évolution. En ce moment nous sommes simplement confrontés à la possibilité d'une évolution individuelle qui, parce qu'elle est rapide, va remuer tout le passé qui ne veut pas avancer aussi bien chez soi que chez les autres.




9 VISION DE L'EQUILIBRE DIVIN



 



Pour être capable de recevoir le Pouvoir divin et de le laisser agir à travers vous sur la vie extérieure, trois conditions sont nécessaires:

1. Le calme, l'égalité: ne pas vous laisser troubler, quoiqu'il arrive, garder un mental immobile et ferme qui observe le jeu des forces, mais reste lui-même tranquille.

2. Une foi absolue: la foi que c'est le meilleur qui arrivera, mais aussi que si vous pouvez devenir un vrai instrument, le fruit sera celui que votre volonté, guidée par la Lumière divine, voit comme la chose qui doit être, kartavyam karma.

3. La réceptivité: la capacité de recevoir la Force divine et de sentir sa présence et la présence de la Mère en elle, et de la laisser faire son œuvre en guidant votre vision, votre volonté et votre action. Si ce pouvoir et cette présence peuvent être perçus et que cette plasticité devienne l'habitude de la conscience en action — mais une plasticité à la seule Force divine, sans admettre aucun élément étranger — le résultat est sûr.

Sri Aurobindo



1 L'INTEGRITÉ, CLEF DE VOÛTE ENTRE LA CONNAISSANCE ET L'AMOUR



Si nous éprouvons une passion pour ces trois développements, l' évolution accélère. Ces trois expansions peuvent s'épauler. Si nous ne sentons pas la nécessité des trois, davantage de risques se présentent parce que les trois s'épaulent et rendent l'évolution plus rapide. Ce n'est pas la peine de souhaiter se faufiler dans la Voie en ne pratiquant qu'un seul de ses itinéraires, et s'il y en a deux seulement, tôt au tard, il sera nécessaire d'adjoindre l'implication dans la troisième. L'appel de la connaissance est un instructeur qui va transformer l'utilisation de la raison et favoriser l'intuition. L'appel de l'amour est bien sûr une composante fondamentale parce que l'amour est un mystère, on ne peut pas le qualifier. Ce n'est plus un sentiment. Il n'y a pas de mot qui puisse définir cette réalité-là, mais on peut l'approcher quand même. C'est une sorte de besoin imprescriptible de participer à tout indistinctement avec en même temps la reconnaissance de la légitimité de notre être et celle de tous les êtres. Donc, c'est un pouvoir extrêmement puissant, mais ces deux pouvoirs ensemble sont insuffisants parce qu'ils portent tellement en avant que l'on peut être dépassé par ces deux appels.

Un troisième principe va permettre de faire le point en permanence, c'est l'intégrité. Pour s'approcher du supramental, il me semble nécessaire d'établir que les trois expansions doivent collaborer. Pourvu qu'il y ait les trois, peu importe la forme, parce que nous sommes tous différents. Si l'amour et la connaissance sont très développés il n'y aura pas de problème d'intégrité, elle sera naturelle et rarement prise en défaut. D'autres personnes ont besoin d'un très fort sentiment d'intégrité personnelle et, à partir de là seulement, elles vont développer l'amour et la connaissance. Le problème, c'est que si l'intégrité manque, les progrès cessent. C'est cela l'échec de l'humanité: on aime la connaissance, on va vers l'amour mais il n'y a pas l'intégrité suffisante pour ne pas les corrompre. Et c'est toujours la dissolution de ce qui est acquis qui l'emporte, — sauf chez les éveillés qui sont en quelque sorte sortis de la vie par la grande porte, et qui laissent faire le samsâra. Il faut des garde-fous, des barrières. il faut savoir dire non si nous restons actifs dans la vie, mais le non est le problème du yin, tout en menant une ascèse profonde, dévolue au Divin. Autrement dit, c'est maintenant que nous découvrons d'autres aspects fondamentaux du double tao, et plus nous avançons, mieux nous savons — théoriquement — passer de l'un à l'autre de manière opportune.

Quand on ne sait pas dire non, des confusions se produisent dans l'amour, faire des choses qui ne nous concernent pas par identification, ou développer du mouvement fusionnel qui finit par nous soumettre à l'autre. Quand on ne sait pas dire non, des confusions corrompent le discernement, et l'on effectue certains trajets pour ne pas déplaire, par peur, ou par fuite dans la facilité. Il faut donc renforcer le côté droit. L'intégrité est très importante, elle renverse le yin en yang quand c'est nécessaire. En ce moment, c'est un processus qui se perd dans la société, c'est même un obstacle. « Intégrité » dit honnêteté, droiture, authenticité, refus de se laisser corrompre... Il y a un risque dans la connaissance seule, c'est que cette disposition n'épouse pas entièrement le champ du réel. On ne sait jamais jusqu'à quel point la connaissance est vraiment reliée à l'être vivant, à notre pratique. Elle donne le pouvoir de s'étaler dans le non-moi tout en étant au fait de tous ses principes, l'assimilation se fait dans les bras de l'étoile et commence par la droite, mais la digestion complète s'effectue à gauche, ce qui permet l'intégration. Jusqu'à quel point ma connaissance est-elle moi-même ? C'est la question que devraient se poser les philosophes, dont l'immense majorité s'en tient au mental, sans creuser vers le socle, la souche, le singe en-dessous du penser. Ils laissent les jambes de l'étoile relativement autonomes car l'interdépendance des bras n'a pas été poussée assez loin.

L'amour comme voie unique est un danger s'il n'y a pas de purification émotionnelle. On cautionne le fait d'être absorbé, et de vivre dans la reconnaissance. Le cœur fonctionne, mais si l'oeil intérieur manque de recul, le discernement est souvent pris en défaut, phagocyté par des attentes ou des élans. Seule la distance prévient et empêche certaines identifications superficielles ou délétères. Donc... l'amour seul, c'est insuffisant pour se diriger vers la nouvelle conscience terrestreMais son appel est nécessaire, ce qui distingue la vision supramentale de celle du Soi impersonnel, qui n'en mentionne pas la nécessité.. La connaissance et l'amour peuvent s'épauler parce que le discernement (levier de la connaissance) donne la satisfaction de pouvoir étendre le champ de sa perception. Et quand le champ de la perception s'étend, l'amour devient nécessaire pour joindre tous les aspects de la Manifestation, dont certains semblent contraires alors qu'ils ne sont qu'opposés. L'Un s'aborde autant par l'Amour que par la connaissance, et le supramental n'a même plus besoin de les distinguer, il est en amont et les contient indistinctement. L'amour et la connaissance vont très bien ensemble, mais la plupart des maîtres du passé ne représentaient que l'un ou l'autre. Si nous voulons incarner une nouvelle conscience terrestre, les deux expansions sont indispensables, l'amour permet à la connaissance d'avoir un champ opératoire infini.

Pour chacun aujourd'hui, l'intégrité, la connaissance et l'amour se présentent comme des expansions nécessaires et suffisantes sur la voie du service divin. Une hiérarchie reste à trouver, et les priorités de développement peuvent varier d'une période à l'autre. L'un des trois taos — itinéraires fondamentaux — est en général plus facile à suivre que les deux autres, et c'est à chacun de comprendre que l'attention peut se porter sur les trois en parallèle, avec une perception large et disponible, aussi faut-il se méfier de la prédilection qui peut tirer à elle la couverture en masquant le reste. Comme cela, nous faisons de l'évolution accélérée, en distiguant ces trois orientations. L'appel de chacune dépend de la configuration du présent. Si nous évoluons avec les trois expansions qui travaillent de concert, c'est plus habile que de pousser une seule en avant, et devoir repartir en arrière combler soudain une lacune, pour aller chercher l'intégrité, ou faire machine arrière pour s'ouvrir enfin à l'amour, ou revenir sur ses pas pour aller chercher la connaissance que l'on avait largement sous-estimée.

La stratégie intégrale est plus complète et plus rapide.

L'intégrité s'allie très bien avec la connaissance parce qu'il y a de la rigueur dans les deux. C'est une affinité structurelle mais en revanche, c'est faux de considérer que les deux fonctionnent automatiquement ensemble. Absolument pas, beaucoup sont très intéressés par la connaissance et s'imaginent s'approprier le monde par la pensée, qu'ils poussent même jusqu'aux principes de l'ésotérisme. La connaissance permet un discernement, mais ce vivekâ n'est pas forcément relié au regard authentique concernant sa propre personne (narcissime primaire) et le corps animal (automatisme des désirs et des peurs, peu de résistance à la manifestation des survivances dynamiques). Pour moi, l'intégrité est une condition sine qua non de l'ascension. La rigueur propre à la connaissance exige beaucoup moins de choses que la rigueur nécessaire à l'intégrité, qui implique forcément des efforts et des sacrifices, ce qui n'est pas la tasse de thé de la prakriti. Si l'on étudie le déséquilibre entre les trois expansions, la majeure partie des échecs spirituels des chercheurs apparaît, toujours selon le principe d'une spécalisation usurpatrice du yin ou du yang, ou d'un amalgame pervers entre les deux.

L'intégrité seule ferme au mystère. Etant donné qu'elle met en place un mécanisme de défense pour conserver la conformité, l'excès d'intégrité assure la préservation a priori de postures indépendantes de toute expérience. La peur de l'amour, la peur de la relation, la peur de l'inconnu, la peur de l'aléatoire, la peur de perdre ses repères président à un excès d'intégrité, symbolisé par une alliance de la jambe gauche et du bras droit contre les autres branches. L'intégrité maintient la droiture, la conformité du Même, et si l'on redoute par principe de la perdre, tourner en rond dans un monde parfait de « valeurs », de devoirs, de nécessités, sans contact avec la substance de la vie, donne le change. Beaucoup sont trop intègres dans la mesure où leur intégrité les prive de l'amour ou de la connaissance, puisque ces expansions entraînent des risques, dont celui de se retrouver confronté intensément, sans fuite possible, à la dualité corps/esprit — et à l'incompatibilité générique de leurs besoins. Autant l'intégrité constitue-t-elle l'arme absolue quand l'amour et la connaissance se développent, autant seule et unique constitue-t-elle un moyen de perdition orgueilleux, un mensonge dans lequel le mal prend l'apparence du bien.

Dans leur essence, ce ne sont pas trois expansions séparées. C'est plutôt la descente du Dao que nous commençons à ressentir avec ses nécessaires conditions d'expérimentation puisqu'il se subdivise pour s'adapter à la Matière. Nous pouvons traduire Tao par fonctionnement, itinéraire, méthode, principe d'action, ou système. L'intégrité désigne un fonctionnement qui ne s'égare point, la connaissance un fonctionnement qui rassemble, et l'Amour un fonctionnement qui unit. En voie de conséquence, même si de petits taos peuvent être connus, le Dao principe reste le but unique, il embrasse tous les fonctionnements qui sont nécessaires à maintenir l'ordre de l'univers. Il transcende le yin et le yang à l'œuvre dans chacun des taos secondaires, dont l'alternance permet des variations, des adaptations, et finalement des transformations. La connaissance trop yin est filandreuse, trop yang dogmatique, l'amour trop yin se dissout, trop yang il s'approprie. L'intégrité ramène à la conformité les excès et les pénuries dans l'expérience des deux autres expansions.

La connaissance et l'intégrité sans amour donnent les chercheurs ésotériques très secs: « tu en es encore là, tu n'as rien compris, pour qui tu te prends, fais d'abord tes preuves... ». C'est encore l'esprit « jésuistique », friand d'identifier le négatif, sous la coupe de Saturne. Il est tentant de se réfugier dans une maîtrise figée du yang de peur de s'ouvrir au yin indéterminé. Le cœur est absent dans ce modèle, ou réservé à l'inaccessible. « Comme la terre me paraît vile quand je regarde le ciel ! », cette sentance attribuée à saint-Ignace de Loyola est une phrase qui résume à elle toute seule l'affrontement de l'esprit et de la matière, que nous allons enfin régler en nous ouvrant aux énergies divines — au lieu de creuser l'écart entre les deux. L'intégrité et l'amour vont bien ensemble mais sans la connaissance, le développement durable s'arrête puisque le yin et le yang se complètent mais cessent de se stimuler. Voilà le tableau: nous sommes impliqués dans un projet immense dans lequel la rigidité et la dissolution sont maintenus en équilibre par des lois merveilleuses — au-dessus de la portée de notre intelligence, mais nous pouvons découvrir cet équilibre et l'incarner. La stratégie évolutive mène jusqu'au Supramental à condition d'en appliquer les principes, comprendre les taos soumis autant à la fluidité régénératrice qu'à la sclérose mortifère dans leurs échanges instantanés. Ne rien laisser dans l'ombre, donner de la conscience aux jambes de l'étoile, développer l'habileté de la préhension par l'esprit en sachant utiliser la pensée active autant que la pensée passive, tout en conservant une volonté indéfectible, voilà le projet évolutif.

L'intégrité est nécessaire en haut et en bas. Celle des jambes exige un rapport conscient avec le corps, éviter les addictions, la culture du désir sexuel, la complaisance avec les peurs contingentes ou relationnelles. L'intégrité des bras permet de cesser de se soumettre à l'influence du monde et à l'influence des autres, par leur persuasion, leur séduction, leurs sentiments. La demande d'approbation est l'adversaire inné de l'intégrité,— une fractale du yin. Elle peut être d'origine karmique, ou bien elle pose le problème du rapport à la mère et au père, et des affects transférés sur les autres, à défaut d'avoir pu les vivre avec les parents. Ecouter l'autre n'est pas se laisser influencer si le yin comme le yang sont bien intégrés, tandis que subir le jugement d'autrui pour se conduire, telle est la menace pour tous ceux chez qui le côté gauche est largement plus développé que le droit. L'intégrité mène à l'autonomie, sans intégrité pas d'autonomie.

Sans intégrité, l'amour se perd dans des identifications relationnelles ou intuitives tandis que la connaissance sans intégrité donne le chercheur dépassé par le mental, qui tire des plans sur la comète, et manque d'enracinement. Trop d'intégrité, c'est la phase, souvent naturelle, du débutant zélé, car c'est parmi les trois expansions complémentaires celle qui peut être obtenue par les moyens les plus concrets, les plus mesurables, les plus maîtrisés. L'intégrité est donc rassurante, et peut devenir un piège où s'embourber, sous la férule de la volonté. C'est la qualité qui non seulement n'exige pas d'abandon, mais en refuse toutes les manifestations nocives et émollientes. Mais en excès, sa pratique bornera le champ dès qu'il s'écartera des attentes et des convictions, et des prescriptions doctrinaires. Si la conscience ne se distribue pas correctement pour harmoniser les branches, l'une des trois expansions sera poussée en avant au détriment des autres. L'intégrité, en posant des limites, calme le jeu de la connaissance et de l'amour, en établissant les distinctions nécessaires entre l'équilibre, l'excès et le manque. La connaissance développe l'intellect en direction de l'âme. Le Jnana-yoga intègre la réflexion pure sans s'y complaire et, pratiqué avec une grande habileté, il permet de distinguer dans le présent la conscience immobile des mouvements incalculables de la prakriti, en détectant de manière vivante l'action des guna dans l'exercice de la perception. Il nous faut donc reconnaître l'urgence de la connaissance pour embrasser une voie exhaustive, comme l'urgence d'incarner l'amour universel, comme celle de porter sur soi-même un regard sans pitié pour améliorer l'intégrité en se libérant des survivances dynamiques.

Le côté droit ne demande qu'à s'exercer dans une vaste implication permanente dans l'intention de comprendre les relations entre les choses, alors que le côté gauche fait ressentir les ramifications par enchaînements significatifs spontanés, hors de tout effort mental, dans une succession qui s'impose d'elle-même. Nous faisons alors confiance au processus de réconciliation profonde du yin et du yang, qui un jour cesseront de s'opposer pour être vécus à leur racine, avant leur division. Cet état de conscience a été chanté en particulier par Héraclite et Lao-Tseu, et se faufile dans la perception du Soi. Il devient naturel dès le contact établi avec le supramental.





Le clin d'oeil du Tao:



L'intégrité est le garde-fou de la cohérence entre la connaissance et l'amour.




Cela m'émeut quand je rencontre des chercheurs sincères qui, même authentiques ne se rendent pas compte qu'ils font toujours de la même chose. Beaucoup d'individus remarquables continuent de s'attacher à leur propre itinéraire, et seule alors la souffrance et la limite leur permettront de découvrir une stratégie comprenant davantage de tactiques, afin de toujours garder présent à l'esprit la formation du triangle amour, connaissance, intégrité, qui synthétise les conditions nécessaires pour pratiquer l'évolution infinie, quelle que soit la forme de la figure, adaptée à chacun. J'insiste sur le fait que si je veux mettre à votre disposition davantage de perspectives évolutives, c'est parce que je suppose que vous continuez à vivre en tant que système pentagramme ouvert dans le système ouvert du monde socialSi vous choisissez une cellule d'ashram ou de monastère, si vous êtes reclus ou prêt à vivre en autarcie, la «synthèse des yogas», «la vie divine», et surtout les «lettres sur le yoga» sont des références suffisantes pour mener à bien la sâdhanâ, la voie, avec l'agenda de Mère.. Quand on continue à nager dans le samsâra, avec le but en quelque sorte de le sauver car la vie est conçue comme l'embryon de la manifestation divine, le regard doit être acéré, et la bataille est quotidienne, et pas seulement intérieure comme le permet la réclusion. Le présent présente une foule d'événements spontanés auxquels nous pourrions échapper en partie dans un système fermé comme une communauté, mais pour en revenir à notre paradigme, plus un système est ouvert, plus il est vulnérable, plus l'hétérogène le menace — mais sa capacité plastique doit lui permettre de maintenir son ouverture, et d'améliorer ses échanges. Mon intention dans ce livre est donc de vous donner confiance dans le yoga urbain, qui doit faire face à la décadence de notre société, et y résister.

Je relève que ce monde est difficile et que la meilleure façon de compenser la pénibilité extérieure est de s'adonner aux domaines dans lesquels nous sommes déjà habiles, car cela nous donne la force de contrebalancer les contraintes contingentes. Mais dans un yoga exhaustif, les « compensations » doivent être considérées comme des pis-aller, et les champs difficiles doivent être abordés avec autant d'attention et de persévérance que ceux dans lesquels nous sommes passés maîtres, ainsi l'étoile ne cesse de se développer conformément. La formule magique que nous pouvons adopter est enfantine: « nous sommes ignorants ! Cela va donc être une aubaine d'apprendre, d'évoluer, d'avancer ».


2 ELOGE DE L'IGNORANCE


Obscurcir l'obscurité mène à la porte de la subtile origine

Lao-Tseu

L'ignorance n'est pas un obstacle mais une condition, la condition de l'évolution, et l'ignorance comprend l'innocence, — seulement le mental est toujours prêt à couper les cheveux en quatre, et il sabote la réceptivité naturelle de l'esprit. L'orgueil et la peur tentent de s'emparer de notre ignorance pour nous culpabiliser, mais l'ignorance lâche prise chaque fois qu'il y a un petit insight, une révélation, une prise de conscience, un progrès. Elle n'est pas une identité, mais un état d'esprit vierge et l'obstacle évolutif provient plutôt de la nature, qui exige du présent le gratifiant, que de cette part du mental, encore vierge, et plein de bonne volonté s'il se dégage de l'emprise totalitaire du monde émotionnel. L'ignorance devrait nous porter vers la liberté, l'expérience, le goût d'apprendre, comme l'écrivain est stimulé par la page blanche... La pensée dynamique, c'est simplement l'utilisation du mental par la personnalité animale. Le pouvoir, c'est quelque chose qui dépend du temps, et quand il arrive qu'on sorte totalement du temps, comme les premières années après l'éveil, l'idée d'avoir un pouvoir sur les choses disparaît. Je ne veux pas dire que tous les pouvoirs sont revenchards, qu'ils viennent tous d'un manque quelconque qu'ils cherchent à combler, mais quand même, la jouissance du pouvoir est rarement inncocente. C'est un concept difficile à isoler des autres membres de sa famille, la responsabilité, l'autorité, la compétence. Néanmoins, on peut dire que l'ignorance (au sens des métaphysiques bouddhiste et hindoue), c'est la remontée du pouvoir de la Prakriti dans le mental: les deux se combinent pour contrôler le temps universel à des fins particulières et partisanes — à des fins de survie. L'évolution divine, en revanche, amène le conflit entre la jouissance de la possession du terriroire et la possession de la jouissance de l'Ananda divin. Ce sont deux contraires absolus, mais la sâdhanâ permet de faire coïncider la Prakriti et le Purusha — à condition de démécaniser la nature. Mais c'est impossible si la Prakriti ne se soumet pas au Purusha (remplacer la tête par le chef, qui révèle le potentiel divin de l'étoile).

Question : Dans la recherche de la connaissance, il y a certaines doctrines qui ont tendance à évacuer certains types de connaissance, la culture, le savoir en général, parce qu'elles pensent que cela pervertit plus ou moins le mental. A quel moment peut-on déterminer si cela devient un obstacle?

N. : Cela devient un obstacle quand tu t'appuies sur le dessus des concepts métaphysiques pour te raconter des histoires qui te confortent. Un savoir qui n'est pas pratiqué, oui, c'est de l'érotisme abstrait, une fuite dans une représentation homogène, tamas finit par l'emporter. Tout le monde ne peut pas être appelé comme nous à comprendre intensément la différence entre le savoir, qui demeure d'ordre contingent, et la connaissance qui permet d'adhérer à la Totalité insécable. La connaissance est le processus par lequel le savoir est intégré dans une dynamique d'ensemble, et il y a de nombreux savoirs qui peuvent se changer en connaissance, il suffit de s'y donner complètement, et un rapport s'établit entre la théorie et la pratique, — l'expérience mène le bal dans la Manifestation. Il est nécessaire de posséder le discernement, qui s'aiguise par la lecture, par l'intérêt que l'on porte aux choses, par l'examen, par l'analyse, par l'analogie, par toutes les manœuvres mentales actives ou passives, qui sont menées avec l'aspiration ardente de découvrir la Vérité.


Le clin d'oeil du Tao:


Dans l'innocence, il y a de la gratitude et de la gratuité.


Vous pouvez vous autoriser à suivre votre propre voie, et si vous avez besoin de très peu de travaux abstraits, je n'ai rien à redire si l'engagement est absolu. Il est vrai que beaucoup d'intellectuels manquent la voie spirituelle car ils sont attachés au mental et qu'ils s'imaginent qu'accumuler de nombreuses informations débouche sur une véritable intelligence. C'est faux, la plupart du temps, se cultiver sans cesse sert surtout à développer une esthétique de l'existence individuelle, avec un arrangement bien équilibré de plusieurs approches, et comme cela donne finalement trop de confort intérieur, la sâdhanâ ne peut pas aller très loin. Il y a un caractère insurrectionnel quand on se donne à l'Absolu, qui empêche toute forme d'autosatisfaction, car l'urgence domine. Quelques-uns peuvent vivre dans l'urgence dans une bibilothèque dont ils ne sortent pas, comme d'autres vivent dans l'urgence évolutive en ayant très peu de savoir, la question n'est pas là: il faut trouver ce qui nous aide, au lieu de se repaître de notre propre habileté dans tel ou tel domaine. Donc, il y a une très grande possibilité d'évolution pour chacun à condition qu'il accepte d'être ce qu'il est au lieu de suivre les prescriptions de son gourou. Cela fait trois mille ans qu'il y a un déchet considérable parmi les chercheurs parce que les maîtres ne disent pas aux disciples qu'ils doivent avoir confiance en eux, et qu'ils ont droit à l'expérience. « Ah oui ! mais attention vous allez rater ceci, vous allez rater cela, ce qu'il faut c'est le Soi impersonnel ». Et puis ils font peur, ils font peur avec la Prakriti, « hou la la ! La sexualité hou la la ! Si vous tombez là-dedans vous n'en sortirez jamais...  » C'est faux ! « La connaissance, hou la la ! Pourquoi lire, vous allez gonfler votre mental, vous allez vous prendre pour votre savoir. » Ce n'est pas vrai, le savoir peut-être transformé en connaissance par le discernement. Et après, l'amour... « Ah ! L'amour, Samsarâ, Samsarâ, piège, danger, ce qui compte c'est le Brahman ». Tout le monde conseille à partir de sa petite expérience spirituelle et à partir de son vécu, tout éveillé moyen enjoint aux autres ce qu'ils doivent faire — la même chose que lui !

Le supramental ne fonctionne absolument pas de cette manière.

 

Il veut libérer le potentiel, et chaque être humain possède un potentiel qui lui est propre, inimitable et inconcevable pour l'autre. Je ne cherche pas à ordonner quoi que ce soit à qui que ce soit. Je réhabilite la Matière, le socle, la vie, parce que le Divin Lui-Même l'a décidé. Et je pose les conditions, qui ne sont pas très nombreuses mais incontournables. Posséder une démarche exhaustive, panoramique, et nettoyer, nettoyer, nettoyer. Libérer les survivances dynamiques, libérer les empreintes parentales, libérer les conditionnements astraux, libérer les karmas, libérer les caractères héréditaires, libérer les non-dits familiaux qui pourrissent dans le subconscient et empêchent la claire saisie du moment. Et ensuite, c'est le supramental qui libère des mémoires encore plus profondes.

 

Question: Le hara est-ce l'enracinement, la volonté de prolonger ses actes ? 

N. : Dans ce contexte, je le présente comme une conséquence et c'est vrai que, par des techniques, on peut obtenir ces choses-là, mais normalement c'est l'univers qui se charge de tout. On n'a pas une illumination par hasard, on est prêt, l'univers le sent, elle arrive, c'est régulé par un ordre qui est tellement merveilleux que l'on peut difficilement trouver à redire quand on accepte la synchronicité évolutive. Le Tout distribue exactement ce dont nous avons besoin pour évoluer à travers les épreuves. D'un côté, il y a les difficultés, mais de l'autre côté le vrai travail spirituel qui a été accompli se traduit à l'intérieur — à notre insu, comme pure conséquence, comme un fruit mûr qui tombe, c'est du même ordre. L'enracinement par le hara est recommandé aux guerriers, et l'ouverture du cœur, elle ne s'effectue pas par hasard non plus. S'il n'y a pas eu un minimum d'harmonisation des quatre branches, l'ouverture du cœur est retardée puisque le monde extérieur demeure une menace, comment ouvrir son cœur si l'altérité est une menace ? Il n'y a que le travail intérieur qui finit par révéler qu'il n'y a pas de menace à l'extérieur. L'accident n'est pas de l'ordre de la menace, mais du fait statistique et aléatoire. Le mental intemporel, qui pourrait toujours être tourné vers l'innovation et la découverte, cautionne, — tant que la seconde naissance n'a pas lieu, tout ce qui vient du bas. Les hommes justifient leur colère parce qu'ils ont un sentiment d'injustice, les femmes justifient leurs plaintes parce qu'elles se sentent mal aimées, abandonnées, et il n'y a jamais d'issue, il n'y a qu'une répétition de ces systèmes-là. C'est cela qu'il faut se représenter, d'ailleurs il y a des éthologues, ceux qui étudient le comportement animal, qui le disent, nous ne sommes pas descendus du singe,

nous sommes des singes, nous sommes une autre espèce de singes.

Avec une particularité qui est rarement intégrée, le mental. Si on n'utilise pas le mental pour observer le vital, on ne peut aller nulle part. Si les bras ne décident pas de la direction des jambes, c'est l'aventure chaotique. Si nous n'utilisons pas le mental pour comprendre l'animal et le « remettre à sa place », il ne sert pratiquement à rien d'autre que d'inventer de faux territoires personnels. Le chemin spirituel est pur quand le yang est libéré de l'impulsion de capture et que le yin est libéré du sentiment de subir. S'il reste quelques scories des membres inférieurs qui remontent, ces faux mouvements dans lesquels la conscience demeure convoitée, les progrès stagnent et cela peut devenir un indice de l'imperfection qui reste à régler. Si l'on convoite la conscience pour combler des peurs — ça ne marche pas, il convient de revaloriser la jambe droite et de nettoyer la gauche. Si l'on convoite la conscience parce que l'on a trop d'énergie, trop d'impulsions, c'est intéressé, et il faut se mettre immédiatement à développer le bras gauche. Beaucoup de fausses justifications spirituelles ne mènent à rien, les monastères et les ashrams sont truffés de personnes qui ne savent pas s'y prendre. Dans la religion, par exemple, le mouvement vers Dieu est dicté par un énorme besoin de sécurité qui vient de la jambe gauche dans notre schéma. Je répète la formule de Sri Aurobindo, afin qu'on en finisse définitivement avec l'illusion de la suprématie du bras droit:

 

La seule tâche de la raison est d'arranger et de critiquer les perceptions. En soi, elle n'a aucun moyen de parvenir à une conclusion certaine ni aucun pouvoir de commander l'action. Quand elle prétend prendre l'initiative ou mettre en mouvement, elle masque d'autres agents.



En ce moment, il y a beaucoup de conscience matérielle dans l'atmosphère, un courant neuf veut changer les choses. L'Esprit travaille en nous. Les adversaires intérieurs jouent à nous faire passer des tests. En les diabolisant, on rentre dans leur jeu parce qu'ils nous font très peur avec de petites menaces de rien de tout.

Question : Je ne vois pas comment on peut être attiré par la conscience si l'on n'en a pas assez de souffrir...

N. : Justement, la grande différence entre ceux qui ont une tête et ceux qui ont un chef, c'est l'usage du négatif. Celui qui a une tête souffre pour rien parce qu'il ne transformera jamais sa souffrance, alors que celui qui a un chef accepte d'autant mieux la souffrance qu'il lui trouve un sens qui indiquera l'issue. C'est la fondation du bouddhisme, qui est encore assez pur au Tibet chez des rimpochés inconnus. Le plus catastrophique dans l'humanité, c'est qu'elle continue à ne pas trouver le sens de sa souffrance, c'est impensable que les êtres humains dans leur ensemble soient si accrochés à la matière qu'ils continuent à préférer souffrir. C'est ce que Sri Aurobindo disait: que l'homme est attaché à sa souffrance. Donc, cherchons les bénéfices secondaires de la souffrance dans la sécurité de la répétition. Il vaut mieux répéter quelque chose qui ne fonctionne pas que de se lancer dans un imprévu aléatoire, c'est la loi de l'échec. Beaucoup de personnes sont dans ce schéma. À partir du moment où l'être est prêt à s'observer lui-même sans complaisance, c'est une consécration sans retour en arrière possible. S'il faut passer par un trou de souris... on passe par le trou de souris, si l'on ne veut pas passer par un trou de souris, c'est que l'animal n'ose pas sortir des sentiers battus. Le sadhak est celui qui accepte les épreuves. Le ressac fait partie de la loi. Trois pas en avant, un ou deux en arrière...

Question: Tu as parlé d'acharnement spirituel mais pas dans le bon sens du terme. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

N. : oui, l'acharnement c'est aller au-delà de ses forces dans l'ascèse. L'ascèse exige beaucoup de rigueur et de discipline, mais si la pression va au-delà de nos forces, peut-être est-il inutile de surenchérir. Justement parce que le corps a besoin de récupérer. Si l'animal n'en peut plus, il s'effondrera si on le pousse trop loin. Par acharnement spirituel, je veux parler de ces sectes où l'on s'imagine que plus on fait d'heures de méditation plus on évolue, plus on a de nombreuses prières plus on évolue. Plus on se prive, plus on se rapproche de Dieu... C'est-à-dire une confusion entre qualitatif et quantitatif.

A : Certains yogis prétendent évaluer le temps nécessaire à la réalisation..

N : C'est présomptueux. Un mythe en Inde fait des ravages. Après douze ans de continence sexuelle, le samadhi se produit. Si ça ne réussit pas, il est tentant de laisser libre cours à la sexualité pour se venger d'avoir été berné, et on peut retomber plus bas que si l'on avait eu une vie sexuelle. Les anticipations concluantes, qui font abstraction de la durée en temps réel, cela ne marche pas. Certains sont amoureux de la voisine et ils ont gâché leur vie par convoitise du bien spirituel tout en se laissant torturer par des regrets et des fantasmes... Je ne suis pas contre le pragmatisme, mais le pragmatisme doit être efficace, et pour l'être, comme le disent les chinois, il ne peut jamais sortir du contexte de l'expérience. Le pragmatisme théorique est une aberration qui veut incorporer le réel et ses turbulences aléatoires dans une équation. Quand le pragmatisme devient une perversion de l'esprit au service de l'orgueil, pour se surentraîner, pour être certain de « réussir », il reste attaché au fruit des œuvres, miné par l'ambition de réussir. La conscience n'est pas une compétition, ce n'est pas un sport. On peut se surentraîner en apnée ou dans de nombreux loisirs, mais le problème de la conscience, c'est autre chose, nous sommes en communion avec la conscience, et on ne la berne pas par les artifices de la séduction. « Regarde tout ce que je fais pour toi...  » c'est puéril. Quoi que tu fasses, si Elle n'est pas d'accord, si tu vas trop loin dans l'espoir d'un résultat, ton esprit reste trop tendu pour recevoir beaucoup. L'acharnement, c'est le mouvement excessif dans l'espoir de recueillir des résultats. Cet espoir d'obtenir des résultats, il peut être fondé autant sur l'ego (orgueil ou dépréciation de soi) que sur l'aspiration. L'idée de mettre la main sur la vérité ou de mettre la main sur la technique essentielle qui mène à la libération, ce sont des systèmes généraux qui ont fait leurs preuves pour certains, les plus purs, mais c'est périmé parce qu'il y a des énergies qui descendent aujourd'hui dans notre atmosphère. Le processus possible de différenciation individuelle va beaucoup plus loin aujourd'hui à cause de différents facteurs, la démographie exponentielle, la planétarisation des cultures, sans compter la descente du supramental. La Terre commence à vivre dans une nouvelle dimension qui tolère de moins en moins « l'à peu près. » Le sentiment de l'utilité de notre tâche est plus pur que le besoin de réussir l'ascèse, qui demeure un projet personnel. Développer la réceptivité est une voie royale, et l'on peut très bien recevoir du subtil sans s'en rendre compte intellectuellement, si cela se passe progressivement. L'inverse, c'est l'acharnement dans la quête, l'ascèse obsessionnelle — il y a un excès de volonté. Les saturations se profilent aussi bien dans le yin que dans le yang, trop courir entraîne le point de côté, s'éprendre de ne rien faire se termine dans l'oisiveté et le rêve, ne pas agir ne peut pas être une fin en soi. Même la personne la plus contemplative peut en avoir soudain assez, et elle fait un pélérinage à pied de mille kilomètres.

Le clin d'oeil insistant du Tao:


La stratégie la plus fine est de sentir les renversements.



Une vraie stratégie ne comporte pas qu'une tactique mais plusieurs sinon ce n'est pas une stratégie. On voit cela aux échecs, il n'y a pas qu'une manière de jouer. Les tactiques sont des choses provisoires que l'on peut choisir, décider, et quand une méthode est renversée par un événement, on en change — mais la stratégie est toujours la même, ne pas sous-estimer l'adversaire pour avoir une chance de vaincre, tout en trouvant une sorte de joie dans le combat, parce qu'il est absolument nécessaire. Si l'on perd le sentiment de plénitude face aux obstacles, — la plénitude entre le moi et le non-moi c'est très important, on peut essayer de le conserver par une tactique qui fonctionne, mais même cela peut s'avérer insuffisant. Le placebo ne remplace pas la foi qui vacille sous les attaques, et quand on est au bout du rouleau, ce qui est loin d'être rare dans l'ascèse intégrale, on peut rester démuni. Il peut y avoir un blanc qui dure... trois minutes, trois jours, trois ans ! Mais cela n'est jamais du temps perdu, ce peut être une décantation, une limite, quelque chose qui n'est pas prêt pour la soumission absolue. Et il faudra reprendre le fil en se sentant dans une conformité à la fois personnelle et cosmique. C'est le fil du rasoir, le Dao. Si nous sommes trop dans notre propre histoire, nous nous fermons aux possibilités et si nous adhérons trop aux possibilités, on se laisse influencer, on se laisse entraîner par des options qui ne nous concernent pas vraiment. Il est possible de changer de tactique. Le problème n'est pas le remplacement qui existe bel et bien quand une approche est périmée, le problème n'est pas l'absence de solution, elle existe, mais le problème c'est de vouloir en appliquer une — indépendante du contexte. Or l'esprit se tend aux moindres contrariétés, souvent la source de mauvaises décisions, alors qu'il doit devenir éminément élastique. C'est merveilleux de pouvoir passer d'une concentration intense à une disponibilité absolue, avec une perception ouverte sur tout et rien, sans que la pensée n'intervienne. C'est un des résultats de la consécration: l'être nerveux commence à lâcher du lest, l'immédiat ne possède plus aucun caractère d'urgence, et en même temps il est savouré en lui-même.

Le mental cristallise des principes qui ne sont vrais que dans les représentations. Quand la vie exige autre chose, on peut nier sa demande, et continuer sur un mode d'action qui échoue, mais qu'on préfère, avec une tactique qui rate, mais que l'on connaît par cœur. Essayer une stratégie qui pourrait réussir, s'il faut trop changer de manœuvres, beaucoup d'êtres humains en sont incapables, et ils préfèrent échouer à leur manière que lâcher du lest. A certains moments, nous sommes côté droit, à d'autres moments nous sommes côté gauche, à des moments nous sommes envahis jambe droite, à d'autres nous sommes envahis jambe gauche, à des moments... le chef peut en avoir tellement assez des résistances... qu'il a envie de redevenir une tête ! Soyons sensibles à ce mouvement des choses tout en gardant la stratégie essentielle: épouser le temps sans refuser, sans dénier ce qu'il nous apporte même de « mauvais », cela permet d'absorber les obstacles en les accueillant comme des épreuves utiles, sans fuir, et comme cela —  traverser tous les imprévus d'apparence négative.

Dans la nature, il y a des garde-fous, mais ils ont été conceptualisés pendant des millénaires, des siècles, ils ont été récupérés par une culture dominante et dénaturés. On ne comprend plus le rôle divin de la culpabilité qui doit être immédiate, spontanée et très courte. Elle permet de rectifier le tir, c'est tout. Ce n'est pas un principe, la culpabilité, c'est un moment où l'on se dit: j'aurais mieux fait de faire autrement. Ce n'est pas la peine d'en faire toute une histoire... On a donc des garde-fous qui veillent, et la culpabilité en fait partie. Elle a été ensuite établie par les religions qui en ont fait une valeur en soi. C'est un simple garde-fou évolutif. La culpabilité empêche de tuer son voisin, de violer sa voisine, de reproduire une expérience négative. C'est le signe qu'on est libre de revoir son passé. Mais l'article 64 du code pénal reconnaît que certains actes sont contraints et inévitables: Même s'il a perpétré un meurtre, un individu est décrété innocent par la cour s'il est prouvé qu'il a fait cela sous la contrainte d'une force extérieure. Donc, pour en revenir à notre ascèse, si les adversaires intérieurs sont suffisamment forts pour vous imposer une contrainte de passage à l'acte sur des choses que vous ne voulez pas faire, ce n'est pas catastrophique, la pulsion peut diminuer après qu'elle vous aura fait prendre conscience de votre aliénation, du pouvoir patent de la mémoire évolutive, comme un avertissement. Vous aurez repéré un véritable adversaire, une force indésirable qui vous domine, et vous posez l'intention de vous en libérer. Ensuite, vous écoutez moins ses ordres et ses messages, et vous finirez bien par gagner.

La culpabilité tournicote toujours un peu autour de la sexualité. Celui qui en a peur, mais éprouve des désirs, est aussi mal loti que celui qui a peur de ne pas pouvoir s'en passer. Certains arrivent à se libérer de la sexualité par la sexualité. François d'Assise avant de parler aux oiseaux, a eu une vie de patachon. Tout est à double tranchant, nier les jambes c'est parfois un remède pire que le mal. Une expérience assumée peut laisser le passage à autre chose, alors que refuser à la nature ce qu'elle veut, par principe, peut faire retomber d'une manière violente sur la force du désir. La nature nous conditionne, si la fuir ne permet pas de la calmer, pourquoi ne pas aller voir de plus près ce qu'est le désir ? Est-ce désir de l'autre, est-ce désir d'unité, est-ce désir de jouissance, est-ce désir de s'approprier les qualités de son propre sexe ? Nous sommes complexes, ces éléments peuvent se mélanger et pourquoi y aurait-il plus de risques à assumer cette nature fondamentale du corps, ne serait-ce que provisoirement, qu'à essayer de l'oublier alors que nous sommes traversés par des tentations puissantes ? Nous avons une nature animale qui nous impose des désirs, il est aussi absurde de les diaboliser que de les encenser. Il peut même se produire des phases d'exaltation dans lesquelles la sexualité vient comme un cadeau sacré, et cela fait craquer les défenses de l'ego, et une communion cosmique s'opère ! Etablir des règles, ce n'est pas conforme à la richesse du mouvement. Puisque tout est yin ou yang, tout est par la même occasion à double tranchant.

Si l'on commence à surenchérir sur nos « péchés », « ah ! Je n'ai pas fait ce qu'il faut... » cela ne facilite pas, ça engramme le sentiment d'échec. Il y a un placebo positif, mais le placebo négatif est tout aussi puissant (c'est même comme cela que l'Eglise a tenu ses ouailles pendant des siècles). Nous sommes nés dans une civilisation qui a peur de Dieu, c'est le comble. Les pervers narcissiques ont une image de soi qui est tellement valorisante qu'ils n'ont plus accès à la culpabilité et ils peuvent écraser la tête des autres, la conscience tranquille. La culpabilité, c'est un sacré garde-fou. Si l'on redoute de recommencer, on ne recommencera pas. Dans ce cas, la culpabilité possède un véritable pouvoir alors que le mental peut la récupérer comme dans la confession, comme il peut, c'est courant, manipuler l'autre en jouant sur son sentiment de culpabilité.

C : La vraie culpabilité, c'est simplement le sens de l'erreur, on s'aperçoit qu'il y a quelque chose qui ne va pas et l'on corrige.

N. : Oui c'est le sens de l'erreur, le problème chez ceux qui s'acharnent dans les voies spirituelles c'est qu'ils ont peur de l'erreur — et ils se sentent facilement coupables — et ils comblent cette peur de l'erreur en se rassurant dans les pratiques et les techniques par un zèle exagéré. Comme si le fait d'être disponible était pénalisant. On ne fait rien et c'est très bien, on se laisse aller à la disponibilité intégrale, qu'est-ce qu'on va manquer ? On se dispose à recevoir — un jour ou l'autre — une extase extraordinaire parce que l'on est dans un lâcher prise total. Plus de peur, plus de besoin d'obtenir, plus de manque, la présence gratuite appelle parfois le DaoCela m'est arrivé une quantité de fois dans le yoga supramental. Il se produisait des moments où j'ai essayé de tout faire comme il faut et la force ne travaillait pas, j'étais dans un système de frustration ou de contraintes trop poussées, et la force ne voulait pas travailler parce que mon organisme était fermé, je n'avais pas assez d'ânanda, pas assez de plénitude pour appeler la conscience divine. Si Sri Aurobindo dit ânanda, c'est ânanda. Il dit que le but suprême ce n'est pas l'intelligence, ce n'est pas la sagesse, c'est l'ânanda. A d'autres moments où je me sentais moins parfait et plus libre, j'étais dans un état relâché et la Force en profitait pour me tomber dessus. J'ai buté là-dessus quelques mois. Si l'on gagne en perfection ce que l'on perd en félicité, c'est comme remplir un seau percé, cela ne sert à rien et on plafonne. Le Divin m'a ordonné de faire passer la félicité avant la perfection, j'ai eu alors « carte blanche ».. En général, les spécialistes du spirituel sont si fiers de leurs expériences qu'elles prennent, dans leur discours, l'apparence d'avoir été produites par eux. C'est faux: quel que soit notre mérite, c'est l'univers qui sanctionne, c'est lui qui donne de nouvelles armes évolutives, de nouveaux moyens.

Le clin d'oeil du Tao:



La voie est cheminement.

Trouver une belle ramification, perdre le fil merveilleux, accueillir les adversaires intérieurs qui montrent le travail qui reste à faire, traverser une nouvelle limite, et retrouver le fil, ça ne cesse pas d'évoluer. C'est la transformation qui mène l'évolution, c'est une courbe en dents de scie qui monte, et malgré les régressions qui repartent vers le bas, le mouvement d'ensemble grimpe.



Question: pourquoi les prophètes, les messies, ceux que l'on appelait comme ça, n'ont pas transmis ce que tu dis ? Ou ça a été mal compris ?

N. : Jésus n'a pas transmis quelque chose de très différent de ce que je raconte. L'histoire du pardon, la femme adultère qu'est-ce que ça peut vous faire, le péché, pourquoi ne pas vous préoccuper du vôtre, d'abord !... Après, cela a été déformé. De toute façon le christianisme (de l'Eglise) a été pratiquement inventé par Saint-Paul qui n'est pas une référence... Il était misogyne ! Si l'on n'est pas auprès d'un maître, la doctrine spirituelle ne se comprend pas, par ce que ce n'est pas une accumulation de concepts qui sont figés dans l'intemporel qui donnent l'emploi de la chose à faire dans l'immédiateté. La posture psychologique est soumise à l'occasion et à l'accident, les deux extrêmes qui font bifurquer notre comportement. Ce n'est pas possible de se fier à une carte. Mille itinéraires peuvent relier deux points, et la ligne droite est une vue de l'esprit. Quelle carte voulez-vous utiliser, quelle doctrine va vous dire demain tu vas tomber amoureux et culpabiliser, après-demain tu auras une extase telle que tu vas tout laisser tomber, et tes parents vont te maudire. Les faits ne tiennent pas sur les cartes, et les modes d'emploi des faits (le menu des doctrines) ne tiennent pas compte du contexte.

C : finalement les adversaires intérieurs sont aussi des amis dans la mesure où ils permettent de prendre conscience !

N: Les adversaires intérieures sont des coachs, des entraîneurs, ils ne seraient pas là, on ne pourrait pas beaucoup progresser. Et quelques initiés le disent depuis longtemps: le statut de l'ange n'est pas privilégié, il n'y a pas la confrontation à la matière, il n'y a pas la marge de manœuvre du libre arbitre, il n'y a pas la torture du soi qui manque. Même si ce sont des énergies formidables, les anges et les archanges sont sclérosés dans une dimension. Ils n'ont pas la dimension de l'incarnation. L'expérience supramentale permet d'affirmer qu'on peut faire confiance à l'évolution en étant sincères et authentiques (conscients d'une nécessaire intégrité) et nos « péchés » alors, ce sont de simples faux pas. Sri Aurobindo dit que le seul péché c'est la petitesse. Ce qui empêche vraiment l'évolution, c'est de ne pas vouloir croître dans la conscience. Une fois que l'on veut croître dans la conscience, que l'on soit confronté aux scories, aux résidus et aux pulsions de l'animal, c'est normal et même obligatoire. Seulement le système du mensonge, comme le dit Sri Aurobindo dans Savitri, est tellement bien au point que chaque fois que l'on va vers l'augmentation de conscience, si c'est trop difficile on recule, si l'on est attaqué, on se sent victime et donc on renonce, ou bien l'on traîne en chemin.

Ma grande souffrance, c'est qu'il y a un décalage entre le monde intemporel du mental et le monde organique de la matière qui rend l'évolution extrêmement lente, parfois cela provoque de la douleur, parce qu'on s'imagine l'évolution compromise tant le progrès est infinitésimal. Entre le moment où l'on sème des graines spirituelles et le moment où l'on fait la récolte, on a dix fois le temps de chuter ou d'abandonner, ou de prendre une « vitesse de croisière » qui noie l'essentiel dans le reste, sans l'oublier, mais la priorité est perdue, et en voie de conséquence, les décisions magistrales n'ont plus lieu. Il y a des moments où ce n'est pas logique qu'on ne récolte pas quelque chose, dit le bras droit, et il peut se produire aussi une révolte du côté gauche, pas assez d'attentes comblées. On se dit: quoi ! Après tout ce que j'ai fait, ça ne suffit toujours pas... Tout le travail de purification émotionnelle est justement fait pour devenir de moins en moins victime des humeurs négatives qui soutiennent les survivances dynamiques. La colère, ce sont des changements chimiques mécaniques qui la lancent, la concupiscence irrépressible aussi, l'addiction au tabac, elle devient physique. Les endorphines sont autant de drogues naturelles, ce que nous recevons du monde extérieur fait réagir l'organisme à un point souvent paroxystique sur lequel nous n'avons plus de prise. Si l'on oppose une force ascensionnelle proportionnelle à la force descendante de l'entropie, de la cristallisation, on peut s'en sortir, c'est la sâdhâna.

A : tu disais que c'est à partir de 1930 que la conscience supramentale a commencé à descendre sur la terre. Comment se fait-il que tous les gens qui ont évolué un peu plus que les autres, n'ont pas été touchés par çà ?

N. : Au début, quand la mère de Pondichéry a fait des expériences, sur la terre on ne savait pas que c'était ça. En Mai 68 il y avait quelque chose de très spécial qui ne peut avoir qu'une origine spirituelle, il n'y a pas d'autres explications, et le mouvement avait commencé juste avant, aux Etats-Unis. Historiquement c'était prêt, l'industrie et la bourgeoisie avaient créé un bon niveau d'existence, toute la jeunesse née après la guerre s'est trouvée bénéficier d'un contexte très favorable, la vie était « facile ». Je venais d'avoir 18 ans, j'avais des camarades assez matérialistes qui faisaient des poèmes absolument magnifiques. Il s'était passé quelque chose, mais cela s'était préparé, moi j'avais senti sur les rochers du port de Nice le Supramental au printemps de l'année précédente. Bien sûr, je ne savais pas que cela s'appelait ainsi, mais d'un seul coup j'ai senti que l'horizon portait plus loin, le sentiment d'une immensité qui s'approchait, puis en décembre 67 j'ai passé une semaine sur un plan très élevé. Quelques mois plus tard, tout le monde a été un peu touché parmi la jeunesse, car les adolescents possèdent un cerveau moins structuré, encore ouvert, tandis qu'après quarante ans, en général un pli est pris, qui réduit la réceptivité. L'énergie a été absorbée, puis récupérée. Après, ça se referme, parce que l'ivresse s'estompe et qu'on ne sait pas comment la retouver.

 

L'adversaire du stratège évolutif, c'est l'impatience, car souvent des moments merveilleux sont suivis par de longues retombées qui semblent être des retours en arrière alors que ça prépare de nouvelles remontées.



Le yin et le yang comme toujours. Les résultats se font attendre. Chaque fois que l'on sent qu'on aime la Conscience, c'est très bon signe, et d'ailleurs des événements viennent essayer d'estomper cet amour, et nous remettent dans l'axe de choses plus formelles. Les satisfactions holistiques se développent pour nous permettre de sentir cet amour de la conscience qui s'étale en soi, qui augmente et, plus la conscience se manifeste, plus c'est elle qui guide. Il s'agit bien de remplacer l'acharnement spirituel (même avec des techniques qui ont fait leurs preuves) par le fait de se sentir accompagné par la conscience.

Sentir le revirement des choses, c'est-à-dire savoir observer les besoins des cinq branches. Chez les personnes trop yang il n'y a pas la même ouverture sur le changement que chez les personnes yin parce que comme les personnes yin ne cherchent pas à faire grand-chose, elles ont une vision de l'attente qui est positive. On a beau reprocher certaines choses aux personnes qui sont trop yin sous prétexte qu' elles ne font pas assez de choses, dans le fait de ne rien faire, elles baignent dans la totalité maladroitement. Elles ont, par rapport à ce qui peut arriver, un a priori vraiment favorable. Tandis qu'une personne très yang qui sait ce qu'elle doit faire, quand elle perd le contrôle, elle doute que la suite des événements soit meilleure que ce qu'elle contrôle, recherche ou obtient. Les changements yang sont souvent de même nature et faciles, réguliers, rapides, enthousiastes au début, alors que les changements yin sont plus rares mais plus profonds, moins adroits aussi, parce qu'ils s'imposent inconditionnellement, sans que le moije se mêle de lancer une dynamique déjà chargée d'un tas de choses à obtenir. Là dessus Lao-tseu est catégorique, le yang vient loin derrière le yin.

Le yang s'épuise, le yin ne s'épuise pas.

Dire que le yin est supérieur peut induire en erreur, la vérité est qu'il précède le yang, il est plus près de l'origine absolue des choses et son rôle est d'absorber la puissance créatrice et de la refléter, sans les distorsions de la volonté subjective. La phase du mouvement possède un début et un terme, alors que l'immobilité n'a pas besoin d'avoir ni commencement ni fin. Oui, vous pouvez relire, ça paie pas de mine, mais ça résume la Manifestation cette simple phrase. Autrement dit, vous pouvez tous développer votre bras gauche sans aucune crainte, cela vous donnera du recul sur vos actions, donc sur vos projets, donc sur vos motivations, parce que ces trois choses ne sont pas séparées.

C : finalement la meilleure façon, c'est d'identifier ses adversaires intérieurs quand ça va mal, avec ce dont on dispose, l'astrologie, les trois forces Tamas, Rajas, Sattva... On peut se servir de tout ça pour identifier obstacles, limites, faiblesses.

N: Oui, en fait je ne serais pas surpris d'avoir reçu l'étoile à cinq branches en quelques minutes seulement parce que je me posais depuis longtemps la question des éléments qui composent l'humain, et qui finissent dans l'assemblage du moi — avec cette resplendissante homogénéité du pouvoir de conjuguer quelques centaines de verbes selon les circonstances.



Origine de l'étoile.


J'avais été découragé par les écoles hindouïstes qui poussent bien à la recherche de l'unité en posant notre multiplicité, mais j'étais tombé sur une somme de composants ahurissante, qui m'a donné envie de vomir mentalement. J'étais vraiment dégoûté. Un système assez connu parle de trente-six agrégats ! Vous vous imaginez faire l'inventaire en vous des trente-six pièces qui vous composent et jouer aux dés avec ? C'est fastidieux. Finalement, je reconnais que ceux qui possèdent l'astrologie ont de la chance de pouvoir ramener tous leurs mouvements à sept principes s'ils ont un bon discernement, et c'est merveilleux. Rudhyar et Ruperti m'ont beaucoup apporté, car leur système est très opératif, et je l'ai encore simplifié. Savoir que je est un autre qui réunit sept acteurs, c'est pratique si l'on comprend que six fonctions sont subordonnées au soleil, qui lui est à la fois actuel et potentiel, ce qui permet de le faire émerger. Mais je reconnais que le système des gunas est très performant aussi, bien que moins nuancé. L'étoile à cinq branches est un modèle très esthétique qui regroupe tout ce que nous savons déjà et qui est aussi très économique, d'ailleurs ce cinq primordial revient aussi bien chez les chinois, avec leurs propres éléments, que chez les hindous, avec l'ether et les quatre éléments traditionnels, comme l'exploite Sri Aurobindo dans son magnifique « essai sur la Guîtâ ».

Même si nous dérivons différemment le 5, dans chaque système apparaît le même miracle, les cinq constituants se complètent dans les principes, mais dans la manifestation dynamique, ils ne convergent pas, ils s'utilisent, s'affrontent, s'évitent, s'excluent, empiètent les uns sur les autres — mais ils ne se combinent pas facilement. Une simple réflexion permet de percevoir d'étranges dysfonctionnements possibles entre le haut et le bas, la gauche et la droite, et en transversale également. Hypertrophier un des bras permet de renier ou presque la jambe en transversale. Beaucoup de mystiques s'infligeaient des mortifications et même des blessures, tandis que certains rationalistes hypercérébraux peuvent se faire écraser dans la rue par un autobus tandis qu'ils résolvent une équation, car ils n'ont pas conscience de leur corps ni de l'environnement.

Utiliser la scrutation systémique, toujours en vue de l'unité, me paraît un bon principe. Cela « fonctionne » avec le deux, le yin yang, avec le trois et les guna, avec le quatre (les esprits des éléments ou la méditation quantique), avec les cinq éléments chinois, avec l'étoile morphologique qui nous occupe aujourd'hui, ou les agrégats du samkhya, ou encore avec le septenaire astrologique, avec les huit trigrammes du yi-King, jusqu'au dix séphiroth. Il reste à utiliser correctement ces outils, ce qui n'est pas donné à tous, étant donné que le mental adore se raconter des histoires.

Le narcissisme spirituel, ce n'est pas si négatif que cela, parfois il est même innocent. C'est la première prétention du mental à être supérieur à l'animal, ce n'est pas catastrophique. Souvent, en ce qui concerne des personnes qui viennent d'entrer dans la voie spirituelle, ce qui émane d'elles, c'est une forme de nouvel orgueil : « maintenant je sais de quoi il en retourne » et elles se promènent avec une grosse dose de récupération vitale, mais elles ne s'en rendent absolument pas compte. On revient toujours aux guna. Le problème c'est de ne pas surenchérir sur les épreuves en se prenant pour un héros. Dans le combat, on n'a pas le temps de penser à l'issue, — la victoire ou la défaite, parce que si l'on anticipe on le perd, c'est déjà trop tard.

Le clin d'oeil du Tao:



à un moment donné, le combat devient plus important que l'enjeu du combat.



Pour la conscience, ce sont les changements de seuil le plus important, et la Bhagavad-Guîtâ laisse entendre qu'ils ne sont possibles qu'à condition d'un engagement aussi crucial que celui du soldat sur le champ de bataille. C'est vrai absolument partout, dans le mental, dans le vital, dans le service, à un moment donné une bifurcation se présente, un seuil amorce une nouvelle perception d'ensemble, à condition qu'on ait cessé de « ronronner », de s'approprier le temps pour en faire du semblable à ses préférences. Le seuil est fondamental: l'étape franchie, ce ne sera plus jamais comme avant. C'est pareil dans les épreuves, on peut très bien venir à bout de petites épreuves et d'un seul coup trouver un champ dans lequel les épreuves vont être largement plus puissantes et supérieures ... mais l'on s'en moque dans la mesure où l'expérience de ce qui s'est passé avant devient une arme. Nous progressons vers de nouveaux seuils grâce aux victoires déjà accomplies. Ce mouvement-là est toujours évolutif. Il sera nécessaire de dédramatiser chacune des branches alors que les émotions exigent que l'on se fasse du cinéma ! Le bras droit peut érotiser la connaissance avec une jouissance trouble, l'ivresse de l'élévation, et le bras gauche aussi peut facilement déraper dans une expansion approximative, un investissement disproportionné dans les arts divinatoires, ou l'occultisme, ou la recherche des plans cosmiques ! On en revient donc au fonctionnement conforme:

se libérer des survivances dynamiques pour les jambes,

se détacher du résultat pour les bras.

Il y a une chose inépuisable à accomplir: explorer le moi qui se déroule, naître, grandir, mourir — que faisons-nous entre-temps ?

 





J'avance et je recule,

j'adhère et je m'éloigne,

je continue et je m'arrête,

je commence et je m'abstiens,

je prends et je laisse,



le tao, l'itinéraire, what else ?





A: c'est l'histoire d'un petit être angélique qui s'appelle Véradata, c'est un ménestrel divin, un jour il descend du paradis dans une petite forêt et il croise un ascète qui médite depuis tellement longtemps, il est tout couvert de poussière et de fourmis. L'ascète voit Véradata et lui dit: « toi qui es cher à Vishnou, demandes-lui un jour quand tu le verras, quand est-ce que j'irai au paradis ». Véradata promet de faire ça pour lui et précise que, quand il reviendra il le lui fera savoir. Il continue son chemin et aperçoit une espèce de fou, un bhakti yogi qui saute de branche en branche et qui crie, Dieu, Dieu, Dieu. Celui-ci demande à Véradata «  toi qui es cher à Vishnou, demande-lui quand je pourrai entrer au paradis ». Véradata promet de faire ça pour lui. Véradata retourne au paradis, demande tout cela à Vishnou, redescendant dans la forêt quelques années plus tard et croise le même ascète couvert de poussière qui lui demande la réponse. Oui, répond Véradata, j'ai demandé et j'ai une bonne nouvelle pour toi, tu vas atteindre le paradis dans trois vies. L'ascète répond: trois vies ! Je ne pourrai jamais attendre aussi longtemps et là il s'écroule désespéré. Véradata poursuit son chemin et croise le bakhti yogi qui saute toujours de branche en branche en criant Dieu, Dieu, Dieu. Il veut savoir la réponse de Vishnou. Véradata répond: je n'ai pas beaucoup d'espoir pour toi, si tu peux compter le nombre de feuilles de cet arbre, cela correspond au nombre de vies avant que tu ailles au paradis. Et le bakhti répond: tu veux dire que je vais aller au paradis ! Et subitement il connaît le Samadhi.

J : il s'agit d'un personnage qui tient dans sa main une boule de neige qui ne fond jamais. Un jour son frère, cordonnier de son métier, lui dit: mais tu es devenu un sage mon frère, j'aimerais bien te ressembler. Son frère répond: je vais venir voir à la ville ce que tu fais, mon frère. Ce qu'il fait un jour, se mettant à côté de lui pour l'observer. Arrive alors une superbe jeune femme, une cliente du cordonnier dont ce dernier répare une chaussure. Le frère du cordonnier est tellement fasciné par la beauté de cette femme que la boule de neige qu'il tient depuis si longtemps dans ses mains, fond. Le cordonnier, lui, reste extrêmement concentré sur son travail sans être distrait d'aucune manière par la présence de la jeune femme, à tel point que son frère lui fait cette remarque: mais mon frère c'est toi le sage, regarde, moi ma boule de neige a complètement fondu !