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Ce livre obéit à une composition fractale, n'importe quelle partie renvoit à toutes les autres et vous pouvez donc choisir votre point de lecture
en cliquant sur le paragraphe qui vous interesse. Bonne lecture! Natarajan


1 PRÉFACE

La vie reliée au supramental peut être entièrement transformée, et enfin pleinement justifiée.

«La chose» qui a commencé pour moi le 10 janvier 1977 arrivera sans doute à d'autres, et c'est pour faciliter cette émergence que j'écris, après plus de vingt ans de contact avec l'énergie supramentale, un message destiné à tous ceux qui ne veulent ni s'enfermer dans un spiritualisme archaïque, ni s'élancer dans l'inconnu sans points de repère intérieurs.

Pour chacun, le conflit existe entre le potentiel solaire, détaché des événements et convaincu de sa quête, un moi profond mais bien présent pour qui sait aller le chercher; et le moi lunaire, qui se confond avec le vécu — où tant de choses semblent ne pas dépendre de nous, qu'elles nous imposent des révoltes ou des compromis, des contraintes ou des réactions, des projets ou des changements parfois difficiles à assumer. La part pure de l'enfant dans l'être peut être conservée par les souhaits divins et s'opposer aux manigances du moi socialisé constellé de rôles difficiles. L'innocence peut accompagner la rigueur, la spontanéité la profondeur.


Les traces de qui je fus m'ont souvent aidé, et je ne fais que poursuivre mon travail.


2 LE CHAMP DE LA TOTALITÉ. MÉDITATION SUR LE BLEU. (OUVERTURE AU TOUT)
   
2.1 Les traces de l'Intelligence
      
2.1.1 Variété et Unité de la Manifestation

Chaque race, chaque civilisation, toute culture, tout milieu manifeste des propriétés différentes de l'intelligence, et donc la définit d'une manière différente. Il est indispensable de différencier les concepts variés de l'intelligence — qui ne sont que des représentations — du processus réel de sa manifestation, qui constitue un principe unique à sa source et dont nous dépendons tous. L'intelligence possède différents types de détermination qui s'excluent mutuellement en se manifestant. Ce simple procédé d'exclusion mutuelle, comme les couleurs s'excluent mutuellement pour apparaître bien qu'elles participent toutes de la lumière, provoque simultanément l'éclosion de valeurs nombreuses et disparates (un processus positif de création), et leurs antagonismes issus de leur propre dispersion (un processus négatif d'obstruction par la rivalité et la compétitivité), qui trouve son accomplissement dans le conflit et la concurrence mobile des visions politiques, idéologiques, religieuses et spirituelles débouchant sur les crises et les guerres. À l'intérieur du moi, l'Intelligence se spécialise également en fonctions, l'être humain subissant des pôles d'intérêt différents auxquels il se confronte sans cesse.

Il n'existe donc pas — d'un point de vue supramental — de hiérarchies précises entre les différentes formes de manifestation de l'intelligence, chacune possédant une activité qui lui est propre, accompagnée d'angles morts singuliers, conformément au fait qu'aucune coulée particulière de l'intelligence ne peut contenir l'ensemble de l'intelligence. Les créations rigides sont toutes appelées à se paralyser, puis à se rétrécir, et, enfin, à se dissoudre tandis que les formes souples sont appelées à se développer, puis à s'unir pour former des ensembles complexes qui mettent en commun leurs structures afin d'élargir leurs limites.

C'est la seule manière de concevoir l'assemblage homogène de créatures de plus en plus complexes, ce qui nous renvoie immédiatement au sujet du livre, la découverte d'une part d'une intelligence générale capable de développer la vie en y infusant de la conscience, et l'émergence d'autre part d'une intelligence qui se reconnaît elle-même pour telle dans le moi de l'homme, mais qui n'est pas consciente de tout ce sur quoi elle s'appuie, soit l'intelligence autonome du corps, puis celle de la nature désirante, le plan vital, qui possède suffisamment d'autonomie et de puissance pour imposer sa loi au moi individuel, s'il n'y prend garde. On peut encore ajouter que l'intelligence du clan, de la race, laisse ses traces dans l'éducation sans que le moi sache établir sa propre légitimité, son attitude passive étant alors conditionnée par les codifications extérieures qui entourent la croissance pendant l'enfance, et la déterminent.

Nous traiterons donc du mystère humain, avec la compilation des structures naturelles d'une part, qui crée un individu homogène quel que soit le regard qu'il porte sur lui-même, ce que nous nommons le moi générique, soit un ensemble de processus sur différents plans, physique, énergétique, et subtil, qui s'entendent assez bien entre eux, semble-t-il, pour manifester l'humanité comme n'importe quelle autre espèce animale; et nous aborderons les secrets spirituels d'autre part, soit la capacité de ce moi à investir toutes les forces dont il dépend pour mieux se connaître, comprendre la manifestation et, tout au bout, épouser le Divin, qui en constitue l'origine ou le terme.

Le propre de l'intelligence est d'assembler les constituants primordiaux de la matière physique ou les énergies à l'œuvre dans l'univers, et de les organiser en programmations depuis les combinaisons des atomes jusqu'à la création de l'espèce humaine, tout en passant par tous les intermédiaires façonnés d'une manière particulière, et qui révèlent un ordre et une structure physique ou biologique. Les systèmes de cristallisation minérale sont réguliers, des formes géométriques président à leur ordonnancement, ce qui établit la symétrie comme principe de base de la manifestation, et avec elle la duplication parfaite et la série qui ouvrent vers le mystère, selon plusieurs modèles comme celui de l'ADN qui nous frappe aujourd'hui. On trouvera naturellement de l'asymétrie dans certaines occasions, et des indéterminations chaotiques, puisque toutes ces réalités sont nécessaires à l'infinie variété du réel et à sa transformation permanente. Les formes sont elles-mêmes plus ou moins stables, et le passage de l'eau à la glace ou à la vapeur constitue le symbole de l'interdépendance des lois naturelles. Le monde biologique conserve des lois antérieures, mais la matière se code maintenant, avec la vie, dans un dynamisme propre qui assure la multiplication de l'espèce. Plus l'espèce évolue, plus le centre de l'organisme devient conscient en tant que tel, et plus les procédures d'échange avec le milieu deviennent souples, aléatoires et variées, et susceptibles de transformations rapides.

Cela constitue la base de notre approche.

Les coefficients de complexité et de conscience sont proportionnels. Ce fait montre le dédoublement de l'Intelligence suprême dans deux ordres qui deviennent conflictuels dans l'espèce humaine: l'intelligence générique et créatrice et la conscience individuelle se séparent l'une de l'autre et se combattent ou s'épaulent chez le chercheur, dans une exploration incessante, mais elles peuvent se confondre ou rester parallèles selon les cas, dans une danse où tous les cas de figure sont représentés par l'humanité, qui prolonge la nature sans se poser de questions. Certains êtres sont proches des animaux et n'ont une individualité propre qu'embryonnaire, ils font confiance à la vie, d'autres investissent par le moi le champ de l'intelligence générique qui les constitue, dépassent les caractéristiques physiques, vitales et mentales, et deviennent de véritables individus conscients du Tout, et conscients d'eux-mêmes. La vie ne leur suffit pas, et leur donne l'occasion de plonger dans le mystère de leur propre existence. Ce fait nous concerne puisque nous y trouvons la source des religions et des traditions. Toute l'aventure humaine se déploie à partir de la confrontation entre l'intelligence générique — la constitution humaine biologique — et le potentiel de conscience individuel, qui se libère des mémoires et des conditionnements et actualise les virtualités de l'Intelligence suprême, celles qui n'apparaissent pas dans la nature. Nous appelons dans ce livre potentiel solaire le processus d'investigation et de dépassement de l'identité contingente, événementielle — lunaire —, en opposition aux virtualités solaires, composées de souhaits, d'intentions holistiques, de bifurcations décisionnelles.

Comme les psychologues modernes, mais en élargissant la notion, nous établissons que le potentiel solaire ne peut s'actualiser sans une profonde rectification de la fonction émotionnelle, qui lie l'identité du moi à l'environnement. Nous ne voyons pour notre part aucun autre fait aussi essentiel que celui que nous décrivons: la créature cherchant à devenir consciente d'elle-même à partir de ses propres déterminations biologiques. Et rien ne nous permet d'affirmer que ce projet de retour à l'être de l'espèce ne concerne que les hommes, bien que nous consacrions notre étude au dévoilement de cette volonté solaire. Certains animaux sont capables de transformer leurs émotions pour établir une sorte de moi, une sorte de centre. Les singes qui apprennent le langage, les chiens et les chats qui peuvent communiquer avec leurs maîtres attentifs, probablement certains chevaux et différentes espèces de mammifères marins, comme les orques, les baleines et les dauphins, peuvent parfois conjuguer l'intelligence de l'espèce qu'ils subissent avec un élan existentiel comparable à l'actualisation d'un potentiel individuel, même si le coefficient est nettement plus faible que le nôtre.

L'intelligence n'est pas seulement observable dans les modes de fonctionnement des créatures biologiques ou dans l'organisation interne de la matière. L'être humain comporte en lui une part d'intelligence qui lui permet d'observer son milieu et d'organiser ses perceptions, et il l'utilise dans de nombreux domaines et sous différentes formes, depuis les plus rigides jusqu'aux plus souples, en mélangeant les secteurs de l'investigation extérieure avec celui des motivations intérieures. Tout l'univers, physique, matériel, subtil, psychologique, biologique, peut devenir le champ et l objet de l'intelligence individuelle sur les traces de l'intelligence universelle, son origine. En réalité, l'esprit de notre espèce travaille dans une direction précise selon les individus. Nous justifions dans ce livre un usage de l'intelligence ouvert à tous les possibles, et qui ne soit plus assermenté aux seules ambitions du moi, ni assujetti à la simple reproduction des schémas naturels. La manifestation de la conscience débouche aujourd'hui sur le supramental, conformément à la vision nouvelle reçue par Sri Aurobindo1872-1950 Œuvres majeures chez Buchet-Chastel, Albin Michel, et Sri Aurobindo Ashram Pondichéry au cours de son existence, et la piste s'ouvre donc vers les plus hautes cimes et les secrets les plus profonds.

Nous pouvons remonter consciemment au cœur du mystère de la création, et au-delà même de sa symbolique céleste infestée d'entités qui manipulent — au nom de ce qui est supérieur — l'être humain. Une spiritualité intrinsèque cherche à dépasser les inféodations à toute créature manifestée, ange, esprit, dieu, avatar (voire créatures extra-terrestres), pour se relier à la source suprême d'intelligence et d'énergie, par les différents aspects du supramental, et nous la représentons. Nous rendons compte dans ce message du chemin du retour, qui est aussi celui d'un futur probable — si ce contact avec le Divin s'effectue et transforme les modalités d'utilisation du matériau biologique qui nous constitue.

      
2.1.2 L'intelligence humaine, un système aléatoire

Mais qu'entendons-nous par intelligence?

Pour l'esprit du chercheur, elle est une notion confuse justement parce que la multiplicité de ses formes en rend l'étude difficile. On préfère généralement escamoter le mystère de la fluidité protéiforme de l'intelligence et l'aborder dans une représentation plus vaste, celle de la conscience. Ce sont deux notions complémentaires et, quand nous évoquons le processus qui nous intéresse dans l'homme, peu importe qu'on le nomme conscience ou intelligence. Le terme «conscience» insiste sur le fait que l'intelligence est un flux permanent au service d'une identité, quelle que soit le genre, la forme, l'organisation de cette identité, tandis que le terme «d'intelligence» souligne que toute conscience ou identité d'apparence statique dispose d'un appareil de perception complexe et souple, en perpétuel mouvement, équipement qu'elle utilise soit pour adapter le milieu à elle-même (en changeant le milieu), soit pour s'adapter au milieu (en s'interrogeant elle-même), les deux possibilités étant largement compatibles, tandis qu'elles peuvent parfois s'exclure et créer des conflits. On retrouvera donc dans tous les cas de figure la difficulté existentielle, au nom de quoi maintenir une politique préconçue d'appropriation du réel, au nom de quoi faire abstraction de ses propres valeurs pour se plier, par les compromis, aux exigences du milieu. L'intelligence assume une navette permanente d'informations entre le moi et le non-moi, que ce moi soit rudimentaire comme chez les végétaux, ou sophistiqué comme dans l'espèce qui est la nôtre, à différents degrés, puisque l'être humain le plus fruste est — par la possession sémantique — au-dessus ou en tout cas l'égal de l'animal le plus évolué. Comme cela sera sans doute encore mentionné dans différentes perspectives, nous cherchons réellement dans cette étude à montrer que la fonction sémantique, la possibilité individuelle de conjuguer à la première personne dans la langue natale, joue un rôle beaucoup plus important que celui que nous croyons dans la formation de l'identité, et qu'elle manifeste certains discours qui préexistent, puisque le langage se forme par imitation, ce qui est la source des croyances pour la plupart inopportunes dans la quête solaire. Nous en profitons pour montrer à quel point les adjectifs possessifs, dans de nombreuses langues, rendent en quelque sorte obligatoire l'appropriation des choses. «Mon Dieu», par exemple, laisse entendre qu'un pouvoir permet à l'humain de circonscrire le Divin, de le considérer comme un objet à disposition. Les langues révèlent des structures inconscientes à l'œuvre, qui prétendent nous remettre l'univers clés en mains par les adjectifs possessifs utilisés dans des contextes où ils ne peuvent malheureusement pas s'appliquer, mais que nous utilisons quand même car c'est la langue elle-même qui nous pousse à ces appropriations factices.

Nous invitons le lecteur à essayer, en quelque sorte, toutes sortes de je associés à toutes sortes de verbes (puisque il est établi que nous nous identifions aux verbes que nous conjuguons), s'il cherche réellement son potentiel de conscience au lieu de l'imaginer selon ses propres directives. Cette incitation peut sembler dangereuse, surtout si l'on s'imagine que le réel est fait de dualités, et que le je trop libre peut se perdre dans l'obscurité des passions terrestres, mais nous sommes convenus que tout être sincère est victime d erreurs, et ne recherche pas la faute.

Par la même occasion, et bien que nous l'ayons fondé dans d'autres ouvrages, nous tenons à ramener les pratiques dites «spirituelles» à leur véritable fonction pratique — d'ordre psychologique. La méditation est le moyen par lequel le moi se livre à la fonction sémantique naturelle sans vouloir la dominer, c'est-à-dire que le sujet laisse le je du moment conjuguer les verbes qui se présentent, sans les contrôler ni les inféoder, ni les refouler — même si le fond de cette pratique est en quelque sorte «intentionnel», et destiné à une clarification des motifs psychologiques. La sérénité, l'accord sont les conséquences d'une clarification des discours intérieurs, et non pas des buts à atteindre. Il s'effectue ainsi un travail profond du moi sur le moi, d'abord dépassé par les multiples occurrences des pensées et des sensations, puis par la suite captivé par les relations nouvelles qui s'instaurent entre le Tout et lui en laissant parler le moment. Aussi, bien que nous nous intéressions à la description des modes de manifestation de l'intelligence suprême, nous nous attachons à faire soupçonner sa présence, son sceau, sa puissance dans des procédures aussi subtiles et fantaisistes que les premiers retours du moi sur ce qui lui arrive, les premiers efforts de la conscience individuelle pour comprendre la poussée dont elle est l'objet — dans le soi-disant libre arbitre.

Une partie du processus spirituel est intentionnel, le souhait de se relier au Moi supérieur et au Divin, l'autre partie est entièrement passive et soumise à l'observation pure — là où les moi du sujet s'enchevêtrent, moi mental et profondément sémantique, capable de se déplacer virtuellement dans la durée, moi vital et inféodé à la nature dynamique d'une part et à la mémoire émotionnelle d'autre part, moi physique et tributaire des besoins biologiques de base et des sensations. Le passage du temps malaxe et combine les énergies afférentes à ces différents moi. L'union de la volonté solaire et de la critique pure de ses propres contenus psychologiques s'améliore sans cesse, par une alternance naturelle, et permet une transformation du sujet.

Au cœur de l'espèce qui est la nôtre, un jeu indéterminé préside à la combinaison de ses moi enchevêtrés, ce que nous appellerons une marge de manœuvre. C'est là que nous articulons le virtuel sur l'actuel — par le paradoxe fondateur suivant: la recherche du potentiel comble les lacunes du monde événementiel, souligne les limites des projets et des objets. La quête de l'identité ne s'établira plus sur la maîtrise du territoire, mais sur l'abandon du moi à ce qui est le plus profond en lui, sa conscience provenant d'un monde invisible. Bref, en lisière de l'acquis se trouve le territoire de l'accessible — dans une autre dimension.

• À notre avis, pour les premières étapes de la remontée vers l'Intelligence suprême, il est habile de savoir faire alterner la volonté solaire de se relier au Tout avec la simple reconnaissance du niveau psychologique actuel. Ignorer les obstacles provenant de sa propre nature au nom d'une foi supérieure, ou encore douter de son ascension solaire pour faire un inventaire trop lourd de ses défauts sont les deux faces de la même illusion. L'aspiration seule, trop projetée en avant, masque le matériau à transformer, évite les bilans humiliants, triche avec les difficultés. L'observation froide et sèche, si elle devient une sorte d'habitude passe-partout, ramène le moi au moi sans le laisser reposer dans le souhait suprême de se donner au Divin, et peut le priver de la nourriture des humus spirituels, les énergies supérieures présentes dans l'atmosphère, tandis qu'au nom de la lucidité le courage nécessaire dans les œeuvres sera oublié. Les échecs spirituels proviennent soit d'une politique trop conquérante dans laquelle le moi finit par surestimer ses découvertes sans descendre dans le fond de la nature générique, soit d'une politique trop passive dans laquelle le moi se voit avec toutes ses faiblesses sans s'autoriser à les dépasser par la consécration inconditionnelle — indépendante de tout résultat.

Si nous analysons l'humanité, la seule intelligence vraiment perceptible et définissable, la seule qui paraisse illimitée, indéfiniment tournée vers de nouveaux possibles, est ce processus nommé discrimination (vivekâ en sanscrit). Cette ouverture de l'esprit ne se trouve pas dans le prolongement de la nature animale ni dans l'activité générique du mental inféodé aux sensations. Vivekâ est un processus intérieur qui permet à l'individu de se diriger vers son être intégral, son âme individuelle unie au soi (Brahman ou Tao), cet espace vide de déterminations naturelles où l'esprit se déploie tout en apaisant les processus mécaniques de la nature, fondés sur les convoitises et les évitements. Nous allons donc définir ce principe, tel le tronc de plusieurs branches qui forment chacune le cheval de bataille d'une tradition ou d'un enseignement. Nous isolons donc du jeu de la manifestation cette procédure qui va au rebours des autres, puisqu'elle s'attaque aux automatismes de toutes sortes, pour dé-mécaniser le moi et y trouver la part divine — l'identité — tout d'abord ensevelie dans les déterminations. Nous remarquons en premier lieu que le concept de la collaboration entre le Tout et le moi d'une manière expérimentale fonde toutes les traditions, qu'elles recherchent un corps d'immortalité comme dans certains groupes chinois, ou la survie de l'âme un peu partout, ou l'extinction de l'ego dans le soi, présenté ici même comme le marchepied du supramental. Nous n'établissons donc rien de nouveau, hormis le fait que nous récusons les différences profondes entre les dogmes, les pratiques et les philosophies hermétiques. Nous ramenons à leur racine commune différents mouvements, nous appuyant pour ce faire sur notre expérience du supramental, sur notre érudition, et enfin sur notre mémoire karmique qui nous a livré les clés des âmes de différents berceaux spirituels. De grosses variations morphologiques caractérisent les traditions, mais c'est une erreur de s'attacher aux particularismes, et le meilleur moyen d'oublier l'essentiel pour se construire une démarche sur mesure, profondément empreinte de résidus archaïques insoupçonnés et de préférences arbitraires. Si nous ramenons les discours à leurs principes, une concordance parfaite s'avère derrière les formes: il n'y a pas de révélation durable sans une transformation psychologique permanente. Les moyens et les buts de cette transformation semblent différer, car il est question de montrer un cheminement qui échappe aux règles communes, et dont il faut établir en quelque sorte les différences. Mais toutes les cartes parlent du même territoire: le membre de l'espèce humaine contingent sur les traces de son potentiel transcendant par la démarche d'ouverture.

L'appel permet de changer les procédures du corps, de la vitalité, de l'esprit. Dans le cadre de la transformation individuelle, vivekâ est une procédure qui contient en elle-même son origine et sa fin. Elle absorbe certains procédés rationnels, développe l'intuition et en fait un art martial, elle s'élève jusqu'à l'imagination la plus pure, elle distingue tous les objets des noms que le pouvoir sémantique leur donne, et vérifie ainsi que le moi en a bien conscience, ou au contraire qu'il s'invente des images. Elle articule avec équilibre l'analyse et la synthèse, ne se soumet à aucune exclusive qui pourrait créer un déséquilibre. Elle connaît les touchers respectifs du corps, du vital et du mental, et les départage pour l'intégrité du moi, qui sait ou non cautionner ses désirs selon les circonstances. Ce processus est encore peu répandu sur la Terre, mais, dans une perspective évolutive, cette conscience expérimentale est partagée par tous les pionniers depuis des millénaires, et nous tâcherons d'établir, dans la suite de l'ouvrage, les caractéristiques de cette démarche pour la rendre plus accessible, avec naturellement son point d'appui — la véritable consécration (spirituelle) radicale. Peu importe le nom qu'on donne à cette remontée de l'intelligence vers sa source, puisqu'il dépend de la langue, de l'époque, du lieu et de la révélation ou du maître qui la dépeint.

Vivekâ est un flux d'intelligence libre et spontané. Une conscience du moment qui observe en permanence les suggestions, les idées, les émotions, les sentiments qui traversent et affectent l'identité générale afin de déterminer les compulsions de l'espèce au sein de soi-même. Elle remet en question les ambitions fabriquées par la personnalité pour satisfaire aux exigences archaïques de l'être vital, friand d'idéaux grossiers ou de buts spectaculaires, et complice de la séduction que le moi cherche à exercer sur lui-même. On pourrait schématiser en disant que l'intelligence du moi dans le présent part à la découverte des structures de programmation de l'identité générique pour en comprendre l'arborescence, et se dégager ainsi des mécanismes des conditionnements familiaux, culturels et enfin génériques.

• Mais c'est à chaque instant que le moi doit analyser ses mouvements (et non pas seulement d'une manière rétrospective avec laquelle il peut tricher), pour prévenir les projections et saboter les réactions grossières, tout en apprenant à se détacher de l'événementiel.

Les maîtres spirituels autant que les psychologues modernes reconnaissent que la pensée s'identifie à de nombreux mouvements suscités par les contraintes du milieu d'une part et les contraintes de la perception d'autre part (perception physique, émotionnelle, affective, mentale, spirituelle). Cette réciprocité est conflictuelle puisque les accidents du milieu conditionnent la perception, comme les traits de caractère innés conditionnent le regard sur l'environnement. Nous tombons donc toujours, d'où que l'on parte (psychologie, biologie, sciences humaines, ésotérisme, transmission spirituelle) sur les deux réalités fondamentales de l'intérieur et de l'extérieur en perpétuelle corrélation, et manipulation réciproque. Le moi et le non-moi se mélangent l'un à l'autre par l'interprétation subjective — d'où le potentiel de son renouvellement évolutif ou au contraire sa sclérose par le simple passage imprescriptible de la durée.

Rien ne peut sortir de ce cadre.

Sauf justement les moments spéciaux où le moi et le Tout sont la même chose, moments qu'on peut qualifier de supérieurs, qui sont accessibles n'importe quand, mais rarement atteints — d'où la nécessité d'évoquer le cheminement qui peut produire cette rencontre, la voie universelle dont cet exposé trace un itinéraire. Et même en ce qui concerne ce type de témoignage, il est utile d'être circonspect, tant les degrés de réalisation diffèrent d'un maître à l'autre et d'une carte à l'autre, sur le même parcours entre le moi et le Divin.

Diriger la discrimination reviendrait à la contrôler et à l'assassiner, cela l'inféoderait à son point de départ obscur et en pervertirait la fonction en la réduisant aux angles fermés de son origine.

• La navette de l'esprit entre le moi et le non-moi, qui devient mystère réel, est enfin accueillie comme une véritable expérience vierge.

Le processus transformateur ne se dirige donc pas dans un champ précis pour étiqueter et contrôler, pour s'approprier quelques recettes de savoir-vivre, mais il s'élabore en profondeur, sans volonté de construire, dès que le moi a compris que le discours sémantique, le flux de la pensée, était insuffisant pour découvrir la réalité. Nous devons établir ce point comme une précaution méthodologique. En effet, les traditions ont bien fondé la collaboration possible entre le moi et le Tout à travers l'appel et la pratique d'une nouvelle perception qui efface les structures du passé. Néanmoins, elles se sont toutes ou presque enfermées sur leurs propres prédicats, jusqu'à dicter d'une manière autoritaire les formes mêmes du travail, si précisément que le moi peut mimer la déprogrammation sans la subir — en décidant lui-même les procédures par lesquelles l'obtenir. Le mental peut inventer des contrefaçons spirituelles et s'y laisser prendre.

Sur le plan physique, l'intelligence est un processus particulier d'organisation de la matière à travers différentes formes d'énergie susceptibles de stabiliser et de transformer les éléments de ses créations pour les adapter à leur écologie. Ou bien encore nous pouvons la considérer comme l'émergence perpétuelle de nouvelles relations aussi bien au sein des organismes eux-mêmes qu'entre les identités constituées et leur milieu. L'intelligence combine donc dans une seule procédure la conservation et l'innovation, la conservation et l'élimination, ce que le mental peut à la rigueur admettre mais qu'il ne peut pas voir puisqu'il se focalise sur un seul objet à la fois, et ce, dans une séquence de temps trop rapide. Le supramental montre que l'intelligence est partout à l'œuvre et qu'il n'existe rien d'autre qu'elle, la matière étant une forme d'énergie organisée, ses multiples cristallisations atomiques, puis moléculaires, déguisant l'énergie suprême. Il confirme que l'éveil individuel est suffisant pour changer en profondeur les mécanismes des sensations, des désirs et des idées — bien que ce soit de l'intelligence libre et aléatoire s'attaquant à de l'intelligence figée et structurée — mais c'est toujours de l'intelligence.

L'eau fait fondre la glace.

Quand le moi évolue, un autre non-moi est découvert. L'espèce humaine peut briser le moule générique de la perception qui lui est imposé par la nature, grâce au jeu de la conscience individuelle qui se remet en question.

      
2.1.3 Le chaos du moi séparé du Tout

Dans l'espèce humaine, l'intelligence n'agit plus automatiquement, à moins qu'il ne s'agisse justement de ces survivances dynamiques qui emportent les personnes dans des mouvements qui les privent soudain de leur conscience. Le moi croit être conscient et capable de choisir par le libre arbitre son comportement. Mais certaines situations présentent des pressions psychologiques si fortes que l'alternative l'emporte. Ce ne sera pas le moi structuré qui répondra, mais l'identité archaïque profonde, le moi animal privé de son identité sémantique, le moi anonyme générique. Les moments d'égarement affectent la conscience individuelle et une programmation archaïque et générique — aussi vieille que l'évolution — s'en empare et la contraint à des états de conscience infrahumains ou régressifs, états qui peuvent ou non manifester un discours structuré — injures, malédictions, scènes dramatiques verbalisées, délires, agressions physiques, etc. Mais il y a aussi des stades mélangés, moins spectaculaires, souvent chroniques, qui empêchent la purification émotionnelle en ramenant régulièrement les mêmes contenus psychologiques fermés et douloureux à la surface du moment.

C'est donc le champ entier de l'expression du moi qui amalgame les automatismes et les prises de conscience à chaque instant selon les circonstances. L'esprit de notre espèce se trouve à la jonction d'une intelligence universelle, qui l'inféode à la nature animale et le soumet aux procédés d'incarnation, et d'une intelligence personnelle et subjective, tâtonnante et mal dégrossie, écrasée par la nécessité de relier l'ensemble du monde extérieur à l'intérieur. Ces deux intelligences communiquent et c'est la raison pour laquelle les notions de subconscient et d'inconscient possèdent des fondements.Voir les notions analogues de vasana et vrttî de la tradition hindoue, ou les kwei de la tradition taoïste. La suprématie de l'Orient en matière d'anatomie est indiscutable, puisqu'il connaît depuis des milliers d'années, dans le yoga par exemple, les traces programmatrices de la mémoire, du désir générique, et de la volonté séparative. Son système des chakras et des guna (qualités pures) complète d'autres traditions et les éclaire verticalement. La vision vivante du déploiement éternel de l'intelligence est difficile à atteindre, mais ses traces jalonnent les civilisations. Les lumières pratiques de la médecine traditionnelle chinoise, et son inventaire de flux énergétiques, n'ont jamais séparé le corps de l'esprit, tandis que les Véda, compris par Sri Aurobindo, déterminent la plus haute métaphysique accessible à notre espèce et constituent une sorte de mémoire supramentale sur la Terre, une carte des territoires les plus profonds de la conscience.

      
2.1.4 Virtualité et actualité, le couple du réel

L'Un se démultiplie et nous montrons ici les figures essentielles de ce déploiement. Les formes sont élastiques et d'autant plus variées qu'elles combinent de nombreux principes, ce qui nous oblige à admettre que la complexité est l'âme de la Manifestation, comme la simplicité est celle de l'Ordre supérieur, constitué de pouvoirs faibles en nombre. Les modes opératoires primordiaux, comme la structure (assemblage), le seuil (changement de qualité), le mélange (entrelacement de structures), la bifurcation et la transmutation (modification des finalités), et enfin le cycle (croissance, apothéose, terme) apparaîtront comme les manœuvres essentielles qui assurent une production homogène à travers l'équilibre — c'est-à-dire la proportion.

Enfin, la base, rarement prise en défaut, est constituée par l'alternance, soit le revirement de l'action et du repos, de l'aller et du retour (feedback), du désir et de la satiété, revirement qui gagne les plans subtils avec l'identification et la différenciation, le doute et la certitude, la question et la réponse, l'atermoiement et la décision. Il s'agit du souverain métier à tisser, dont la vision pérenne caractérise quelques très anciennes traditions, dont celle du taoïsme avec le yin et le yang, auxquelles toutes les réalités peuvent être ramenées dans une proportion quelconque.

Des sauts évolutifs, des seuilspar exemple, le changement d'état (fluide, liquide, solide) obtenu par compression, dilatation, température etc, le modèle le plus simple., des déterminations invariables, des virtualités élastiques, tout cela se combine sans arrêt et nous ne sommes qu'à l'aube de la compréhension du Tout qui s'exprime. Car tout emplit le même espace sans aucune séparation, une évolution anime le minéral, le végétal, l'animal, mais les règnes n'évoluent pas à la même vitesse, de toute façon très lente par rapport à une génération humaine. Mais le progrès s'effectue, si l'on fait intervenir l'être psychique — l'âme, comme évoluteur, comme principe conscient, susceptible d'utiliser plusieurs existences pour participer à l'expérience de la conscience, et de cumuler ainsi l'apprentissage de chaque vie nouvelle avec la résultante des précédentes, bien que ce cumul puisse être envisagé plutôt comme une soustraction, un dévoilement vers le diamant qui perd sa gangue, que telle une acquisition de pouvoirs supérieurs. La perception extérieure renvoie à l'ascèse proprement dite, finit par fonder le sujet dans le cosmos en lui réfléchissant ses limites, mais certaines lois sont similaires à l'intérieur, dans le moi, et à l'extérieur. Le sujet est enchevêtré dans plusieurs moi — comme le non-moi est constitué d'une cascade de principes qui se subdivisent à travers des formes de plus en plus précises et complexes.

L'évolution transforme l'organisation des objets où elle s'écoule (espèces animales et humaine en voie d'évolution par exemple) en tenant compte, selon des critères que notre Intellect peine encore à détecter, d'un nombre de paramètres infini combinés pour une meilleure adéquation perpétuelle. Dans cette mesure l'intelligence est simultanément conscience et énergie. Elle possède donc des stratégies antagonistes et simultanées de perpétuation et d'innovation ou de conservation et d'élimination — ce que nous trouvons en toute correspondance dans le fonctionnement même de notre esprit, possédé par le libre arbitre et les indéterminations qui imposent des options dans tous les secteurs de l'existence. Nous reprendrons ce thème au cours de l'exposé, pour tâcher de démontrer que l'alternative est le principe de toutes choses, en tout cas sur la Terre, et que la figuration du yin et du yang en est l'illustration. Une évolution perpétuelle anime l'univers — en tout cas dans le cadre des existences animées — et cette évolution ne peut être niée, bien que nous n'entendions pas par là cautionner la thèse de Darwin, qui ne montre que l'aspect yang du mouvement, la sélection par la force défensive, alors que le côté yin révèle la collaboration homogène des espèces entre elles, qui, loin de chercher à s'éliminer, mettent en œuvre le partage du territoire pour profiter de la présence des autres, alliées, prédatrices ou proies — dans un équilibre démographique exemplaire. Il ne s'agit pas pour le moment de prétendre que nous avons la possibilité de juger en quoi cette évolution est meilleure que les stades qu'elle a déjà traversés.

Au contraire, l'on peut se sentir totalement démuni devant l'urgence de la conscience subjective et rêver quelque temps du bonheur automatique de l'oiseau ou du cheval, du félin ou de la plante. On pourrait tout aussi bien décider que le mental anonyme, inféodé aux passions et aux opinions toutes faites, constitue l'apothéose de la création et se contenter ainsi d'une intelligence empirique et conventionnelle — contingente, rachetant les chagrins et la médiocrité par les plaisirs cultivés, les joies passagères et les satisfactions relationnelles. Pour certains idéologues, il ne faut pas toucher à cet ordre, et nous savons alors les valeurs qui en découlent, la colère meurtrière sera cautionnée par le sens de la justice, l'autoritarisme rétrograde par la transmission des valeurs morales, l'assujettissement de l'autre ou de la femme par le culte de la souveraineté décisionnelle masculine, l'intégrisme politique ou religieux par le respect inconditionnel du passé et de la mémoire.

Mais d'autres états de conscience existent en amont, ceux qui élargissent considérablement les perceptions physique, vitale et mentale, et projettent donc l'individu dans des champs énergétiques beaucoup plus larges et plus profonds que ceux auxquels la conscience ordinaire parvient. Là, le passé n'est plus sacré. Ce sont d'ailleurs les descriptions de ces champs subtils (ainsi que la représentation même de leur nécessité) qui permettent d'édifier depuis si longtemps les religions aussi bien que les pratiques spirituelles, qui vont à l'encontre des habitudes de pensée et comportements. L'intelligence recherche perpétuellement les transformations possibles favorables à une meilleure adaptation du sujet à son milieu, et sa manifestation pour l'homme est donc tributaire de chacun, puisque la conscience du volume du milieu change d'un individu à l'autre, de l'espace du simple clan à celui de la terre entière, jusqu'à la conscience divine. Tout sujet se fait du champ une idée subjective, mais peut à n'importe quel moment débuter la recherche de l'universel. Dans son aspect générique, l'intelligence façonne des personnes qui se plient aux compromis imposés par leur écologie, et qui vivent dans le prolongement de leur naissance. Mais, pour le chercheur spirituel, l'intelligence invente un autre discours, et fait prévaloir la vie intérieure, pour modifier le moi et l'interprétation de son environnement, ce qui remet en question (en faisant d'une pierre deux coups) aussi bien l'image de soi que celle du milieu, auquel il cesse désormais de se soumettre. L'intelligence solaire transforme les contingences proportionnellement à la transformation intérieure. Elle abandonne le mimétisme. Dans le cadre de l'espèce humaine, l'exercice de ce pouvoir appelle nécessairement une remise en question radicale des liens innombrables qui assujettissent la personne à son milieu et à l'image de sa propre identité.

Le pouvoir évolutif exige l'exploration des différents champs du réel qui tombent peu à peu sous sa juridiction bien avant que des modifications ne s'opèrent, et puisque ce réel est insécable, il n'y a pas à hiérarchiser les démystifications, c'est-à-dire que le moi s'aventure en lui-même autant qu'il s'aventure à déchiffrer le non-moi, et commence à prendre conscience dans un ordre qui lui appartient en propre. En lui, il observe son être naturel et ses désirs, son être social et les rôles à endosser, son être affectif avec les ramifications familiales et les demandes inhérentes à ce champ, il voit également son imaginaire inventer des futurs, ou une voix indicible façonner des souhaits; comme il sent sourdre en lui un besoin de participer d'une manière exhaustive au projet de l'univers, en dépit des incompréhensions du milieu. C'est en général cette phase de tension entre le monde perdu et la virtualité prochaine d'une organisation plus consciente qui rebute les êtres humains et maintient le plus grand nombre dans l'ornière de l'identité culturelle et religieuse.

Trop de valeurs disparates existent pour que nous nous représentions l'humanité comme une espèce automatisée. Les individus diffèrent tant, du criminel du dimanche au mutant supramental, que nous ne pouvons tous les fondre dans le même moule homogène. Il semble donc qu'il y ait dans l'individu quelque chose qui échappe à la nature, et qui soit capable de fixer une valeur — quelle qu'elle soit, à la vie elle-même et de s'y conformer. «Dieu» s'imagine sans cesse dans le cœur et l'esprit de l'homme et se renouvelle. La chasse au bonheur remplace la chasse au gibier. Le modèle de l'homme varie d'une civilisation à l'autre, certaines s'acharnent à vanter la liberté individuelle, l'idéal individuel devient donc hétérogène au sein de la société et finit par menacer sa cohésion, d'autres cultures exigent la conformité stricte à des lois considérées comme imprescriptibles. La substance psychologique est suffisamment élastique pour tolérer de vastes différences de valeurs et de comportements en conservant son homogénéité. L'homme cherche toujours la même trace, celle qui justifierait sa présence et ses propres œuvres.

Chaque spécimen (humain) interprète la coulée de l'esprit en lui.

Il vit avec le ressac de l'Intelligence suprême, qui lui donne le sentiment du moi. Cet écho est tributaire du rivage, de la saison, des vents. Le moi est inféodé à l'arborescence de son origine terrestre, de sa naissance biologique, de tout ce qu'il transporte par la vie, mais le mouvement même du ressac est libre, c'est-à-dire que l'Intelligence suprême anime tout au fond de l'être le sentiment de son identité, et conjugue les verbes que le moi voit se former dans la langue qu'il emploie. Le sujet récupère alors ce travail, persuadé qu'il est le sien, se l'approprie et le fige, mais il n'y participe que rarement, si l'on considère que seul l'accès au soi libère de l'élan de la pensée, qui vole de ses propres ailes, toujours devant le sujet qui se laisse emporter. Le moi est donc un programme aléatoire de perception, à travers la fondation sémantique qui permet à chacun de fantasmer le monde, d'y appliquer des critères afin de le rendre conforme à des attentes subjectives, secondées par le poids des traditions et des coutumes, et la puissance des mémoires culturelle, raciale, et génétique.

Le libre arbitre est une notion fausse, non pas qu'il faille nier une marge de manœuvre dans le traitement des informations par tout être mental, mais parce que cette marge même est d'abord une réaction aux événements plutôt que l'expression de l'identité, ce qui revient à affirmer que la plupart de nos choix sont truqués par le désir et la peur, qui interceptent les enjeux à des niveaux profonds, derrière l'expression sémantique. Sri Aurobindo, dans Savitri, dépeint et rencontre les forces à l'œuvre qui empêchent les résolutions éclairées du mental d'aboutir à des résultats correspondants. Le moi est avant tout une opposition au réel, dès que le bébé comprend qu'il n'est pas sa mère, et que le deux se déploie — le moi et le non-moi, l'intérieur et l'extérieur, le champ de la personne contre le champ de la totalité.

Nous présentons ici la sortie de secours — vu la situation d'urgence — accessible à l'espèce humaine: cesser d'interpréter les choses dans le cadre étroit du mental culturel, s'abandonner au grand Mystère, qui dicte lui-même le chemin du retour en justifiant ses œuvres dans le moi qui se donne à lui.

Pour en finir avec le ressac de l'intelligence coupée de l'océan de la béatitude suprême, le moi prend en charge tous ses mouvements, élimine les boucs-émissaires, admet que tout ce qui lui arrive dépend de lui, et cherche sa propre responsabilité dans les événements mêmes dont il ne semble pas directement l'instigateur. C'est le début de la voie universelle, qui légitime les insatisfactions du sujet prisonnier d'une culture barbare et d'une histoire ignoble. Comme Sri Aurobindo, comme Lao-Tseu et la Gîta le stipulent, le moi et le non-moi peuvent ne faire plus qu'un, à condition de sortir des sentiers battus, de passer de cercle en cercle. Un état fusionnel sans limites peut être atteint, au bout d'une discrimination patiente, qui montre par où et comment le moi et le non-moi différent. Quand cette différence devient insupportable, un cheminement se déploie dans lequel l'expérimentation pure l'emporte sur la finalité du but à atteindre, qui, sans être abandonné ou oublié, est laissé à la discrétion du Divin. Les actes ne sont plus le prolongement d'une ambition personnelle à réussir, mais l'expression d'une aspiration à comprendre et à se relier. Les idées ne sont plus des propriétés personnelles, mais un tourbillon d'hypothèses libres. C'est autour de cette réalité très simple que s'organisent toutes les révélations, les religions et les traditions. De la substitution de la volonté divine à la volonté humaine, du non-agir taoïste au naïshkarma hindou, des envolées lyriques d'un saint Jean de la Croix au blasphème apparent d'un Hallaj ou d'un christ, il n'y a qu'une seule aventure.

Le ressac du moi, la pensée, la bribe de conscience éternelle précipitée dans la vitesse du temps, retrouve la conscience originelle, indistincte en tous, présente en chacun, tout d'abord cachée par les procédures vitales. Plus de murs, de limites ou de barrières. Il ne subsiste que des distinctions. L'Un se présente à visage découvert, tel le Seigneur de tous les êtres. Il est alors impossible de ne pas l'aimer, puisque Il révèle qu'il n'y a que Lui. L'oiseau est le ciel même, la pensée est son propre oubli douloureux dans la séquence répétitive. La matière est son sommeil, la haine sa mémoire du mal, le bien, son souhait du futur. Il révèle par où Il traverse toutes les créatures, souverain, par où elles ne sont toutes que ses innombrables yeux. Il montre qu'Il se déchire Lui-Même pour que le Moi émerge. Plus aucun nom ne Lui convient alors.

Cette aventure commence par la réalisation que l'âge des Ténèbres, qui remonte maintenant la pente vers la lumière, a conservé comme critère spirituel, le silence mental. La fin de la dictature sémantique, de l'interprétation fallacieuse. L'éveil est l'accomplissement: l'opposition discriminative a abouti à la reconnaissance de la Totalité, à la fusion avec elle — à travers une nouvelle conscience, le Soi universel. Les brèches existent, qui permettent à l'homme de devenir conscient de son identité et responsable de son action en découvrant d'autres volontés, d'autres pouvoirs que ceux qui procèdent de la montée évolutive — des énergies virtuelles dont l'ensemble constitue le monde spirituel.

Rien n'oblige le passage.

Le cheminement accepté, le moi s'ouvre vers l'inspiration de l'âme (être psychique), le centre conscient et individuel qui utilise les incarnations pour rejoindre le Divin, vers le Soi (Brahman) — quand l'esprit cesse toute activité et qu'un mélange tranquille d'impressions et de réflexions profondes et lentes animent la perception unifiée.

      
2.1.5 Les principes essentiels

La thèse selon laquelle la sélection des espèces serait mécanique jusqu'à produire par un perfectionnement de l'automatisme quelque chose d'aussi complexe que l'esprit humain ne s'inscrit pas dans la vision supramentale. Nous avons vu, comme Sri Aurobindo, qu'un plan ascendant de création, qui part de la matière, croise un plan descendant, dont l'origine est divine et subtile, et à vrai dire inexprimable. Cette hypothèse peut être réfutée par le rationaliste, mais elle sera retenue par tout chercheur sincèrement étonné de l'organisation générale de l'univers. L'interaction ascendant/descendant rend plus facilement compte de la complexité qu'un seul des deux mouvements. Le mouvement ascendant seul n'explique pas l'accroissement de la conscience, et le saut des règnes et des espèces vers une adaptation performante et complexe, où les processus subtils apparaissent puis se développent (alternatives réactionnelles, puis code embryonnaire de réponses, puis pouvoir sémantique). Le plan descendant seul peut sans doute créer des univers plus parfaits dans les mondes subtils, mais, en l'occurrence, le sommeil de la matière le rencontre, résiste ou s'y combine, et c'est finalement la vie, la biologie terrestre dans laquelle nos incarnations s'inscrivent, qui témoigne de la rencontre d'une intelligence subtile, informelle et divine, et d'une mémoire matérielle.

L'espèce humaine se trouve à une intersection capitale de ces deux mouvements, la mémoire évolutive provenant du mouvement ascendant, c'est-à-dire de l'ascension biologique, tandis que le potentiel de conscience tombe de l'Esprit lui-même sous quelques formes privilégiées.

L'espèce humaine ne sait pas encore utiliser le mental puisque elle cherche à lui fixer elle-même sa fonction, au service du moi, alors qu'il apparaît que le mental est trop fluide, trop puissant, trop riche, pour n'être que le prolongement du sujet. Il lui préexiste, avec une puissance insoupçonnée de ses dépositaires. Il sert d'intermédiaire entre le bas et le haut, alors que l'humanité le projette devant elle à sa propre hauteur, réduisant ainsi sa morphologie à une expression incomplète, écrasée, pour ne pas dire fausse. C'est donc toujours dans le renoncement à soi-même — un soi-même fabriqué par la naissance terrestre — et par l'exploration pure, que le mental révèle des pouvoirs qui ne sont plus rattachés à l'ego, à la naissance biologique, à la création du corps, à la dimension horizontale, et qui sont capables de transformer l'identité. Par l'envol vers le supraconscient, souhaité, et la descente, assistée par la raison, vers le subconscient.

L'être humain comporte plusieurs types d'intelligences spécialisées empilées les unes sur les autres, et il est donc certain qu'une friction s'opère entre elles, les intérêts du subconscient, voués à la mort, étant différents de ceux du supraconscient qui brise les murs entre le conscient et les couches inférieures de structures vitales, par une multitude de procédés. Des secteurs de conscience «territoriale» s'opposent à des champs non contingents, ouvrant les sens et l'esprit aux effluves célestes, aux mouvements supérieurs, aux possibilités. Ce livre évoque le potentiel de conscience de l'espèce, de l'individu, en dévoilant la guerre des clans intérieurs, et ce qui peut amener à conclure une paix définitive par la discipline et l'aspiration.

Si cette hypothèse n'est pas admise, il est inutile d'accorder la moindre valeur aux témoignages spirituels, puisque aucun d'entre eux ne se fonde sur l'usage générique du mental. Les brèches vers les plans supérieurs, qui permettent à la substance spirituelle de descendre sur la Terre et de se mélanger à l'atmosphère, ont été percées par des individus qui ont tous, sans exception, éprouvé les limites du monde phénoménal, et qui, parvenus aux barrières qui se dressaient, se sont aventurés en passant par-dessus ou en les traversant, le seul moyen de continuer la route.

Nous appelons ce procédé changer de seuil.

Par petites touches, nous établirons au fur et à mesure que le principe, l'itinéraire, a été dévoilé par de nombreuses personnes qui, étant chacune différente, ont relié le point d'origine et le point d'arrivée, l'illumination, par un chemin particulier, aussi simplement que de nombreuses routes peuvent être parcourues pour se rendre d'un point à un autre. S'élever jusqu'à la vision de l'itinéraire informel, qui fonde les étapes nécessaires de l'ignorance à la connaissance, voilà ce que nous proposons, plutôt que de fournir la description d'un chemin unique qui confondrait les formes avec les moyens, les moyens avec les fins, les procédures avec les principes, jusqu'à geler l'aventure spirituelle dans un recueil de recettes.

Si l'itinéraire primordial est compris, n'importe quel chemin particulier y ramène, quels que soient les détours, les tâtonnements, les erreurs, les tracés fantaisistes, les excès subjectifs. Si l'esprit, au contraire, se laisse berner par une carte routière, un tracé quelconque, une religion, une doctrine, un enseignement, il se contentera de suivre les indications sans initier ni intégrer les changements psychologiques, en évitant les véritables seuils, et seuls l'intégrisme, la vérité convenue, l'enfermement, la croyance obsessionnelle caractérisent les parcours suivis en surface par le moi lunaire, dans la concordance des comportements soi-disant supérieurs qui dissimulent à merveille la conservation du moi générique inconscient, par une simple théâtralisation, une mise en scène qui n'opère pas de transformation intérieure radicale.

Nous établissons ici la confrontation exhaustive à soi-même comme le seul moyen d'ouvrir des brèches vers l'Intelligence divine, qui se manifeste sur les membres de l'espèce s'ils abandonnent les procédures génériques de conscience d'une part, soit la confiance naïve dans le flux des tendances, et s'ils rejettent les valeurs communes d'autre part — qui constituent une simple marqueterie savante incrustée dans le mental.

Il s'agit de départager le passé et le présent d'une manière toujours plus profonde et consciente.

L'image de soi (symbolique solaire) et le vécu (symbolique lunaire) peuvent se transformer sans cesse. L'intelligence recherche la plénitude de la programmation où elle s'exerce, et l'on peut donc affirmer que le corps physique recherche une gamme de sensations par rapport à ses propres besoins, que le corps émotionnel cultive le goût des émotions gratifiantes, que le moi des sentiments cherche des objets ou des êtres où puisse s'investir le besoin de créer des sentiments. Le mental recherche la compréhension des relations à tisser avec le monde, et il peut en jouir. Voilà le mode générique. L'option spirituelle provient d'une exigence nouvelle, celle d'une relation plus authentique à l'univers, celle d'un approfondissement de la conscience individuelle, celle d'élargir les limites de la perception pour se fonder dans l'existence d'une autre manière. Le sujet découvre alors parfois — c'est le paradigme solaire — qu'il peut changer le statut du moi en s'interrogeant d'une part sur les schémas qui l'ont façonné à partir des contingences et en souhaitant d'autre part découvrir l'origine des configurations psychologiques intérieures (peurs, désirs, attentes). Les deux procédures s'épaulent pour produire de petites métamorphoses au sein des associations d'idées, qui délivrent du sens en permanence, et distingue de l'amalgame croyances, sentiments et valeurs, tout en différenciant les émotions directes et pures des émotions réactionnelles qui soulèvent le subconscient et le laissent apparaître dans le ressenti par le biais des survivances dynamiques.

Un mouvement intérieur se fait jour, qui analyse les conditions écologiques (le monde lunaire du temps et de l'espace pétris d'événements ponctuels) et les distingue du témoin, du moi, qui saisit l'image qu'il se fait de lui-même pour la remettre en question, l'opération alchimique par excellence de la transformation du plomb en or, du moi générique fondé dans la nature en individu conscient transcendant son milieu. L'énergie supramentaleTerme utilisé par Sri Aurobindo pour caractériser la conscience divine et l'énergie divine, et que le développement de la conscience de l'âme permet d'atteindre depuis 1956, où ce champ vibratoire a commencé à se répandre sur la Terre. opère dans le corps d'une manière similaire pour unir les plans de la perception puisque le tourbillon atomique, la Shakti sous une de ses quatre formes, se déplace de zone en zone, dans les fréquences du cerveau, puis dans les différents moteurs énergétiques, les chakras, et enfin dans le corps physique proprement dit, et les milliards de cellules. La matière grise s'adapte, et développe ses facultés involuées pour traiter des informations toujours plus nombreuses, le mental peut recevoir le supramental grâce à la disposition du cortex qui boit les influx supérieurs pour transformer la perception des choses (sensation de pétillement en-dessous du crâne). Le système nerveux et le cerveau archaïque sont en revanche solidaires de la mémoire de l'évolution «Beaucoup de gens imaginent que leurs caractères héréditaires viennent seulement de leurs parents, et plus généralement de leurs ascendants. En fait, nous avons depuis ces dix dernières années, les preuves expérimentales du fait que l'évolution même des espèces est inscrite dans cette molécule(ADN). Il n'est d'ailleurs pas surprenant qu'à l'échelle de la molécule nous retrouvions inscrite toute la mémoire de la vie, puisque déjà l'embryon humain reproduit, à son niveau, pendant les neuf mois de l'embryogenèse, toutes les étapes du développement des espèces.» Etienne Guillé, l'alchimie de la vie, éditions du Rocher(survivances dynamiques) — ce qui oblige l'évoluteur à mener un combat intérieur, dont les clés sont livrées ici.

Nous ne vantons donc pas l'hindouisme plutôt que le zen ou le t'chan, ou le taoïsme, bien qu'ils nous servent souvent de référentiel, et nous ne cherchons pas à faire prévaloir Lao-Tseu sur le christ et Bouddha, bien qu'il soit présent dans le livre; et si nous mettons Sri Aurobindo au-dessus de ces derniers avatars, c'est simplement qu'il a trouvé un nouveau passage, ce dont nous sommes certain, puisque nous avons suivi la même piste. Le supramental aujourd'hui travaille fermement à l'intérieur de notre enveloppe charnelle. Nous utilisons seulement les matériaux à notre disposition en faisant éclater les écorces, les frontières, les limites, et il nous appartient donc de dévoiler le potentiel qui s'ouvre à notre espèce, dans le prolongement des étapes spirituelles précédentes, et non dans leur négation ou leur mépris.

Seul l'individu tourné vers sa propre origine peut investir et observer les stratifications de la conscience. Ces dégradés révèlent l'histoire de la vie à travers le registre des émotions négatives, et, en s'en libérant, l'évoluteur coïncide avec les étapes suivantes de l'évolution — là où le corps et l'intelligence du moment déprogramment le pouvoir incoercible du passé sous ses deux formes, la résistance passive de l'inertie d'une part — le poids de l'immobilisme, et les survivances dynamiques de la mémoire évolutive d'autre part — des processus archaïques qui se perpétuent.

      
2.1.6 Théorie des survivances dynamiques

Chaque fois que la conscience subjective se trouve incapable de faire face aux événements qui se présentent, la nature prend le relais en puisant une réponse dans le réservoir illimité de ses intelligences spécifiques, habituées à résoudre le conflit immédiat de la manière la plus efficace et la plus précise. Ces expressions sont latentes, ou virtuelles, dans les zones obscures du cerveau archaïque, telles des programmations disponibles en cas de besoin pour résoudre des situations que le moi ressent comme indésirables. Des opérations chimiques profondes s'effectuent en-dessous de la matière grise, mettant à jour des émotions, c'est-à-dire finalement des combinaisons entre les moi mental, physique et vital, soudain homogènes dans une expérience qu'ils subissent, et qui «dépasse» le sujet, qui perd en partie le contrôle. Tous les jaillissements impromptus de réponses incontrôlées, comme la colère ou les larmes, qui sont des réactions, ou d'autres mouvements plus structurés de fuite et d'agression proviennent d'un mélange du moi au subconscient, mélange dans lequel le flux vital l'emporte sur la conscience de l'identité.

Les subpersonnalités larvées, tels les acteurs obscurs des sept pouvoirs psychologiques que nous évoquerons, proviennent aussi de contrats souterrains entre l'intelligence et des moteurs spécialisés de perception, des tendances archaïques, animales, qui ont survécu à l'apparition du mental. Elles se manifestent quand le sujet perd le contrôle de la situation, ce qui amène le flux du bas, l'énergie vitale, à se mêler au flux de la conscience de veille ordinaire en produisant des émotions dramatiques. Des interprétations sémantiques viciées se forment, empêchant la saisie des faits objectifs, et ces faiblesses marquent toutes précisément les limites de notre identité face à l'univers, en nous contraignant à des combinaisons subies entre le moi et le subconscient. C'est l'autre terme de l'alternative, c'est la revanche de la nature sur l'intelligence qui se libère de la mémoire évolutive le reste du temps, c'est la vengeance de la souffrance, qui sait profiter de toute occasion opportune pour manifester le vieil homme en proie aux compulsions génériques. En fait, vu qu'il est nécessaire qu'une réponse soit fournie à chaque instant par la pensée pour ne pas couper le moi du non-moi, quand le sujet ne sait répondre par lui-même conformément à ce qu'il croit être, la relation entre l'intérieur et l'extérieur s'effectue quand même et se maintient par le rapiéçage forcé de l'émotion négative, qui montre le côté adverse de l'existence, dès qu'il est impossible de s'y relier dans l'harmonie spontanée.

Nous nommons du terme générique de «survivances dynamiques» ce qui entrave le libre déploiement de la conscience individuelle vers la conscience du Tout, car il s'agit en réalité de la même conscience. Le moi qui évolue ne peut que retrouver des plans de conscience qui existent indépendamment de lui, en amont, mais il n'invente rien. L'illumination n'est pas une astuce intellectuelle exhaustive, mais la perception indivise du réel par le moi unifié. Si le sujet ne perçoit donc pas le non-moi comme étant lui-même, c'est parce que cette vision est empêchée par des résidus énergétiques, des habitudes de pensée, des conditionnements divers, bref, des obstructions de différents ordres, que l'on peut ranger dans les champs perceptifs — physique, émotionnel, affectif, mental. L'héritage du passé est certes écrasant à porter dès qu'il concerne la mémoire évolutive des espèces animales puisque nous retrouvons en nous, suscités par des processus biologiques ou écologiques, l'avidité de luxure du porc, l'avidité de liberté merveilleuse et limitée du cheval, l'avidité de bien-être impérial du félin, l'avidité d'amour du chien, l'avidité d'imitation du singe, par exemple. Mais la colère est une sorte de rugissement, le mensonge intérieur une fuite devant un adversaire, et nous pouvons poursuivre les comparaisons, et évoquer toutes les ruses qui déforment les pouvoirs de l'intelligence. Les qualités et défauts «humains» correspondent en partie à des modèles de comportements animaux.

Les intelligences du règne végétal qui créent et préservent les plantes, les fleurs et leurs parfums, s'entassent également dans la mémoire ancestrale, et nous portons en nous la nostalgie de la pureté, qui est une survivance de la condition végétale, puisque les fleurs en particulier représentent dans le monde manifesté l'involution concrète des qualités de l'existence. Nous pouvons même d'une certaine manière (à travers les souhaits qui nous traversent) déchiffrer la résurgence d'une intelligence végétale spécialisée, qui fournit une réponse idéale et subtile — solaire — à nos émotions.

La survivance animale est si puissante que les conflits de territoire n'ont toujours pas cessé entre les peuples, même ceux qui possèdent une écriture depuis des milliers d'années, ce qui atteste que la friction entre les produits mentaux éthiques et la loi contingente du milieu, la préservation lunaire, existe bel et bien encore aujourd'hui. Le processus d'universalisation ne peut donc commencer qu'à travers des individus qui se libèrent de tous leurs héritages, aucun regroupement collectif de personnes ne pouvant s'aventurer ensemble dans cette direction sans que cela suscite des procédures de dominance, d'exclusion ou d'intégrisme.

L'intelligence de l'espèce humaine se particularise dans d'innombrables formes de manifestation fermées, c'est-à-dire spécifiques, qui emportent la conscience du présent, le je, vers des identifications éphémères consenties ou subies, recherchées ou au contraire imposées par les circonstances. Ces identifications concernent tous les plans de perception, depuis les plus obscurs, dans les mouvements de haine, de peur, de désir intempestif, d'appropriation, jusqu'aux plus subtils, à travers les mouvements de reconnaissance des forces universelles et des océans d'informations divines, qui établissent la consécration du moi. La propriété de l'esprit qui consiste à épouser cahin-caha toutes les situations chronologiques successives fonde la complexité de la conscience et caractérise le mystère du moi homogène en toutes circonstances, grâce à l'élasticité qui lui permet de passer des survivances dynamiques aux envolées mystiques, avec tous les intermédiaires possibles. C'est aussi le symbole de l'inextricable union du soleil et de la lune, l'opposition entre la reconnaissance des faits bruts, les constats froids et imprescriptible, et l'intelligence, d'un ordre différent, qui semble virtuelle et fragile, mais qui peut transformer l'existence en tirant des leçons des faits, le temps étant un matériau malléable.

Un malaxage intense d'émotions diverses met en présence le flux de l'intelligence du moment et les multiples courants enracinés de la perception générique. Il s'agit donc de faire sauter un verrouillage — celui de la peur de l'espèce, sous l'impulsion d'une ouverture intérieure ou d'une crise suscitée par les événements, pour aller à la rencontre des associations d'idées, pour investir mécanismes réactifs, schémas de comportements, procédés d'identification au monde, à l'autre et à soi-même. C'est dans cette reconnaissance de l'héritage obscur du non-moi dans le moi que s'opère la première plongée souterraine vers la souche des racines de l'animalité. C'est pour éviter l'imitation du modèle que nous proposons — ce qu'on peut essayer de faire à partir d'une compréhension intellectuelle et opportuniste, que nous précisons et développons ce qui a déjà été dit, qui est suffisant sur le plan intellectuel, mais réclame des nuances pour favoriser l'expérimentation. Sri Aurobindo a établi le supramental, nous nous contenterons pour notre part d'utiliser le contact avec cette énergie, depuis près de trente ans, pour tracer l'itinéraire (théorique) qui peut y mener — compte tenu du fait que l'Éveil, la réalisation traditionnelle, fait partie du chemin. Notre première réflexion porte sur la proportion entre la conscience du moment, tournée vers la saisie extérieure, et la présence à soi. Avant qu'elles ne soient intègres et simultanées, la purification émotionnelle s'impose, ainsi que l'abandon des schémas parentaux structurels, l'image de l'autorité et celle de la sécurité. Le moi qui manipule le je ne peut tenir suffisamment compte des nutriments du moment pour opérer une métamorphose, et il se cantonne dans une expérience faible sans imaginer tout ce que le présent peut démentir ou améliorer. Le vécu se ramène par trop à une superstructure d'identité, et le ressenti continu sans heurts est paré d'une valeur excessive.

Le je qui manipule le moi se perd dans les objets du moment, s'élève et retombe, cherche l'ivresse permanente dans la durée, finit par dépendre des nutriments extérieurs et perd de vue le mystère du centre, tandis que le discontinu est vêtu d'une valeur symbolique de principe, ce qui donne un champ émotionnel très vaste, une ouverture à l'imprévu, tandis que le moi permanent se cache parfois dans ce goût profond pour l'altérité. La chaîne et la trame sont solidaires dans l'emploi du métier à tisser, et sans l'équilibre du je et du moi, le sujet reste cantonné soit dans la projection extérieure, soit dans un caractère puissant et autonome, incapable de profiter du présent pour ouvrir ses horizons.

C'est un travail conscient sur la navette qui permet une transformation sans angles morts, et non la subordination du je au moi, qui limite l'évolution à ce qui est conçu d'avance ou presque, ou la subordination du moi au je, qui donne aux impressions nouvelles une prééminence qui fait la part trop belle aux identifications. L'aller et le retour forment l'unique mouvement.

   
2.2 L'unité insécable
      
2.2.1 Le potentiel solaire

C'est un pouvoir qui n'est soumis à aucune finalité de principe qui observe le mieux les produits du psychisme, et descend dans la mémoire évolutive en voyant jaillir les émotions intempestives comme il monte vers les aspirations subtiles de l'être. Tandis que le pouvoir intellectuel peut être manié par tous, l'investigation du moi par l'intelligence du vivekâ — le discernement désintéressé, ne peut s'effectuer qu'avec la collaboration du sujet: il s'agit avant tout d'une exploration vivante de soi-même, et non d'une mise en conformité artificielle de l'esprit avec les valeurs qu'il adopte. Le ressenti livre en permanence des contenus hétérogènes dans la quête absolue, et le moi doit apprendre à se reconnaître dans ce que le je lui ramène, qui donne parfois une image toute autre de la réalité intérieure, moins idéale que celle que l'on nourrit En revanche, il est inutile de reprocher à la conscience intellectuelle, son mépris pour l'appel de l'intelligence informelle qui dissout les formes archaïques du psychisme. C'est même le rôle de l'esprit grégaire de borner son exercice à un empirisme étroit, où les valeurs communes ne sont pas remises en question. Le supramental montre la légitimité du réel insécable, et, voyant le Divin dans la boue et l'archaïsme, il se propose seulement de faire coopérer l'être à l'Intelligence divine en le dispensant de porter des jugements de valeur sur la somme innombrable de survivances dynamiques qui entravent l'évolution, et qu'il combat en lui-même. Quel que soit leur domaine de prédilection, les précurseurs se libèrent de l'obsession de la logique formelle et de la quête de la preuve et du résultat. Ils aboutissent par des chemins inconnus avant leur passage exploratoire aux espaces convoités par les autres, qu'il s'agisse des vérités scientifiques, mathématiques et physiques, ou des cheminements thérapeutiques ou spirituels. Ils font confiance à des pistes qui semblent mener nulle part, puisque nul ne s'y est aventuré, et dont on ignore jusqu'au jaillissement dans la lumière quel peut être le bien-fondé. Les pionniers organisent différemment et consciemment les relations entre le mental, le vital et le corps, et ils changent constamment l'image de soi, en fonction de ce qu'ils accomplissent et échouent, de ce qu'ils découvrent et de ce qu'ils manquent. Ils poussent, en quelque sorte, le programme naturel là où ils veulent, quitte à bouleverser les fonctionnements génériques. Ils peuvent demander au corps autre chose, ils peuvent essayer de s'y prendre différemment avec leurs émotions et leur sexualité, pivot du monde vital; ils n'hésitent pas à changer leur image du monde et l'image d'eux-mêmes en fonction de leur investigation permanente. Tout évoluteur solaire souhaite avec l'aspiration de la Terre elle-même une contagion du procédé d'éveil intérieur, qui seule permettrait l'abolition de la souffrance terrestre. Ce souhait vivant est compatible avec le détachement, car il ne s'appuie plus sur des procédures émotionnelles mais sur une vision d'ensemble des résistances et progrès humains.

      
2.2.2 Le trompe-l'œil sémantique

L'expérience de la conscience non séparative échappe aux représentations dans lesquelles l'enferment les doctrines et les écrits spirituels. Les transformations du réel et de soi-même qui l'accompagnent sont trop subtiles pour être verbalisées. Certaines notions contradictoires pour le mental sont saisies dans une unité évidente par le membre de l'espèce éveillé. Ainsi, la réalité extérieure est à la fois réelle ou irréelle selon le point de vue d'où l'on se place grâce à une profonde métamorphose de la perception où le moi et le non-moi se différencient tout en participant d'une même réalité suprême. Les objets dépourvus de vie propre ou de conscience sont simplement concrets, et n'apparaissent plus comme réels, et ainsi, toutes les institutions et créations humaines se révèlent de simples échafaudages provisoires, des pis-aller dans un monde d'ignorance où les intérêts égoïstes se tiennent les coudes. Les objets dignes d'une véritable reconnaissance sont ceux où de la conscience circule, le monde biologique tout entier, et les mondes suprasensibles où des êtres conscients se tiennent, et naturellement, l'espèce debout en pleine crise de valeurs aujourd'hui.

La vision propre au projet évolutif n'oppose plus systématiquement le matériel et le spirituel, l'erreur et la vérité, l'idéal et le contingent, l'univers apparaissant dans une cohésion secrète où les antagonismes sont inséparables de l'unité, comme les deux faces d'une même médaille. Si la conscience ouverte sur les mystères profonds du monde ne s'obtient pas par quelques recettes bien appliquées, ni seulement par des efforts bien dirigés, c'est qu'elle impose tout d'abord un cheminement imprévu, comparable à une errance forcée et indéterminée dans sa durée; et c'est dans un état de vulnérabilité qui s'installe que le moi apprend à se confronter aux insatisfactions profondes provoquées par les limites de sa propre connaissance et les contraintes du milieu. Par cet abandon, l'intelligence nouvelle met en cause les produits de l'esprit et leurs structures, revient sur la formation des pensées, découvre l'origine de certaines constructions d'ordre intellectuel, moral ou éthique, dans des procédures d'habitude ou de mimétisme qui échappaient jusque-là au moi. Puis elle aborde les compulsions issues de la mémoire de l'individu, et, plus profond, elle descend jusqu'à la mémoire évolutive, riche des traces des comportements animaux. Elle investit aussi les caractéristiques du moi en remontant aux tendances racines issues de la combinaison des sept énergies psychologiquesSystème de correspondances astrologiques et psychologiques partagé par les formes les plus représentatives de l'astrologie traditionnelle hindoue, de l'astrologie moderne scientifique, de la tradition chinoise, tibétaine, et enfin de l'astrologie humaniste, qui ont chacune créé un cadre propre à leurs prérogatives pour développer ou interpréter cette cartographie. Il est inutile de respecter cette nomenclature sans approfondir l'art qu'elle concerne, mais tous les éléments archaïques que nous énonçons se trouvent répertoriés (sans leurs correspondances planétaires) dans les corpus psychanalytique et psychologiques généraux, et en l'occurrence, l'esprit de synthèse de l'astrologie nous a permis de les classifier. Nous trouvons donc intéressant de réunir ainsi les forces de différentes approches qui n'ont aucune raison de rester séparées, et peuvent encore collaborer en partageant plus d'informations. qui sont distribuées d'une manière singulière en chacun. Ces programmations s'enracinent au plus profond de la conscience, jusqu'au socle vital subconscient, puis se manifestent plus haut par l'élaboration sémantique, qui formalise leurs attentes et leurs besoins.

Ces personnages intérieurs seront à nouveau évoqués dans la perspective essentielle de l'alternative, puisque certains poussent le moi à des procédures séparatives (défense et intégrité, affirmation et présence à soi) et d'autres à des procédures cohésives (ouverture et dialogue, participation et présence à l'autre, au moment, au milieu, fusion). La somme des sept pouvoirs affleure dans le moment présent dans une proportion particulière et cette résultante, le je, exprime le moi à chaque instant. Le je peut profondément changer de fonctionnement, et nous allons dépeindre comment.

      
2.2.3 Le septénaire primordial

Nous pouvons détailler les manifestations spécifiques de l'intelligence dont nous sommes tributaires, et qui agissent selon leur propre nature en s'appropriant notre esprit dans un moment donné. Sept pouvoirs distincts et fondamentaux organisent notre vie psychologique et se chargent de répondre aux sollicitations intérieures ou extérieures dans le cadre de leur juridiction. Ces pouvoirs correspondent aux planètes traditionnelles et aux luminaires de l'astrologie, et produisent entre eux des frictions et des alliances responsables des structures des contenus psychologiques. Des correspondances cohérentes entre le potentiel d'identité et les schémas astronomiquesVoir Astrologie supramentale, Natarajan, éditions Trédaniel du ciel de naissance peuvent être établies. Mais l'on peut d'une manière empirique et tout aussi radicale investir les contenus inconscients du moi sans se préoccuper de cette cartographie, bien qu'il soit nécessaire de légitimer la complexité psychologique de l'espèce par ce parallèle avec le système solaire. Le moi est aussi homogène que le corps, mais nous ne pouvons nier que le rein soit différent du cœur, de l'estomac, du foie, etc. De même, des pouvoirs psychologiques se succèdent et alternent en nous, et nous imposent des contenus propres à leur juridiction.

Pleurer ou réfléchir ne relèvent pas de la même instance, souhaiter et désirer proviennent de deux fonctions différentes, s'ouvrir et se préserver proviennent de deux lieux opposés, conserver et anticiper représentent des perspectives différentes, etc. Nous hésitons à développer cette nomenclature, car même si sa vision éclaire d'un seul coup le fonctionnement psychologique de l'espèce et de l'individu, elle ne permet pas par elle-même de mieux faire le travail intérieur. La révélation du thème natal — horoscope — par un éveillé sachant y déchiffrer la mécanique énergétique, ce qui a sans doute toujours existé, surtout en Orient, n'apporte de vrai secours qu'à un moi qui est déjà prêt à lâcher du lest pour naviguer et gagner les îles solaires. Dans les autres cas, l'astrologie conforte la personne dans ses incapacités, et la dédouane, tandis que les dons seront poussés en avant comme des propriétés personnelles et des faire-valoir. Ce n'est pas l'astrologie que nous cherchons à légitimer, mais la complexité de l'alliance entre le moi, identité centrale plus ou moins consciente, et le je, la formation permanente du discours à travers l'adhérence au moment et aux circonstances. Si le je et le moi étaient identiques, nous pousserions sans doute comme des plantes, sans nous poser de questions. D'une certaine manière, le je et le moi sont identiques, dans la mesure où l'un et l'autre sont tributaires de leur partenaire et ne peuvent s'évader de la pression réciproque. Le moi veut ou attend que les choses se passent d'une certaine façon, le je renseigne le moi sur ce qui se passe vraiment, ou sur ce qu'il peut percevoir de la situation.

Mais il est clair que le moi subit des poussées hétérogènes auxquelles le je ne sait pas toujours faire face (crise d'identité), comme à l'inverse le je fabrique des discours pénibles à partir de certaines situations intolérables, qui affectent l'identité centrale. On peut donc dissocier le moi du je, si l'on institue le moment comme étant ce qui les coud l'un à l'autre, ou bien les amalgamer et les confondre, si l'on ne caractérise pas le temps comme un pouvoir transformateur.

Quel coefficient de métamorphose attribuons-nous à la durée?

La nomenclature des pouvoirs planétaires rend compte seulement que le moi homogène se diffracte dans le je à travers sept petits moi qui lui sont subordonnés, et qui sont attirés par les circonstances à la surface du moment. La voie exploratoire transforme cette mécanique et remplace les types de réponses convenues par d'autres solutions. Par l'intériorisation profonde, le moi peut changer le courant générique, appeler Saturne à la place de Mars, Mercure à la place de la lune, Vénus à la place de Saturne, etc. C'est une image algébrique simple, peu importe la nature des pouvoirs en question, pour expliquer une partie du processus de transformation, et, si l'on connaît d'ailleurs les correspondances, on s'aperçoit vite que la morale et la religion, préconisent en partie les mêmes substitutions générales pour mener à leurs propres valeurs, mais par des considérations coercitives.

C'est ainsi que peuvent se renouveler sans cesse les capitaux psychologiques, comme l'image de soi solaire, l'appréciation émotionnelle et sécuritaire lunaire, la pulsion sexuelle ou le désir d'initiative martien, le besoin de partage, d'amour ou de reconnaissance vénusien à l'affût de l'idéalisation, la projection dans l'identité de groupe jupitérienne, la structuration des valeurs, par imitation, tri, ou création, saturnienne — sans oublier le pouvoir sémantique mercurien, le je de l'association du discours intérieur, qui choisit des interlocuteurs privilégiés parmi les six autres pouvoirs, au risque d'en éliminer certains, de tricher avec d'autres, et de s'ériger lui-même en dictateur. La psychologie moderne tend à montrer, par d'autres voies et d'autres nombres, que ces sept juridictions essaient de nous parler, mais que nous ne savons pas les écouter, ou que nous sélectionnons d'une manière abusive leurs appels, leurs revendications, leurs aides, en suivant les seuls schémas intérieurs, ou en suivant des modèles extérieurs.

La connaissance du mouvement intérieur est donc une nécessité, qui parfois s'actualise suffisamment pour produire un équilibre empirique et définitif, supérieur à celui fourni par la nature, mais pour notre part nous certifions que ce mouvement peut ne jamais cesser et qu'il mène ainsi à l'Éveil.

De nombreux cadres permettent de répertorier par catégories les programmations à l'œuvre dans la nature et la conscience, et les systèmes chinois et hindous sont les plus pertinents, puisqu'ils figurent l'homme dans une perspective de transcendance naturelle, qui dispense d'établir des croyances et pose simplement la question de la réunion du monde sensible et de l'énergie conscience subtile. Toutes les formes anciennes ou nouvelles d'investigation du réel n'ont jamais rien fait d'autre qu'explorer les champs des intelligences spécialisées pour dépasser leurs limites. Notre expérience s'ajoute à celle de quelques pionniers, et nous voyons l'Intelligence suprême former et différencier les intelligences spécialisées, qui la délèguent dans la matière à travers les processus vitaux, puis les processus mentaux, dans toutes les espèces. Toute cette production est liée au couple «temps-espace» par la dynamique des cycles, et la vie remonte vers le Suprême à travers des formes de plus en plus conscientes. Nous sommes chacun lié à cet ensemble, et dépositaire du projet suprême, mais, par le mental qui invente le moi subjectif, nous nous sentons indépendant ou peu tributaire. Le potentiel est donc caché par la nature, pour ne pas dire confisqué.

Nous conservons le principe de la réduction du multiple vers l'unité, car l'évolution grimpe toujours vers l'homogène, c'est-à-dire qu'elle produit des états de conscience de plus en plus synthétiques, panoramiques, et qui débordent de l'instant lui-même. Le mental lie dans un seul moi les sensations et les désirs et les pensées, mais cet assemblage est imparfait puisque le moi peut voir se révolter une catégorie contre les autres, il peine à harmoniser les pouvoirs planétaires, c'est-à-dire les juridictions psychologiques, qui façonnent à chaque instant la relation entre le je et le moi, et entre le moi et le non-moi. Avec l'éveil du soi, ce problème est définitivement résolu, c'est-à-dire que le sujet est entièrement homogène et que les tensions sont réduites à une expression minimum. Plus haut encore, le supramental fait du moi une unité indivisible et liée consciemment à la totalité, et les événements les plus difficiles n'entament pas cette union. L'intelligence suprême retrouve perpétuellement son propre chemin — processus qui la libère de l'ensemble des mécanismes de l'arborescence des fonctions biologiques doublés des élans subjectifs de la conscience (émotions et sensations, sentiments et idéaux, opinions et croyances, valeurs culturelles et éthiques).

      
2.2.4 Le retour à l'Unité

Selon l'avis unanime des maîtres, le je, le discours intérieur lié à l'événement, se renouvelle trop peu pour que l'identité générique soit brisée. Tiraillements, conflits, craintes, désirs inassouvis, avidités diverses, phénomènes hétéroclites de dépendance subie ou d'indépendance usurpatrice vis-à-vis des lois de l'univers caractérisent les processus psychologiques de l'espèce — en enfermant le ressenti dans un cadre de réponses déterminées. Le je manipulé à chaque instant peut d'un côté s'ouvrir à une nouvelle lecture événementielle, surseoir aux significations à donner aux circonstances, et il peut d'un autre côté — indépendamment de tout ce qui le lie à l'extérieur —, descendre vers le moi, l'image de soi, le sentiment global de l'identité personnelle. Nous préconisons ces deux explorations pour le moi, car l'une sans l'autre finit par escamoter certaines questions, et le monopole de l'une ou de l'autre donne une vie spirituelle spectaculaire, mais qui mène rarement jusqu'à l'Éveil.

Le moi épris de lui-même qui creuse toujours dans sa propre fondation en négligeant les événements manque de réceptivité, de souplesse, de reconnaissance pour le Mystère, de soumission vis-à-vis du Divin; au contraire, le moi qui lance toujours le je dans le déchiffrage extérieur, la compréhension des situations, des rôles, des comportements, peut faire des progrès d'adaptation, élever ses sentiments, et trouver des motivations supérieures. Mais sans la descente en soi, tout ce moi projeté avec art vers l'univers, risque de manquer le silence, et de passer à côté de l'être psychique, tandis que l'individu n'actualise pas sa différenciation unique. Le cheminement imprévu a été établi chaque fois avec pertinence par les avatars, mais il fait si peur au sujet générique que la culture escamote le paradigme, et codifie le passage transcendant à partir d'un ensemble de signes immanents. Les points de repère sont vrais sur la carte, faux sur le terrain.

Le spécimen humain est affecté par une des deux formes de souffrance originelle, soit celle qui provient d'un enfermement dans une permanence fausse du moi qui exclut alors de ses perceptions toutes les menaces vis-à-vis de cette solide et étroite stabilité, soit celle qui provient d'une disponibilité à l'identification extérieure, sans découverte ni implication profondes, ce qui soumet le moi à une telle versatilité qu'il évitera de chercher les indices d'une identité authentique tout en se perdant dans les drames existentielsOpposition Yang/yin psychologique, qui soutient la lecture des pathologies ou y ramène. La critique par les autres (qui pourrait amener une remise en question), fait naturellement partie des menaces qui pèsent sur l'identité rigide du moi qui s'emprisonne lui-même.. Mais une troisième voie existe, dans laquelle tout est perpétuelle appréciation nouvelle, tout est équilibre, et tout l'ouvrage n'est qu'un exposé de cette voie. Le moi ne cherche ni à se fonder comme sa propre autorité ni à se soumettre à une autorité extérieure. L'intuition et l'analyse se combinent. Le moi découvre plusieurs aspects de l'intelligence, contradictoires pour un esprit fermé, mais qui s'épaulent pour l'évoluteur consacré au Divin. La vision d'un projet sans limites se fait alors jour, qui met l'homme à sa place s'il décide de la chercher sans la déterminer lui-même par quelque artifice de la volonté personnelle ou quelque soumission à des habitudes héritées.

L'ouverture de la conscience débouche sur une activité mentale plus ample et plus profonde et gagne de nombreux espaces où l'Intelligence suprême agit plus librement. Les contenus psychologiques varient. Les jugements péremptoires s'affaiblissent. L'idée d'être un moi autonome s'évanouit, tandis que les contacts avec les forces régressives et évolutives deviennent un jeu mais aussi une règle, et qu'un enracinement profond s'impose comme contrepoids au déchiffrage toujours renouvelé des messages de l'extérieur. Le moi est soumis à moins de pressions de la part de la nature. Un recul conséquent peut être pris sur l'assouvissement des désirs et l'intérêt des ambitions personnelles, de même que l'image de soi et l'idéal de l'identité se modifient sans que l'individu se perde. Un territoire extrêmement vaste d'inspirations subites, de crises drastiques mais brèves, d'exaltations passagères et de doutes sublimes ouvre ses portes.

      
2.2.5 Le terrain de jeu de la conscience

Le mental mène alors aux grands espaces qui précèdent le supramental, le Brahman, qui libère de l'inféodation inconsciente aux besoins biologiques et vitaux, monde vide de toute détermination et profondément statique, le surmental, utilisé par les avatarsavatars ou créateurs de religions. Le surmental a été dépassé par Sri Aurobindo. Dans la mesure où il s'y serait enraciné, il n'aurait sans doute pas trouvé le passage pour connecter le supramental et ouvrir ainsi le passage pour la Terre à une autre possibilité., source d'inspiration dynamique qui soulève l'être aux vérités premières de la création, et le Sat, plan de conscience nouvellement manifesté qui révèle la liaison étroite entre la vie et le Divin, révélation encore rare, qui nous a surpris à l'âge de dix-sept ans, par sa pertinence, sa légéreté. Nous avions senti quelque chose de neuf dans l'atmosphère, et ce n'est que bien plus tard que l'information nous est parvenue. Quelque chose s'est «déposé» dans l'atmosphère terrestre au printemps 1967, sans doute un amalgame entre le vide et le supramental qui deviendra un nouveau passage vers l'Éveil. Le Sat devrait devenir prépondérant dans l'avenir et il est destiné à remplacer le sentiment du soi qui a tendance à séparer de la vie le moi qui atteint l'illumination (silence intégral).

      
2.2.6 Mécanismes fermés et ouverture aléatoire

La perpétuation et l'innovation s'épaulent continuellement.

L'intelligence est infaillible quand elle limite son fonctionnement à des programmations distinctes, closes sur elles-mêmes et purement fonctionnelles, comme le sont les procédures de conscience animale, celles dont le code se résume à quelques systèmes d'alternatives seulement. En revanche, quand l'intelligence se libère de ses cadres et de ses automatismes, elle tâtonne, hésite, essaie, échoue et recommence. C'est notre aventure, la condition humaine, et elle fait de chaque être humain la victime ou le collaborateur de l'évolution. Les certitudes et les perpétuations proviennent donc des programmations limitées et opèrent vers une fin préétablie, la préservation de l'acquis. Les incertitudes et les innovations, les tentatives et les tâtonnements, les hypothèses et les souhaits, sont en revanche le seul cheminement de l'intelligence quand elle se dégage de ses modes conditionnés d'expression bouclés sur eux-mêmes, à moins qu'elle cherche à rajouter un troisième terme à l'alternative, ce qui constitue une image du processus inventif. Nous fondons donc ici l'expérience spirituelle comme une expérimentation aléatoire et non comme le suivi de modèles préétablis. Sans une compréhension intime de cette vérité, le chercheur spirituel s'embarrassera de l'idée de connaître une voie juste à suivre à partir de points de repère imprescriptibles, et il échouera dans l'exploration solaire qui débute par la spéléologie de l'inconscient. La crainte de l'erreur est un handicap spirituel, car elle est inévitable dans le cheminement, puis bienvenue, puisqu'elle permet des rectifications constantes.

L'esprit ne change qu'en abandonnant les structures qui le maintiennent dans ses habitudes sécuritaires et qui déterminent la grille de lecture aussi bien des événements extérieurs que des contenus psychologiques. L'intelligence libre et vivante, pour peu qu'on la laisse agir sans l'assujettir, investit toutes les programmations qui se présentent à la surface du temps psychologique, les observe et mène dans n'importe quel ordre et selon les individus vers les plans que nous venons de nommer. La conscience du vivekâ découvre des patternpattern: motif ou configuration de comportement psychologique répétitif excité par les mêmes situations extérieures ou les mêmes associations d'idées, motif et configuration comme synonymes. Cfrs les écoles de psychologie depuis Pavlov, et l'enseignement traditionnel hindou sur les engrammes de l'esprit (samskara). enfouis dans l'identité souterraine que les circonstances tirent jusqu'à la conscience du moment avec un mélange conflictuel de douleur et de satisfaction. Elle détermine si la finalité particulière d'un besoin, d'un désir, d'une tendance, se heurte à d'autres finalités d'origine différente. Elle observe les survivances de complexes, nœuds énergétiques quasi-autonomes, qui parlent à la place du sujet en certaines occasions, le je usurpant la place du moi, et qui peuvent provenir d'une mémoire oubliée. Elle identifie des sub-personnalités, des archétypes qui correspondent chacun à une des divisions essentielles de l'énergie psychique, tels de petits personnages intérieurs susceptibles de séduire le je en certaines occasions et de tenir leur propre discours qui s'entrelace avec celui du moi habituel. Elle travaille en permanence sur la relation entre le monde et le moi, et pour l'aspiration du moi à découvrir un statut indépendant des habitudes génériques et des contraintes collectives. Elle s'exerce de la même manière dans tous les individus. Seules les conséquences changent, et c'est à partir d'une comparaison des résultats qu'on s'imagine à tort que le procédé d'éveil peut différer selon les époques, les traditions, et les déterminations génétiques.

      
2.2.7 La légitimité solaire

Nous attribuons maintenant une nouvelle caractéristique à la manifestation de l'intelligence que nous utiliserons pour l'intérieur: elle n'anticipe jamais, mais démêle l'enchevêtrement des programmations dans le présent pour dénouer les perpétuations passées. La fonction imaginaire peut être investie par le courant neuf du processus vivekâ qui rectifiera les images structurantes que le moi se fabrique pour s'approprier le futur à travers des constructions complaisantes, compensatoires ou narcissiques — coupées des opportunités constantes de transformation dans le moment neuf, la source réelle de déprogrammation évolutive.

Ce travail est certes rare, c'est le chantier psychologique de l'individu, qui concerne une minorité de personnes. La substance psychologique humaine continue donc de fabriquer des modèles de l'avenir inaccessibles, sans trouver le point d'appui, le levier du présent. Les modèles divins sont également pauvres et mettent en valeur certains aspects pour mieux en dissimuler d'autres, ce qui ne correspond pas au Divin Lui-Même, qui est Tout et demeure homogène dans l'hétérogène, pur dans l'impur, et présent à toutes les échelles de la manifestation, dans tous les règnes, dans l'Esprit, évidemment, mais aussi dans la matière proprement dite.

Une parcelle véritable de l'Esprit, «ce qui voit sans jamais être vu», peut monter des profondeurs de l'être jusqu'à la surface de la perception psychologique, affirmer une intelligence foncièrement indépendante du milieu, qui s'affranchit rapidement ou progressivement des préjugés sur le monde, sur l'identité et sa nature, et qui démantibule les concrétions de l'esprit et les obsessions de la puissance vitale — tandis que de nombreuses traces mnésiques sont dissoutes. La transformation des liens entre le physique, le vital et le mental s'opère alors, en changeant leur prépondérance. Ce mouvement va de soi, sans suivre le but étriqué d'une réalisation préconçue par les normes de l'ignorance et sans s'inféoder à l'image narcissique ou idéale d'une recherche cultivée précieusement. Il s'agit de la voie de l'avenir où la question d'être un individu ne se posera plus en circuit fermé, du moi fantasmant un moi supérieur, mais du moi ouvert à recevoir les secrets de l'univers et à œuvrer pour la Terre.

D'un point de vue supramental, l'émergence des états de conscience vivante (Brahman, Sat, Surmental), attestent la finalité évolutive de la conscience et justifient toutes les étapes antérieures caractérisées par la souffrance et la peur, l'horreur et l'ignorance, ou encore, d'un point de vue pragmatique, l'excès et la pénurie, la lacune d'équilibre. Ces trois champs rapprochent considérablement l'individu de la probabilité supramentale.

   
2.3 La carte du territoire évolutif
      
2.3.1 Le mental, plan intermédiaire

Toutes les manifestations qui découlent du supramental s'éloignent de son pouvoir originel, et la conscience humaine, en aval, manque d'ampleur, ce qui l'oblige à percer le cadre de sa programmation biologique pour qu'elle retrouve une véritable envergure, ce qu'elle peut faire par les moyens indiqués dans cet ouvrage. Mais il n'y a pas dans le mental humain toute l'obscurité supposée par certains maîtres, ou dénoncée par les enseignements qui font prévaloir l'ouverture du cœur. Le mental humain possède une grande lumière, puisqu'il interroge le moi au-delà de sa niche écologique, sans que cette profondeur d'investigation puisse être considérée comme un avantage — à moins de faire intervenir l'âme, ou être psychique, pour la justifier. En effet, le développement mental, s'il n'est pas soutenu par l'aspiration spirituelle, crée des inquiétudes légitimes sur l'avenir humain, le sens de la vie, la pertinence des valeurs, car l'exercice de la pensée rationnelle nous renvoie notre condition terrestre et globale sans complaisance. Etendre le mental sans découvrir ce qu'il y a derrière lui, provoque le plus souvent l'accès à une vision du monde pessimiste, ou cynique, blasée, ou encore opportuniste, avec le culte du vital ou du moi, les tempéraments différents se fabriquant l'image qui leur correspond.

Alors que ce même mental, au service de l'aspiration divine, investit les réalités en profondeur, s'échappe des drames de surface, subjectifs ou historiques, et découvre les vrais principes. Le mental est à ce jour la plus belle programmation que l'intelligence suprême ait pu concevoir et adapter à un corps matériel soumis à des contraintes colossales. Le mental est caractérisé par la vitesse, qui appartient aux plans spirituels et à la lumière, et dans cette mesure, il est d'origine céleste. Mais cette vitesse de la pensée est inadaptée au socle de la conscience biologique, et elle impose au corps et au cerveau des contraintes permanentes de choix et de comportements. Les craintes peuvent s'entretenir par la conceptualisation de drames événementiels, et des fantasmes sans suite s'incrustent par l'imagination de situations gratifiantes. En fait, comme nous le développerons encore à partir de plusieurs concepts qui appartiennent au même groupe, le mental solaire ou virtuel, qui est toujours à l'affût de transformations possibles, reste longtemps parallèle au mental lunaire, qui traite toutes les informations contingentes par rapport au lieu, aux besoins immédiats et à la conscience du corps.

Il existe en quelque sorte un mental coutumier, qui préfère reproduire qu'innover, imiter qu'inventer, croire qu'expérimenter, se soumettre que prendre des risques. Cela se comprend dans la mesure où la personne fait dépendre toute son activité et son sentiment du moi du monde qui l'entoure. L'irruption de la conscience solaire dans le mental lunaire provoque une tension plus profonde dans le moi, car la conscience des choix et des responsabilités augmente automatiquement, ainsi que le sens critique à l'égard des autres, de l'autorité, du clan, des institutions, des rites et des croyances; et, dans le même temps, le sentiment de l'identité individuelle s'ébauche en s'éloignant de ce qui est établi par la pensée collective du groupe.

Abandonner le mental générique, d'où que l'on soit, demeure le seul chemin de l'individu, et nous n'avons finalement aucun scrupule à avouer ce secret. À l'heure où s'écrivent ces lignes, il n'est pas certain que l'espèce humaine soit digne d'être conservée sur la Terre, faute d'avoir appliqué ce principe.

L'éveil, le soi, met un terme à la dispersion de l'esprit hors du moment, quelles que soient par ailleurs les autres caractéristiques qu'il convient de lui attribuer. Mais il est inutile de discréditer le mental, ou bien cela se fait en entraînant toujours le mépris de certaines réalités qui concernent la conscience. Le mental dynamique se dépasse dans l'Éveil, et restitue une disponibilité d'approche des choses que les adultes ont perdue en se construisant leur moi. Les enfants, par exemple, vivent dans un monde foncièrement limité, mais dont la lumière est incontestable (curiosité, spontanéité, convivialité, imagination), et c'est la division de la programmation de l'intelligence en ses modes fonctionnels — l'ensemble des fonctions vitales et psychologiques — qui engendre un jeu douloureux et une tension chronique à l'adolescence, par lesquels la lumière originelle, la joie d'exister et l'activité ludique seront perverties. Il est plus juste de dire que l'homme gaspille un surplus de lumière et d'intelligence, ou qu'il en exploite très mal les possibilités faute de savoir assembler le soleil et la lune dans son moi, que d'affirmer que notre obscurité naturelle est infranchissable, ce qui rendrait l'apothéose de l'éveil suspecte, comme un miracle indépendant, aléatoire, imprévu par la manifestation même — une entorse aux lois.

Nous condamnons cette hypothèse.

Le mental, même si nous devons prendre de multiples précautions pour établir cette possibilité, relie aux plans supérieurs dans certaines conditions, qu'on peut synthétiser ainsi: la fin de la tyrannie du soleil sur la lune et de la lune sur le soleil, compris en termes de fonctions psychologiques. Le couple intérieur est délicat à découvrir.

L'éveil apparaît pour le mutant supramental comme une autre fonction de l'intelligence qui s'accomplit, puisque la transformation supramentale investit le cerveau que le soi avait laissé entièrement passif après l'illumination dans le Brahman«Mon yoga commence là où s'arrêtent tous les autres» Sri Aurobindo. La passivité pure gagnée dans le soi, la libération d'un Bouddha ou d'un Sankara n'est ni le but, ni le terme de l'évolution. Nous devons dépasser le mental tout en conservant l'intelligence pour que le Divin parvienne à descendre consciemment dans la matière. Cela semble le chemin naturel, de renversement en renversement, sans que des limites puissent être fixées aux accomplissements. L'intelligence vierge, celle que nous pouvons laisser agir dans notre cerveau quand nous cessons de vouloir maîtriser la direction de la pensée, et même l'intelligence suprême, sont toujours là, disponibles, et d'autant plus actives aujourd'hui que le supramentaléther conscient, une «substance» dans l'air que l'on respire se répand dans l'atmosphère terrestre. Cela facilite donc la déprogrammation des intelligences spécialisées — les pouvoirs planétaires ou fonctions psychologiques — qui cherchent en nous leur objet respectif à travers désirs et besoins, tandis que le contraste entre l'aspiration à la plénitude et les persistances de mouvements obsolètes, des survivances dynamiques, s'accroît.

Le mental peut donc parvenir à une profonde autonomie intérieure qui le soustrait aux interprétations émotives et culturelles. Il se résorbe du contingent, se rapproche de l'identité mystérieuse, et il commence alors à capter les ondes de sa propre source divine. Le moi doit collaborer de l'intérieur pour investir et différencier toute la gamme des perceptions, ce qui ouvre le chemin du répertoire des mécanismes génériques: les amalgames. Relations inconscientes innombrables entre le moi et le non-moi, liens confus entre les tendances et leurs objets de prédilection, passages sournois entre les émotions et les sentiments, portes cachées entre les sentiments et les valeurs, confusion entre les valeurs et les idéaux. Confusion entre les opinions et les réactions, nivellement des convoitises, des ambitions et des souhaits en une seule pulsion, automatismes de défense et prises de position fondées sur l'imitation, la crainte, la demande d'approbation, la recherche de sécurité, la fuite et l'agression, la préservation de l'image de soi, la pulsion de dominance ou d'allégeance, etc.

Un mécanisme peut être éliminé s'il est perçu comme une fonction parasite, ou transformé et utilisé d'une manière nouvelle.

      
2.3.2 Division pratique des champs

Nous définissons quatre champs (physique, émotif, affectif, mental) bien distincts dont la confusion entraîne les conflits d'identité. Diviser le champ exhaustif de la perception humaine en plans constitutifs correspond au même besoin que celui que ressent l'anatomiste en observant le corps humain. Les grands ensembles fonctionnels (les appareils en terme de physiologie) possèdent une certaine autonomie pour coordonner le fonctionnement des organes qui les constituent, alors qu'ils demeurent tributaires des autres appareils pour gérer parfaitement leur territoire. Nous faisons la même chose avec l'ensemble du moi. Nous ne caractérisons pas le plan physique, c'est l'évidence du corps et de ses automatismes, le socle de l'incarnation, mais nous soulignerons tant que faire se peut qu'il reçoit, comme un réservoir, en aval, le flux du vital, qui lui-même peut se subordonner au mental. En fait, comme nous traiterons du mental tout au long de l'ouvrage, nous revenons sur le plan intermédiaire, le vital, dont les limites sont variables. Si nous le limitons à l'énergie de vie, nous pouvons le dissocier du mental, l'originer dans le premier souffle et le terminer dans la mort; mais si nous observons les contenus psychologiques dans leur totalité, un grand nombre appartient en réalité au vital, l'ensemble des mouvements défensifs et agressifs de l'individu, qui ne sont pas liés à un réel danger écologique. Nous n'allons pas ergoter sur ce réel danger. Le fait est qu'une sorte de mémoire territoriale active manipule le moi troublé par les circonstances et le pousse aux compulsions génériques. Une sorte d'identité contingente est ainsi défendue, au prix de comportements où le je investit une part de violence, de mort, de déni, de rejet, de tricherie, qui s'évanouit, semble-t-il, une fois les choses rentrées dans l'ordre.

La mémoire évolutive?

Le vital est à peu près partout considéré comme un obstacle à la consécration spirituelle, car il s'enracine dans la boue de la survie contingente et lutte avec toutes les armes, sans souci de la moindre déontologie. La ruse est son aspect yin, la témérité son aspect yang. Il est profondément attaché à la vie, et n'a aucune raison par lui-même de servir autre chose, et, comme il possède une large autonomie, le début de la consécration spirituelle consiste principalement à ne plus cautionner systématiquement les mouvements qui proviennent de son exigence à s'accaparer le moment, par principe, selon des critères gratifiants. Il est large, ouvert, disponible. C'est aussi le moteur du désir, et du désir sexuel en particulier. Il peut combiner les champs physique et émotionnel, les nouer l'un à l'autre. Il monte vers le mental et partage avec lui la zone du sentiment. Certains systèmes évitent le plan affectif, mais il existe bien un moi où l'émotion peut se structurer et s'enraciner en dépendant du mental, et c'est également dans ce lieu que des idées, valeurs ou idéaux, se lient à la personnalité individuelle pour créer des attachements structurés (politiques, religieux, philosophiques) Le nombre de paramètres pris en compte tient finalement de la précision de l'analyse et non pas de l'organisation réelle où il existe une infinité de plans. Mais le mental qui se vitalise, ou le vital qui se mentalise, constitue l'obstacle majeur à la transformation psychologique. Aussi est-il opportun d'ajouter à la classification pure, physique, vital, mental, le plan affectif comme intermédiaire.. La division ternaire, physique, vital, mental, est plus concise, mais il faut alors admettre les intrusions possibles du vital dans le mental et celle du mental dans le vital, qui seront évoquées à plusieurs reprises comme le symbole d'une mentalité embourbée dans les ornières des survivances dynamiques.

La force du désir est programmée avec une grande intensité pour conquérir ses objets, et ils peuvent être infiniment variés, des plus concrets aux plus subtils. Le mental éprouve de nombreuses difficultés à légitimer ou à refuser les impulsions du désir, et il ne peut donc en changer la fonction que s'il l'interprète d'une manière différente de celle que lui impose la nature. C'est un pas qu'il est difficile de franchir pour la majorité de l'espèce, puisque le désir mène confusément au sentiment, et donc à la confusion entre le moi et l'autre, et par contamination entre l'identité et le monde, comme il mène à un certain bien-être global par la satiété qui évite le refoulement. C'est sa puissance de conquérant qui permet au vital d'annexer des territoires relativement pauvres et limités, alors qu'il pourrait tout aussi bien, une fois lavé de toute convoitise, s'élancer vers la connaissance et l'amour du Divin.

L'étape clé de la discipline spirituelle consiste à faire prévaloir la quête du sens sur celle des satisfactions et des besoins sécuritaires, ce qui permet de définitivement subordonner le vital et le physique au mental qui s'éclaire. Avant cette procédure, les trois juridictions entretiennent des contrats plus négligents, le vital naviguant avec opportunisme entre l'esprit et le corps pour structurer un moi fier de ses prérogatives, de ses ambitions et de ses valeurs.

Le vital monte et descend facilement, provoquant l'enthousiasme quand il se combine au mental épuré, comme il peut tomber assez bas pour ordonner au corps toutes sortes de manifestations intempestives, des agressions contre lui-même ou les autres, des spasmes, des cris, des coups, ou encore des démissions qui sabotent l'envie de vivre.

La puissance vitale est un outil difficile à maîtriser, qui sert avec une fidélité absolue les besoins de l'espèce plutôt que de se laisser transformer facilement en vue des aspirations de l'individu qui cherche à se soustraire à ses impulsions ou à les sublimer. Les recettes générales concernant l'usage du désir sexuel, le centre du pouvoir vital, sont variées, qu'il s'agisse de l'abstinence obligatoire ad vitam aeternam, du libre cours qui finit assez vite par attirer les énergies diaboliques, de la sacralisation qui risque de faire intellectualiser outre mesure le besoin de l'acte si l'on s'acharne à en faire un marchepied évolutif, une plaisanterie qui revient régulièrement à la mode, tandis que la vision matérialiste, qui réduit le sexe à une forme d'appétit particulière, perd de vue le respect du partenaire et oublie le côté yin de la fonction. Jusqu'à preuve du contraire, il semble qu'il faille, pour le sexe comme pour la pensée, le libérer de son aspect générique brutal et l'éprouver en tant qu'individu, en fixant soi-même la signification de son abandon ou de son exercice. Le désir sexuel relie l'individu à l'espèce humaine, et c'est donc le champ de l'érotisme qui soulève le plus de contenus psychologiques variés, déconcertants, contradictoires, qu'il soit vécu ou escamoté, accepté ou sacrifié. Il impose une confrontation permanente aux compulsions archaïques (autoritarisme ou soumission, jalousie, possessivité) et aux idéaux immortelsVoir le registre large de l'approche profonde de la sexualité, amour courtois du moyen-âge, tantrisme chinois, tibétain, ou hindou, éveil de la kundalini, etc. (plénitude de l'échange, reconnaissance de l'identité de l'autre, participation cosmique à l'univers).

      
2.3.3 La confiance dans l'inconnu

Le projet évolutif consiste en une recherche exhaustive et informelle de la plénitude, à condition, naturellement, que le moi finisse par se lasser des mouvements d'appropriation de l'objet, et de ses investissements dans des projets particuliers, c'est-à-dire séparatifs ou cloisonnés. L'individu ouvert peut tâtonner longtemps, mais s'il s'éloigne trop du schéma énergétiquecfrs l'astrologie ésotérique, humaniste, holistique, transpersonnelle, la tradition chinoise qui lui est propre, il risque simplement de trouver dans ses pratiques la confirmation de ce qu'il y cherche, en construisant des vérités, des décors sur mesure. Nous traiterons amplement cette question, en disant quelles précautions prendre pour ne pas se laisser entraîner dans de nouvelles représentations des choses, qui pourraient imposer un chemin convenu sous prétexte de mener à la vérité. La capacité plastique de l'esprit individuel est en effet suffisante pour qu'il s'identifie à des objets, en l'occurrence des structures, créées par le mental et soutenues par le vital, puis construites et architecturées par le moi dans une forme particulière qui lui correspond. Toute forme d'acharnement aux pratiques spirituelles, à la prière, au développement personnel, à l'effort, peut créer une identité parallèle au véritable individu potentiel et renforcer un «ego spirituel» que les maîtres trouvent finalement pire que le pauvre ego de la nature, archaïque...mais sans prétention ni malice.

Vouloir réussir, en matière spirituelle, est un non-sens.

Le mental n'a strictement rien à construire, mais tout à dévoiler.

Il découvre l'organisation secrète de la nature et libère l'identité de ses perceptions mécaniques en identifiant différents moteurs intérieurs, la sensation et son besoin, l'émotion et sa dictature, le désir et ses ramifications de convoitise aux objets subtils, la puissance vitale qui donne force de loi aux croyances, puis enfin les vrais mouvements de la volonté solaire, plus souples, et qui ne peuvent plus se confondre avec une politique de conquête au service d'un moi définitivement structuré.

Nous établirons donc la véritable architecture des principes dont la vision permet de se passer des inventions arbitraires de l'esprit. Peu de progrès peuvent avoir lieu quand la spiritualité s'envisage dans le prolongement de l'identité conditionnée, comme un simple rajout esthétique ou encore telle une bifurcation qui ne revient pas sur le passé. L'abandon au Tout, le lâcher-prise, la nuit obscure, le «surrender» selon l'expression de Mère, le non-agir, sont la phase unique (évoquée différemment selon les cultures) le point de départ de l'Itinéraire qui rend possible le passage vers le soleil intégral. Les religions ont vainement essayé d'inculquer ce mouvement aux masses, puisque il sera confondu avec de simples reconnaissances gratifiantes du Mystère — les croyances, là où le nom remplace la chose. La réglementation de la conscience par les institutions morales et religieuses ne remplace pas la découverte spontanée de l'état d'ignorance générique, chère aux Hindous, à Bouddha, à Lao-Tseu, prise de conscience nécessaire et suffisante pour arc-bouter la démarche exploratoire dans l'aveu même de limites enfin répertoriées, admises et accueillies.

L'aspiration vient de très loin, de l'âme (ou être psychique), ou bien d'un accident radical qui montre la vanité d'une existence vécue pour soi-même seulement, ou bien encore d'éclaircissements subits sur le décalage entre le réel et l'idéal éthique. Le mental et le vital doivent de toute façon collaborer pour que l'aspiration soit vivante, ce qui n'est pas toujours précisé. Le besoin mental de la vérité, s'il n'est pas secondé par la reconnaissance pleine et entière du vécu qui s'appuie sur un vital équilibré, mène nécessairement à des ascèses intellectuelles où la vie est ramenée à des principes étroits. Quant à la mystique floue du vital, éperdue de reconnaissance pour l'existence, elle ne peut produire aucune démarche véritable à moins que le mental n'accompagne par sa réserve et son pouvoir de se détacher des événements, la puissante lancée du vital dans l'exploration de la vie.

Voilà pourquoi, avant que d'énoncer de belles vérités, ou de faire des promesses aux chercheurs solaires, nous les renvoyons à la racine du problème — l'organisation intime de leur moi. S'ils ne la connaissent pas, leurs efforts seront vains. S'ils la connaissent, ils doivent en premier lieu prendre conscience de ce qu'ils ont à transformer pour s'embarquer dans le projet de l'exploration divine. Ils doivent s'attendre à des combats intérieurs entre l'élan de vie et l'élan spirituel, parfois antagonistes, et il est donc utile qu'ils apprennent qu'il n'y a pas d'ascèse sans des irruptions permanentes de questions ou de conflits. Les tableaux qui dressent un programme convenu des progrès spirituels ne décrivent en général que des modifications accessibles par de petites procédures de surface — des ajustements lunaires, dans notre propre jargon. En réalité, il y a tant de combinaisons possibles, à chaque instant, entre les constituants du moi intérieur et leur projection à l'extérieur, que les informations chaotiques ne peuvent jamais disparaître avant l'Éveil, le soi.

Il ne s'agit pas de niveler le moi, d'écrêter ses passions de force, d'élever ses préoccupations, de lui éviter des erreurs, de le manipuler jusqu'à l'image de la vérité par un théâtre de devoirs accomplis et de sacrifices sacrés. Il s'agit au contraire — avant toute chose — de le livrer à lui-même, de l'amener à comprendre de quoi il est fait, pour qu'il trouve les causes diverses de ses mouvements de volition et de structuration, et qu'il en change ainsi la finalité en les faisant converger, coûte que coûte, dans la même direction — la quête. Une aventure ouverte sans repères préconçus ni errances convenues.

Le chemin est donc tracé par la lecture de soi-même et non par l'obéissance à des règles. C'est nécessairement d'une manière naturelle que vivekâ, l'intelligence que le moi ne récupère pas à ses fins de convoitise, est appelé à soutenir les mouvements de l'individu s'il est réellement prêt à démécaniser ses programmations. Le pouvoir transformateur s'installe sans qu'on puisse anticiper sur la lenteur ou la rapidité des conséquences illuminatives qu'il génère. L'intelligence travaille inlassablement. Récupérer trop vite ses effets, sous prétexte d'améliorations notoires, c'est s'enfermer dans un cadre plus large mais limité néanmoins. Les phases où cette récupération s'effectue sont parfois nécessaires et légitimes pour enraciner une structure intérieure plus forte et plus souple, mais elles appellent à nouveau un jour un abandon plus profond, une aspiration supérieure et une consécration plus complète au Divin. La transformation des programmations fonctionnelles n'est pas un processus régulier. Les faux pas accompagnent les moments de coïncidence avec le Tout, et alternent, sans qu'il soit possible de prévoir toutes les erreurs à éviter, ni les crises et les doutes, ni l'échéance des accomplissements.

Ce mouvement d'ensemble est conforme à de nombreuses lois physiques. Les périodes peu dynamiques accumulent l'énergie nécessaire pour permettre un bond en avant, un «saut» imprévisible et irrationnel pour la logique aristotélicienne (ou la raison conditionnée) mais fondé du point de vue de la mécanique quantique, de la psychologie nouvelle ou de la connaissance ésotérique; ou encore du principe fondateur de la métaphysique chinoise, l'alternance du principe. (Soit le renversement du yin en yang et réciproquement de manière naturelle, par épuisement et retour au pôle opposé). Les phases alternent entre des périodes où l'ouverture est large et satisfaisante, sans réclamer d'efforts, et d'autres où l'intérêt pour la verticalité s'estompe, soit qu'un épuisement apparaisse, soit que des résistances profondes surgissent que la seule intention spirituelle n'arrive pas à résoudre. Ce jeu démontre la friction entre le principe solaire et le principe lunaire. Plus l'individu s'éveille, plus il se contente des contingences d'une part tout en faisant le nécessaire pour les transformer d'autre part. Les virtualités prennent une place dans le solide vécu qu'elles peuvent bousculer à leur manière, sans laisser de traces immédiates.

      
2.3.4 Le désenchevêtrement

Les sept finalités psychologiques et leur cheminement triple (innovation, conservation, élimination) révèlent leur âme particulière, leur raison d'être et leur perpétuelle présence potentielle à l'affût des faits qui concernent leur juridiction. Des liens apparaissent entre les émotions, les sentiments et les croyances, comme des collages entre le moi et le non-moi par toutes sortes d'identifications mi-subies, mi-choisies. Toutes ces opérations de décryptage sont faciles pour l'intelligence informelle. Son champ d'investigation est immense puisque il comporte les centaines de millions d'années de l'histoire biologique que nous représentons physiquement, le champ biographique et psychologique individuel, les sédiments de la culture humaine dont certains archaïsmes se perpétuent encore. La déprogrammation, pour être authentique, ne cesse pas avant d'avoir mené au Brahman, au Sat, au Surmental, qui eux-mêmes communiquent avec le supramental puisque l'intelligence ne cesse de se rechercher elle-même, une fois parvenue dans ces espaces immenses. Nous ne voulons pas imposer une compréhension rapide de ces concepts, mais à travers l'expérience supramentale, nous avons vu soudain s'effondrer toutes les barrières entre les différents objets de la réalité, concrets ou mentaux, comme si le puzzle exhaustif de la réalité se reconstituait, et cela nous porte à prêcher pour notre paroisse, et à décrire les grandes lignes de l'évolution. Le supramental, qui permet la vision sur le plan physique du tourbillonnement atomique, fonde le visible dans l'invisible, et l'invisible dans le visible, ouvrant par là même de nouveaux modes de ressenti aussi bien sur le plan des cinq sens plus aigus et plus profonds, que sur celui de l'intelligence. Seule la rapidité a été l'obstacle infranchissable qui a empêché qu'on établisse que les pensées étaient des faits matériels, et en réalité des scories, voire des excréments subtils. Leurs conséquences étant observables, c'est un art et un jeu de remonter des comportements et des attitudes psychologiques à leur véritable origine, les contenus psychologiques, qui dépendent de l'arborescence des pouvoirs de la conscience.

Si nous partons du haut, la vision est simple: l'intelligence produit inlassablement des programmations dans tous les domaines, physique, biologique, psychologique, dans toutes les écologies présentes sur Terre, et toute son activité aboutit au moi ignorant: le spécimen humain subit le pouvoir qui lui a été délégué et l'oriente subjectivement, tout en se dédouanant d'être manipulé parce qu'une marge de manœuvre lui appartient, le sentiment de choisir, et qu'il s'en contente. Une dernière touche de prédilection subjective parachève un travail accompli par la nature, et qui est déjà foncièrement homogène. Au dernier moment seulement, le moi établit la forme définitive de sa relation au Tout par un acquiescement ou un refus, une orientation ou une autre, un oui ou un non, et il investit dans ce mouvement ce qui l'engage le plus — par rapport à son propre niveau d'évolution.

Si l'usage du libre arbitre dérive trop des principes qui lui ont donné le jour, des rappels à l'ordre, par toutes sortes de catastrophes naturelles, de guerres, de maladies, de crises, de conflits profonds, viennent attester que le moi générique, qui se moque de son origine, dans son ensemble ou dans son dépositaire particulier, ne peut pervertir outre mesure les principes dont il dépend sans se perdre lui-même. C'est une des perspectives les plus profondes pour aborder la loi du karma, sans y faire intervenir de considérations morales, de défectuosités psychologiques, en s'attachant seulement aux lois physiques.

Si l'hétérogène l'emporte sur l'homogène, il y a diffraction de la personnalité, soit une force centrifuge disperse le moi vers le je, et les fonctions psychologiques se succèdent, sans véritable centre, soit le moi absorbe le je comme un trou noir la lumière, et les fonctions psychologiques se réduisent, et le pouvoir central du sujet considère seulement que le non-moi doit être son propre miroir, ni plus ni moins. Des attachements profonds remontent en général à la surface, qui concernent les socles de l'identité, soit donc trop de passion pour soi-même et sa propre vision des choses (karma de différenciation), soit trop de prédilection incoercible pour les émotions et les plaisirs, les sentiments et les procédures relationnelles (karma d'identification).

   
2.4 Le mouvement de l'Intelligence
      
2.4.1 La complémentarité de l'homogène et de l'hétérogène

Une telle solidarité, une telle organisation, un tel système de vases communicants traverse la multitude de nos programmations que tout progrès authentique sur le plan physique, émotionnel, vital, intellectuel, mental (synthèse des autres) s'étend à d'autres programmations et y appelle de nouvelles lumières. Toute avancée (qu'il s'agisse de l'indispensable libération de la mémoire et des structures du passé, d'un recul sur les impulsions ou d'une ouverture de l'esprit aux lois cosmiques) parvient à d'autres secteurs qui contiendront des résistances imprévues, des attachements insoupçonnés, des configurations rigides jusque-là dissimulées. Ce principe exploratoire demeure des premières prises de conscience individuelles jusqu'au travail supramental dans le corps, et il n'y a guère que dans la traversée du Soi ou Brahman — parce qu'il est statique et indépendant de la nature —, que l'ensemble du territoire humain semble définitivement conquis et stabilisé.

C'est d'ailleurs cette stabilité qui autorise les possesseurs du Soi à évoquer le «spirituel» et à le caractériser. Au-delà, dans le sillage de Sri Aurobindo et Mère, l'intelligence supramentale plonge dans des profondeurs insondables, l'ashvatta, l'arbre de l'évolution, où toute la gamme de la puissance du mouvement nécessaire à contrebalancer l'inertie sidérale dépourvue de conscience, apparaît avec ses modes, dont la violence, la cruauté, la préservation défensive de l'espèce, la ruse et la perversion, l'adoration du désir. Par rapport à l'obscurité pure, soit l'inertie absolue, toute vie est un progrès considérable. Certaines branches se conforment à la montée évolutive, d'autres profitent de leur acquis pour développer leurs propres valeurs. L'occultisme a toujours évoqué l'efflorescence de la conscience vers les énergies divines, âmes qui ne s'arrêtent jamais, et vers les énergies diaboliques et sataniques, entités qui enferment le pouvoir vital et le développent à leurs propres fins.

L'espèce humaine est entre les deux dans son ensemble, d'où le nom de bétail des dieux que lui donnent certains initiés hindous, et elle permet à tous les individus d'utiliser l'existence dans les trois grandes options fondamentales, l'indifférence, la séparativité consciente (forces du mal), la ramification consciente, forces spirituelles. La Terre accepte toutes ces démarches — pour le moment.

Le supramental ne s'expérimente pas avant le Brahman (sauf aspiration exceptionnelle) — là où toutes les constructions de l'esprit s'effondrent après avoir tenu debout si longtemps par la volonté et l'image de soi guidant le libre-arbitre. L'intelligence, donc, se perd dans sa subdivision, dans la création des déterminations qui s'imposent dans les plans matériel, physique et biologique, où une foule de mécanismes, de fonctions, de cycles, de processus et de procédures — de relations, sont nécessaires. Il s'agit là du monde du multiple, de l'enchevêtrement conjoint des fonctions et des organes, et de la double perception alternative, celle du moi par le moi et celle du non-moi par le moi, qui se confondent dans la projection générique.

      
2.4.2 L'énergie consciente dans l'automatisme biologique

Ce sont les propriétés de la matière qui contraignent l'intelligence à produire une multitude de fonctions spécialisées inféodées à la durée et à l'écologie, au développement et à la préservation, à la mort et à la reproduction. Ces fonctions spécialisées s'organisent selon des modèles, des genres et des espèces qui finalement fonctionnent de leur propre chef. Là est la question. Le pouvoir mental descend sur l'homme, soumis à de nombreuses programmations automatiques, comme le sommeil, la respiration, l'alimentation, la digestion, l'excrétion, la production séminale, où l'intelligence a bouclé son pouvoir dans une série de cycles et d'où elle s'est retirée après les avoir formés, nous laissant avec l'héritage du plan physique — du corps —, si rigide que bien des traditions ont décidé de l'abandonner à son sort. La pensée tombe là-dessus sans que nul n'ait jamais su à quoi elle pouvait bien servir, puisque les animaux ne la possèdent que sous une forme élémentaire par rapport à la nôtre, et qu'ils s'adaptent parfaitement bien à leur milieu. Alors, quel est le sens du mental?

L'état de veille est infiniment souple.

Il peut ne s'intéresser qu'à fournir les automatismes, à servir le physique et les élans du vital, ou, au contraire, il peut développer toutes sortes d'activités qui en sont indépendantes, comme les opérations abstraites, et les mélanger aux juridictions biologiques. L'intelligence créatrice s'est en quelque sorte automatisée dans chaque espèce, où les créatures perpétuent son pouvoir par l'ensemble des lois organiques qui les constituent, dans les rouages des cycles, que les générations reproduisent. Une régulation parfaitedont l'exemple le plus évident est la constance de la température physique, forte de millions d'années d'expériences gère le corps physique, puis le relie à la perception du moi à travers les organes des sens, avec le renversant mystère de l'œil et de la vue, de l'oreille et de l'ouïe en particulier, qui livrent le milieu en temps réel, la notion d'espace étant incrémentée par le regard, et celle du temps par l'écoute. C'est là que nous trouvons les aveux de la plénitude qui nous manque encore, dans les revendications diverses de plaisir, de satisfaction et de bonheur, de réalisation ou d'accomplissement, le non-moi perçu s'ouvrant sur des étendues immenses qui restent à connaître.

C'est là que nous situons culturellement un libre arbitre qui juge des avantages à court terme et à long terme des choix à faire, et qui tient compte de paramètres subtils, comme l'intérêt du moi ou l'intérêt de la communauté, les intérêts du corps, du vital ou du mental souvent en concurrence, et c'est finalement cet art de départager des intérêts différents selon les perspectives envisagées qui passe pour de la liberté — alors que la pression des alternatives se fait toujours sentir.

Cette notion mérite d'être approfondie, car elle est l'illusion ultime à laquelle même les philosophes se laissent prendre — faute de ne pas avoir observé la nature d'assez prés. Nous en ferons donc le tour. Quant à la puissance du lien entre le moi conscient et l'intelligence cyclique des rythmes corporels, il se manifeste par toute maladie, avec un automatisme imparable, pour impliquer le moi dans la conscience universelle et le faire ainsi collaborer. La maladie est un signe de santé avant toute chose, le rappel à l'homogène par l'hétérogène. Il n'y a pas d'émotion véritable qui ne se traduise par une modification éphémère de l'équilibre corporel: les peurs et les angoisses peuvent déclencher des montées d'adrénaline, les chagrins suscitent les larmes et une dépression momentanée du système nerveux, les événements inassimilables bloquent le système digestif, tandis que les plaisirs charnels modifient les endorphines. Les envolées intellectuelles estompent parfois les revendications du corps et des émotions, comme de nombreux chercheurs en font l'expérience en sautant des repas ou en réduisant sans fatigue leur sommeil. Le moi est lié au corps d'une manière qu'il subit plutôt qu'il n'accepte et ne comprend.

La montée vers le supramental, parce que cette force agit au sein de la cellule même, oblige à un changement de perception. Les liens du physique au mental, qui apparaissent déjà dans toute ascèse spirituelle, surgissent plus profondément encore, en montrant différents niveaux de présence au réel du moi. Cette question est très préoccupante dans la mesure où elle débouche sur les aveux de notre incurie: nous ne nommons en général réel que ce que nous touchons par le sens mental, voire le non-mental si l'on est éveillé dans le soi. Mais ce plan que les anciens maîtres de l'Inde définissent comme la seule réalité devient à son tour une illusion pour le supramental, à moins qu'il ne soit son marchepied. Sri Aurobindo l'exprime clairement dans Savitri. Nous-même considérons le soi comme le simple moyen d'accéder au Divin, le passage obligé, mais ses innombrables qualités, si elles ne sont pas au service d'une perception qui rattache à la Terre, finissent par priver le moi de la vie en le faisant le dépositaire d'un paradoxe insoluble: faire partie de la manifestation tout en n'en faisant plus partie.

      
2.4.3 La connaissance par identité

Non seulement sur les plans supérieurs, il n'y a pas plus de bien que de mal, non seulement l'erreur et la vérité sont les deux mêmes formes d'un flux identique et mystérieux de l'intelligence qui court à l'aventure, non seulement la maladie devient-elle une modalité particulière de la santé, mais l'intrication du corps et du moi révèle à chaque instant des ligatures insoupçonnées, des vases communicants secrets, des lois cachées. Le moi sémantique, qui fonde le sentiment de l'identité, passe en arrière et ne s'empare de l'événement que pour l'illustrer, une fois qu'il s'est produit. Une conscience autre, indéfinissable avant sans doute des décennies entières de travail de la force supramentale, précède toute mentalisation et voit — par identité —, ce que le mental laisserait de côté. Parvenu si loin par rapport à la conscience de l'espèce, nous sommes tentés d'établir personnellement quelques règles pour la navigation, et parmi elles, la porosité des plans de la manifestation, doit être stipulée. Le supramental descend jusqu'aux cellules du corps après l'expérience qui aura concerné seulement le moi et les couches supérieures du cerveau par les huitième et septième chakras. L'énergie supramentale est en quelque sorte infiniment microscopique, et peut donc agir dans des volumes d'une petitesse inimaginable. La cellule la reçoit facilement.

Le fait prouve définitivement qu'il n'existe qu'une seule et même chose codée à des fréquences différentes, et une seule et même organisation qui s'adapte automatiquement aux contenus psychologiques. Tout est donc rebondissement perpétuel de l'extérieur sur l'intérieur, et réciproquement, ce que nous développerons encore afin de légitimer une perception des choses retenue, prudente, passive, distante — le moyen d'éviter les projections de l'esprit par la suspension du jugement.

Il ne peut y avoir, au sein du processus global et unique, la moindre indépendance, le moindre fait isolé de tous les autres. Changer l'interprétation des événements est donc l'unique clé dont procéderont toutes les métamorphoses, tandis que découper le réel en catégories meilleures les unes que les autres demeure l'illusion suprême, celle du philosophe, du moraliste, du juriste, de l'historien, du théologien, déchirant à jamais dans le vain espoir de rapiécer dans un ordre supérieur. Cette compilation de facteurs interdépendants, que l'explorateur solaire renonce à cataloguer mais qu'il rencontre pour les transformer, effraie le moi fort qui voudrait plier le monde dans la stratégie d'une autonomie usurpée, dans le fantasme d'un royaume maîtrisé, dans l'énoncé d'une direction qui soumettrait les points cardinaux. Cette constellation tout d'abord indéchiffrable d'énergies et de faits, de réactions et d'actions, de causes et d'effets finit par séduire le moi qui, au contraire, s'abandonne au mystère. Là où il ne voyait auparavant que des choses à classer, l'évoluteur aperçoit un seul corps sans nom aux éléments enchevêtrés, au visage souverain bien qu'encore caché par des masques successifs, tombant les uns après les autres. Le Réel apparaît comme un ordre, puis comme un ordre uni au chaos, puis comme le couple de ce qui crée et détruit simultanément, et enfin comme l'unique Conscience répandue dans tous les moi, toutes les pierres, tous les anges, dans un déploiement pur — là où l'antagonisme sert la convergence absolue, où l'aléatoire transforme l'ordre, où la structure épuisée se dissout dans le temps, là, enfin, où la durée joue pour l'éternité à changer de place les acteurs du drame éternel.

Du corps monteront des pensées qui emprunteront la route des peurs et des désirs. Du moi descendront jusqu'au corps des caresses d'apaisement ou une reconnaissance de son état cellulaire. L'être vital devient souple et sert les intérêts communs du moi et du corps, sans s'inféoder à l'un ou l'autre, et sans vouloir les régenter. Si le moi devient le tabernacle de la vie, les expériences le nourrissent, les désirs parfois le guident, plus souvent l'égarent; les souhaits le soulèvent et demeurent pérennes quelles que soient les difficultés à les réaliser. Les ambitions s'effritent et les convoitises faiblissent — elles ne s'établissaient que dans le rapt du temps, le vol du moment.

Dans l'Un ramifié à chacun de ses aspects, seuls subsistent des trajets devinés, des adaptations de la conscience à elle-même dans un décor si complice que l'hostile indique lui aussi le chemin. Toute cette physiologie très fluide du moi-corps dans le Tout-Un montre la solidarité parfaite des différents plans du moi. De la même manière que la déprogrammation initiale (avec la réaction en chaîne qui débusque les forces hostiles à l'évolution) délivre des mémoires, ainsi, en sens inverse, le déséquilibre d'un plan — organique, émotionnel, affectif, mental, contamine d'autres plans.

Les organes dont nous n'avons aucune sensation en temps ordinaire peuvent fournir des douleurs, comme l'estomac et le foie, quand ils ne peuvent plus correctement transformer la matière en énergie. Beaucoup de souffrances mentales se répercutent sur les poumons et le système nerveux, et les insatisfactions vitales choisissent souvent de pervertir l'équilibre glandulaire. La maladie de l'identité (ou la dépression) désorganise le système nerveux et témoigne donc que celui-ci ne sait plus faire face aux exigences de la vie, c'est-à-dire coordonner le moi au non-moi, ce qui peut pousser la conscience dans ses retranchements et l'éveiller — ou au contraire l'anéantir. Finalement, plus la conscience est développée, plus l'adaptation est large et spontanée. Quand la conscience devient fragile, souple, vulnérable, libérée de l'arrogance solaire générique, le grossier sentiment de différenciation narcissique, alors seulement les signaux des échecs, des erreurs, des humiliations, des déceptions, des traumatismes divers, finissent par ouvrir une recherche nouvelle et imprécise, une démarche holistique — dont les repères n'apparaissent jamais avant qu'ils ne soient strictement nécessaires.

La souffrance est la réponse de la nature à un manque d'équilibre.

      
2.4.4 Le changement psychologique

Nous pouvons maintenant caractériser la manifestation de l'intelligence par un nouveau point: elle agit perpétuellement sur ses créations passées et, à l'intérieur de celles-ci, sur l'ensemble des fonctions déterminées, puisque tous les réseaux d'interaction se tiennent sur le plan microscopique. Elle ne peut pas transformer un seul élément sans modifier également l'économie du tout, même si certaines fonctions privilégiées bénéficient de transformations sensibles, alors que d'autres semblent demeurer dans un statu quo. Le travail de l'intelligence indifférenciée, captée par la discrimination — le vivekâ — entraîne un changement holistique. Des mouvements et parties de soi-même sont touchés avant même que la conscience ne le verbalise, et produire des contenus psychologiques inattendus. Cette vérité n'est pas nouvelle, mais elle est souvent oubliée. Les anciens chinois en avaient fait la base de leur recherche de l'équilibre entre les corps, entre le ciel et la Terre, l'enracinement et la disponibilité exhaustive. Le yoga de la connaissance évoque une transformation qui s'opère par le haut, le troisième œil, et gagne les chakras inférieurs. D'autres pratiques, bientôt périmées, tendent à monter du bas vers le haut, selon le principe que si l'ascension est parfaite, le haut se révèle, souvent laborieusement, mais ne résiste pas à un mouvement correct venu du bas. C'est ce que nous trouvons dans les doctrines de l'éveil de la kundalini, ou plus généralement dans les secteurs où l'accent est mis sur la matière lourde à transformer, comme le hatha-yoga, ou une série de disciplines traditionnelles dans lesquelles des travaux sur le corps et l'être vital sont prescrits. Il est en réalité plus difficile de savoir monter correctement du bas que de laisser descendre à partir du haut les virages transformateurs, mais il s'avère que peu d'individus savent s'abandonner totalement à la vie et au Divin, et les autres accordent donc leur confiance à des procédés d'apparence rassurante, car fondés dans le concret, mais en réalité aléatoires.

La réaction en chaîne est rarement gratifiante, ce qu'il faut mentionner, puisque beaucoup d'humains tentent les premiers pas de la consécration, puis l'abandonnent. Le vital se révolte fréquemment quand le mental cherche à réduire son importance, thème symbolisé par exemple par le concept de «la tentation», qui ne veut rien dire dans un contexte où les besoins génériques peuvent être assouvis sans culpabilité. Le physique peut rechigner à s'aligner sur une nouvelle orientation, qui permettra un changement d'alimentation allant vers l'économie, ou des résolutions visant à l'exercice des muscles et du souffle. Quand le progrès s'effectue par le milieu, le vital, ou le vital et le corps ensemble, c'est le mental qui peut peiner à s'élargir, maintenant que le moi est rassuré par une nouvelle assise existentielle plus précise, et il peut s'enfermer en investissant dans la métamorphose beaucoup trop de certitudes et de schémas, tout en se laissant envoûter par ses propres directives.

Les ajustements permanents à effectuer sont rarement cités, d'abord parce que peu de doctrines visent une réalisation intégrale, ensuite parce qu'il ne sert de rien de discourir longtemps sur cette question, le maître se contentant de traiter le cas particulier de chacun dans le suivi de son enseignement. Mais aujourd'hui, ni les philosophes ni les éveillés n'ont pignon sur rue, tant l'intérêt pour la conscience a été nivelé, banalisé, prostitué, et le chercheur est soumis à une alternative: suivre d'assez près toutes les transformations qui lui arrivent pour les comprendre, aussi bien dans leur occurrence «négative» que positive, ou se livrer à un spécialiste des amalgames psychologiques — un thérapeute — qui réduira l'expérience à ses propres perspectives.

Le processus d'ouverture authentique du moi déclenche, en quelque sorte, des courants d'air qui font claquer les portes de la maison et referment quelques pièces. Charge à l'explorateur d'aller les rouvrir tout en venant à bout des mouvements d'air en connaissant mieux l'architecture de son moi. En bref, plus l'esprit méprise l'intelligence du moment, vierge et non programmée, plus les conditionnements qu'il subit et invente sont nombreux — avides des objets qui leur sont conformes —; plus le moi se paralyse en maîtrisant un territoire dont les limites seront clairement définies. Inversement, plus l'envahissement de l'intelligence se développe, plus les processus de perpétuation perdent de leurs exigences, et les habitudes sont facilement attaquées — laissant moins de prise aux scléroses profondes; tandis que l'évoluteur s'aventure dans des domaines inexplorés, virtuels, profonds, hors de contrôle.

Le moi apprend à identifier sans les confondre les produits des champs perceptifs — émotions (survivances dynamiques?), sentiments (attachements?), pensées (influences?), raisonnements (calculs?), schémas relationnels (dominance, agressivité, fuite?) — et il redoute de moins en moins de faire face à des situations imprévues ou indésirables.

Enfin, les programmations essentielles perdent de leur intensité générique. Les besoins sexuels et affectifs peuvent se combiner au dialogue intérieur (image de soi, création de valeurs personnelles) pour permettre, si besoin est, la création d'un couple profond. La demande d'approbation et le narcissisme, qui accompagnent toujours le partage des sentiments peuvent être mis à jour avec leurs contenus inconscients dramatiques. L'image de soi-même peut cesser d'être complaisante, autojustificative, dépréciative ou laudative, pour s'aligner sur les révélations plus objectives issues de l'observation, qui entraîneront de nouveaux motifs de représentations.

Ce point est crucial.

L'image que le moi se fabrique de lui-même s'interpose comme un filtre entre le non-moi et le sujet, et il est donc vain de vouloir parvenir à saisir plus objectivement «les faits» si le regard porté sur soi-même n'a pas changé. La compulsion solaire, l'image erronée de soi, est un des obstacles majeurs à l'évolution de l'espèce, et accompagne la compulsion lunaire, l'image erronée des événements. Le moi tient pendant longtemps à se voir autrement qu'il n'est. La nécessité de l'engagement spirituel n'est pas d'ordre éthique comme le pensent les croyants, attachés à l'image de Dieu et à la leur, mais d'ordre exclusivement pratique. L'engagement en soi-même est le préalable indispensable pour obtenir la force de lutter contre les interprétations toutes faites des choses, qui veulent s'emparer du moi dans le prolongement de la mémoire et de la personnalité. Les affiliations doctrinales, la vénération des maîtres, le culte partisan d'une cosmogonie, peuvent disparaître comme des consolations périmées, et la qualité du moment présent l'emporter.

L'ouverture évolutive remplit tout l'être, le dispense de se cramponner à ses conquêtes passées autant qu'à ses anticipations fascinantes, et le présent peut enfin contenir d'innombrables options, percer des brèches dans les cadres des programmations génériques ou culturelles par où leurs angles morts se révèlent. L'intelligence discursive et rationnelle gagne en souplesse dans cette ouverture. Son avidité de réponses, son adoration magique de la preuve, son besoin incoercible de dominer le réel par la logique ou de le nier quand il n'entre pas dans ses propres cadres formels, laissent la place à un pouvoir qui dissout les anciennes positions de l'esprit et renouvelle les superstructures des associations d'idées.

Des relations inédites entre des cadres de réflexion, d'existence, ou de tendances jusque-là séparés par des frontières infranchissables voient le jour, et c'est grâce à cette investiture de l'Intelligence sur l'adepte sincère que les passerelles multiples se révèlent entre l'inconscient, le conscient et le potentiel supraconscient involué. L'intuition remplace les constructions de l'esprit et propose des chemins directs et des visions adaptées, libérées des schémas émotionnels et des buts fragmentaires à atteindre. Une ouverture véritable, authentique, conforme, dans le mental, le vital, ou le physique, mène au centre et les autres éléments en bénéficient plus tard. Mais l'intelligence mécanique, les résurgences mémorielles, toutes sortes de survivances dynamiques cherchent à récupérer les mouvements qui ne vont pas assez loin vers le mystère de l'identité, et arrêtent les sujets en quête, alors qu'un pas de plus pouvait leur permettre de franchir les ultimes barrières.

L'évoluteur accepte que l'intelligence vierge perce les cadres établis, pour joindre le cerveau gauche et le cerveau droit de telle manière que ni l'enfermement ni l'errance ne soient désormais des menaces. La vulnérabilité est un processus évolutif, qui libère le travail sur les émotions, tandis que l'accumulation de défenses est un procédé rétrograde, hérité des espèces antérieures dépourvues de mental, et cette procédure empêche toute soumission réelle du moi à l'autorité du Tout.

L'intelligence exploratoire cherche à rattacher le moi au non-moi par des moyens nouveaux en cas de crise — au lieu de le couper du non-moi, ce qui constitue la stratégie de la nature en cas de trouble profond, et la cause des pathologies irréversibles. La ramification de plus en plus ample et profonde du moi au Tout, délivre l'inconscient — les survivances dynamiques s'estompent —, puis débouche sur des états de conscience propres à transformer l'espèce et l'écologie terrestre.


3 LE CHAMP DE LA TRANSFORMATION. MÉDITATION SUR LE JAUNE. (OUVERTURE AU MOI SOLAIRE)
   
3.1 Les mouvements du passé, leurs limites et leur héritage
      
3.1.1 La pérennité du Soi

La descente du supramental devrait favoriser dans les siècles à venir une révision profonde du code des valeurs qui lie l'individu à son milieu. Jusqu'à aujourd'hui, ce code dissimule les principes supérieurs, la religion masque la connaissance de Dieu en faisant du Logos, du Tout, du Seigneur, de l'Intelligence créatrice, un objet extérieur au moi; l'instruction déguise les capacités de l'intelligence tant elle manque de pédagogie dans tous ses secteurs. La réalité extérieure rappelle sans cesse notre petitesse et notre impuissance, mais cela même peut être utiliséIl est probable que dans notre cas personnel, l'évolution vers le supramental ait été stimulée par les inquiétudes légitimes qui nous traversaient, dans les années soixante-dix, concernant l'avenir terrestre. pour faire surgir une autonomie intellectuelle radicale alliée à la volonté d'essayer d'autres chemins.

Saisir les chuchotements de la conscience immuable capable d'investir les productions dynamiques du mental, toucher le Soi pour s'installer un jour dans la permanence du Brahman, telle est la première procédure, la mieux définie, la moins contestable.

Tout ramener à la libération du mental dans le Soi, telle a été schématiquement la pente que l'hindouisme a prise depuis trois mille ans sous l'égide de la caste sacerdotale, ce qui est conforme à l'esprit oriental au sud des Himalaya, passif et réceptif, programmé génétiquement pour s'ouvrir plutôt qu'agir, préférant méditer et spéculer plutôt que toucher à la matière. En poussant ce système à son extrémité, rien d'autre que le «samadhi» n'est souhaitable, et c'est le seul trésor: non seulement il libère des attachements à l'existence et à ses désirs, mais il peut, en théorie en tout cas, libérer de la réincarnation, ce qui semble souhaitable — la vie étant considérée avant tout comme un examen de passage douloureux. L'obtention du samadhi correspond à l'immersion définitive dans le Soi, qui est un espace vide, incréé et paisible. Cette recherche s'accompagne d'une dévotion confuse et rassurante, et d'une vénération trouble des divinités historiques - avatars - ou mythologiques. Mais l'ensemble de cette culture jouit d'une pertinence incontestable, car elle demeure toujours ouverte à des variations multiples sur le thème de la réalisation spirituelle, reconnaît l'adoration du Seigneur ou Bhakti, comme une voie à part entière, soit pour le peuple, soit au contraire pour des êtres d'exception, au-delà même du statut du sage ou de celui de gourou, et qui peuvent toucher la Divinité par une grâce particulière. La reconnaissance par la société toute entière de la voie spirituelle comme une option naturelle de l'existence permet à l'Inde de demeurer le chef spirituel de l'Humanité, quand bien même sa civilisation serait déséquilibrée par son alignement sur les valeurs occidentales.

Sri Aurobindo utilise la nomenclature sanscrite de différentes écoles de yoga, et nous-mêmes empruntons en partie la vision du vivekâ au Samkhya, tandis que nous dénonçons seulement dans l'hindouisme le statut suprême accordé au silence mental intégral. Le bouddhisme, le taoïsme et le zenLa racine de l'éveil font également prévaloir la recherche du soi en se méfiant généralement de la spéculation intellectuelle, pour mieux valoriser la perception du présent. Le monde phénoménal n'est pas considéré par l'âme chinoise, ni par l'âme jaune en général, comme une illusion, alors que l'élite hindoue essaie d'établir ce paradigme comme la vérité universelle depuis la perte du supramental à l'époque des rishis. Isolés, certains mouvements tantriques s'attachent à voir dans la Manifestation elle-même la réalité divine, contre vents et marées, mais ils dérivent assez facilement vers des pratiques dangereuses ou dévoyées, d'où la difficulté de comprendre ce qui transcende les oppositions de l'hindouisme.

Sri Aurobindo a néanmoins effectué ce travail.

C'est l'Orient qui nous renseigne sur toutes les possibilités ultimes de la perception. Le monde de l'action humaine n'y a jamais trouvé la place d'honneur que l'Occident cultive, tandis que le cosmos y a été envisagé sous tous les angles, et sur des périodes astronomiques, avec un recul que l'occidental ne peut même pas imaginer. On pouvait donc critiquer l'Orient tant que la foi en le progrès semblait fondée, et dénoncer le quiétisme, qui laisse la vie matérielle de côté. Deux siècles plus tard, la démocratie et l'industrialisation ayant échoué leur programme social et amené des préjudices écologiques, une aliénation au travail triomphale, et une mondialisation au service des multinationales, il serait temps d'admettre que la stratégie volontariste de l'Occident manquait de base pour améliorer réellement les choses — c'est-à-dire globalement et sans choc en retour — et d'en revenir au paradigme oriental: intervenir peu sur l'extérieur et beaucoup sur l'intérieur.

Pour notre part, nous utilisons plutôt ici le référentiel de l'ésotérisme chinois, restitué par notre mémoire karmique, qui s'emboîte parfaitement bien dans la vision supramentale, elle qui montre la matière comme le socle de la conscience et non plus tel son opposé. Les Chinois taoïstes n'ont jamais utilisé l'aspiration spirituelle pour fuir la réalité concrète et encore moins pour la mépriser, au contraire des hindous, ce qui rend l'accès à leur vision plus difficile, car elle ne contient pas de caricature, évite les dualités, et poursuit l'équilibre avec finesse; tandis que les hindous sont passés maîtres en enseignements divins, divers et légers, qui cohabitent sans difficulté, le supérieur étant enrobé de louanges et l'inférieur d'anathèmes dans pratiquement tous les systèmes, alors qu'ils s'inventent l'un l'autre dans la pensée chinoise, et s'y épaulent. La tradition spirituelle est en quelque sorte trop forte en Inde, et sans les tantriques, les shivaïstes et Sri Aurobindo, on pourrait même parler d'intégrisme vertical, tant la vie et la matière, et souvent le corps physique, sont dépréciés au profit d'une quête subtile, qui préfère terrasser ou oublier les survivances dynamiques que de s'y frotter pour les transformer.

L'intelligence solaire, détachée des événements, possède également deux autres moyens d'action, et dès qu'un des trois s'actualise, il favorise l'irruption, dans un laps de temps indéterminé, des deux autres, si le possesseur du moi ne se contente jamais de ses ascensions. Historiquement, nous trouvons des allusions à ces grands courants d'inspiration dans les religions et les doctrines transcendantales, avec cette erreur courante qui est celle de prendre la partie pour le tout, et de ne défendre qu'un seul des moyens d'émergence universelle au détriment des deux autres.

      
3.1.2 La quête de l'intelligence

A l'ouest du Bosphore, l'intelligence indifférenciée agit sur une souche mentale plus active, et puissamment reliée au monde vital, ce qui implique des conséquences différentes. La Grèce à son apogée met en relief le second procédé de l'intelligence indifférenciée, une ouverture de l'esprit à ce qui est intelligible, à travers l'harmonie des nombres, la perfection et l'élégance des représentations philosophiques, le décodage des lois mathématiques, les configurations idéales des relations sociales, les modèles primordiaux d'interprétation de la vie, non pas tant pour dépasser l'existence que pour la comprendre mieux et donc l'apprécier davantage. En allant au bout de cette vision, la spéculation et la réflexion fondent la dialectique, cherchent l'ordonnancement caché des choses par lequel l'esprit peut dépasser son état ordinaire pour entendre chuchoter le Logos qui révèle le sens des productions de la nature, et l'immortalité de l'âme. Les meilleurs se rendent compte que l'esprit immobilisé procure des visions, et recherchent l'ataraxie.

L'Egypte, la Perse, l'empire byzantin, recèlent aussi des alliances subtiles entre l'ouverture de l'esprit à l'intelligence pure et vierge et l'activité mentale, à travers les mathématiques, l'alchimie, la médecine, l'astrologie, un ensemble de démarches qui obligent au recul nécessaire à la distinction entre les apparences et les principes.

Il subsiste toujours en Occident des traces de cette quête, dans l'ésotérisme proprement dit, quelques tentatives philosophiques, et le mouvement renaît aujourd'hui de ses cendres dans la psychologie transpersonnelle, la physique quantique et la biologie. Mais le désir de comprendre doit s'emparer de tout l'être pour mener à l'éveil, et inclure donc l'investigation de la sensibilité, ce qui n'est pas toujours compris en Occident, peuplé d'enseignements spirituels incomplets visant plus l'instauration de comportements supérieurs que la réelle découverte de l'identité.

      
3.1.3 La voie de l'être psychique

Enfin, l'intelligence indifférenciée est capable de descendre jusqu'à l'âme individuelle, d'en retrouver certaines lumières pour les faire remonter à la conscience de l'état de veille. Elle traverse alors le mental périphérique, réactif et sensuel, le mental vital, qui organise les émotions, et le mental intellectuel qui n'est guidé que de très loin par le feu de l'être psychique qui s'incarne, en amont de l'individu qui le supporte. Il est très difficile de représenter la voie psychique. Elle est plutôt constituée de témoignages divers à toutes les époques, dans toutes les traditions, et il est probable que certaines personnes appelées des saints ou des saintes au sein du christianisme, soient tout simplement des individus en contact direct avec leur être psychique, qui auraient soumis les juridictions physique, vitale et mentale, en s'appuyant sur l'amour du christ. Ces individus-là n'ont pas forcément atteint l'éveil proprement dit, le soi ou le Brahman, mais ils constituaient tout autant que les sages, par le passé, les piliers du monde spirituel, leur champ de conscience ayant dépassé les limites génériques, et atteint l'universel, d'une manière ou d'une autre, puisqu'ils avaient su découvrir l'intuition, qui sait sans raisonnements, et qui permet de voir avec l'esprit, ce qui est différent du tissage de la pensée.

Ces différentes formes d'héritage ont porté des fruits excessivement faibles. Les religions ont moralisé les mœurs mais leur travail s'achève dans des conventions hypocrites et des joutes sectaires. La morale condamne et culpabilise, cautionne l'intransigeance, sépare les communautés pour des questions de lettre et non pas de principe, souligne les différences de races et de cultes. Elle justifie même parfois la violence au nom de la préservation des valeurs, et l'encourage au nom de la justice. La morale structure les intégrismes. Les cultes n'ont pas permis de rapprocher les sages et les saints des simples croyants, et il n'y a pas eu d'exemple convaincant de libération psychologique collective par contamination des principes spirituels légués par les meilleurs des hommes et des femmes. La morale a partout faussé le problème, en fondant des interdits qui ont accentué le rôle et la pression du monde extérieur, alors que le moi générique a besoin de se tourner vers lui-même avant toute chose, au lieu de se conformer, de substitution en substitution, à des valeurs extérieures, familiales et tribales, puis culturelles et religieuses, et enfin politiques. La morale est un procédé archaïque d'émergence des valeurs, fondé sur le refoulement de principe des survivances dynamiques d'une part, en particulier la liberté sexuelle et la violence, et l'inféodation de l'individu à un groupe, à un code, à un registre étroit de valeurs. Mais la censure des survivances dynamiques n'a jamais permis de les abolir.

Les religions sont indépendantes de l'objet auxquelles elles prétendent mener, et sont donc avant tout des institutions humaines. Le bouddhisme ne reconnaît pas de conscience transcendante, les monothéismes s'attachent à l'idée d'un Dieu créateur qui semble attendre quelque chose de l'humain, ce que nous récusons en ce qui nous concerne; et seul le monisme constitue pour nous une véritable religion, mais il est trop élevé pour avoir pu s'imposer à grande échelle. La résistance du Réel à nos appropriations nous oblige à évoluer, à renoncer à nos idoles, à avancer dans l'inconnu.

   
3.2 Le passage non mental
      
3.2.1 Le mental de lumière

La question de l'Éveil se pose aujourd'hui différemment qu'autrefois, ce que nous confirmons à la suite de Sri Aurobindo, et contre les avis les plus autorisés de notre époque. La conscience humaine peut s'aventurer plus loin que l'illumination, au-delà même des réalisations spirituelles les plus hautes, et gagner cette dimension où l'énergie et la conscience sont indissolublement liées sur le plan physique: là où la matière est de l'énergie pure. Nous souhaitons qu'une poignée de pionniers puisse entraîner derrière elle toute l'espèce — parce qu'en initiant l'expérience dans quelques corps, ils en rendraient la possibilité plus facile pour l'avenir. Pourquoi cette aventure recommence-t-elle, pourquoi l'espèce humaine est-elle restée plusieurs millénaires sans nouvelles de ce plan de conscience que Sri Aurobindo appelait supramental et dont il a trouvé les traces dans les Véda? Nous n'en savons rien. Cette nouvelle exploration est soit une nécessité de survie, soit la conséquence d'un progrès accompli par l'humanité, mais les deux hypothèses ne sont pas incompatibles. Selon les principes de la thermodynamique, toute action engendre une réaction opposée d'égale intensité. Nous devons attendre autant de percées évolutives individuelles que de nouveaux intégrismes collectifs.

Le mental de lumière permet de revoir toutes les créations évolutives — l'ensemble de la manifestation de la vie — à partir d'une clarté qui en justifie tous les aspects, en imbriquant les apparentes aberrations dans un dessein exhaustif qui utilise les différentes couches de durée et les différentes vitesses des horloges sidérales, biologiques et mentales, vers la cohérence suprême de la Manifestation, couronnée par le potentiel divin de l'espèce verticale.

C'est une perception que la vibration supramentale dans le cerveau impose au fil des ans. Le mental de lumière s'enracine comme un nouveau pouvoir de conscience intégré dans le corps, égal à lui-même et homogène; mais il reste ouvert au contact ponctuel avec la force atomique, le puissant supramental, qui peut déverser de nouvelles inspirations. C'est même ce lien qui transforme suffisamment les cellules du cerveau pour que toute la manifestation soit perçue dans une unité sublime par l'explorateur solaire. Dans cet état de conscience où les barrières entre les choses s'effondrent, où chaque perception révèle le projet divin, les forces hostiles à l'évolution et à la plénitude sont plutôt des entraîneurs et des marchepieds que des obstacles. Le monde spirituel et subtil n'est pas perçu comme possédant plus de valeur que l'univers physique et matériel, puisque les deux réalités sont enfin inextricablement interdépendantes — le spirituel servant la transformation de la Terre blessée et le champ matériel permettant l'évolution des principes à travers une résistance qui les renforce.

Les mondes subtils n'apparaissent plus comme des lieux privilégiés et le mental de lumière s'oppose donc avec son éloquence propre à toutes les conceptions spiritualistes qui jugent de manière péremptoire la finalité de l'incarnation terrestre et son cadre, pour finalement l'abolir telle une expérience ordinaire ou un test de l'âme. Cette vision s'abattra sur tout mutant solaire, quels qu'aient été auparavant sa conception et son sentiment du réel, puisque il sera emporté dans l'illumination divine, saturé de conscience dans le huitième chakra, jusqu'à ce que ses yeux physiques eux aussi participent de l'expérience en entrant dans le champ ultrarapide des atomes, vus tels des objets. Sri Aurobindo, Mère, nous-mêmes, avons regardé la matière tourner sur elle-même, et n'être en réalité que de l'énergie figée. Ce spectacle s'accompagne d'une présence alentour indescriptible par sa douceur, sa profondeur, sa félicité, son amour, puis la brèche se referme au bout de plusieurs jours ou de quelques heures, pour permettre le travail dans la matière. Le corps ne résisterait sans doute pas à une immersion prolongée dans les plans supérieurs du supramental, et, selon le principe de l'équilibre cosmique que nous tenons à exposer (dans la partie suivante), un retour s'effectue dans le monde contingent, tandis que la trace de l'expérience, pérenne, déterminera plus tard une autre approche du phénomèneSATPREM La genèse du surhomme, Sri Aurobindo Ashram press.

Nous subissons des manifestations inattendues dans tout notre corps, et celles qui ont lieu dans le cerveau déterminent de nouvelles sensations. Nous avons quitté le Brahman par la force des choses, son imprescriptible immobilité recouvrant comme un manteau le bouillonnement des particules atomiques, et nous ne tenons pas à le dévaloriser. Il se trouve que nous l'avons dépassé, ce qui nous distingue des maîtres. Le supramental est la seule issue pour la conscience dans la matière: lui seul peut légitimer le labeur évolutif et ses tâtonnements, ses satisfactions médiocres et ses sacrifices. Toute cette cristallisation qui fonde notre univers ne peut pas être d'une autre nature que celle qu'il possède lui-même. Il n'y a que du feu en mouvement, et nous sommes tout bêtement bernés par les différences de température de ce qui brûle, les fumées, les braises, les flammes et leur centre ondoyant, dans l'apparence de réalités multiples. Agni.

Là où les sens nous égarent depuis des milliers d'années en nous faisant croire aux ordres distincts et antagonistes du spirituel et du matériel, le supramental montre qu'il n'y a qu'un seul objet sous deux formes différentes, mais non pas deux objets. Une barrière éternelle s'effondre alors, celle de l'opposition entre le lourd et le léger, entre le profane et le sacré, entre le bas et le haut, entre l'erreur et la vérité. Chaque chose tombe à sa place par rapport aux autres, et en premier lieu par rapport à ce que l'esprit appelle son contraire. Il s'agit donc bien d'une révolution de la perception, d'une mutation psychologique, et non pas, comme se l'imaginent certains éveillés, d'un simple ornement du soi qui rendrait la manifestation attachante — un crime de lèse-majesté pour les intégristes du samâdhi. Si le soi est l'ultime statut, le monde est une illusion et l'erreur de Dieu: le charnier, le cloaque, l'empire de la souffrance et de l'ignorance.

Seule une spiritualité de la matière peut transformer la vie et elle constitue l'expression même du supramental. L'Intelligence suprême brise ses propres moules issus de l'évolution pour jouir d'elle-même, à travers des corps humains qui s'y prêtent. Les témoignages sont rares, mais en réalité, les choses ont changé entre les deux guerres mondiales, et en 1956 le plan supramental touchait le corps physique de Mère, Sri Aurobindo ayant quitté la Terre en 1950.

Le mental de lumière ne peut à ce jour cautionner aucune des manœuvres humaines, ni en politique ni en économie. Il juge même obscène d'avancer dans certaines branches dangereuses ou coûteuses de la science tant que certains problèmes plus radicaux ne sont pas résolus, et qui touchent aux vieux démons de la Terre, comme la famine, le partage territorial, l'exploitation des hommes et des biens aux seules fins du profit, la dévalorisation de la femme. Il ne s'agit pas là d'un jugement de valeur, mais la simple observation par un œil divin que le mythe mental est encore vivace, et qu'il faufile ensemble dans la substance psychologique de l'espèce les fils résistants de plusieurs survivances dynamiques de base, telle la confiance magique en l'avenir, toujours décapitée mais renaissant immédiatement avec de nouvelles têtes, telle la suprématie de la raison sur l'émotion et l'intuition, préjugé encore partagé par les élites politiques et décisionnelles de la Terre, telle la souveraineté naturelle de l'espèce verticale, par la maîtrise masculine, sur les forces naturelles et les autres règnes. Cette mentalité archaïque, qui prive l'être du sentiment de participer à l'univers au profit d'une adhésion à un cercle culturel provisoire et réduit, se fendille sous l'effet de l'aspiration humaine, et elle se battra sans doute comme un animal blessé à mort quand elle perdra le pouvoir.

Trouver une intelligence non séparative«Les parties paraissent être en connexion immédiate, situation dans laquelle leurs relations dynamiques dépendent, d'une façon irréductible, de l'état du système entier (et, assurément, de celui des systèmes plus vastes dans lesquels ils sont compris, y compris, au bout de la chaîne et par principe, de l'univers entier). On se trouve ainsi conduit à la notion nouvelle de totalité insécable (unbroken wholeness) qui contredit l'idée classique de l'analysabilité du monde en parties existant séparément et indépendamment.» D. Bohm cité par Gary Zukav, dans la Danse des éléments. R. Laffont. qui n'établisse des distinctions que pour les fondre dans les ensembles constitutifs dont elles font partie, qui puisse reconstituer toutes les pièces des puzzles divers que la vie offre au mental, voilà bien l'outil dont l'humanité a besoin, dans les cadres scientifique, philosophique, psychologique et surtout politique, pour trouver sa place au sein de l'univers entier, comme une unité pleine et entière. Telle est l'action naturelle du mental de lumière, qui surplombe souverain les soi-disant disciplines de l'esprit, et qui ne pourra se perdre dans aucune. Il pourrait se déléguer dans l'Intellect dans une civilisation où les principes de l'évolution divine seraient reconnus, et produire de nouvelles formes d'intelligence rationnelle, qui pourraient voir le jour chez des chercheurs intuitifs, ne divisant plus les différents aspects de leur être et reliant d'une manière homogène leur consécration spirituelle et leur activité mentale. Ces personnes pourraient aimanter une intelligence active et supérieure, la faire parvenir jusqu'à eux, et en bénéficier avant le contact avec le supramental, puisque le principe d'attraction et de répulsion est si puissant qu'il détermine des échanges énergétiques faciles dans le matériau poreux et ultra-fluide de l'éther.

      
3.2.2 L'incarnation

Que l'Intelligence se retire après le façonnage des espèces — nous laissant avec l'identité comme héritage, dans un circuit fermé qui mène à la mort — tel est le fait oublié. Le moi vient-il du ciel, du Verbe, du soleil, ou provient-il simplement du corps qui redoute, qui recherche, qui s'abrite, provient-il de la Terre et de la lune? Est-il un mélange savant des deux, une particule de Logos greffée sur un système nerveux réactif, contingent, limité? L'échec des civilisations nous ramène au mystère et pointe les caricatures et les tentatives échouées. Non, l'homme n'est pas un moi lunaire qui peut s'organiser collectivement en groupe et produire du bonheur anonyme et parfait, dans un système de ritualisation imprescriptible, qui avale l'avenir dans le déjà réglementé, en sacrifiant l'individu. Non, l'homme n'est pas un soi-disant moi solaire conquérant, qui trouve son apothéose dans le suicide sacré ou la pureté intégriste, dans l'orgueil de décider de tout, ou bien qui veut gagner la perfection dans la honte du corps et des désirs, ou encore qui se juge supérieur par la beauté des anathèmes ourdis contre ceux qui aiment la vie telle quelle. S'acharner à l'élévation par toutes sortes de rejets supérieurs, dans le projet de séduire Dieu ou l'avenir, sans se confronter à ses propres démons, n'a jamais rien donné.

Tout manque d'équilibre mène à la caricature.

Une issue peut se faire jour entre les deux extrêmes. Non pas un moi modelé par la vérité ancestrale ou l'imagerie transcendantale, une marqueterie ancienne ou nouvelle, une carotte derrière laquelle courir comme un âne manipulé par son cavalier, mais un moi aux prises avec lui-même dans la banalité du temps qui passe, un moi naufragé au sein des évidences, et qui appelle le soleil sur sa condition terrestre, sans l'escamoter. Un moi préoccupé du microscopique événement sans signification apparente, mais qui lui arrive, autant que du grand problème de la survie de la Terre, qu'on peut toujours pousser devant soi comme Sysiphe son rocher. Un moi qui admet que porter cuirasse appelle à être blessé à son défaut, et qui observe en lui les procédés rouges de la défense du territoire, comme s'il redevenait parfois ce loup affamé, ou ce tigre qui chasse l'intrus. Un moi qui voit le mental malaxer les faits hétérogènes pour en faire une bouillie homogène qui colle au décor, et qui, harassé, tâtonne avec amour vers le discernement cosmique. Un moi qui ne préfère pas le cercle au carré — ni inversement —, et se fend de visiter l'étoile à cinq branches éclatant dans toutes les directions pour répandre les possibles, et le triangle qui n'arrête pas de battre son mouvement éternel, comme une fontaine intarissable de réponses nouvelles. Un moi pas assez narcissique pour chercher l'humilité avec emphase, mais vraiment nu — dans la simple quête d'une intégrité qui n'appartient qu'à lui, que nul ne lui recommande et que nul n'attend.

      
3.2.3 Le chantier psychologique

Différencier ce qui revient à l'arbre de l'évolution de ce qui revient à l'identité propre — celle de l'âme, ou celle du Soi — tel est bien le cheminement d'ouverture, aux prises avec toutes sortes de mémoires. Les mémoires nous rattrapent dans les présents conflictuels, les ressacs du contentieux universel nous traversent encore, par le biais des compulsions, tant que nous ne sommes pas parvenus à cette pureté cristalline qui permet de départager sans coup férir les mouvements du vital, les besoins du corps, et les véritables pensées intérieures issues de notre identité, et non attrapées à l'extérieur — comme un rhume —, disait Mère.

Nous pouvons découvrir l'emboîtement du physique dans le psychologique et ainsi fonder la santé sur l'attitude intérieure et établir la maladie comme opportunité d'évolution, en l'originant dans le moi. Nous pouvons déceler les causes, selon le même principe, des insuffisances sociales et culturelles non pas dans les institutions ni les carences administratives, ni dans les aléas économiques, mais bien dans la mentalité qui leur donne naissance — la philosophie séparative qui crée des univers cloisonnés pour ne favoriser qu'un modèle de croyances, qu'un pattern de valeurs — la poursuite individuelle du bonheur par la promotion sociale —, archétype coriace dont la survie s'appuie sur la mondialisation économique.

Le travail solaire qui concerne l'explorateur du Réel, au contraire, s'accomplit aussi bien dans les circonstances troubles qu'au milieu des plus favorables, puisque la quête demeure avant tout une prise de position intérieure et intime, indépendante des événements, qu'elle apprend à transfigurer. Rien ne peut s'opposer à la consécration du moi à l'Intelligence suprême, les contextes d'apparence hostile dépendent eux aussi du Tout, et possèdent donc des passages et des clés vers lui.

La conscience peut devenir contagieuse.

Adopter le vivekâ intérieur comme sixième sens pour ressentir l'Intelligence suprême est une démarche nécessaire, pour la Terre. Cette évidence pour les chercheurs intégraux — le flux homogène de sens cachés dans la manifestation, disponibles en pemanence — n'est pas encore la base de l'éducation, et, par un glissement historique paradoxal, cette vérité, perdue au sein de la religion, refait surface dans les mouvements paramédicaux du XX°siècle, qui ont tenté plusieurs ébauches de la psychologie. Chaque fois que l'être humain rêve à nouveau de s'endormir dans le contrôle carré de son environnement, quand les significations se cristallisent dans un motif d'ensemble fermé et coercitif, l'injonction de l'éveil, donnée par l'ultime avatar, est récupérée et ensevelie, banalisée et pervertie, et, pour quelques siècles encore, l'espèce humaine ronronne en jouant aux dès à la surface des circonstances, jusqu'à la prochaine descente divine, qui tente de rétablir le cap.

La politique du faire semblant finit par s'écarter de la marge de manœuvre du libre arbitre en l'éloignant par trop des principes dont il dérive, et c'est donc par une nouvelle émergence dans un autre cadre que l'exploration intérieure ressuscite, devant trop de souffrance accumulée par le caprice de l'action humaine. Compromise dans ses égarements, l'espèce trouve toujours quelques individus capables de profondeur, et qui redécouvrent les principes réels de la manifestation et les exposent, pour rectifier le tir des erreurs passées. Banni par la religion qui s'en tient aux bons sentiments, récusé par les philosophes qui courtisent le pouvoir du mental, méprisé par les idéologues friands d'artifices, évité par les médecins matérialistes et rationalistes, l'énoncé exploratoire finit toujours par renaître quelque part, et certaines époques en taillent en quelque sorte le vêtement dans l'étoffe psychologique du moment. La religion à son origine, mais aussi l'art parfois, la philosophie du renoncement, la communauté, et aujourd'hui les sciences humaines les moins frivoles, sont autant de percées hors du monde lunaire étouffant l'aspiration solaire sous ses diktat et ses règlements. La direction intérieure est trop profonde pour être définitivement éradiquée, mais, dès qu'elle revient, toutes sortes de pouvoirs essaient de la manipuler en profitant de sa résurrection. Le supramental, lui, n'est pas manipulable. Certains essaieront peut-être de bâtir une religion autour de Sri Aurobindo, pour en recueillir les bénéfices, mais le fait est que le Divin n'a strictement rien à voir avec «Dieu». Le passage vers la matière transformée nous attend.

À force de brassages ethniques et de bouleversements, nous vivons une nouvelle dimension psychologique. Un plan mental intermédiaire se déploie, où ni la reconnaissance du Divin ni l'héritage ancestral ne caractérisent la personne qui l'emploie, et là s'expérimentent les brouillons du statut d'individu aux prises avec lui-même. Ce point de vue peut sembler méprisant, mais il s'inscrit dans la totalité des âges comme l'apprentissage du Divin par Lui-Même, et les existences humaines où le moi ne se cherche pas, sont tout simplement (encore faut-il disposer du supramental pour voir les choses ainsi) le Divin éparpillé, qui rêve dans la nature, refuse encore de se réveiller, tout en grappillant quelques fruits en maraudant sur le chemin des écoliers. Le message d'amour du Christ présente tous les hommes comme dignes d'être aimés et capables de le faire eux-mêmes sur Terre, et, finalement tous les avatars cherchent de nouvelles formules pour persuader le Divin en l'homme jouissant de son sommeil que c'est le moment d'ouvrir les yeux. Le moi qui pense être le moi est une ébauche seulement de l'être, une graine. Dans l'illusion de l'autonomie du caractère, dans la fallacieuse arrogance du je avide qui ne s'explore pas, dans l'usage négligent d'un soi-disant libre arbitre, une structure apparaît, même si elle est dérisoire par rapport à ce qui l'anéantira plus tard — l'abandon au sens suprême.

La Terre forme un ensemble indivisible. Les chercheurs accompagnent aussi bien les esprits archaïsants que ceux qui ne savent ni perpétuer le passé ni se livrer au Divin, et qui jouissent dangereusement de la vie, faisant fi des valeurs dans un monde qui s'écroule. Les configurations psychologiques sont innombrables et incomparables et, avouons-le, chacune est singulière. De nombreuses personnes n'ont pas hérité de racines véritables, par la décadence de leur religion et de leur civilisation, et ne se sont pas mises en quête de créer des valeurs personnelles profondes. Si le moi aujourd'hui ne se soumet plus aussi facilement que dans le passé — dans les civilisations modernes en tout cas — aux coutumes, il lui reste à se confronter à lui-même. Mais ceux qui ne peuvent ni ne veulent s'ouvrir à l'altérité et au Mystère divin, sentent la menace du chaos dans les signes avant-coureurs de la transformation supramentale, et fondent les nouveaux intégrismes.

Décoder chaque impression.

La découverte de la complexité — ce qui veut dire en premier lieu que le Réel ne nous obéit pas, nous entraîne sur la piste tracée par les avatars. Les premiers, ils se sont aventurés vers le moi constellé de parasites sereins, les compulsions génériques, et ils ont proposé le travail de leur éradication, pratique pour l'individu, qui ainsi s'élève vers les plans supérieurs, pratique pour la collectivité, qui vient ainsi à bout des privilèges, des abus de pouvoir, des injustices, et même des superstitions! Soulever la conscience lunaire jusqu'au soleil décisionnel qui ose braver l'interdit, qui escamote le règlement, qui fait autrement que ce que la coutume prescrit, voilà le message du Bouddha, voyant déjà l'Inde s'enfermer par ses rites et ses prières dans une ferveur réglementaire jusqu'à la torpeur; voilà la parole du Christ, voulant libérer l'homme local de la peur de Dieu apprise par cœur par une ethnie se croyant différente; voilà l'humour de Lao-Tseu, prescrivant au peuple le plus pragmatique de la Terre de laisser-faire pour mieux réussir. Les maîtres n'encouragent pas la subjectivité du moi ni même celle de la race où ils tombent s'incarner, mais ils tâchent de l'orienter vers les qualités profondes qui leur manquent, universelles, et sans lesquelles l'équilibre fait défaut. Bouddha apparaît comme le champion de la méditation et de la pureté intérieure, Lao-Tseu comme le chef de file de tous les réceptifs amoureux de l'Immensité, le Christ comme le modèle de celui qui s'oublie pour aimer les autres dans l'amour du Tout. Tous les précurseurs ont établi l'entrelacement des moi(s) et ont enjoint d'aller les rencontrer, les démêler, jusqu'à briser le mental générique, qui les amalgame par l'ego.

Le moi qui parle, qui pense, qui dit je et se projette dans l'avenir préconçu tout en étant pénalisé par ses traces mnésiques, n'est pas le moi profond. Ce moi peut bifurquer tout en allant par là même dans le sens de l'évolution terrestre. Mais l'humain qui n'est pas foudroyé, ne serait-ce qu'une seconde, par son propre mystère, ne traverse pas le miroir.

Et réglementer ce coup de tonnerre n'a jamais réussi.

      
3.2.4 La naissance oubliée

Mystère de notre présence.

Toute explication que nous pouvons en donner en invoquant quelque divinité, le hasard ou la fatalité, en nous dédouanant sur le karma, ou encore — pour oublier le fondement du problème et s'enivrer d'avenir — en nous arc-boutant vers quelque finalité, n'en rend pas plus compte que le cadre d'un tableau ne justifie le style du peintre. Des milliers de cercles ont été tracés par l'esprit pour entourer le paysage existentiel d'une légitimité quelconque, comme celle des vases pour les bouquets, qui semblent justifier qu'on coupe les fleurs, mais qui ne choisissent rien des joyaux qu'ils contiennent. Le Tout nous préexiste, chaque être en est une fleur passagère, qui doit trouver la sève pour devenir fruit. Les civilisations ont créé des modèles de la sagesse, de la sainteté, de la conformité divine, et ont vanté des qualités supérieures. Elles ont placé ces trésors — des écrits allégés par des symboles faciles à comprendre — dans les temples et les sanctuaires. En vain. La vérité a été réglementée par les avatars, en pure perte. Les bibliothèques sont pleines de grimoires et de parchemins de maîtres qu'on conserve comme des reliques sans se soucier de leur contenu. La contagion solaire que nous préconisons aujourd'hui, et qui est enfin accessible si le supramental ne déserte plus la Terre, succède aux brouillons et aux échecs.

Pourquoi? Parce que la profondeur n'habite pas les mots, parce que le mot Tao n'est pas le Tao, et que la carte n'est pas le territoire. L'enseignement n'est pas le disciple, le chemin n'est pas le voyageur. Notre présence nous précède, fondue dans la totalité avant qu'on l'y arrache avec la flagornerie du je ceci je cela. Qui est là avec son corps avant que le moi crée sa propre histoire et y ramène tout, dans le petit enfant encore privé du cadeau empoisonné du langage, mais déjà palpitant par les milliards de cellules offertes au souffle de la vie? N'y a-t-il pas une puissance magnifique, une innocence souveraine, dans la confiance du nouveau-né encore stupide? Sommes-nous bien sûrs que le moi qui s'empare de ce petit corps conservera les qualités éclatantes de la naissance, qui émeuvent tous les adultes? Qui peut faire le travail de la découverte dépeinte par le sage, le fondateur de religion, l'ancêtre modèle prisé par la famille, la race? Qu'arrive-t-il au bébé de l'homme? Quels sont ceux qui grandissent pour autre chose que s'approprier la réalité par rapport à leurs ambitions, cautionnées par la culture, la séduction du meilleur avenir, les cercles de complaisance? Quelle civilisation recommande-t-elle le mystère et laisse-t-elle bafouer ses lois et ses rites pour pousser vers l'éveil le moi solaire récalcitrant aux injustices, aux privilèges, aux hypocrisies, aux modes éphémères, aux archaïsmes saints?

Quelle génération brisera-t-elle la malédiction générique, sans s'appuyer sur personne, avant de livrer à ses descendants quelques traces de lumière réelle? Quelle éducation rend-elle compte que le point d'interrogation vaut toute réponse, qu'il est la halte naturelle de la respiration de l'intelligence, et qu'il peut sans danger s'accrocher aux plus profondes Idées?

Le moi est berné par son œil mobile, alors qu'il pourrait être partout, dans l'autre, dans le ciel, dans le moment, baignant dans un présent sans limites, par un simple renoncement à l'appropriation préconçue. Renoncement dont nul ne parle, sauf Lao-Tseu, adulé par la Chine plusieurs siècles plus tard, Bouddha trahi par sa propre race, attachée à la dévotion qui achète les faveurs de Dieu, le Christ récupéré par l'empire romain dès le quatrième siècle; renoncement qu'il faut donc à nouveau évoquer, puisque, s'il ne devient pas la clé de voûte de la démarche, soit le moi déchire l'univers pour lui voler un bout de rêve, soit il y adhère confusément, emporté par ses identifications. Ou encore, les deux procédures se mélangent étrangement, comme une béquille tient lieu de jambe à celui qui n'en a qu'une, avec une différenciation structurée mais sans centre, pleine d'exigences archaïques, et des mouvements de respect dramatique, sincères quand ils se présentent, pour le mystère universel, des émotions de luxe en quelque sorte, qui finissent par avoir un goût de gâteau.

Mais le procédé est simple.

Une fois l'ignorance originelle reconnue par la consécration accomplie, il reste à accepter le jour sans rien vouloir lui faire dire d'avance, il reste à inviter le moment à caresser l'intelligence neuve, ouverte, celle qui n'a rien à défendre. Alors tout événement est une mine de pierres précieuses, tout obstacle un jeu, toute erreur un indice. Pour ceux que le retour n'appelle pas, la béance de la journée, virtuellement riche d'indéterminations, de leçons nouvelles, d'options multiples, est fermée par un verrouillage psychologique qui refuse ou évite (sans même le faire exprès) la perception inédite — celle qui puiserait substance dans l'inconnu. Le pattern de la situation (trop flou ou trop contrôlé) n'est pas vu sous tous les angles: soit un raisonnement précis le manipule et le déforme, soit l'émotion s'en mêle. Il n'est pas aisé de départager la charge émotionnelle de la représentation abstraite du phénomène, puisque, par l'homogénéité de la nature, c'est dans un ressenti global que se fait jour un échec, une crise, un accident, une déception, une désillusion, et voilà que les trois grandes juridictions, mental, vital et physique imposent un nouveau contrat inhabituel, avec un mélange de subconscient qui monte et qui nous gêne. Le moi ordinaire se trouve des raisons pour échouer, et attribue les torts à l'extérieur. Le réel devient un bout du sujet, et se réduit au cadre pur et simple de l'impression psychologique, comme si le non-moi se devait de tenir tout entier dans la situation qui se présente. La séquence événementielle est triturée par le verbe générique dans le sens qui coule par rapport à ce que le moi croit être et par rapport à ce que la réalité représente pour lui, tandis que le libre-arbitre reste au vestiaire tant la situation est subie — on ne sait pas par quel bout la prendre.

Le labyrinthe est donc inextricable, la pensée fermée crée des univers fermés, à jamais dépassés par les univers réels et leur cavalerie d'événements indésirables, qui font intrusion dans le confort usurpé du sujet générique. Seul la complaisance narcissique des civilisations, le chauvinisme des cultures, la consolation religieuse, maquillent depuis la nuit des temps notre si fragile condition, et occulte la réalité: il n'est pas facile de grandir — d'abandonner l'enfance —, de perdre l'automatisme.

Il est donc pertinent d'avoir affaire parfois à des maîtres asiatiques, qui feront comprendre que moins on sait de choses sur l'univers, mieux on réagit à ce qu'il inflige — pour peu qu'on reste ouvert à recevoir des leçons. Tandis que les maîtres hindous reprendront le même paradigme, mais en sens inverse: ils feront un tableau détaillé du cosmos et de ses forces, mais ils diront bien, que, moins vous en savez sur vous-même, plus vous pouvez changer vos processus mentaux, d'autant que ce que vous «êtes» en grande partie, ne vous appartient pas, le corps relève de la nature et de la matière mélangée (quel exploit!), votre vital provient de l'énergie biologique, et votre esprit participe du mental. L'espèce est donc intoxiquée par de faux savoirs, manipulée par des descriptions, inféodée à des frontières convenues, bernée par de fausses images de l'identité, complices d'un décor qui fige l'eau de l'intelligence immédiatement en glace, les stalactites des valeurs obligatoires, les stalagmites des comportements inévitables. À force d'avoir enfermé la vérité dans la religion, la politique, le commerce, à force de l'avoir manquée là où elle était censée se trouver, nul ne se doute encore qu'elle existe, ou qu'elle se trouve là — dans le moment pur, ce que sait l'enfant instinctivement. L'adulte vit la tête farcie de calculs d'appropriation, de recherche de l'estime des autres et de l'approbation de soi-même, dans un système aussi inextricable que celui de la pensée, c'est-à-dire saturé de contradictions et de dualités, puisque d'ailleurs c'est elle qui l'a mis au point. Aujourd'hui, nous cadenassons la vérité dans la psychologie — un progrès, mais gare à la réglementation du bonheur et à la consultation obligatoire pour le rapiéçage de l'ego à toutes fins (sociales) utiles. Les prisons mentales s‘édifient sans cesse en suivant les plans d'une architecture commune, où l'on aura simplement modifié quelques encorbellements, la proportion des pièces, et, pour les plus exigeants, le nombre d'étages. Leur apparence est celle de palais, puisque c'est le moi triomphal qui en choisit les matériaux parmi les identifications les plus gratifiantes, en cours dans le milieu, selon la mode. A chaque moment, le spécimen générique s'enferme davantage dans son propre monde pour tenter de l'achever — monde qui dérive de l'authentique réel nu de nos pensées. Le faux monde humain se forme, car les valeurs artificielles ont bien pignon sur rue, le superficiel s'organise dans l'héritage des générations. Le désordre humain est produit par cet ordre apparent d'illusions bien en place, cimentées par la substance psychologique des valeurs communes et des ambitions partagées.

Seul un nouveau je, un nouveau pouvoir entre le temps et le moi, peut investir correctement chaque moment et y puiser le nettoyage de la mémoire d'un côté et le sentiment de la vraie ramification aux espaces supérieurs de l'autre. C'est bien le Divin Lui-Même qui est chaque individu, perpétuant benoîtement la nature en se satisfaisant de cette complaisance lunatique, mais le potentiel solaire peut jaillir d'une rupture, d'un seuil, d'une brèche minuscule dans le déroulement psychologique et entraîner le moi vers lui-même. Le ressenti du moment vierge se mélange à des motifs psychologiques anciens et s'y inféode, les sensations s'engloutissent dans les configurations habituelles où toutes les réalités prendront la forme des «pochoirs psychologiques», les déceptions comblant les attentes, les jugements renvoyant à l'image de soi entretenue, les identifications grossières créant de la satisfaction passagère, les illusions les plus savantes dessinant leurs fresques en trompe-l'œil dans les angles morts. Une paire de lunettes spéciales pour chaque occasion est disponible, tant le moi est complexe, puissant, rôdé à la vie, tant il est capable de tresser le vital avec le mental, pour créer inlassablement de nouvelles ruses, de nouvelles fuites, de nouvelles excuses. L'esprit ferme toute fenêtre qui s'ouvre inopinément sur l'inconnu, tant il tient à maîtriser son territoire, et il s'interdit ainsi d'accéder aux dimensions solaires, l'infini du temps, l'infini de l'espace, l'infini de la conscience — tous ces univers qu'il est nécessaire d'effleurer pour prendre du recul sur l'événement gluant. Un éventail inépuisable de parti pris, d'a priori, de conditionnements, de buts préconçus et de valeurs banales, une gamme de significations aussi irréelles qu'archaïques, tels sont les matériaux que la substance psychologique utilise en structurant les perceptions, en décorant les sensations, en liant des mots au ressenti.

Ce qui est vu n'est jamais le réel tant que la pensée dynamique n'est pas morte.

   
3.3 La contrainte de la pensée
      
3.3.1 Un animal à part

Les procédés biologiques, constitution de cellules et de molécules, création de la reproduction sexuée, évolution d'espèces animales vertébrées, sont des événements immémoriaux. Au contraire, l'homme — c'est-à-dire l'espèce mentale —, apparaît dans les dernières minutes à l'échelle de l'année de la manifestation, conformément à un schéma aujourd'hui vulgarisé, qu'on tienne compte on non de civilisations disparues. D'un point de vue évolutif, le mental est une nouveauté dans la vie, un pouvoir peu adapté à la cohabitation avec les autres règnes de l'existenceIl se peut que le mental existe hors du plan de l'incarnation biologique, mais cela ne change rien à notre condition qui subit l'amalgame du physique, du vital et du mental — quelle que soit la place octroyée à l'être psychique., et dont la mesure, pour être objective, doit passer du siècle historique à la dizaine de milliers d'années. Autant dire qu'il nous manque un étalon fiable pour quantifier l'inquantifiable, le Verbe aux prises avec les acides aminés, l'Intelligence suprême confrontée à la structure cristalline du carbone, le moi abouché au corps du bébé devenant à toute vitesse un adolescent, un adulte, un vieillard. Le supramental nous a personnellement montré que comprimer le Verbe dans une existence terrestre humaine représentait un exploit inventif inimaginable, et il nous a révélé que la nature combinait dans une action homogène des processus innombrables soumis à des vitesses infiniment variables, des plus lentes aux plus rapides. Cette vision dégoûte définitivement du mental qui voit le carré avant le cube, et qui ricoche sur la surface des choses sans les traverser.

Le mental tâtonne dans toutes les directions possibles, et s'occupe de tout investir «au petit bonheur la chance», depuis qu'il a germé sur le bébé avec une facilité déconcertante. Le mental ne sait pas lui-même hiérarchiser ses propres opérations sans l'exiger du moi — obligé de se soumettre à cette aventure aléatoire, laborieuse, pleine d'erreurs d'appréciation, qui seule peut positionner les éléments de l'être par la découverte d'un je qui palpe l'extérieur, le moi, le vital, les besoins du corps. Finalement, pour qui sait méditer, pour qui a laissé le je authentique se développer et remettre en question toutes les structures du moi, celles des relations, celles des images du monde et celles des images de soi, le pouvoir sémantique devient suspect: qu'ajoute le nom à l'objet désigné? Ne nomme-t-on pas des choses machinalement, en croyant les connaître, alors qu'on ne les voit pas, simplement parce que leur idée fait des croisières dans les neurones?

Chaque être humain pense, et il est contraint de le faire.

La liberté, la belle affaire! Le monde mental dans la matière passe par l'individu, et cela est le point essentiel de l'incarnation. L'antagonisme entre le Tout et sa parcelle, le moi, constitue le point d'appui de la manifestation, sur lequel nous n'insisterions pas si l'élasticité du mental ne posait pas de problèmes dans l'univers. Jusqu'où créerons-nous des anti-mondes en conflit avec l'univers qui nous a créés? Jusqu'à nous détruire? Cette évidence de l'élasticité psychologique est incomprise avant que le supramental la souligne de toute sa splendeur, et qu'il montre lui-même la fantaisie extraordinaire que représente la programmation sémantique, grosso modo le verbe générique associé à un appareil animal, la capacité de dire je, qui caractérise l'humain le plus primitif ou le plus cultivé. Il suffit de se promener dans une rue, en Inde ou en Europe, sous l'effet direct du supramental pour ressentir que chaque individu est une étoile, et qu'il est mille fois plus distant de l'autre psychologiquement qu'il ne l'est dans l'espace, bien que chacun s'intéresse avant toute chose à sa perception du réel telle qu'elle existe déjà, divisée vers l'appropriation gratifiante et l'évitement de l'humiliation. L'idée de passer par-dessus cette politique n'effleure que peu de monde, ou, je le répète, on fait semblant de prendre acte du virtuel, on pose quelques questions fondamentales, et on s'arrête là, à tourner en rond dans des mises en scène de ce qui devrait être. En réalité, rien ne montre que le mental permette une amélioration de la condition du règne antérieur (animal) vu le mauvais usage qu'en fait l'espèce, d'où la rectification de son orientation par les avatars. La position verticale du corps et le développement sémantique ont dû dépendre l'un de l'autre, mais peut-on considérer qu'il s'agisse d'une réussite? Peut-on dire qu'un animal est mieux qu'une plante, qui serait meilleure qu'un cristal, lui-même supérieur aux cailloux? Cette classification ne peut pas s'établir d'une manière hiérarchique, puisque les animaux et les hommes ont besoin du règne végétal pour respirer, et sont entièrement tributaires des règnes dits «inférieurs», jusqu'à la présence des métalloïdes dans l'organisme, la poussière d'étoiles. Nous devons la vie au carbone, à l'eau et à la photosynthèse, c'est-à-dire au soleil. Mais vu que chaque maillon est nécessaire, nous abandonnons la vision hiérarchique. Que serait le soleil sans personne pour le voir, que serait le mental sans les entités qui l'utilisent?

Nous abandonnons donc la vision à étages par catégories pour établir plutôt l'interdépendance des éléments et des règnes. Nous remplaçons le modèle de la pyramide pointe en haut par celui de l'entrelacement structurel où des cercles se superposent à différentes échelles, tandis qu'ils sont tous traversés par des spirales qui les recoupent, les nourrissent, les joignent, en permettant des navigations d'informations, du centre vers l'extérieur et inversement. Mais cette vision d'ensemble, qui met chaque chose à sa place au lieu de fabriquer des tiroirs et des étagères pratiques est plus difficile à atteindre, puisque seuls les éveillés du soi et les mutants solaires commencent à en bénéficier: ils voient en permanence que le mouvement est cousu sur l'immobile, et qu'il en résulte chaque moment unique et irremplaçable. L'être humain demeure — pour le moment encore — incomparable. Les hiérarchies qu'il fabrique, entre les choses, les animaux, les êtres, les cultures, sont fausses; tout cela provient d'un mental mélangé au vital, un monstre qui contient les traces infimes de la dominance, monstre d'abord sympathique mais qui dérive inévitablement vers la création du diable, la puissance du mental au service des désirs de l'ego individuel ou collectif — une énergie puissante qui n'existe pas dans la nature, mais dont l'homme a accouché, à force de mélanger avec art la juridiction créative de la pensée abstraite et le culte des penchants vitaux et physiques, et qui survit dans l'astral, très accessible sur le plan du sommeil. Il existe des centaines de subdivisions de l'énergie diabolique, et les plus fines passent pour de l'énergie spirituelle.

Mais même les configurations éthiques, les créations supérieures de l'esprit, sont encore marquées de la division originelle du mental, puisqu'il faut d'une part s'y conformer, se rendre à leur supériorité, et d'autre part condamner a priori tout ce qui n'entre pas dans leurs critères. Le croyant, le moraliste, l'idéologue, le politique ne se soucie pas de déchiffrer ce qui rend le monde homogène, mais s'acharne au contraire à opposer des petits mondes meilleurs artificiels au grand monde réel naturel, sous prétexte de changer la réalité. En fait, la vraie cause de leur engagement est le besoin d'agir et de diriger avec la satisfaction qui les accompagne, et non pas celui de comprendre les exigences de la totalité. Le meilleur esprit, s'il est encore teinté de la dualité mentale, s'il divise encore l'univers en bons et mauvais éléments, ne pourra qu'un jour ou l'autre s'enfermer dans ses anathèmes, proscrire le vent qui passe sur son domaine sans autorisation, et, de fil en aiguille, le meilleur homme du monde devient un dictateur, un bourreau, un intégriste de la vérité. Nous certifions que la démarche solaire, répartie en bonne proportion, viendrait à bout du démon humain — la dominance, en fondant l'homme universel, racines en haut dans le soleil, et non en bas, dans sa propre terre folklorique.

      
3.3.2 Le paradigme de l'éveil

Le soleil choisit, la lune accomplit. Comprendre sans suivre ne mène à rien qu'au quiétisme filandreux, suivre sans comprendre mène à l'échec certain du sectaire vide. Toutes les inventions de l'esprit ne reflètent qu'un type de particularisme donné, structuré d'une manière unique par des compromis entre le conscient et le subconscient, par des configurations aléatoires entre le rationnel, l'intuitif, l'arbitraire, l'intentionnel et enfin l'observation — de belles figures géométriques sophistiquées il est vrai, assez régulières pour mimer les principes, mais suffisamment biscornues sous certaines faces pour devenir des dés pipés, tombant toujours du même côté. L'homme occupe un rang dont il établit les tenants et les aboutissants en se fondant sur ses préférences, quitte à se tromper de lieu. Il se donne une place d'honneur, en collectionnant les facteurs qui peuvent légitimer cette appréciation; et il oublie tous les paramètres qui pourraient infirmer cette prétention. Il ne voit pas la bosse qu'il a dans le dos, sa mémoire, qui le conditionne au présent perpétué. Selon les époques, la science, la religion, la politique deviennent des faire-valoir tabou. L'homme cherche depuis toujours à s'encenser à travers ses œuvres et, bien qu'elles ne mènent pas si loin, de nouveaux projets apparaissent censés résoudre tout ce que les entreprises antérieures avaient échoué. Au début du vingtième siècle, l'élite envisageait sans rire que le progrès industriel mettrait le bonheur à la portée de tous, comme en 1968, la plus belle jeunesse de l'Europe investissait dans les formes de politique anticapitaliste l'espoir éternel d'une société meilleure.

Le spécimen vertical utilise sa marge de manœuvre dans le sens qui l'arrange en se gargarisant de ses qualités, tout en ajournant jusqu'à la catastrophe la prise en compte de ses faiblesses, de ses lacunes, de ses tares. La magie de l'action a toujours été et demeure l'illusion privilégiée de l'animal debout, trop heureux de bouger comme il veut en disant «je» à tort et à travers. Il s'imagine trop facilement pouvoir jouir de la résultante (comme si elle obéissait) des quatre programmations (moi, je, vital, corps) alors que leur ensemble fait irrésistiblement penser à l'iceberg, dont on n'aperçoit qu'une faible partie, puisque des procédures invisibles assument d'innombrables échanges entre elles. Tous les avatars réduisent la psychologie humaine à ces caractéristiques, savent que l'homme triche avec le Réel, et qu'il veut se l'approprier avant de s'y abandonner (Krishna et Sri Aurobindo), avant de le comprendre (Bouddha), avant de le voir et de le ressentir (Lao-Tseu), avant de l'aimer (le Christ), avant de savoir le deviner dans l'existence (Mahomet).

Que faire du mental, comment l'empêcher de tricher?

Quelques percées dans ce tâtonnement sont légèrement contagieuses, celles des êtres qui renversent le mental sur lui-même et lui interdisent de se perdre dans ses objets et ses constructions, tout en lui demandant de se révéler à lui-même. Ils finissent tous par admettre que l'intelligence se mélange à des préoccupations contingentes, des préférences subjectives et des attachements. Tout penseur tombe un jour ou l'autre sur la découverte déconcertante que la puissance de vie entrelace de ses propres paroles des raisonnements impeccables. Cette tentative d'interroger le mental donne lieu à la philosophie d'une part, où l'esprit se connaît en partie lui-même et énonce ses propres limites, et à l'Éveil, l'illumination proprement dite d'autre part, où le mental rend les armes, se déchire, et donne au moi la vision de l'identité de toutes choses, qu'on y parvienne par le yang, la différenciation du moi et du non-moi (sagesse), ou par le yin, l'identité du moi et du non-moi (mystique pure).

La philosophie a tendance à séparer le plan intellectuel des autres, et à le «surestimer» — ce qui la voue à l'échec, tandis que l'ascèse s'occupe avant tout de faire l'inventaire de l'homme, avant d'établir que la solution viendra nécessairement des constructions intellectuelles, ou des lumières de la raison. La brèche est donc ouverte par le vivekâ pour recevoir d'en haut ce qui transcende le pouvoir humain, et le rattache par la même occasion à son origine.

Lao-Tseu laisse entendre que le chemin se révèle par lui-même, et que le juste itinéraire n'obéit pas à la volonté du chercheur de se diriger impeccablement, ce qui court-circuite l'idée naïve de venir à bout de l'ignorance par soi-même, sans reconnaître de principe supérieur auquel se lier, travers dans lequel le bouddhisme est tombé en dénonçant le travers contraire — la soumission superstitieuse et servile à l'ordre divin, qui caractérise le peuple hindou. La voie jaillit d'un accord fondamental entre le moi et le je malaxant l'image de soi d'une part, et entre le moi et le Tout d'autre part, chacune des navettes épaulant l'autre en lui fournissant des indices.

Si le signe de piste n'est plus disponible à l'extérieur, le trouver à l'intérieur. Si la direction s'absente du moi, scruter le Tout pour y découvrir la trace du Divin qui confirme l'itinéraire. Selon Sri Aurobindo, le supramental éther, l'énergie supramentale répandue dans l'atmosphère depuis 1967 (en rapport peut-être avec une nouvelle pluie de photons) serait capable d'agir sur toutes les aspirations humaines et de faciliter le passage vers l'Éveil.

      
3.3.3 Le théâtre du mental

Si nous nous référons plutôt à l'occultisme, l'apparition du mental n'est pas datée, elle peut même être cyclique, venir et disparaître, les êtres humains n'étant pas capables de l'utiliser sans détruire leur environnement, conformément au mythe des sept créations et des six échecs de la civilisation terrestre. Mythe évoqué par MèreAgenda du 10 mai 1967 et dont le symbole le plus connu et le plus récent est la chute de l'Atlantide. Dans toutes les hypothèses, scientifique, occulte, métaphysique, le mental révèle un pouvoir d'adaptation à la nature très faible, puisque il s'y conforme, la combat ou l'utilise — avec un coefficient d'erreur élevé dans chacun de ces cas. Dans cette mesure, ergoter sur les mérites de la morale qui combat la nature (désirante), sur les dangers des systèmes décadents qui prêchent le laisser-aller existentiel, ou encore sur la maîtrise volontaire des événements, n'a pas grand sens, puisque toutes les stratégies ont échoué, des plus rébarbatives comme les intégrismes verticaux aux plus séduisantes comme l'hédonisme qui perdit la Grèce, sans parler de la religion de l'Économie qui remplace aujourd'hui toutes les autres. Les événements contemporains confirment ce point de vue. La science progresse, mais son pouvoir exécutif, la technologie, est un monstre indépendant. Les productions de l'esprit permettent de détruire facilement l'environnement planétaire (dix-sept fois!) par les armes nucléaires et bactériologiques, les préjudices écologiques issus des fabriques industrielles et des centrales atomiques; autant d'épées de Damoclès sur la tête du souverain de la création, qui posent la question suivante: est-il bien raisonnable de faire confiance à la pensée?

L'espèce pense sans maîtriser les manifestations de son esprit, dont les constructions vont régulièrement à l'encontre des intentions qui ont présidé à leur mise en œuvre. Nous revenons sur ce thème pour caractériser, tout au long de notre longue étude, le libre arbitre d'une manière moins complaisante que celle à laquelle notre culture nous prédispose, afin d'en cerner les pièges et d'ouvrir la voie impériale de la connaissance. La comparaison avec les animaux n'est pas toujours à l'avantage de l'humanité. Les espèces où les pères mangent leurs petits dans certaines circonstances, qui semblent ou sont des nécessités, nous semblent loin de nous. Souvent, les mâles se battent à mort pour une femelle, ou deux clans rivaux se combattent pour le contrôle d'un territoire. Le penser aurait dû affranchir l'homme de ce type de comportements (c'est là le sentiment moral de base) mais il n'en est rien — après des milliers d'années de propagande pour la paix, de réclame pour la justice, de prières pour la lumière: la guerre, le viol, la prostitution enfantine, l'exploitation des faibles, le mépris institutionnel de la femme dans bien des cultures.

L'hypnose pure et simple.

Le libre arbitre n'est-il pas prétexte à dédouaner toute l'espèce de ses tares, pour finalement les admettre au nom de la tolérance?

L'homogène et l'hétérogène sont en réalité amoureux l'un de l'autre, le progrès engendre de nouvelles barbaries, d'où la nécessité de ne pas confondre les changements avec les évolutions — des mouvements qui n'ont rien à voir entre eux, et qu'on cherche à confondre. La pensée est au service du plus fort, ou du plus fort intérêt. Elle sert la dominance. Oui, la pensée est un adversaire, puisque elle manipule ou qu'elle est manipulée — une simple électricité à deux pôles. La vengeance l'emporte sur la justice s'il y a lieu de commémorer quelques atrocités, la guerre l'emporte sur la diplomatie, c'est-à-dire que le vital s'entrelace dans le mental, et comme un boa le paralyse — dès que les choses tournent mal. Au même moment, le despote sanguinaire partage la même écologie avec le mutant, l'un révélant les principes divins, l'autre régentant le monde le plus loin possible de sa propre autorité — comme ce fut le cas pendant la seconde guerre mondiale, Sri Aurobindo perçant vers le haut le surmental, Hitler perçant vers le bas, avec l'aide d'un immortel astraldécidé à «tout casser» si l'humanité avance à grand pas dans le projet évolutif., un asura, connu des seuls initiés, vers la subordination du mental au vital par l'astral précipité — l'inversion infra évolutive.

Au même moment, les hommes les plus primitifs sont moins protégés que les espèces animales de luxe en voie de disparition, plus exotiques, qui rappellent le bon vieux nounours, alors que l'indigène archaïque, éradiqué au bulldozer, rappelle sans doute en soi ce qu'on ne veut pas voir. Parce que le mental et le vital communiquent encore beaucoup trop pour permettre un changement de seuil de conscience, les envolées sont toujours rattrapées par les résistances — et ce ressac donne les régressions symbolisées par un manque de solidarité réelle entre les êtres humains, ou un effort hypocrite perverti par le paternalisme et la mauvaise conscience.

Telle est l'efflorescence de l'Histoire, la vie à transformer, et nous ne la changerons pas par quelques nouvelles paroles fleuries, pas plus que nous ne pouvons perdre notre temps à comprendre les détails de cette mascarade. La surface des choses est condamnée à la dualité, aux caprices de la dominance et à ses déplacements, à la bataille antagoniste — à la guerre sous une forme ou une autre.

Évoquer le libre arbitre sur un charnier, parler d'amour aux enfants battus tous les jours, faire miroiter le salut au grabataire qui souffre, bref, aller au bout de l'obscénité mentale, voilà ce qui reste à faire pour voir la pensée telle quelle — un cache-misère, un emplâtre sur une jambe de bois —; avec la chance de pouvoir en être définitivement dégoûté par un moment réellement solaire.

Plus l'homogène se rassemble, plus l'hétérogène se disperse.

Jusqu'à quel point de rupture?

Comment faire?

L'évolution est le chemin du détour, la revanche du risque sur la conformité, la voie périlleuse de l'expérience qui l'emporte sur le déjà-dit, le déjà-fait, le déjà-pensé. Le moi est contraint de penser, mais s'il examine la qualité de ses relations, de ses certitudes et de ses émotions, il se doute que les pensées sont des piliers serrés les uns contre les autres, plantés dans l'obscurité de la mémoire, s'élevant laborieusement vers plus de transparence, mais que cachent-elles? La brèche déprogrammatrice est en réalité présente à chaque instant, mais nul ne sait quelle information va la creuser. Comme le soulignent les philosophes, toute passion quelque peu frétillante est capable des meilleurs arguments pour se légitimer, et la pensée est donc au service de qui parle le plus fort à l'intérieur du moi: c'est son rôle d'habiller les ressentis du moment, ce qui fait du je un étrange pouvoir aux multiples facettes, un vrai caméléon, un comédien.

Qu'il s'agisse du grand moi collectif, de la cité, du peuple, de la civilisation ou du moi individuel, la pensée se range du côté du plus fort. La lune s'exprime quand les motifs contingents l'emportent, le soleil quand le moi peut s'abandonner à la conscience pure et reconnaître le mystère tout Un du moi et du non-moi, ou se soulever au-delà des préoccupations purement matérielles et relationnelles. Mars ou le désir peut prendre la parole et revêtir un contenu mental, de l'initiative éclairée à la violence, comme les autres divinités qui correspondent aux mouvements fondamentaux de l'esprit, Jupiter, Saturne, Vénus — Mercure pouvant être défini schématiquement comme le pouvoir même de verbaliser, c'est lui le plus proche du soleil, et vu depuis la Terre, il semble ne jamais s'en éloigner. Cette ronde de masques est ancienne. Elle emprisonne le moi dans l'alternance des mouvements de rejet et d'approbation de l'autre, du monde, de soi-même, puisque ces divinités intérieures ne sont pas innocentes, qu'elles poursuivent des objets, et qu'elles sont parfois vraiment rivales. Le je est suffisamment plastique pour aller courir écouter la tendance que l'événement appelle, et plus profond encore se lient des contrats provoqués par les habitudes entre les moi(s) intérieurs, des sillons d'associations perceptives. L'alternative, c'est l'exploration, l'intention soutenue mais légère de briser les ornières, de venir à bout des œillères des pouvoirs planétaires, qui fixent l'événement dans des registres convenus. Le visage homogène de l'individu qui s'est exploré, démasqué, compris, accepté — et enfin transformé, dans le prolongement même de l'Unité se jouant de ses aspects multiples, voilà la surprise de l'Évolution, l'exception qui veut devenir la règle chez l'avatar qui témoigne.

Tous les pouvoirs de la vie sont capables de se justifier avec des paroles, et c'est cette grande tricherie que l'explorateur solaire attaque en l'observant. Une foule de moi(s) presque quantiques, associés à des événements précis, des pattern rigoureux, habitent l'identité, même s'ils ne se présentent que rarement à la surface du temps pour traiter la situation qui leur correspond. Un théâtre entier d'acteurs qui ne s'ennuient jamais à recréer inlassablement, en improvisant, les mêmes scènes où seuls les détails et les proportions changent.

      
3.3.4 De la pensée et de l'ignorance à la transformation solaire

Non seulement les pensées se contrarient entre elles au sein de l'individu, mais elles ne s'articulent aux pensées des autres qu'à travers des systèmes d'imitation de valeurs et de rejet des principes étrangers ou inconnus. L'autorité fait le reste, plie l'hétérogène à de l'homogénéité provisoire. La communication mentale maintient le cadre des préférences du sujet avec toutes sortes de justifications logiques, qui s'appuient sur des processus souterrains, de véritables socles de préservation du moi contingent. Il s'ensuit ce que nous connaissons tous, la fédération illusoire d'individus en sectes, en clans, en religions, selon un mode superficiel de partage de valeurs communes. Le groupe possède un ostracisme qui lui permet de préserver son homogénéité en niant des valeurs différentes, parfois d'ailleurs fort proches, tandis que les valeurs lointaines ne sont même pas évoquées. Ce paradoxe, relevé par le philosophe français Jankélévitch, ouvre des abîmes.

Des frontières naissent d'elles-mêmes spontanément au sein des fédérations les plus homogènes, ce qui les oblige à une scissiparité constante alors qu'elles tendent à représenter la même chose. Cette loi très étrange rend l'éveillé intolérant aux autres doctrines que la sienne, alors qu'il se moque éperdument de toutes les philosophies. Elle fait du nationaliste l'adversaire d'un autre nationaliste qui s'y prend autrement mais qui tolère toutes les opinions politiques. Elle rend le croyant respectueux de l'athée ou de l'agnostique, mais enclin à convertir à son propre dieu un autre croyant. Il y a lieu de chercher dans cette direction la tour de Babel, non pas l'homme séparé de l'homme par une langue différente, mais l'homme séparé de l'homme par la pensée qui montre à chacun un réel autre, tandis que le référentiel culturel pose quelques jalons partagés de manière anonyme, mais dont chacun dérivera dans les faits — ce qui donne l'illusion de la vérité, tant le mensonge est partagé.

Le mental générique dresse des barrières là où elles sont inutiles et délaisse les territoires trop loin de sa propre couleur au lieu de s'y aventurer. La pensée rôde à ses propres frontières et les préserve, au lieu de s'étendre à l'infini, en absorbant tous ses territoires, tous ses parti pris, jusqu'à les déchirer dans la seconde immobile de la transfiguration.

Le jnâna Yoga, qui laisse la pensée se boursoufler jusqu'à ce que les réflexions les plus profondes apparaissent seulement comme des pas ordinaires sur un chemin de cailloux, finit par rompre l'esprit, épuisé par sa propre quête, et c'est donc un des moyens à la disposition de l'espèce pour percer la brèche dans les écrans des représentations. Le non mental permet de percevoir dans sa véritable étendue le paysage psychologique humain et ses racines. De fil en aiguille, s'il nous est quelque peu permis de plaisanter, l'individu bon haïra l'homme mauvais et, s'il n'y prend garde, voudra rétablir la peine de mort pour les racistes. L'homme juste, s'il est encore poursuivi par la dualité, trouvera naturel de maudire et d'exclure, de juger et de condamner — voire de mépriser— (la preuve indiscutable de l'entrelacement générique du mental et du vital) tandis que le sage, libéré de la dualité, ne peut pas aller au-delà de la critique du comportement, maintenant qu'il voit dans sa fulgurante unité l'humain abouché à l'ignorance, la prétention emboîtée dans le désir de convaincre, la dominance assise sur les idées les plus altruistes.

La pensée ne peut rien améliorer d'autre que ses propres écrans, en réduisant leur opacité.

Elle maudit le mal si elle bénit le bien, et tombe par là même dans le camp de l'adversaire. La pensée, en haïssant la haine, la renforce par un feed-back paradoxal. Cette procédure d'exclusion du semblable par le semblable est incoercible, et caractérise même les mouvements de pensée transcendants, comme les écoles initiatiques, les traditions issues de révélations, autour desquelles des clans adverses se forment — chaque groupe croyant représenter l'intention originelle dans une superbe vanité qui empêche définitivement toute percée universelle.

L'adaptation est donc autre, non pas substituer une vision à une autre, non pas trouver l'idéal le plus élevé, non pas découvrir la marqueterie la plus subtile parmi les cosmogénèses, non pas identifier une nouvelle boussole plus fiable que les autres — laisser tomber la capture du réel, sous peine de le voir se déchirer.

C'est l'abîme évolutif, le Carmel intérieur, la déchirure qui ramène au Tout — le non-agir de Lao-Tseu — pour l'être lassé de se perdre dans la flagornerie humaine et la complicité pipée, et qui va enfin à l'essentiel, la constitution du moi et ses secrets divins. Le potentiel individuel est peu actualisé, et nous en livrons ici les raisons pour d'une part justifier que nous ayons réglé si peu de problèmes fondamentaux, et pour d'autre part y remédier en proposant la politique de transformation solaire. Remplaçons le mental par l'intelligence vierge du moment.

Nous cherchons à nous délivrer des survivances dynamiques qui détruisent à intervalles réguliers les efforts accomplis, tout en mettant à jour les angles morts des maîtrises et des contrôles. Nous ne pouvons plus ramener les perspectives à la seule question du moi, avec l'arrière-plan d'un confort — la réalisation, par la conformité à la vérité bien méritée. Le «spirituel» n'est plus la fuite hors du contingent — qui nie tout bonnement les choses pour s'évader par le haut, comme l'établissent encore aujourd'hui la plupart des maîtres de l'Inde, références en la matière grâce à une sorte de monopole folklorique, ou comme le font les théologiens ou grands prêtres monothéistes, contraints au pouvoir psychologique sur les masses, par l'intimidation ou la consolation.

Certes, c'est la personne qui devient un individu, c'est le moi qui apprend à se transformer consciemment qui anime le mouvement évolutif, mais le but de l'aspiration solaire est une intégration supérieure à la Terre, ce qui contraint à témoigner dans le monde sans l'abandonner — quitte à devenir un révolutionnaire pacifique — un guerrier du silence.

La guerre à la croyance, dont les éveillés sont les porte-flambeaux, est difficile à mener puisque elle s'interdit de se fonder elle-même sur ce qu'elle combat, et nous ne pouvons donc fournir aucune croyance de substitution à qui ce soit. La profondeur ne peut être l'objet de la quête, elle n'en serait que la contrefaçon plane, une perspective en trompe l'œil, mais elle se révèle d'elle-même, là où elle n'est pas attendue, et c'est elle qui dissout sans effort les petits moi(s) enchevêtrés enfin périmés, et les petites images de la vie qui symbolisaient le grand marchepied évolutif.

Plus loin encore, le supramental descendra jusqu'au corps périssable après la désidentification vis-à-vis de l'enveloppe charnelle provoquée par le silence intégral. Plus le mutant avance, plus il est relié consciemment à toutes les réalités — charge à lui de les transformer, comme l'atteste l'agenda de Mère, ou comme nous pourrions en témoigner nous-mêmes.Nous sommes parfois visité par des états de conscience spirituels archaïques qui s'imposent et «parlent» presque comme des personnes vivantes. Le Divin parfois les condamne et nous participons à leur dissolution, et parfois Il les laisse survivre. Nous ne participons pas nous-mêmes à la sélection. Ce type d'expériences peut durer plusieurs heures, ou une journée. Nous n'avons jamais saisi le processus causal qui les appelle. Ce sont donc des états de conscience autonomes, peut-être des traces dans l'atmosphère et non pas dans l'astral, des conquêtes spirituelles du passé.

   
3.4 La traversée de la pensée, la troisième voie
      
3.4.1 La piste

C'est du chaos dont nous avons besoin, l'hétérogène est notre salut, la guerre intérieure notre délice. La brèche, la rupture, la cassure, la crise, la maladie, la trahison, le seuil ouvrent les royaumes interdits et précipitent dans l'énigme, sauvent par l'inconnu — font passer de cercle en cercle. L'homogène, avec ses bulles et ses cocons, est aussi traître que l'hétérogène, tranchant, aigu, agressif, bouleversant, destructeur, et qui plus est, il est bien plus sournois par sa rondeur. Ni obéir, ni désobéir, ce qui est finalement la même chose — la reconnaissance de l'autorité —, mais la troisième voie, le oui exhaustif au meilleur comme au pire et sans préjuger où cela mène, la fuite hors des conformités, étant donné que le non-conformisme et la libre-pensée sont des systèmes eux aussi, des répertoires d'errance organisée. Une cavale divine, telle est la clé, qui refuse toute halte qui pourrait devenir un refuge définitif. Les souhaits solaires sont conservés, l'itinéraire embrasse les creux et les bosses, jette les cartes topographiques, puisque le lieu de l'éveil est inconnu: c'est La rencontre avec soi-même que nul rendez-vous ne peut fixer.

S'arpenter soi-même est le préalable à la mesure du monde, réfractaire à se plier à un étalonnage subjectif. Le fou verra l'univers comme un chaos, le rigoureux et froid chercheur n'y saisira que des règles et des lois, l'âme endormie y verra des ruminations perpétuelles de conventions. Seul l'éveillé saisira que le Réel — quel qu'il soit en définitive — se plie à nous refléter exactement. Des chocs puissants peuvent modeler la mémoire et contaminer le moi, mais l'inverse se produit. Des exaltations, des contacts avec des réalités célestes, des moments d'osmose exhaustive peuvent laisser le parfum du Divin, et aider, quelles que soient les circonstances, à trouver un sens évolutif inédit au sein des contextes les plus convenus, les plus défavorables, les plus douloureux.

Chacun constitue un fragment manipulé par des secrets qui fonctionnent admirablement bien pour que le moi puisse dire je sans se soucier de savoir qui parle en lui.

C'est donc à la lisière des principes que les choses se comprennent, là où ils tombent dans la manifestation et se perdent en se combinant les uns aux autres. Le Tout se subdivise et se réunifie à travers la conscience, le moi cherche d'un côté à se différencier par l'autonomie, de l'autre à s'unir et à s'identifier. Le grand Yang de la différenciation possède quelques bonnes dizaines de verbes dans toutes les langues, le grand Yin de l'identification également... et ils jouent ensemble aux échecs avec nos perceptions, notre moi étant l'échiquier sensible. La règle de leur jeu s'apprend.

      
3.4.2 L'apprentissage du réel

La pensée ne se développe pas vers l'abstraction si elle n'est pas guidée vers elle par l'apprentissage complexe du langage transmis, ce que montrent les exemples des enfants loups. Si le bébé n'arrive pas à parler s'il est privé d'un environnement humain alors qu'il grandit, qu'est-ce donc que le discours? Un simple code relationnel? Et comment l'enfant loup communique-t-il avec lui-même? Existe-t-il une intelligence sans langage, si profonde et directe qu'elle n'a pas besoin de mots? Se peut-il que quelques verbes se conjuguent sous forme d'impressions et alternent naturellement dans l'enfant sauvage? Si oui, j'ai peur, j'ai envie, j'ai faim, je suis fatigué, je commence, je m'arrête, je change de lieu, je me cache, je mange sont des gestes avant de pouvoir devenir des mots. Nous saisissons ainsi la prégnance écologique, et le poids des croyances héritées de la famille et du milieu, puis les différents types de conditionnements imités des adultes, qui caractérisent les enfants et les adolescents. Le discours pourrait bien se révéler ni plus ni moins qu'un sens supplémentaire, un toucher abstrait. Peut-être existe-t-il deux langages distincts, l'un du moi au non-moi, l'autre du je au moi, le langage extérieur cachant l'autre jusqu'au renversement de conscience?

La plongée abyssale met à jour les combinaisons habituelles entre le moi et le je. Le vivekâ, insécable et continu dans le chaos et chaotique dans l'équilibre par l'irruption rapide d‘informations permanentes, se développe en pouvant faire face à n'importe quel ressenti. Aussi vient-il un moment où l'explorateur solaire se méfie sans crainte de tous ses propres contenus psychologiques, et les laisse s'épuiser et se dévider sans leur accorder d'importance, puisque des tourbillons d'appréciations différentes tournent maintenant autour du vécu sans qu'aucun jugement péremptoire ne vienne cautionner l'événement présent. Les tentations flirtent avec les résolutions, les doutes s'accouplent à certaines certitudes, les interrogations ouvrent des portes d'or au lieu de terrifier la raison. C'est le signe d'un progrès réel qui se manifeste par une phase qui peut sembler régressive, cette distance gagnée à l'égard de l'événementiel posant de nouveaux choix et des questions profondes, tandis que les hésitations sont plus fréquentes, mais sereines. Le mental peut enfin émettre des hypothèses nouvelles sur le sens des mêmes choses, et il désagrège ainsi les contacts qu'il entretenait avec l'énergie vitale pour cristalliser ses constructions, tandis que la perception s'étend à des univers qui ne concernent plus directement l'identité contingente. Au bout d'une période interminable, d'autres repères que les affirmations et les négations prennent place, tandis que la superstructure de l'ego défaille.

Et comme chaque être humain peut d'une part choisir la musique qu'il écoute et d'autre part entendre ce qui l'environne le reste du temps, la pensée est de même obligée de traiter toutes les informations qui se présentent spontanément, mais elle peut aussi choisir ses propres thèmes d'investigation: une autre procédure, comme écouter de la musique n'est pas entendre ce qui se passe autour de soi. Beaucoup d'êtres humains ignorent la musique et limitent l'ouïe au traitement des sons écologiques. Il en est de même pour l'usage du mental. Toute la part béante de l'intelligence, qui n'est pas immédiatement rattachée à la communication et à l'environnement, réclame notre attention. On y trouve certes des illusions supérieures, le matériau des imaginations vaines, mais dans le pur abandon de l'esprit à lui-même surviennent aussi des prises de conscience inattendues, des découvertes sur le fonctionnement du moi, des pistes sur la création de nos motivations personnelles, des signaux sur les vrais mobiles des comportements qui nous caractérisent, sans même que cela soit conscient — pour peu que la volonté solaire, même passive, veille.

La mentalité de notre époque s'est débarrassée de cet éloge de la pensée non finale ou non dirigée en faisant accroire que ses thuriféraires «se regardaient le nombril», chaque fois qu'ils laissaient libre cours à leur intelligence pour revenir sur leur vécu. En revanche, pour peu que la même chose exactement soit embellie de tout un jargon ésotérique, encadrée d'un mode d'emploi, associée à un rituel de groupe, et la voilà parée de qualités si extraordinaires qu'on s'y prendra mal pour l'expérimenter — à l'affût —, c'est-à-dire avec des attentes qui se lancent en avant, ce qui manque de naturel. Le moi peu différencié ne sait pratiquement rien entreprendre de «spirituel» sans décorer ses initiatives de mystifications diverses. C'est une forme subtile d'érotisme, avec un peu d'idéalisation naïve, quand le vital et le mental communiquent encore, et que les enjeux existentiels se parent d'une sorte d'intensité collante, solennelle, sérieuse et sacrée — une horreur pour la vibration supramentale —, qui, elle, attaque au marteau compresseur ce béton vibratoire d'arrogance et de froide détermination, de fausse humilité, qui hante certains groupes de chercheurs épatés par leur propre audace, et qui s'imaginent être en quête, alors qu'ils tracent avec l'orgueil de la pensée un parcours imaginaire qui se veut supérieur.

La voie n'est pas une affirmation rationnelle ni une conquête, mais une écoute exhaustive et une soumission au Divin, dans une exploration aventureuse, et, tant que quelque chose la dérange encore, elle ne repose que sur des principes extérieurs, des critères abstraits, et elle reste donc bancale. Les univers soi-disant spirituels où les choses se justifient par des arguments et des évaluations de «niveau» sont particulièrement scabreux, prétentieux et limités. Y pénétrer équivaut à provoquer des adversaires, s'ouvrir à la polémique, se perdre en arguties pour finir — c'est une loi —, par la démolition en règle de l'interlocuteur.

Le cercle humain résiste à l'émancipation véritable parce que les représentations ont force de loi.

      
3.4.3 L'ombilic céleste

Approfondir démystifie. Le discours qui n'a rien à prouver à personne, rien à défendre, rien à cacher, rien à certifier, s'élabore quand l'individu se moque enfin de l'image qu'il donne, de ce que les autres pensent de lui, et de ce qu'il représente. Quel soulagement, en vérité! Si le sujet ne gagne pas cette frontière, s'il hésite encore sous les regards qui jugent son départ pour l'autre rive, jamais la différenciation solaire ne pourra s'établir. Le moi générique manipulera encore et encore tout membre de l'espèce quittant le troupeau à contrecœur, jugeant de l'opportunité de ses actes dans le regard de l'autre. C'est naturellement sur le plan solaire que cette coupure est nécessaire et non pas sur le plan événementiel, où l'explorateur sera capable d'aimer et d'accepter les autres moins exigeants sur le chemin, en reconnaissant leur propre route, en l'éclairant parfois mais sans exercer d'autre pression que celle qui permet d'échapper aux manipulations subies. L'individu ne peut pas se créer dans la simple adhérence au milieu, même si elle est décorée de quelques réactions subversives et de critiques profondes, et viendra donc un jour où il devra s'éloigner au risque d'être incompris, sans pour autant en vouloir à ceux qui jouent à le retenir, satisfaits du drame mélangé qu'ils aimeraient imposer à tous. Le moi doit s'approcher de ce qui le constitue. Pas un devoir, mais une condition pour découvrir l'entrelacement du ciel et de la Terre, le porte-à-faux de la pensée, qui — si elle s'écroule enfin —, unit instantanément le soleil et la lune, l'identification et la différenciation dans l'opalescente lumière du Brahman, plus lointaine que celle de l'astre du jour, plus ancienne encore et plus discrète.

Dans les tâtonnements des mouvements voués au Mystère, la mécanique des lois perceptives se dévoile, le je purifie le moi, qui rectifie le vital, tandis que le corps se réjouit. Le verbe du moment prend des allures nouvelles, accepte une nouvelle conjugaison, comme l'impératif du commandement à soi-même, qui s'installe sans violence, tandis que l'imparfait, le passé simple, le passé composé diminuent leurs occurrences. Ce qui se conjugue au présent passe vraiment en avant, plein de vie et de neuf, et se détache des autres manières de situer les verbes dans la durée. Le creuset sémantique, le je, accepte la matière première à transformer — l'obscurité, maintenant traquée dans les mémoires coercitives et les deuils inachevés, autant que dans les anticipations moelleuses et filandreuses rêvant de soumettre le Tout au caprice mesquin des grappes de désirs structurés en petite volonté confortable.

Une éternelle efflorescence de couleurs et de mouvements flotte au milieu du monde, entre la noire inertie absolue du bas, dépourvue de toute trace de conscience, et les océans de béatitude divine au-dessus, aux pastels si transparents de turquoise, de lilas, de doré, de magenta qu'ils se confondent presque au blanc. Le mental faufile le je fugace sur le moi, moins mobile, brode des motifs parfaits en s'écartant vers le haut, puis replonge vers le bas et dessine des pattern chaotiques pour lier toutes les parties de l'univers à l'homme, dépositaire du Tout, l'évoluteur, le purusha. La fresque est le vécu de l'humain, piégé dans l'alternance de l'accord et du refus, à mi-chemin entre ce qu'il faut faire pour les autres et ce qu'il faut faire pour soi-même, écrasé encore par l'adhérence subie au cosmos, adhérence symbolisée par la pensée qui a son mot à dire sur tout et n'importe quoi — puisqu'elle est incapable de s'interrompre ne serait-ce qu'un instant.

«La folle du logis», comme l'appellent maintenant les meilleurs psychologues, est cette identité mesquine, qui s'attache à faire le lien entre l'intérieur et l'extérieur tout en soulignant tout ce qui ne cadre pas avec les petites attentes, et sans jamais rien sacrifier. Si le vital peut monter dans le mental pour cautionner haine, vengeance et revanche — il fait alors penser au serpent qui tord sa proie et l'étouffe, le processus s'effectue en sens inverse également, et c'est bien plus sournois et moins spectaculaire. Le mental générique descend dans le vital, contourne l'individu debout, structure toute la perception en fonction seulement des simples contraintes existentielles dans un racornissement idolâtre de la sécurité, le culte de l'événement préconçu, le moi se fermant sèchement à toute profondeur, toute hypothèse, dans le respect absolu de la contingence — appelée réalité, pour boucler la boucle de l'enfermement. Le je, complètement rabougri, ne survit que par habitude et ne voit pas plus loin que la pièce du moment, le sujet devient mesquin et maniaque, et rejette tout ce qui ne le conforte pas dans son étroitesse. L'image est alors celle d'un bel oiseau, le mental, qui, tardant à s'envoler, perd peu à peu ses ailes et se métamorphose en taupe. Comme les virus qui s'adaptent aux antibiotiques (l'homogène et l'hétérogène continuent de flirter d'une manière obscène pour nous narguer) la folle du logis absorbe les armes dirigées contre elle et les récupère pour plus de force. Qu'on avoue devant elle que l'Éveil peut s'obtenir sans technique et la voilà déjà en train de fabriquer un exercice 'anti-recette'. Elle a corrompu les transmissions spirituelles en étant convaincue de leur rendre service, comme une mère abusive étouffe son fils en croyant le protéger. Elle courtise la science aujourd'hui comme elle courtisait la religion autrefois. Elle continue de rêver un monde qui s'imbrique aux fantasmes du moi générique. Rassurée par le terne, le gris est pour elle la couleur parfaite, où elle aperçoit des contrastes entre les moindres nuances, quand le rouge l'empêche de dormir, le jaune l'agresse, le bleu la terrifie. La folle du logis mettra encore des milliers d'années à chercher des moyens d'avoir Dieu à son service — un larbin docile, et elle n'y renoncera jamais. L'être humain contient toutes les forces de l'univers, des plus basses aux plus hautes, qui naviguent en profitant des circonstances révélatrices au sein de ce petit moi qui se pense et pense au petit bonheur la chance. À chaque moment, le spécimen monte et descend, au gré des hasards favorables et des accidents plus ou moins provoqués.

En face de la folle du logis, aussi présent, le sage de l'étendue.

La piste jaillit sans que rien ne l'indique, dans le frémissement d'une seconde autre, la forme d'un nuage, la teinte d'une déception, la spirale d'un souhait, à la lisière des choix truqués.

      
3.4.4 La rébellion

L'Intelligence suprême veut nous rendre intelligent. Elle nous abandonne pour que sa trace soit pistée, et que nous puissions la découvrir dans chaque rêve, chaque situation, alors qu'elle se dérobe. Mais elle refuse d'être capturée par un pouvoir, et ne se donne qu'à celui qui a su démêler le mental du vital, l'évoluteur «au-delà des trois guna», comme le disent les hindous ramenant la manifestation à la racine obscure de l'inertie, tamas, mélangée à la souche de la force vitale, rajas, qui soutient sattva — la lumière, l'équilibre, le discernement — soit les vraies qualités du mental. Quand la pensée s'élance au-delà du monde événementiel, elle s'exalte d'abord, croyant avoir trouvé le chemin, puis elle se torture ensuite car tout résiste. Elle tourne en rond entre de mauvaises questions et des réponses justes à des interrogations sans fondement. Elle commence seulement à comprendre qu'elle est fidèle à son origine, qu'elle code donc tout ce qui se présente sans pouvoir réellement s'affranchir des procédures de codification. Elle va donc s'intéresser de plus près à son propre système de codage en abandonnant l'interprétation — puisqu'elle vient d'admettre qu'elle est truquée.

Voilà ce que s'épuisent à montrer les maîtres.

Là où toute l'humanité s'acharne en aval à s'imaginer qu'elle arrose, en binant dans la boue, les fleurs de son génie, le possesseur du vivekâ travaille en amont à changer la direction de l'eau à partir des écluses, et il ne cesse de remonter plus haut en chercher de supérieures. Là où la plupart se contentent de tailler les branches, en se félicitant de l'effet obtenu, l'explorateur solaire déracine et plante un nouvel arbre. La codification automatique des événements cesse, tandis que l'intelligence nouvelle du je, le pouvoir sémantique, adhère au moment et s'ouvre à tous les possibles — tous les ressentis, tous les verbes qui veulent venir illustrer sa présence dans le mystère absolu de l'être. Voilà ce qui fonde l'itinéraire du retour, accepter intégralement tout, et surtout sa propre impuissance devant l'Absolu. Le «chemin de l'éveil» est le retour au «je suis» conjugué par soi-même. Voilà le chant du Divin: "Je suis la plus haute conscience, le parfait Amour, l'Intelligence suprême, l'énergie qui rassemble les atomes, je suis un océan de pure conscience éternelle, et je suis aussi le gaspillage chatoyant de ces humains que Je conjugue, que Je manipule avec quelques verbes qu'ils s'approprient, alors qu'ils n'en sont que les instruments. Je les traverse, mais ils ne Me connaissent pas."

   
3.5 Le chemin
      
3.5.1 La complexité subjective

L'appropriation du mental par le moi est légitime — chacun dit «je» et conjugue, et cette légitimité est toujours aussi déconcertante aujourd'hui qu'hier: du spécimen sans préoccupations métaphysiques à l'éveillé, de l'éveillé à l'expérimentateur du supramental, il y a autant de variations que d'individus, et il s'avère que dans ce domaine aussi, les procédures comparatives ne peuvent mener bien loin — tant le secret est profond. Nous allons clarifier cette base, la complexité subjective, pour cesser de nous laisser manipuler d'une part, et pour éviter de le faire d'autre part, au nom de la Vérité, tentation courante pour qui s'est aventuré loin, mais pas suffisamment pour comprendre quels sont les véritables fondements de l'autorité.

Car, plus nous plongeons profondément dans l'homme, plus la singularité de chacun apparaît, ce qui justifie non seulement l'échec des traditions, mais la guerre impitoyable des valeurs à la surface du temps, guerre par laquelle les mâles de l'espèce ébauchent des visions du monde qui leur sont propres et qu'ils imposent, alors qu'il est si difficile pour le pionnier de transmettre les principes réels de la transformation évolutive — dans le respect des lois physiques et divines. Là où la hiérarchie est remplacée par l'ordre, et la dominance par l'emboîtement des instructions naturelles.

Une mécanique complexe gère l'ensemble des juridictions du moi, administre les besoins physiques, les désirs vitaux, et les émotions à éviter ou à perpétuer. Les configurations où souhaits, désirs et craintes se mélangent à des observations et des raisonnements sont de simples aménagements subjectifs, infiniment variables, accrochés à de petites séquences de réalité. La pensée évalue sans cesse l'intérêt provisoire des choses, soupèse les menaces sur les moindres comportements qui se présentent, calcule les avantages de tout mouvement, de tout acte, comme si l'envie était toujours cachée derrière le processus mental, avec son contraire l'aversion. C'est ce jeu-là le véritable samsarâ, notion clé des traditions de l'Orient. Le mélange naturel, mais souvent conflictuel, de la fonction solaire et de la fonction lunaire, l'imbrication du yin et du yang dans des proportions automatiquement calculées par la nature, qui fabriquent la résultante du je à chaque instant, et qui dictent, en fin de compte, le contenu du vécu au moi à travers les pensées qui se succèdent sans fin.

Dans les moments parfaits, non seulement le soleil et la lune ne confondent plus leurs juridictions, c'est-à-dire qu'il n'y a plus d'identification inconsciente ou d'autonomie factice, mais ils opèrent de concert. C'est suffisamment rare pour continuer d'évoquer leur lutte territoriale, avant que leur accord provoque l'illumination, et, pour essayer de départager quel est le vrai terrain de chacun, puisque l'un et l'autre empiètent sur le champ du voisin, trop de soleil dans la juridiction comportementale et contingente donne l'autoritarisme, la sècheresse, voire la cruauté, trop de lune dans le monde intérieur voué au champ décisionnel et aux valeurs de principe, donne la lâcheté, l'incapacité de changer une situation même si elle est jugée néfaste, la soumission au destin, la veulerie, l'hypocrisie et le mensonge.

Dans ce sens, et dans ce sens seulement, les maîtres hindous ont raison quand ils stipulent qu'il est nécessaire de sortir du samsarâ pour obtenir l'éveil, ou qu'ils en confondent l'issue avec le samâdhi. Mais le samsarâ ne désigne pas la vie elle-même, future pourriture et opératrice de fascinations humiliantes par le désir et la mort, comme l'hindouisme et le bouddhisme vulgaires cherchent encore à l'établir. La notion est certes utile pour montrer à quel point nous n'y pouvons rien de débarquer sur terre par le corps d'une femme dans le sujet meuble du bébé. Nous commençons prisonniers du temps et de l'espace, puis tributaires de la famille et de ses valeurs, puis soumis aux exigences du milieu. Absorber le monde en soi en le faisant sien devient alors la solution qui répare l'accident originel, et donne un statut véritablement souverain au moi, puisqu'il n'est plus séparé des plans qui encadrent et transcendent la vie. L'accident de la naissance se transforme en la grâce de l'être.

La voie spirituelle cherche simplement à remplacer cette origine hasardeuse (qui court vers sa fin aléatoire), la naissance, par le point de départ de l'opportunité de jouer sur trois tableaux, connaître le non-moi en profondeur, connaître le moi intimement, ajuster la relation entre les deux par la connaissance authentique, le soi, le pur Intellect, les plans supérieurs d'ondes intelligentes, du surmental au supramental.

Dès que nous péjorons le milieu de notre évolution, dès que nous donnons à la vie un sens, ce sens s'interpose entre elle et nous, et la déguise. Non seulement le nom n'est pas la chose, mais il ne la décrit jamais réellement. Tout au plus, il symbolise certains de ses aspects en oubliant les autres. On ne peut demander d'un côté à l'écran sémantique de s'évanouir pour livrer la vision vraie et, de l'autre, de fournir des appréciations réelles des univers qu'il dissimule. Il faut donc choisir entre la reconnaissance pleine et entière de l'existence comme un mystère divin, sur lequel n'est porté ni louange ni blâme, ou se contenter d'une appréciation préconçue, un schéma réducteur qui filtrera les événements en bons ou mauvais, justes ou faux, recommandables ou interdits, en fonction d'un but à atteindre.

D'un point de vue supramental, le samsarâ est le principe de confusion psychologique qui permet au moi, confondant le vrai et le faux par la projection de la dualité, d'utiliser sa marge de manœuvre subjective, de se faire les dents en mordant la vie de la manière qui lui est propre, tout en bricolant des valeurs, et en s'abandonnant à des expériences dont l'issue est aléatoire. Ces expériences vont faire fonctionner les tendances psychologiques, la moitié d'entre elles visant l'identification, le partage, l'harmonie, l'union, l'identité par la communion, l'identité par l'extase, l'identité par la reconnaissance du moi dans le Tout; l'autre moitié visant la différenciation, le gain, le conflit défensif, l'affirmation personnelle, l'autonomie, l'identité du moi par connaissance du moi, l'identité du moi par reconnaissance du Tout dans le moi.

Non seulement jamais personne ne vit exactement comme un funambule dans l'équilibre parfait entre l'identification et la différenciation, mais, dans leurs mouvements originels, ces deux tendances sont grossières, maladroites, et même souvent mélangées. L'identification générique est pleine de complaisance vis-à-vis de l'objet qui la suscite, dont la réalité se perdra dans l'appropriation; la différenciation générique est pleine de la complaisance du moi à son égard, de satisfaction éhontée, — du narcissisme à l'orgueil, de l'arrogance au sentiment d'avoir raison en toutes circonstances, du triomphalisme autoritaire à l'intégrisme supérieur du philosophe ou du politique. Chacun se soumet à la contrainte d'établir sa position par rapport au milieu, où s'entrelacent l'approbation familiale, la mémoire du clan, le choix social, affectif et sexuel, et rejette et imite selon son bon vouloir. Tout sujet se positionne aussi envers lui-même, naviguant entre l'interdit et l'obligatoire, l'intérêt immédiat et le calcul à long terme, l'opportunisme relationnel et l'intégrité mystérieuse.

Il est évident que si chacun suit son conditionnement pour apprécier la valeur de l'existence, alors les religions choisies, les philosophies adoptées, voire les enseignements soi-disant spirituels ne feront que refléter les attentes les plus profondes du moi — et seront donc incapables d'opérer «les ruptures de seuil» nécessaires pour changer le canevas des associations perceptives. Car les prises de conscience profondes ne ressemblent pas aux contenus habituels de l'état de veille ordinaire, et il faut y parvenir pour transformer les modes associatifs de la pensée, par l'extase ou la souffrance, quelque chose en tout cas d'assez considérable pour libérer de nouvelles approches, des approches radicales de sa propre situation.

Pour atteindre le soi, un décapage profond est nécessaire, qui consiste à dépouiller l'image du non-moi de tous les attributs subjectifs qu'on lui accorde dans le prolongement du conditionnement, procédure qui se répercute sur ce que l'on pense de soi-même — puisque les représentations déterminent, elles aussi, ce que le moi imagine être. On peut ainsi se sentir appartenir à différents cercles, le milieu, l'époque, la culture, la race, mais les ondes s'élargissent au cours de la sadhana, et finalement le moi se sent appartenir à la Terre et au ciel seulement, ou à la vie et au Divin, ce qui revient au même, en tout cas des univers véritables qui ne peuvent se réduire à des images. Il semble donc aussi nécessaire de dépasser l'attachement à une religion, une voie, ou un avatar particulier, qui orienterait la démarche dans un angle fermé, ou connaître, au contraire, tous les grands mouvements authentiques, et respecter toutes les émanations divines.

Le Tout est bienveillant pour le chercheur, puisqu'il s'offre dans son unité, alors que toute religion, toute voie, toute politique, veut le soumettre. Ce n'est pas un effet placebo ni un préjugé favorable, cet accord disponible, ce que certains s'imaginent à la lecture de Lao-Tseu, et qui s'étonnent d'une contradiction entre l'énoncé que le Tao n'intervient pas dans la manifestation (chapitre 5) et celui de la bienveillance qui lui est conférée dans d'autres versets. L'auteur chinois laisse simplement entendre que la largeur infinie du Tao part à la rencontre du moi qui s'ouvre à lui, si ce dernier l'autorise à se présenter tel quel. La complicité entre le Tout et le moi est alors reconnue, puis déchiffrée par l'individu solaire, à chaque moment, et elle livre les secrets des couches du réel, les arcanes du multiple, les clés des combinaisons — c'est-à-dire que la profondeur se manifeste et qu'elle démêle l'inextricable, met à la place le vital, le mental, le physique, et même le subliminal dont parle Sri Aurobindo. Le moi agenouillé, sans servilité, autorise le Tao à être bienveillant à son égard, de quelque manière qu'il l'entende. Les humiliations, les blessures, les failles seront révélées pour permettre l'évolution et la transformation intérieures. Puisqu'une partie du contact avec les énergies supérieures indique d'abord la faiblesse du moi, ses lacunes, ses résistances, ses nœuds énergétiques, l'évoluteur considère comme de la bienveillance toute attitude du Tao à son égard, quelles que soient ses manifestations particulières, humiliantes ou non — vu qu'il assiste lui-même à ses propres changements de conscience depuis qu'il a intégralement accepté de lâcher-prise.

Il transforme le négatif, et l'occurrence même du négatif confirme la bienveillance de la totalité, par le principe du renversement (yin-yang) détaillé dans le Yi-king, et qui nourrit l'approche taoïste du mystère. À aucun moment, une entité personnelle ne se sera penchée sur le moi pour l'aider, rien de divin n'aura intervenu — mais une relation nouvelle, la ramification, aura réuni le moi aux subtils éthers de la Terre et du Ciel. La vie, ni bonne ni mauvaise, se borne à refléter l'attitude du moi par rapport à la conscience. Si le moi préfère la révélation des défauts aux désagréments qu'elle provoque, l'individu est vraiment consacré et la lumière nouvelle l'emporte sur l'obscurité à vaincre. Quoi qu'il arrive, le Tout est dorénavant l'allié, le nutriment — il n'y a plus de dualité dans les événements ni les prises de conscience, mais simplement des heurts passagers et des bifurcations à prendre. L'évoluteur aura vraiment tordu le cou à la complaisance, et, dépourvu d'attentes et de craintes, il trouvera des pépites dans le réel, des pistes.

Au contraire, si le préjudice l'emporte quand le Tao parle et démasque, parce que l'ego se sent offensé, le moi n'est tout simplement pas consacré. L'humiliation subie l'emporte sur la promesse de vérité, le conservatisme retient l'élan solaire, la peur du changement brouille la prise de conscience, et, quelle que soit la fable que la personne entretienne sur sa démarche, elle n'attend rien d'autre de la vie ou de «Dieu» qu'une fausse bienveillance — de l'obéissance —, une réponse convenue qu'elle quémande par des faveurs et, parce qu'elle ne sait pas faire le deuil de l'image de soi générique, la lune archaïque rêvant encore d'un pâle soleil à sa mesure, aucun changement de seuil ne viendra rapprocher l'arrière-plan, le Tao, du ressenti sensible ou intelligible.

L'alternance est acceptée par le chercheur authentique, entre les moments gratifiants — la coïncidence du non-agir en phase positive —, et les moments humiliants, où le désaccord montre un réajustement à établir ou un progrès intérieur à accomplir, car l'émotionnel est maintenant pacifié et qu'il absorbe les contrastes. Ces mouvements se font indépendamment de tout jugement de valeur sur l'existence, de toutes les attentes vitales, qui ne peuvent être cultivées outre mesure sans dissimuler l'arrière-plan. La vie est. Dieu ne la rend pas meilleure. La vie est, l'absence de Dieu ne la rend pas mauvaise, Bouddha est catégorique sur ce point, et nous aussi. Car le Divin que nous cherchons est si profondément caché qu'il ne sert de rien de s'imaginer qu'on Le piste en portant une appréciation juste sur l'existence, avec laquelle Il n'entretient des rapports, répétons-le, qu'à travers une chaîne interminable de procédures, de délégations, de maillons, qui dissimule toute trace directe.

La vie révèlera ou non l'individu, le soi, le Tao, c'est selon. Rien ne sert de la caractériser davantage. Elle sera cul-de-sac ou passage, et sur le terrain seulement du vécu de chacun, elle apparaîtra selon des modes particuliers, avec des couleurs contraires, et des nuances infinies qui n'épuiseront jamais ni ses capacités, ni ses visages ni ses contrastes. Peine perdue d'en tirer les lignes de force, hormis le yin et le yang qui trouvent leur source dans l'Inconnaissable, hormis les guna du vrai peuple de Dieu, l'hélice du noir, du rouge et du bleu — levier infaillible pour qui creuse vers le bas et monte vers le haut — sans jamais faire cesser sa quête dans quelque domaine conquis.

Les repères ne sont donc pas à chercher dans la description qui donnerait une valeur réelle à l'existence, mais dans le seul moment qui nous traverse, le je brûlant dans l'énigme d'une vie aux milliers de facettes — absolument irréductible — et qui mène finalement à la marge de manœuvre béante, à la navigation inlassable entre le port du moi, rigide ou stable, et les archipels inconnus du Tout insaisissable.

Le palper sémantique, l'analyse par le verbe des situations intérieures et relationnelles tient encore une place bien trop petite par rapport aux fuites, aux réactions émotionnelles, aux structures d'autorité, aux calculs, aux configurations psychologiques qui poussent le moi à faire toujours de la même chose — même dans le choix des valeurs existentielles et la sélection de son salut. La psychologie commence à établir aujourd'hui que le je peut retourner au moi et le transformer, mais il convient alors de lui donner des ailes, de le débouter du connu, de lui permettre de s'élancer partout hors des limites convenues — ce que nous nommons le vivekâ. Le succès, aujourd'hui moribond, de la psychanalyse(Freud), se comprend seulement par la simple mise en œuvre de la verbalisation libre, puisque ses fondements sont douteux, comme Jung ne tarda pas à s'en apercevoir. C'est une pratique qui a seulement créé un espace d'écoute pour le moi, par l'autre interposé, c'est-à-dire que cette invention constitue une caricature à double tranchant du feed-back que nous préconisons — ce qui ne l'a pas empêchée, premièrement, de correspondre exactement au besoin d'une époque acharnée à la dominance mentale, comme contrepoids, et, deuxièmement, d'avoir un rôle parfois positif, bien que limité, sur le dialogue intérieur.

Le moi générique confond l'intérieur et l'extérieur, l'autre et ce qu'il représente pour lui, l'univers et ce qu'il veut en tirer. Tous les enseignements initiatiques sont tirés de cette simple évidence.

Ce principe de confusion, le samsarâ, devient pour l'éveillé Lilâ — le jeu du Divin qui se perd et se retrouve dans le Moi consacré au retour. La dualité est un jeu de l'Unité, mais la chose est plus facile à dire qu'à faire. Le penser imagine en permanence de nouvelles situations conformément au principe des préférences subjectives, pour améliorer sa place, et sans tenir compte des secrets ni des lois de la réalité, ce qui entérine la politique lunaire, s'adapter par l'extérieur et non pas par l'intérieur. Le temps, matériau brut plein de promesses et de surprises, et qu'il suffit de goûter, est introjecté comme partie de soi-même, et, pour des raisons purement subjectives, le moi décrète qu'il est perdu ou gagné, le réduisant, en quelque sorte, au rôle d'esclave. La durée vierge est ciselée avant même qu'on en prenne véritablement conscience jusqu'au souffle, jusqu'au corps, jusqu'à l'intelligence — d'où le consensus des éveillés à prescrire des horaires privés de finalité, susceptibles de compenser la précipitation générique dans la durée par la découverte de la gratuité du flux sidéral.

      
3.5.2 La marge de manœuvre de l'individu

Le moi s'engage vers sa propre image du réel, liée à l'image qu'il se fait de lui-même. Voit-il petit pour lui, il racornira l'univers à ses préoccupations, voit-il grand, prêt à se laisser bercer par les chuchotements divins profondément cachés, il accomplira le travail des abysses sans rechigner. La méditation permanente libère les liens multiples qui asservissent le pouvoir sémantique au non-moi par les sensations, et les ruses du subconscient apparaissentLe subconscient englobe des mémoires répertoriées depuis la nuit des temps par les hindous, qui empêchent le moi de changer fondamentalement ses associations d'idées (samskara)..

Très souvent, c'est le conflit qui pousse l'être humain à s'abandonner à des instances encore inconnues, par l'exploration de ce qui peut remplacer la crise profonde et astringente qu'il traverse. La complexité apparaît alors et ouvre l'abîme évolutif. Chaque plan, physique, émotionnel, affectif, mental, est vu avec son élasticité propre, une tolérance particulière à l'intrusion dans son propre champ du champ voisin. Le plan vital est vu comme une puissance capable d'imposer au physique toutes ses prérogatives, tous ses excès émotionnels; de la même manière le mental est vu comme le cavalier du vital, qui ne pourra apprivoiser sa monture qu'en sachant lui-même où il veut se diriger. Le but solaire permet un alignement des plans constitutifs.

L'exploration solaire met un terme à la dictature des pensées et s'occupe de toutes les résonances profondes. Le mental, verrouillé par la nature vers le haut (puisque les êtres humains peuvent s'y conformer sans l'épuiser ni remettre en question le sentiment de l'identité) s'ouvre au plan céleste. Le mental, verrouillé vers le bas (puisque sans l'appel exploratoire, les impulsions du vital se vivent sans critique, sans conscience, et sous la pression des événements), s'ouvre au plan réel de l'incarnation — la transformation contingente et la descente dans le subconscient. Comme un petit ovipare brise sa coquille pour naître, l'évoluteur traverse sa pensée. En chemin, une gamme de résistances suscite la manifestation d'innombrables survivances dynamiques. En effet, la nature réussit ses créations quand elles demeurent soumises à l'automatisme de l'espèce (végétale ou animale) et le code de chaque membre dérive très peu de celui de l'espèce. Mais l'être humain appartient à l'espèce animale d'un côté et à l'individu conscient de lui-même de l'autre — un potentiel unique dort dans le moi.

L'humanité constitue bien une nouvelle donne évolutive — l'espèce de la différenciation individuelle.

La seule au sein de laquelle un membre peut s'éloigner à ce point de tous les autres par sa propre marge de manœuvre.

La seule caractérisée par un pouvoir d'une telle élasticité que chacun se l'approprie comme il l'entend. Certains émergent.

Entraîneront-ils leur espèce vers le passage à une autre dimension de la conscience, en chantant la distance vis-à-vis du passé? Le supramental concerne maintenant l'espèce dans son ensemble, compte tenu du fait que les mystiques d'un côté et les êtres soucieux de changer la qualité de la vie seront les premiers inspirés, les premiers sensibles à l'atmosphère nouvelle que Sri Aurobindo a précipitée sur Terre, avec l'appui de Mère. Si l'humanité émerge, de nombreuses programmations et forces devront disparaître, de gré ou de force, pour ne pas compromettre la percée évolutive«En fait, cette descente dans la couche du mental physique est si suffocante qu'elle crée un irrésistible appel d'air et provoque un jour ou l'autre la première invasion de l'autre «milieu» - il semble que la loi soit la même dans toute l'échelle des espèces: il faut un degré considérable de suffocation ou de démolition du milieu ambiant pour qu'un autre milieu puisse se manifester. L'obstacle est le levier.»
Satprem, le mental des cellules, éditions Robert Laffont
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Par le triple jeu de l'infiltration du Soi, de la spéculation méditative et permanente, de l'éveil de l'âme individuelle, le membre de l'espèce humaine entre en résonance profonde avec le potentiel évolutif et démêle inlassablement les systèmes qui le manipulent (fonctions psychologiques et leurs objets d'identification) sans jamais cesser cette quête. Et cette petite énigme du moi naviguant dans l'immense mystère du Tout crée un chemin conforme à l'univers indéchirable. Les directions solaires s'avancent, la grâce des Anciens possesseurs de la lumière descend, aimantée par le feu intérieur, son appel et son cri. Identifier les confusions intérieure et extérieure réelles, vivre cet amalgame de relations subconscientes entre le moi et l'autre, entre le moi et l'univers, entre le moi et le moi est une étape nécessaire qu'aucune espérance ne peut escamoter ni qu'aucune volonté personnelle ne peut contourner. La foi ne dissout pas les obstacles du labeur évolutif, qui se présentent sans fin sous de nouvelles formes, quel que soit le progrès déjà accompli. Et cependant, n'importe quelle tradition peut permettre de faire les premiers pas authentiques si la sincérité s'installe et que l'aspiration prévaut sur les forces d'inertie du passé. Mais, rapidement, la description même des opérations de l'Intelligence constitue une information beaucoup plus positive sur le chemin de l'élargissement que les recettes limitées et contradictoires qu'en donnent les doctrines, les enseignements et les dogmes qui les enferment — au nom de leur pouvoir exécutif — dans des cadres convenus et contraignants, par des prétentions infantiles pour le mental de lumière. Nous nous acharnons peut-être à vanter l'amont plutôt que l'aval, à nous méfier des procédures qui coulent vers une perfection ostentatoire, parce que le moi — pour peu qu'il comprenne les dangers de l'identification — n'a pas à être dupe de ses outils, ni des moyens qu'il emploie pour évoluer. Et il est singulier, aucun itinéraire convenu d'avance ne lui correspond.

Jusqu'à preuve du contraire, l'esprit des grands fondateurs s'est toujours perdu, après leur passage, dans des mises en œuvre appliquées sans les conditions nécessaires qui en assurent le succès, et qui se terminent en mise en scène. Sans un profond lâcher-prise, sans une déréglementation de ses propres convictions et ambitions, sans la question brûlante du qui suis-je, les plus belles paroles de Bouddha, de Lao-Tseu, du Christ, ne changent en rien le moi. Elles l'embellissent par un vernis. Aussi, nous établissons le Mystère comme réalité, et définissons le champ de la métamorphose comme une aventure imprévisible — le seul moyen pour que les dés ne soient pas pipés, pour ne pas fabriquer un avenir d'illusions sur mesure. Mais la reconnaissance de ce Tout-Mystère s'accompagne aussi de la vision de quelques principes, qui, d'une part, justifient les énigmes, et, d'autre part, en livrent la clé.

Il s'agit de comprendre pourquoi une transformation de la conscience est nécessaire, au lieu de seulement désirer les procédés qui la permettent. Car une vie évolutive pénible, qui s'acharne aux principes supérieurs sans joie, n'est pas forcément plus vraie ou plus authentique qu'une vie simple, sans prétentions, où l'existence est vécue dans une profonde spontanéité et une reconnaissance sincère. Même si l'on possède quelques vraies lumières sur l'évolution, l'être psychique tamise le temps d'une manière que notre mental ne sait pas découvrir, et il est donc impertinent de juger de la spiritualité réelle qui anime les existences des êtres. Certains humains, et en particulier les femmes, peuvent mener une vie conforme aux principes supérieurs sans avoir recours à la création d'un catalogue abstrait de valeurs philosophiques ou religieuses. Inversement, il n'est pas rare de rencontrer des contemporains imbus de leurs prétentions évolutives, mais qui, en réalité, évoluent peu, puisqu'ils subordonnent leur progrès à des survivances dynamiques profondes, comme le culte de l'image de soi, le goût du pouvoir, le prestige de la connaissance intellectuelle, la convoitise personnelle du ciel, l'éros de la liberté.

L'ascèse est la voie la plus sûre pour les tempéraments actifs et forts, puissants mais peu ouverts à l'altérité, volontaires et décidés, et elle constitue alors un cheminement difficile et parfois pénible. Le moi se force à une discipline pour écouter le non-moi d'une manière correcte, jusqu'au rétablissement de l'équilibre qui rendra l'effort inutile et intégrera la disponibilité. La mystique est la voie appropriée pour les tempéraments réceptifs et faibles, qui, peu imbus de leurs prérogatives, se laissent porter par le souffle du temps facilement, sans craindre leurs erreurs et sans s'acharner à une représentation de la vérité, tandis qu'ils acceptent facilement de souffrir. Les intuitifs dépourvus d'égocentrisme peuvent s'abandonner à la mystique sans trop de danger, étant donné que le moi se réduit, se déprécie, s'examine et se cherche en fonction de l'approbation du Tout, mais ils seront aux prises avec le champ décisionnel et l'autonomie, d'une manière drastique. Enfin, les consciences ambivalentes passent par des chemins paradoxaux et parfaitement imprévisibles, sans fil directeur continu. Mais les deux voies comportent des pièges, l'absence de points de repère pour la mystique et leur surabondance pour l'ascèse.

L'équipement psychologique et l'héritage génétique déterminent une grande part des perceptions. La mémoire karmique œuvre en positif et négatif selon les moments jusqu'au stade d'une consécration permanente au Mystère. Aucune doctrine ne s'adapte parfaitement à l'individu singulier, tandis que le Divin peut s'emparer, comme l'affirme Sri Aurobindo, des instruments qui lui sont nécessaires indépendamment de leur origine raciale, culturelle et spirituelle, comme il nous attrapa nous-même, trois ans seulement, presque jour pour jour, après l'illumination dans le Brahman.

      
3.5.3 La déprogrammation

Tous les «enseignements» préconisent la «déprogrammation» évoquée depuis le début de ce livre, mais à travers de nombreuses contradictions, puisque des techniques semblent guider le déconditionnementLes techniques peuvent laisser des traces non conformes à la fin envisagée. C'est un débat très délicat qui a toujours partagé les maîtres. La lune peut faire semblant d'être au service du soleil.. La pensée recrée le passé par rapport au présent pour le légitimer en le déformant, et elle appuie ainsi le sentiment de l'identité d'une caution, le fantôme de ce qui fut. Elle relie le plan vital au mental avec les passions et le sentiment, et fabrique alors des attachements qui se cramponnent à l'individu. Le concept de déprogrammation serait perverti par un cadre exclusif, et nous insistons sur les faibles différences — du point de vue de l'Esprit — qui séparent les modalités d'éveil (méditation, contemplation, prière, réflexion, concentration, répétition de mantra, transmission énergétique, exercice corporel) qui sont autant d'outils précis, différents et efficaces, pour appeler l'intelligence nouvelle, qui efface le révolu, élargit, et prépare au supramental.

Néanmoins, le sujet peut se scléroser dans des voies dites évolutives, par l'abus de pratiques, qui survivent, alors que les résultats sont déjà obtenus, et qu'une nouvelle forme doit être trouvée. Le perfectionnisme provient d'un orgueil souterrain, ou d'une demande d'approbation à satisfaire, ou bien encore d'une peur inconsciente de ne pas parvenir au but fixé par la volonté, et le moi s'imagine alors qu'en en rajoutant sur le plan événementiel, il peut combler une lacune sur le plan intérieur, ce qui est faux. Trop compter sur les procédures provient d'un excès de yang si c'est la volonté qui s'acharne, ou d'un excès de yin si l'on compte sur des résultats à bon marché et qu'on s'enivre du procédé pour se rassurer. On peut également tricher en obtenant du bien-être par un conditionnement imaginaire, qui pousse devant soi les obstacles réels, et les éloigne indéfiniment. Toutes sortes de gardiens se dressent devant les portes solaires, mais il ne s'agit que de profondes structures mentales subconscientes liées au sentiment même de l'identité.

Le moi profond ne construit pas de personnage.

Dans la consécration au soleil de vérité, le moi fait face en permanence au décalage entre ses aspirations et ses moyens. L'enfermement solaire consiste à fermer les yeux sur ses manques au nom de la verticalité, à faire la politique de l'autruche vis-à-vis des faiblesses non gratifiantes pour les légitimer plutôt que s'humilier soi-même, tout en cultivant une fausse image de soi — celle de l'adepte. L'enfermement lunaire consiste à prendre prétexte des obstacles contingents, des circonstances, des relations, pour affaiblir la consécration, douter du potentiel, et se soumettre à une fausse image de soi — celle de la personne dépassée par les événements.

Avec la manifestation supramentale et les subdivisions de l'Intelligence suprême, l'ensemble des opportunités évolutives s'offrent aux chercheurs. Le supramental est si puissant qu'il peut produire une identité réelle entre l'homme et le Divin, en enracinant l'individu dans le sentiment de l'éternité tout en soustrayant le corps physique à de nombreux processus chronologiques. Le passage évolutif s'élabore. C'est à la lumière de cette hypothèse, et à cette condition seulement, que la convergence réelle des enseignements spirituels se dévoile, certains œuvrant plutôt pour la mise à jour de l'être psychique, d'autres pour l'éclaircissement mental, d'autres pour mener du moi au Soi, d'autres pour l'équilibre dialectique de la personne œuvrant pour le cosmos, d'autres enfin pour la mise à jour du cœur.


4 LA PRATIQUE DE L'ÉQUILIBRE. MÉDITATION SUR L'ORANGE. (RELATION ENTRE LE TOUT ET LE MOI)
   
4.1 Les contraintes de l'intelligence
      
4.1.1 Le retour perpétuel à l'équilibre

Le fonctionnement de la conscience constitue un procédé à la fois plus complexe et plus homogène que ce que le mental perçoit. Ce que les éveillés appellent péjorativement «l'esprit» constitue un champ de perception bourré d'angles morts. Tout cet ouvrage tend finalement à montrer qu'il existe une perception beaucoup plus large que celle produite par la pensée, qui habille une sensation, une impression, un mouvement. Le monde peut être directement perçu sans l'écran de la pensée. L'esprit ne cherche en réalité qu'à se légitimer lui-même, car le moi conjuguant constitue longtemps le sentiment même de l'identité — alors qu'en réalité il n'en est que l'instrument. Le verbe est lancé dans toutes les directions par le vrai chercheur spirituel, vers le moi, vers le Tout, vers toutes les classes d'objets, et il devient un palper subtil et non plus, comme dans la mentalité ordinaire, une source de jugements de valeurs qui légitime la cristallisation du tempérament.

La conscience peut toujours remonter en amont des plans qui caractérisent sa manifestation générique et automatique, mais ce procédé est si intime qu'il n'est jamais établi d'une manière complète par les enseignements spirituels et leurs méthodes. Il n'y a pas de représentation absolue de ce processus, le tableau le plus complet demeurant, et sans doute pour longtemps encore, la «vie divine» de Sri Aurobindo.

Nous avons déjà souligné que la complexité et l'homogénéité vont de pair dans le monde naturel, dans des proportions pratiquement correspondantes, ce qui est difficile à admettre pour l'esprit soumis aux perceptions des sens, pour lequel l'homogénéité est synonyme de monotonie et de réduction, ou encore de facilité, de simplification et d'équarrissage; tandis que l'hétérogénéité est conçue comme un principe séparateur ou dissident, aiguisé et provoquant des tensions, mais créatif. Mais plus l'homogène s'étend, plus l'hétérogène le contrebalance, ce qui assure une évolution d'une complexité incalculable, tandis que l'ordre absorbe le chaos, et que le chaos permet à l'ordre de toujours renouveler ses formes. En fait, les structures complexes (biologiques, sociales et mentales) se développent en absorbant des poussées hétérogènes qu'elles ramènent à leur ensemble dans des combinaisons de plus en plus performantes. Au sommet de l'échelle, les paramètres combinés vers une seule résultante qui les équilibre sont presque innombrables, si nous prenons comme exemples les constituants innombrables du sang, maintenus dans des proportions adéquates, ou le nombre de mouvements pilotés simultanément par le corps pour assumer un simple pas. Nous pouvons également appliquer ce principe aux civilisations, à certaines religions, dont les plus transformatrices incorporent au fur et à mesure différentes ethnies, plusieurs cultures, de nombreux idiomes, qui finissent tous par se mélanger et conserver dans un seul amalgame les trésors de chaque particularisme.

Il est donc difficile, dans tous les secteurs, de différencier les ensembles vraiment homogènes et vivants, qui sont composés d'éléments complémentaires bien emboîtés les uns aux autres, en toute harmonie, des fausses réalités homogènes formées en un seul ensemble d'amalgames hétérogènes, rassemblés sous l'égide de l'habitude, de la violence, du conflit contenu, de l'autorité, par une forme de coercition quelconque. De l'extérieur, la différence entre un univers harmonieux où tout fonctionne simultanément en bon ordre et un monde constellé de processus hétérogènes contenus dans une apparence homogène n'apparaît pas. Des régimes politiques scabreux survivent longtemps en imposant leurs institutions, par la force, comme des personnes peuvent vivre sans dommage apparent, en étant dominées par des obsessions ou des habitudes imprescriptibles de pensée et de perception, et elles peuvent donner le change, alors que leur moi est sous l'emprise d'une seule force qui a pris le pouvoir en inféodant les autres, un guna par exemple, ou une des sept fonctions psychologiques, susceptible de devenir un dictateur, favorisée par les circonstances.

C'est donc avec une grande délicatesse que nous nous penchons sur l'appareil psychologique humain, ouvert sur une alternative: subir un fonctionnement homogène et naturel dans une parfaite obéissance aux instincts, aux passions, aux drames, à la mémoire du clan, fonctionnement qui ne résistera aux événements qu'à travers de puissantes blessures et souffrances — des rapiéçages; ou initier au contraire la recherche d'une organisation consciente du moi, qui changera les juridictions automatiques des tendances vers une unité obtenue par le moi dans son aspiration à se comprendre lui-même, mais en passant par une ou plusieurs phases difficile où les poussées hétérogènes vont se manifester à travers des conflits et des alternatives plus poignantes. Si la volonté s'accroît, les mouvements conservateurs vont opposer naturellement leur force d'inertie, et le moi le constate. Si l'intuition jaillit et s'envole, un nouvel élan doit alors investir le raisonnement et découvrir une rigueur nouvelle et fluide, sinon l'être se divise en deux, reste un rationaliste impénitent d'un côté, un cartésien, et un mystique flou de l'autre, et sans un vrai travail, les deux pôles peuvent profiter de certaines circonstances pour s'affronter. Si la consécration s'effectue, le vital peut se sentir laissé de côté et attendre dans l'ombre une opportunité de se réveiller et de reprendre le dessus, ou bien le moi lunaire, abouché à l'événementiel, peut se plaindre du changement, et craindre pour sa sécurité. Là, les blessures sont transitoires et non récurrentes. Elles mènent à la prochaine étape.

Pour l'évoluteur, l'organisation de la nature, de sa propre nature, apparaît puis se transforme sous l'injonction de la conscience nouvelle. L'homogénéité individuelle finira par remplacer l'homogénéité générique, après que l'anatomie du moi de la naissance aura été démystifiée, puis réorganisée vers un modèle particulier. C'est la doctrine du Bouddha qui menait à l'Éveil. Toucher aux sources de la peur, qui conservent faussement, toucher aux sources du désir qui s'élancent sans retour. Et assumer les tremblements de terre entre les plaques tectoniques du physique, du vital et du mental, extirpées de leur contexte originel et naturel, de leur configuration interdépendante par le regard de feu, pour aboutir à une organisation individuelle supérieure, à la disposition de l'être solaire. Et l'explorateur intérieur s'attend à descendre au charbon, subir des tensions, des chutes, des retours en arrière, comme parfois il bondira en avant. L'alchimie est dans la chair, et n'a rien à voir avec un bon itinéraire à prendre.

Chaque être humain poursuit une vision homogène, la sienne — qu'elle soit ou non conforme aux principes de l'Univers, à partir d'une somme innombrable de conditionnements et de contraintes naturelles. Les divers processus du corps et du vital se subordonnent à une seule programmation qui les combine, le moi et son miroir sémantique, le je du moment aux prises avec la séquence contingente, — c'est-à-dire la portée de l'environnement et de la situation présente. Mais ce moi reste influencé par le partage qui le reflète, sa langue, sa famille, son clan, son obédience. Même les marginaux se regroupent et partagent certaines valeurs qu'ils cherchent à institutionnaliser, pour déchiffrer le moment selon un code en commun. Il faut donc favoriser l'observation des différents moi intérieurs, en tout cas le moi décisionnel, virtuel, solaire, et le moi lunaire rempli de réponses sécuritaires et saturé des mémoires de l'incarnation présente, pour s'éloigner des mécanismes collectifs, des valeurs hypnotiques, de la dominance et de la soumission, et tout passer au crible de sa propre aspiration.

Comme la spiritualité s'aventure plus loin que la religion, la science nouvelle dépasse la raison aristotélicienne et démontre que l'esprit ne parvient pas à entrevoir toutes les dimensions du réel, le cerveau possédant des zones particulières d'investigation, ce qui laisse à penser que l'influx chimique se déplace en fonction des priorités du moment, et qu'une vision globale ne peut s'obtenir qu'avec une collaboration consciente soutenue. C'est simple à comprendre. Le mouvement, l'échange, est si rapide entre tous les événements que les films que nous prenons, les mesures, sont en réalité des clichés, des photos. Les sens, même avec l'aide de la raison, ne perçoivent qu'une petite partie des paramètres réels qui naviguent entre les objets que nous investissons, ceux, finalement qui nous intéressent. La vulgarisation annonce que la complexité ne peut se développer qu'en préservant des cadres, des relations, des structures homogènes, ce qui revient à dire que l'homogène invente de l'hétérogène pour survivre et se développer, qu'il assimilera, et que l'hétérogène s'associe finalement, en partie, à de l'homogène et s'y inféode pour se préserver. Des collages permanents se produisent, des forces s'agglutinent, des mosaïques se forment, des puzzles s'organisent en tâtonnant vers une forme d'ensemble encore abstraite et indéfinie, du monde atomique au monde biologique, et jusqu'au sidéral, tandis que des superstructures s'effondrent comme des charpentes vermoulues, dans tous les univers, par l'érosion, la mort, le cycle.

Ce flux du réel qui comprend les champs matériel, organique, psychologique, énergétique, ce flux unique où tout se mélange, ne peut être perçu ni par l'œil, étalonné entre l'infra rouge et l'ultra violet, ni par l'esprit, inféodé à la langue — l'écran. Nous cherchons par la consécration d'autres moyens de voir l'invisible, de connaître l'Inconnaissable, de fonder l'identité, compte tenu que les sens et la pensée générique travaillent vers l'extérieur, d'où la nécessité de renverser le mouvement vers l'intérieur pour établir un centre d'identité plus profond que celui hérité par la naissance.

Il n'y a donc pas d'un côté une force purement chaotique et de l'autre une force d'organisation. Les deux sont entremêlées en permanence et produisent des «brouillons» évolutifs, qui ne survivront pas tous — loin s'en faut. Cette perspective s'applique à tant de domaines qu'elle explique presque toujours les échecs, quels qu'ils soient. Même dans le champ politique, les différents régimes qui se succèdent et reviennent depuis la nuit des temps à l'ordre du jour, sombrent tous pour ne pas savoir se développer en absorbant certains aspects hétérogènes qui se manifestent, assimilables par quelques concessions faciles. Mais les pouvoirs préfèrent en général imposer leurs lois que laisser se développer des particularismes à l'intérieur, et cela suffit pour expliquer certaines révolutions et destitutions — par la simple défaite de la rigidité à long terme devant l'accumulation de faits nouveaux qu'on refuse d'intégrer. L'inverse est vrai également, c'est-à-dire qu'une trop grande dissolution de la souveraineté mène à des rivalités de pouvoir, des mouvements chaotiques, puis à une décentralisation si autonome qu'elle laisse la porte ouverte aux guerres intestines.

Il n'y a donc pas lieu de s'appesantir sur les valeurs politiques proprement dites. En dehors du terrain du temps et de l'espace, leur étude et la comparaison de leurs mérites n'ouvre que des perspectives limitées. Elles se prévalent toutes des mêmes valeurs qu'elles n'incarnent pas. En revanche, elles sont toutes logées à la même enseigne et ne peuvent se conserver qu'avec une marge de manœuvre très faible entre le laxisme ou le despotisme, qui les menacent avec des séductions différentes et les poussent chacun dans les bras de l'autre. La révolution intérieure, ou solaire, ne dépendant finalement que de la résolution du moi vis-à-vis de lui-même et du Tout, est beaucoup plus fiable que la révolution politique, dont les meilleurs principes finiront par être récupérés par les prévaricateurs.

Ce qui se subdivise et sépare finit par se recomposer et s'unir d'une autre manière en créant un nouvel ordre. Le chaos produit son propre sens, la turbulence par exemple dans le domaine atmosphérique, la révolution dans celui de la politique, la maladie dans celui du moi perdu et égaré, ou tout simplement la manifestation d'une survivance dynamique, la colère, l'agression, la mélancolie, la fuite, etc. Mais le climat se rétablit après le cyclone, la révolution accouche d'une institution, la maladie remet en piste la santé, la crise indique les compulsions à transformer. Les chaos intérieurs suscités par la quête solaire amènent un ordre plus large.

L'ordre émane spontanément du désordre, qui n'est en réalité qu'une de ses propres phases où l'hétérogène s'accroît, tandis que le chaos est un ordre qui ne s'est pas encore révélé, un ordre paradoxal à la lisière de plusieurs potentiels, et qui attend l'émergence de l'équilibre le plus pertinent.

      
4.1.2 L'impermanence structurée

Chaque événement est une ébauche perpétuelle.

Tout est expérimentation d'échanges, et le chercheur spirituel s'aventure par exemple dans une exploration nouvelle des perceptions et des pensées, là où seul l'individu peut se rendre, en éclaireur en quelque sorte, quand les masses et les dirigeants s'épuisent encore à leurs conquêtes issues de conditionnements.

Et le moi qui se libère vit exactement la même chose qu'un peuple: il se heurte à l'envahissement, à ses propres frontières, de valeurs qui proviennent de l'autre, du Tout, et qu'il ne peut ni laisser entrer sans se perdre, ni refuser sans s'isoler et périr. La méditation semble la seule invention vraiment efficace pour résoudre le problème de la relation au Tout, puisque dans un premier temps elle le reconnaît, dans un second temps elle en rejette les aspects formels, périphériques, et dans un troisième temps, elle s'en nourrit en établissant avec lui un nouveau type d'approche — absolument inconnu de la conscience générique. (cfrs Méditation quantique) Les lignes de compréhension des choses naissent d'elles-mêmes pour tout esprit vraiment ouvert, qui vient d'abandonner l'idée de maîtriser, et le moi évolutif peut donc contempler et observer n'importe quelle réalité, qui lui fournira toujours des signes de l'organisation suprême des choses, elle qui aime faufiler l'indéterminé sur le structurel d'une part, et tirer des formes structurées d'ensembles hétérogènes d'autre part. Tout événement est en réalité un tissage de mouvements qui se combinent à différentes vitesses, et c'est au mental d'abandonner sa foi naïve en son pouvoir d'investigation finalisé, qui veut faire dire à l'événement ce qu'il cherche à y trouver. Tout cadre «d'interprétation» des choses est en fait extérieur au phénomène proprement dit, ou bien alors le phénomène se répand dans toutes les directions jusqu'aux confins de l'univers et son contexte n'est autre que le cosmos entier. Dans ce cas, il nous faut autre chose que ce que nous possédons déjà pour saisir la place et les significations des objets que nous prétendons investir puis ausculter par le toucher de notre intelligence.

Les indices fleurissent spontanément dans toute investigation qui ne cherche pas à faire dire à l'observation nouvelle les mêmes choses que celles qui ont déjà été répertoriées. Aucun paysage ne peut être vu à partir d'un rôle particulier, le peintre, le jardinier, le promeneur, le propriétaire ne le regardent pas de la même façon. L'homme qui s'identifie trop à sa mission de père ne peut voir son enfant, le roi qui oublie son moi dans sa fonction ne voit plus qu'un royaume à la place de la multitude des vies qui l'entoure, le prêtre qui oublie son âme dans les rites et la préservation du culte prend des décisions fausses. Nous sommes sur la piste des écrans: ils préservent l'homogénéité factice du passé à travers des rôles qui cimentent les habitudes et les représentations convenues.

      
4.1.3 La combinaison des formes et des principes

Le Verbe est au-delà de toute image et de toute représentation, mais l'univers mathématique qui tresse les différentes forces à l'œuvre du cosmos dans une corde de symboles qui devient solide au fur et à mesure, déchiffre une formidable intelligence dans l'Évolution. Nous avons là un modèle très pur de la complexité qui nous force à admettre, preuves à l'appui, que notre esprit est réductionniste par définition — à moins justement qu'il ne s'évertue à des investigations profondes où les paramètres sont incessamment modifiés, combinés, tandis que leur nombre varie si l'on recommence les mêmes procédures — pour arriver à une reconstitution de la réalité. Ce domaine de l'esprit fascine, et l'on peut même s'y perdre, subjugué par la beauté des nombres, l'invariance des lois, l'indétermination de leurs mélanges, l'élasticité de leurs combinaisons. Et le savant peut se poser la même question que le mystique sur le problème de la légitimité de la conscience. Peut-il y avoir un sens objectif des choses, ou le sens est-il le caprice de chacun dans la somme chatoyante des existences? Le libre arbitre, la marge de manœuvre est-elle festive, aléatoire, puis devient-elle absolument nécessaire, comme le prétendent les avatars qui veulent l'orienter vers le Tout?

Pour le moment, et parce que nous avons fait l'expérience du supramental, nous avons établi que l'intelligence prend conscience d'elle-même, remonte vers sa propre source, et, dans une image fulgurante, nous pouvons poser l'homme comme le symbole même de ce retour de l'intelligence vers elle-même, par le moi, avec le moi, et en quelque sorte pour le moi, s'il se crée ou se dévoile une âme divine et immortelle — l'hypothèse de Sri Aurobindo. L'itinéraire de ce retour n'a pas lieu de se conformer à une ligne que nous ébaucherions nous-mêmes. Certains, comme l'auteur, auront développé les pouvoirs du mental et de la réceptivité ensemble, d'autres ceux du corps, du vital, de l'Amour, ou de l'Action pure; d'autres auront simplement suivi avec un grand équilibre les leçons des incarnations, et l'être psychique demandera alors des comptes au sujet provisoire. Nous parlons d'un projet vaste et profond, mais qui soumet chacun aux questions fondamentales de l'identité. Et comme le mutant solaire se nourrit d'une énergie extérieure, il ne peut se confiner dans la perspective traditionnelle du soi, qui se termine dans une sorte d'autarcie sereine, et il brise les dogmes pour que le soleil de vérité des anciens rishis revienne conquérir la Terre.

L'individu visité par le supramental se réfère à ses expériences intransmissibles. L'intelligence suprême l'a soulevé. La Conscience-Énergie unique, en ce qui nous concerne, l'a pénétré de longs jours éternels, puis l'a abandonné en tuant tous les pouvoirs anciens, l'identité antérieure, avant de commencer pas à pas, au bout d'un an de décrépitude, un autre travail qui change sans arrêt. Tout est intelligence, même la matière la plus endormie, il n'a qu'Elle, la grande énergie, la mère des mondes, et Lui, la Conscience suprême, le Purushottama. Une irradiation permanente possédant des milliers de couches de rayonnement, des milliards de combinaisons poreuses et concrètes qui jouent aux cubes avec les atomes, bref, quelque chose d'absolument réfractaire à toute description.

      
4.1.4 L'émergence du nouveau

Que cette intelligence s'organise elle-même, qu'elle soit une sorte de «qualité émergente» réunie par un nombre considérable de facteurs et qu'elle découvre elle-même sa propre finalité au fur et à mesure, ou bien qu'elle soit en retrait de la durée et apte à construire l'univers matériel en cousant le temps à l'espace n'est qu'une simple devinette, les deux aspects coïncidant d'ailleurs dans la perspective supramentale. Nous nous attachons beaucoup trop aux représentations des choses, comme si elles pouvaient nous apporter des indications précieuses à tout moment sur notre itinéraire. Cela est faux. Bien que les cartes soient nécessaires, bien qu'il soit toujours agréable et satisfaisant de maîtriser la philosophie, la médecine, ou n'importe quelle discipline intellectuelle ou physique, le champ ouvert est toujours mystérieux, le progrès difficile ou inattendu, et l'acquis devient un obstacle en bouclant le savoir sur lui-même. Les topographies de la vérité sont donc à double tranchant, fermant avec les verrous des certitudes les portes des conquêtes possibles. Légitimer le supramental nous semble difficile, et Dieu sait si nous avons essayé de le faire, en récupérant en quelque sorte la physique quantique, Einstein, Charon, le grand physicien français, et la topologie des dimensions cachées.

Mais devant cet échecL'éclipse du supramental entre l'époque des Rishis et Sri Aurobindo demeure une énigme, et nul n'est sûr à l'heure actuelle que le passage évolutif aura bien lieu, quand bien même quelques rares individus trouveraient dans leur conscience et parfois dans leur corps le supramental., il nous semble opportun d'en revenir à la question de l'identité individuelle, et de la replacer dans le cadre du Tout toujours indéterminé dans l'occurrence du moment présent, alors que des lois invariables y inscrivent leurs équations et leurs actes dans des combinaisons élastiques. Le Divin tout en haut, et des lois physiques très simples dans le contingent, lois qu'il n'y a pas moyen d'escamoter, ni par le pouvoir et la violence, ni par l'idéalisme et ses niaiseries, sont à l'origine des combinaisons psychologiques, dans un champ flou, assez flottant et chaotique pour que les principes puissent passer inaperçus, et que l'esprit s'accommode des quelques vérités qu'il accrochera à ses pattern psychologiques. L'éveil de la conscience, collective ou individuelle, ne dépend pas des représentations plus ou moins exactes, précises et profondes que l'on peut se faire de Dieu, ni d'une intention que l'on prêterait à l'univers, par un paradigme scientifique ayant force de loi, et auquel il faudrait se conformer de gré ou de force, mais d'une motivation radicale pour retrouver à l'intérieur de soi ce qui agit dans la totalité, au lieu de laisser aller les choses, et de s'aboucher au présent dans le prolongement de la nature animale en cautionnant les survivances dynamiques. L'émergence du Divin dans la matière — à travers l'homme — est un potentiel, et dépend de la collaboration de l'espèce, de son engagement et non du tableau de la chose.

Peut-être pouvons-nous, comme l'évolution, faire feu de tout bois pour traverser les apparences. Mais l'on peut ergoter sur ce terme, et dire que finalement tout est apparence, et que seul le Divin choisit le moment de se révéler en l'homme, selon des critères qu'Il est le seul à connaître. Il est facile alors de décréter que tout est écrit, qu'il n'y a qu'à attendre que chaque homme se libère — un moment étant prévu pour toute chose, dans le fil continu de la manifestation qui déroule ses phases, paradigme cher aux maîtres hindous qui l'exposent avant de faire la sieste pour se soustraire à leurs disciples.

C'est exact. Mais dans la mesure seulement où, quoi que l'on fasse, le décret vient d'en haut. Sri Aurobindo n'a pas demandé sa révélation en prison à quelque dieu disponible qui attendait sa commande, et n'a pas décidé de son heure. Lui-même dira bien plus tard que ses livres étaient une sorte de formalité, que le travail avait été fait, indépendamment de son propre prosélytisme, puisque il vivait dans «son» Ashram, développé par Mère. Peut-être que ce message, ce livre, n'a aucune sorte d'importance, et que notre vraie participation consiste à supporter la transformation cellulaire.

Le moment réel où la liberté s'abouche à la Totalité, l'instant magique où le moi réintègre l'ensemble de l'univers par la consécration consciente, puis l'illumination, fait peut-être partie du tout insécable, et, dans ce cas, impossible de savoir si le moi a déclenché cet abandon au Tao, ou si c'est lui, l'Inconnaissable, qui s'est penché sur le moi jusqu'à ce que ce dernier fasse l'aveu de la rencontre éprouvée. Où la mer, où le fleuve, à l'estuaire?

Dissocier le karma du dharma est donc une plaisanterie, ou bien un diagnostic technique que seuls certains éveillés peuvent se permettre. Nous le savons, ce débat n'a pas de fin et divise les maîtres eux-mêmes, et plus haut, les avatars également proportionnent différemment le mérite et la grâce, l'engagement et la prédestination, la détermination personnelle et la soumission au Divin, l'observation de soi et le vouloir évoluer, la réalisation par les œuvres et le simple détachement poussé jusqu'au au quiétisme. Ces différences de proportion amusent l'intelligence supramentale, mais, en aval, on leur doit aussi toutes les formes d'intégrismes supérieurs, toutes les saletés qui caractérisent les théologies, puisque d'un côté Dieu est dit choisir son fidèle, et, de l'autre, le croyant est considéré comme librement attaché à sa foi, bien que des menaces pèsent sur lui s'il l'abandonne, ce qui établit définitivement l'infantilisme de presque tous les dogmes.

Ou Dieu est tout, ou Dieu n'est rien, peu importe, mais Il ne peut pas être coupé en morceaux, avoir un bout de volonté par-ci et pas par là, ou bien c'est laisser la porte grande ouverte à l'esprit duel qui dira ce que Dieu veut et ce qu'Il ne veut pas, à travers le pauvre bougre manipulé, qui ne se prive pas d'utiliser la volonté divine à des fins personnelles.

Par le processus de différenciation, yang, nous voulons devenir et comprendre, grandir dans l'être, et même si Dieu nous l'interdisait, nous le ferions quand même. Par le processus d'identification, yin, nous vérifions que notre travail sur le magma, le chaos, le générique, respecte bien le Tout, l'amour, l'harmonie, la non séparativité, et si Dieu applaudit, tant mieux, la bonne direction est confirmée. Mais avec le supramental, un changement de seuil s'effectue, et le supérieur coïncide avec l'inférieur. Les plus hautes entités sont vues comme de petits êtres par rapport à la Conscience suprême qui traverse l'univers de part en part dans le feu subatomique. La vision hiérarchique s'écroule, puisque le Seigneur est autant là dans le criminel que dans le saint, et il appartient seulement au voyant de la vérité de faire pencher la balance du côté qui est le sien, pour une expression plus directe du Divin. Tout est à la fois accepté et refusé. La rébellion absolue contre l'obscurité devient une soumission exhaustive au réel insécable, et seul alors le supramental peut se frayer une voie dans l'individu, qui s'échappe ainsi de sa condition générique. Et c'est forcément la même chose pour tout le monde. Les entités individuelles, dieux, anges, toute forme de conscience organisée, qu'elle se soit incarnée ou pas, aura besoin un jour ou l'autre d'être confrontée au supramental pour évoluer. Il devient clair que le Tout est absolument homogène dans l'hétérogène, qu'il n'y a donc aucune raison d'aller plutôt vers le Divin que vers l'errance, le jeu de la Manifestation mettant en œuvre des principes dont les combinaisons permettent tous les cas de figure, soit le retour à la transcendance, soit la perte de lumière dans l'inertie du moi ou la satisfaction de l'ego, ou encore le culte séparatif qui mène aux forces noires. Pis! Le retour ne semble pas plus légitime que son contraire, le rapt de la lumière à des fins égoïstes — révélation qui dégoûterait du bon Dieu n'importe quelle grenouille de bénitier s'Il avait l'insolence de lui infliger — mais, comme Lao-Tseu, nous sommes convaincu que le Divin ne se mêle absolument pas de la manifestation, ou bien (comme Sri Aurobindo) qu'Il en manipule le moindre fragment — ce qui revient exactement au même.

Certains aspects sont cachés, et le Divin se manifeste d'une manière plus ou moins directe ou déléguée dans des formes dans lesquelles il n'apparaît plus, sa conscience s'endormant au fur et à mesure de sa chute dans la matière, mais si tout se tient, l'immanence et la transcendance jouent à déguiser la même chose, le même être, le même projet. Rien ne peut être hors de Lui, mais Il n'est pas ce que nous imaginons. D'où la nécessité d'un changement de seuil — et peu importe qu'il faille mille, dix mille ou cent mille ans pour y parvenir — pour entrer dans le monde pur de la vitesse et de l'énergie, de la Conscience, en comprenant ce qui nous arrive.

      
4.1.5 La question des points de repère

Finissons-en. Certaines perspectives résistent à l'exploration mentale, à l'argumentation discursive, à la description, comme si chaque arrière-plan se dérobait à nouveau devant un autre. La jonction réelle entre le moi et le Tout — la relation transcendante — se vit à un niveau très profond, si profond que le discours sémantique peine à verbaliser les poussées de la conscience souveraine. Utiliser le langage pour en parler équivaut à peindre un lever de soleil avec une seule couleur, et nous invitons donc le lecteur intéressé par cette question, l'image du Divin, à se figurer les dialogues entre Sri Ramakrishna et Vivekânanda, le disciple harcelant le saint de questions tandis que ce dernier semble incapable d'y répondre, d'une telle manière que le jeune Vivek se demandait si son maître n'utilisait pas à son égard une quelconque stratégie. «Cette mouche est Dieu» demeure pour nous-même la plus belle réponse qu'un maître puisse fournir aux préoccupations métaphysiques d'un disciple ou d'un enquêteur.

Traversez l'esprit séparatif, et vous verrez bien qu'il servait seulement la mémoire du territoire et les fins contingentes. La représentation de la rencontre du moi et du Tout, de l'initiation authentique qui engendrera tous les mouvements jusqu'à l'Éveil, est impossible. En réalité, c'est la relation du moi au Tout qui est plus ou moins lâche, plus ou moins entrelacée, ou encore plus ou moins réciproque, certes; mais toute l'humanité baigne dans la même substance psychologique, la même chimie dans le crâne, et les chercheurs spirituels sont seulement des êtres ordinaires qui engagent une vraie relation avec le Tout, un feed-back, là où tout le monde se contente de la poussée reçue ou encore d'un simulacre de retour, par la religiosité émotionnelle, yin, ou l'ascèse triomphaliste et préconçue, yang.

Vu la simplicité de la chose, nous sommes toujours stupéfié devant les maîtres qui vivent de paroles fleuries, nombreux dans la branche, et qui font mousser leur blason, et qui poussent par là leurs suiveurs à entreprendre un travail qu'ils contrôlent et qu'ils s'attribuent, alors qu'il est beaucoup plus sûr de laisser monter les intuitions, les prises de conscience, les insights. Les éclairs homogènes sont des lieux où le moi et le non-moi se rencontrent — avant que le mental ne récupère à sa propre gloire les soi-disant progrès. Le cheminement est souvent faux, faute d'avoir compris que seul un principe de conformité infaillible pouvait guider, et le socle de la démarche, mensonger, construit un parcours dans lequel la quête reste le miroir de l'ego qui s'arrange devant la glace. Et ce principe infaillible n'est pas dans le moi lui-même, qui pourrait suivre ad vitam aeternam ce qu'il imagine, mais dans la relation qu'il contracte avec le Tout, ce que voulait dire le Christ en parlant du Père.

Quand l'engagement est réel, l'univers répond assez clairement, un jour ou l'autre, pour que le moi cesse de s'attribuer le mérite de sa propre quête, et il voit alors dans son propre parcours l'injonction divine, la coïncidence de la libération, le mystère pur, tandis que l'effort disparaît et les obstacles se précisent. Nous voilà donc bien embarrassé pour pousser quiconque à l'Éveil, tandis que nous jouissons seulement de proposer un nouveau regard, pas plus obligatoire que facultatif. Quelque chose soulève au-delà du vécu tel qu'il devrait se prolonger dans l'enchaînement des causes et des effets, quelque chose d'imprenable dévie le cours du destin, arrache aux ornières biologiques et psychologiques le moi au regard pur.

C'est cela que nous évoquons: passer de la vague mentale à la vague non mentale, et enfin à la vague supramentale. Quand le pourquoi n'a pas de réponse, un nouveau seuil se présente, et le métier à tisser change de canevas, la perception mute.

C'est le retour au centre, qui demande qu'on abandonne la périphérie. En y retournant, les structures révèlent leurs principes d'associations, le puzzle indique lui-même sa forme d'ensemble, car tout participe enfin du même enchaînement total — bien plus profond que le simple enchaînement causal que la raison s'évertue à identifier. Le carré devient un cube, et le cercle une sphère. Il est de mieux en mieux établi que des configurations secrètes président à la formation des contextes relationnels, que des principes de programmation combinent des opérations difficiles, et nous allons donc vers un univers mental nouveau où le pattern (ensemble de motifs) va remplacer le symbole (image analogique qui rend accessible une réalité abstraite). Le développement de l'Intelligence humaine s'engagera nécessairement dans la direction de l'Intelligence divine. La survie de notre espèce en dépend. La substance psychologique est très lâche, très élastique, et rien ne prouve encore que ce qu'ont échoué les avatars — mettre sur le chemin, puisse réussir grâce au supramental.

L'analyse complexe se développe tous les jours, par l'informatique, la technologie, les calculs de plus en plus nombreux qu'il faut effectuer pour gérer aussi bien la vie pratique que la vie intellectuelle. La majorité de l'espèce évolue naturellement vers une reconnaissance des choses abstraites, qui transparaissent de plus en plus à travers tous les objets, tandis qu'au même moment, la puissance fracassante de l'Histoire, toujours aussi peu inspirée, tend à supprimer, pour des raisons économiques, les derniers survivants des sociétés sans écriture. Nous ne sommes pas certain que l'esprit humain puisse revenir à l'Intelligence suprême, puisqu'il apparaît aujourd'hui à la dérive, et que la manifestation directe du Divin par le supramental rencontre des résistances puissantes. Si la dominance persiste, elle inféodera techniques, sciences, médecines et profits. Il reste à convaincre l'humanité que la compréhension de soi-même est le jeu même de la Manifestation, et qu'elle répond à qui la sollicite.

La science constitue donc un appui pour dévoiler le projet évolutif, puisque, comme la recherche intérieure, elle se charge de relier les formes éphémères à des structures douées d'une certaine longévité, structures qui sont elles-mêmes inféodées à des principes invariants, et elle permet donc de prendre du recul sur le transitoire, et de fonder le réel au-delà du samsarâ. En un sens, elle dévoile, et bricole des visions d'ensemble qui se rectifient sans cesse. Comme le disait déjà Goethe «les faits eux-mêmes sont la doctrine», ce que nous comprenons pour notre part comme le jaillissement du sens de par lui-même au sein d'une accumulation d'informations collectées sans a priori. Nous pressentons une organisation extraordinaire aussi bien dans le code génétique que dans la diversification des espèces, ou dans les modèles d'atomes et leurs liaisons qui fondent les corps physiques. Nous finirons bien par identifier des univers de plasma, plus subtils que le feu, dans lesquels la conscience serait en quelque sorte dans son contexte naturel comme la vie est dans son élément naturel dans l'eau, à son origine. Il suffira d'accumuler les preuves d'une organisation parfaite à toutes les échelles, de s'étonner qu'il y ait des intersections entre elles, d'admettre que tout rebondit d'un bout de l 'univers à l'autre, pour finalement accepter que rien ne se fait au hasard, et que tout évolue d'un seul tenant, en remontant vers le Seigneur suprême le long des espèces de plus en plus sophistiquées et fragiles, complexes, jusqu'à l'homme, obligé de se pencher, tant soit peu, sur l'intelligence qui l'anime. Puis l'œil nouveau verra que la vie — parce qu'elle développe la conscience — suit la piste pour rejoindre le Divin, par les créatures qui peuvent comprendre le principe, et faire descendre l'énergie supramentale jusqu'à leur véhicule chimique et provisoire, leur corps, rôdé par des millions d'années d'évolution. Les hommes.

Une rencontre historique et inattendue, et qui peut sauver l'Histoire. Mais notre culture traîne en chemin, puisque l'idée suivante forme le conditionnement moderne qui s'acharne à perdurer: nier que l'émergence de l'Ordre, de la matière à la vie, de la vie au mental, provient d'une substance ou énergie psychique intelligente, capable de structurer des formes. Ce paradigme constitue une survivance de l'esprit de conquête du dix-huitième siècle, humilié par l'inconnu et saturé de croyances, et son développement a coupé définitivement la culture moderne de la nature et de l'intuition du Divin. Inventorier d'innombrables systèmes cohérents, homogènes et précis, qui visent une fin et se transforment en s'adaptant pour y parvenir, admettre les traces d'une multitude de programmations parfaitement finalisées, pour établir que tous ces systèmes, matériels, vivants ou mentaux, sont simplement mécaniques, faute d'y cerner de visu de la substance intelligente ou une intention d'ensemble, tel a été le parti pris occidental qui a fondé notre civilisation moderne — un aveuglement sans précédent. Une erreur colossale et suicidaire, conforme sans doute à l'histoire, mais difficile à rattraper. La fragmentation exponentielle de l'activité de l'esprit a créé un terrien qui s'imagine souverain dans un univers sans âme, pourvu d'une conscience d'ordre physique et chimique, prisonnière de règles strictes et fermées, et qui n'a donc de comptes à rendre à personne, tandis que les plus conservateurs parmi les habitants achètent les faveurs de Dieu aux heures convenues des prières. On découvre peut-être trop tard que la Terre ne peut pas supporter toutes les inventions dont le seul but est un aménagement matériel, un confort facile, une maîtrise superficielle, et que nous avons œuvré contre des lois qui vont nous rappeler à l'ordre.

      
4.1.6 Le non-agir ou l'esprit de coïncidence

Demain, il sera établi que l'invisible constitue le véritable principe du visible, comme l'ont pressenti, avec des angles morts propres à leur intuition particulière, aussi bien Platon que Lao-Tseu, aussi bien Pythagore que Kepler, ouvrant la voie à la reconnaissance du monde vibratoire, et, partant, au pouvoir des ondes de forme qui fondent tout aussi bien l'astrologie initiatique que la médecine de l'habitat et le feng shui. L'invisible lui-même peut être regroupé en catégories multiples, certaines relevant du monde extérieur et d'autres du monde intérieur quand il s'agit des processus de la conscience. Enfin, l'anatomie subtile constitue la description d'un réseau invisible de fluides reliant le corps au moi et à la vie selon des lois qui échappent à la maîtrise du moi.

Les chakras ne s'ouvrent pas n'importe comment et jamais sous la seule impulsion de la volonté subjective, comme les méridiens d'acupuncture réagissent à des signaux dont le moi n'est pas nécessairement conscient. Nous pistons donc un équilibre supérieur, exhaustif, qui englobe notre centre émotionnel et notre volonté décisionnelle, et qui traverse notre propre sentiment du moi en nous calant de façon réelle vis-à-vis du Tout — indépendamment que cela soit agréable ou douloureux, gratifiant ou humiliant.

Des informations de conscience peuvent parcourir la matière et la vie à travers des modes que nous savons à peine déceler. Les relations que nous identifions entre les choses ne représentent qu'une infime partie, une infinitésimale section de leurs échanges, et ce principe s'applique à tous les objets, toutes les créatures, toutes les forces. Ignorer tout ce qui passe à travers les mailles de notre filet mental, mépriser les paramètres qui manquent, c'est s'enfermer dans les compulsions masculines d'autoritarisme, d'ostracisme, d'arrogance, rêver d'un monde réduit fait sur mesure pour nos caprices. Réagir à ce qui nous échappe, c'est être menacé par un intégrisme quelconque, politique ou spirituel, et c'est enfin légitimer toutes les survivances dynamiques, puisque c'est rester dans l'illusion que l'homme — par la pensée — voit et soumet le milieu.

Le moi se débarrasse par le lâcher-prise du goût des certitudes et de la récompense du résultat prévu, pour se diriger correctement vers l'Éveil. Tout est solution — même si ce n'est pas celle escomptée — puisque tout est réponse. L'univers nous propose souvent des adaptations que nous n'aurions pas choisies nous-mêmes, mais qui sont les seules disponibles.

Ce principe s'applique individuellement aux situations dites négatives, où la solution — l'issue de secours, apparaît quand on cesse de la chercher, parce que l'émotion s'est calmée ou que le mental a renoncé au répertoire répétitif de ses propres réponses préconçues. C'est cette attitude intérieure — et peu importe le nom particulier que chaque tradition lui donne, qui met l'âme au diapason de l'univers. Après voir vu la réalité comme indépendante de lui-même, le moi se soumet au mystère — qui ne saurait être découpé. La globalité de l'énigme de la vie, de la présence au monde, n'est plus une terrifiante interrogation contre laquelle se battre, mais une bienveillante source de réponses fragmentaires mais constantes, qui ne peuvent plus s'organiser dans un petit discours fermé, mais s'épaulent les unes les autres pour imposer au mental le silence, la vision de ses propres limites, l'amour et le respect de ce qu'il ne contrôle pas. Le non-moi n'est pas le prolongement du moi, là est la clé d'une évolution qui ne récupère pas les visions d'ensemble au simple profit d'un être pensant cristallisant ses découvertes.

   
4.2 Les champs de l'alternative
      
4.2.1 La relativité récurrente des découvertes

Depuis qu'Heisenberg, confrère d'Einstein, a démontré que l'observateur modifiait par son regard le contenu de l'expérience objective, qui serait différente sans le poids de cette observation, nous avons rejoint les éveillés par un autre chemin, la voie rationnelle, et voilà qu'apparaît la faiblesse du mental: ce que nous appelons chercher la solution est le plus souvent trouver la réponse que nous préférons à un problème particulier. Nous savons qu'il existe une multitude de biologies, toute une gamme d'anthropologies, plusieurs familles de psychologies et une société entière de maîtres spirituels; bref, nous admettons enfin que le cadre de l'observation détermine l'objet observé, que les traces biographiques caractérisent la doctrine d'un sage prétendument universel ou que des résidus inconscients se faufilent encore dans l'œuvre d'un Freud.

A ce titre, toutes les représentations générales sont approximatives, mais elles nous sensibilisent au monde relatif, et nous conduisent à accepter les incapacités de l'esprit à saisir la vérité — quand bien même il jouirait d'en piéger quelques traces à travers toutes ses stratégies intellectuelles. Par le long cheminement rigoureux de la raison, qui écarte l'invérifiable, nous avons finalement abouti aux conclusions des voyants de la vérité. Chaque signification se dérobe devant un sens plus profond, les réalités sont en amont, remontent toujours, jusqu'au feu quantique, le mouvement pur, la contraction de l'espace et du temps ou leur dilatation.

A notre échelle, le moi est perclus de mémoires et de réflexes, et, souvent, il appelle choisir un mouvement décidé entre deux contraintes, qui en élimine une mais conserve l'autre, parce que nous sommes poussés par la vie, à toute vitesse, et parfois l'itinéraire semble obligé, écrit d'avance. Le sentiment d'être une marionnette, actionnée par un manipulateur invisible, constitue d'ailleurs une image qui se produit parfois, dans la quête spirituelle, à certains moments difficiles, car l'importance du non-moi s'est enfin révélée dans sa suprématie, et qu'un moment de faiblesse en fait un partenaire écrasant. On peut ainsi se perdre, comme l'ont fait les jansénistes, qui pensaient trop, dans une vision globale où tout se tient, mais sans indéterminations, tout futur devenant la seule conséquence du passé, toute liberté étant obligatoire, une sorte de jeu entre des pièces psychologiques, que l'horloge du temps déglingue peu à peu, l'adulte s'imaginant choisir, alors que tous les termes de l'alternative se valent, puisqu'ils mènent finalement à la mort. Au moins, l'on revient au point de départ: pourquoi ces gigantesques forces sidérales se paient-elles le luxe, à un moment donné, de spiraler les molécules, et d'y greffer patiemment ce qui va monter vers la conscience individuelle — et oubliera tout le reste dans ce petit je si fier de l'être?

La lecture des séquences mathématiques qui rendent compte des processus premiers de l'univers, ou qui s'en rapprochent, montre que les opérations du réel sont nombreuses, méthodiques et peuplées d'indéterminations ou de bifurcations symétriques toujours ouvertes au traitement d'informations nouvelles. Elles symbolisent la puissance du Verbe créateur, unique dans sa création alors que la complexité de ce qu'il engendre ne cesse de se développer, et qu'à chaque instant une nouvelle figure apparaît. Ces équations identifient des forces qui jouent les unes sur les autres et nulle mesure ne peut en être faite précisément, tant la vitesse y règne. Des explosions de particules jaillissent, aux formes indéterminées, comme pour contrebalancer perpétuellement les trames tranquilles où s'organise la matière en refroidissant, et où des motifs réguliers apparaissent lentement puis s'immobilisent. Ce modèle nous tient à cœur, car il pourrait être provisoirement le plus représentatif d'un nombre considérable de créations. L'éclatement s'organise puis retombe jusqu'à l'inertie quadrillée, comme la lave du volcan refroidit et se fige. L'inertie finit par accumuler tant de poids qu'une nouvelle explosion s'impose.

Que nous arrive-t-il d'autre?

Dans l'univers psychologique, les trois juridictions essentielles doivent respecter certaines proportions pour que le moi reste en équilibre et échappe à la pathologie, sinon l'alternative régressive prend le dessus et montre la perte de l'homogénéité globale. Nous vivons des explosions intérieures dans le vital avec l'émergence autoritaire de désirs puissants, qui peuvent disparaître, ou s'achever dans les relations sentimentales, moins aiguës mais stables. Nous fabriquons des univers de sens fédérés par notre philosophie, qui risquent de devenir d'impeccables jardins à la française, pleins de carrés, de losanges et de cercles, qui enferment le monde dans un modèle, jusqu'à ce que des événements imprévus fassent éclater ce paysage miniature, et imposent une révision profonde des valeurs du moi et de l'image du monde. Ces turbulences sont en général contenues dans une marge élastique, mais parfois elles brisent les digues du moi conscient de lui-même, pour le meilleur, la quête, ou le pire, la dépression et le racornissement de l'esprit.

Dans le sens du mouvement, le moi éclate alors et la personne se perd elle-même de vue, absorbée par sa fuite en avant; dans le sens du repos, le moi se condense et la personne ne voit plus qu'elle-même dans les autres, le tout, la situation, absorbant l'extérieur dans son déchiffrage maniaque qui n'accepte que ce qui est déjà conforme au moi intégriste. D'ailleurs, les deux décentrages ne sont pas incompatibles et peuvent être proportionnels, un excès de yin compensé par un excès de yang. Une politique de compensations complexe remplace alors la santé mentale véritable, qui n'est pas aussi répandue que la civilisation l'imagine. À dose minuscule, ces relations nous animent, et nous passons de la dilatation à la rétraction sans même nous en apercevoir. Le jeu des circonstances d'une part, comme les motivations du moi d'autre part, font changer continuellement ces proportions entre la forme plastique du moment et la forme rigide du moi, ce qui nous oblige à l'examen lunaire des circonstances, et à la remise en question solaire des déterminations intérieures, pour juger des tenants et aboutissants des événements et des contenus psychologiques.

Le physique, le vital, et le mental changent leurs contrats en permanence — ce qui constitue la véritable météorologie intérieure, aussi capitale que la mesure des climats, bien que tout cet ordre intime n'intéresse la plupart des humains qu'une fois déréglé. L'équilibre générique rompu peut appeler la conscience du moi à créer un nouvel équilibre auquel il participera.

      
4.2.2 L'antagoniste du Oui et du Non

Revenons à la dualité — la complémentarité adverse.

Toutes les transformations s'opèrent à partir de deux principes seulement, la cristallisation qui joint de manière homogène des éléments hétérogènes — le différent devient semblable, et la dissolution qui sépare des ensembles constitués et conformes — le semblable devient différent, hétérogène — il se désunit et de nouvelles parties autonomes apparaissent, ou bien il disparaît.

C'est la danse de Shiva.

Les lois physiques nous manipulent à l'intérieur. Le lourd et le léger s'affrontent en nous, l'ange et la bête, nous sommes prisonniers de notre passé si nous ne savons pas assez le brûler, et nous nous noyons dans l'avenir si le présent n'est pas arrimé dans le soi immobile. Aussi est-il plus opportun de comprendre comment coller aux lois, ce que Lao-Tseu appelait la conformité au principe, que se torturer pour les représenter — dans l'ultime fantasme d'y échapper. C'est-à-dire qu'il suffit d'utiliser le mental pour dé-couvrir, pour dé-voiler — et non pour créer son propre univers — le piètre prolongement de l'ignorance générique projetée d'une manière subjective sur la vie et son énigme. Dans cette mesure, nous caractérisons le libre arbitre d'une manière précise, non pas comme un jeu créatif de valeurs seulement, ce qui autorise toutes les dérives, mais comme l'expérimentation des déterminations qui nous composent en vue de les comprendre, de les transformer, puis de les intégrer, et enfin de les mettre au service du Divin.

Les mêmes principes conjuguent des mouvements antagonistes pour empêcher d'une part la dissolution de l'organisme dans son milieu (préservation), et pour prévenir d'autre part sa fermeture à l'écologie (ouverture perpétuelle à l'environnement et à ses informations par un système rapide d'échange). Le libre arbitre est une représentation gratifiante du jeu perpétuel d'options qui invite le spécimen de l'espèce à s'adapter à son milieu, et, c'est, en réalité, la simple conscience de l'alternative décorée de médailles vaniteuses. Cette notion envoûte encore les occidentaux, séduits par la tentation du moi individuel triomphaliste, maître d'une volonté détachée des principes de l'univers, et qui fabriquerait ainsi du bonheur sur mesure dans l'étoffe des seules préoccupations sélectionnées par le moi. Seul l'Occident fonde le libre arbitre comme une réalité. C'est une nécessité en philosophie pour aborder la question du choix, mais ce concept ne possède ni fondation métaphysique, ni fondation scientifique. Pour le scientifique, le choix sera déterminé par l'intérêt supérieur aux autres quand plusieurs entrent en lice, pour la métaphysique universelle, le moi suit d'abord le cours de la nature, puis s'en lasse et change alors naturellement ses priorités pour les subordonner à la découverte d'un Ordre cosmique ou divin. Les orientaux sont restés fidèles aux premières tentatives de l'humanité pour comprendre le céleste, et ils distinguent l'ignorance de la connaissance, le dharma du karma, la conformité au principe de la mode culturelle, pour asseoir le mouvement de l'individu vers lui-même, plutôt qu'ils n'accordent la moindre confiance au libre arbitre — notion qui fonde la volonté individuelle comme souveraine, et qui encourage indirectement la foi en l'action subjective.

Le culte de la «liberté» est ce qui a permis à la race blanche d'asservir tous les autres peuples, y compris la Terre par la mondialisation commerciale, qui repose elle aussi sur l'éloge de l'individu capricieux et arrogant, légitimant ses propres convoitises matérielles par l'acharnement au travail, et détruisant la nature au nom du progrès économique, dont seul profite le sommet de la pyramide des entreprises. La notion de choix est un miroir aux alouettes dans un monde de conditionnements rivaux. L'amuse-gueule philosophique du libre arbitre est récupéré par tous les pouvoirs en place pour manipuler le moi, y compris par la religion, et lui servir sur un plateau d'argent sa propre aliénation.

      
4.2.3 La stabilité et l'impermanence

Le carbone et l'eau, un potentiel illimité de structuration et de rigidité et un potentiel illimité de dissolution et de souplesse président à la vie. Le fixe et le malléable constituent l'étalon de mesure de la matière avec le noyau de l'atome et le spin des électrons qui «gravitent» autour. La stabilité et l'impermanence, le mouvement et le repos, traversent toutes les réalités.

L'alternative caractérise le mental. Le moi consolide ce qu'il connaît déjà en allant vers l'intégrisme et la sclérose, ou utilise les nouveaux moments pour rectifier sa connaissance extérieure, l'image de soi, et enfin la relation entre les deux — le triangle essentiel dont l'angle le plus faible est toujours la résultante des deux autres. D'une manière générale, la proportion adéquate fait défaut. Le moi est soumis à un principe d'équilibre qui lui échappe, et le non-gratifiant apparaît sous toutes ses formes — dont la plus commune est la pathologie, quand il s'approprie ce principe en le faisant dériver outre mesure. Nous n'échappons pas à la loi de l'échange, à la navette imprescriptible de la faim et de la nourriture, puis de la tendance et de l'objet qui l'attire, de la projection qui sort et de l'impression qui rentre, et nous consacrons donc la suite de l'ouvrage à la question de la perception — soit le lien entre le moi et le non-moi.

L'image du non-moi intervient sur la perception du moi (croyances et inféodation à des systèmes de pensée, de valeurs, de conformité).

L'idée que le moi se fait de lui-même intervient sur la perception extérieure (principe de sélection conscient, convoitises et évitements subconscients mélangés au discours).


Le terme spirituel est aujourd'hui galvaudé, puisque il s'oppose à d'autres concepts qui lui semblent contraires, comme le matériel et le profane, alors que le spirituel authentique ne s'oppose à rien, mais transcende tout. Le spirituel se fonde telle la reconnaissance sans complaisance de la condition humaine — la subjectivité pure privée de la vision du réel. Cette reconnaissance devient une évidence pour que la transformation s'accomplisse, l'ignorance, avidya, est acceptée au cœur du moi, puis combattue. Toute doctrine spirituelle part du concept de l'ignorance générique — ce qui n'engage à rien —, à l'intégration intérieure du sentiment d'ignorance — ce qui produit un nouveau regard — infiniment critique — sur soi-même, sur l'extérieur, sur ce qui peut les relier, et la sincérité met au pied du mur, exige le changement, et l'éradication des compulsions. Le spirituel attaque donc la nature générique de front, mais ce n'est pas une lutte aveugle ou narcissique de l'idéalisme contre le matérialisme, ni de la morale contre les forces de l'instinct, ni de la volonté contre la faiblesse émotionnelle. Ces tournures sont les caricatures du véritable combat.

C'est la montée vers la paix du soi qui scande les ascèses traditionnelles, c'est l'apprentissage de la vision du Divin en toutes choses qui caractérise le supramental. À des degrés divers de densité et de fluidité, d'inertie et de mouvement, de lumière et d'obscurité; d'expression directe, puis déléguée, et enfin dérivée, jusqu'aux combinaisons perverses.

Des millions de couleur, un arc-en-ciel, une seule lumière.

      
4.2.4 La nouvelle lecture évènementielle

Les processus souterrains témoignent donc de notre position par le jeu de ce que les anciens appelaient les humeurs — principes d'équilibrage entre les plans constitutifs de l'être, et dont les chinois, bien avant les grecs et mieux que les hindous, possèdent encore les arcanes. Ces humeurs pipent sans doute le soi-disant libre arbitre. On ne prend pas la même décision dans la joie ou la tristesse, la colère ou l'extase. Les profonds événements émotionnels, comme la dépression ou l'exaltation, s'installent dans le moi et soumettent l'esprit à leurs propres directives. Pas de hasard ou d'infortune dans les soubresauts de la personnalité, puisque tout est relié, mais le signe d'un déséquilibre passager sur la piste d'un rétablissement, parfois rendu plus large et plus profond par les épreuves, les échecs et les maladies. Accueillir le «mal» quand il se présente, c'est déjà s'en affranchir en cherchant à deviner sa place, par où, paradoxalement, il relie à la totalité.

Au dedans et au-dehors, des principes communs — la signature de l'Unité.

Des lois très souples et très nombreuses«Il est en réalité possible d'objecter à ce constat de décès de la causalité que la morte ne l'est pas tout à fait. L'anarchie des relations entre les phénomènes n'est pas si totale, en effet: l'ensemble des possibilités considérées pour un phénomène résultant d'une cause donnée ne se comporte pas d'une manière complètement désordonnée, mais se trouve au contraire gouverné par des lois très strictes. N'oublions pas que le hasard a ses lois, rigoureuses: les lois du hasard. Les fréquences des possibilités sont distribuées d'une manière qui ne comporte pas d'échappatoire. La distribution des résultats d'une suite de coups de dés, ou du tirage de boules dans une urne, est fixée par des formules mathématiques précises, dès qu'on procède à un grand nombre d'expériences.»
Hoffman et et Paty, l'étrange histoire des quanta, éd Points, sciences
, qui peuvent se substituer les unes aux autres selon les circonstances, mais qui demeurent des lois — c'est-à-dire des structures dynamiques régulières —, passent de l'actualisation à la virtualité, et réciproquement, dans une ronde de processus, une danse d'emboîtements d'atomes et de particules, une sculpture innombrable de molécules et de cellules, qui défie notre intelligence. Le moi se plie au non-moi traversé par le temps irréversible: la croissance, la maturité et la dégénérescence accompagnent la vie physique, mais le non-moi se plie au moi de l'homme: l'autre et le milieu sont modifiés par l'esprit humain s'appropriant le monde, puis un jour la mort physique sera sans doute vaincue par un mutant supramental.

L'interaction est souveraine.

L'individu est relié d'une manière plus authentique que celle qu'il imagine à l'univers — il est ramifié malgré lui. Et comme tout le ramifie, le corps et la détermination sexuelle, l'émotionnel et la mémoire familiale, la personnalité, le désir et la volonté, le mental et la création des valeurs, c'est dans chacun de ces ordres que le secret se révèle, et non pas dans le seul cadre de la pensée — l'activité souveraine du mental, une partie seulement de l'ensemble. Le vivekâ ne se confond pas avec la simple spéculation intellectuelle, ouverte mais empirique, ni avec la contemplation où le moi s'abandonne, qui ne représente qu'un seul de ses éléments, ni avec la méditation, qui, à moins d'être permanente, n'est qu'une procédure.

Le vivekâ regroupe les mouvements tournés vers le Tout (par une conscience d'observation très profonde de la réception de ce Tout par le moi) avec ceux du regard du moi sur lui-même. Deux chaises et deux pommes ne font pas quatre. Le penser associe des objets incomparables, colle la tendance à l'objet, ramène l'amour à la personne à qui il est destiné, confond l'existence de Dieu, son être véritable, avec le besoin d'être reconnu par lui, confond l'avenir réel avec le futur qu'il souhaite, confond le passé vécu avec le sentiment laissé par les souvenirs. Le mental fabrique de l'homogénéité facile en ajustant le réel à la taille des écrans employés, c'est dire que les représentations sont une forme de mensonge, ce mensonge qui veut que la chose soit contenue dans le mot qui la désigne: vivre dans un décor semble moins menaçant.

Le jeu de la dramatisation émotionnelle (yin) additionne les larmes et les événements, pourtant d'ordre différent, dans une même somme de compte-rendu existentiel, tandis que l'image narcissique de soi (yang) invente un théatre gratifiant, soustrait du réel les paramètres et les circonstances dévalorisants, pour construire des situations sur mesure à l'avantage du sujet — deux procédés génériques, qui mélangent les juridictions du mental et du vital.

En somme, les univers subjectifs sont peuplés de boucs émissaires pour justifier les plaintes des tempéraments yin et les échecs des caractères yang. Les mondes subjectifs, inventés sur quelques bribes de réalité, permettent à l'homme ou à la femme de ne pas se mettre en cause quand débarque le non gratifiant, et de rejeter toute responsabilité sur les circonstances, les autres ou la fatalité. Ces appropriations mentales possèdent leurs motifs propres d'associations, qui filtreront toutes les situations pour les faire entrer dans un des «pochoirs psychologiques» à la disposition du moi, le plus conforme à la situation. Là se trouvent des rôles imaginaires qui ont pignon sur rue, la victime, le justicier, l'enfant irresponsable, l'idéaliste incompris, le redresseur de torts, le chef, l'aventurier, le guerrier, le prêtre, le consolateur, le chercheur, le devin, le soldat, l'insoumis, le traître, le martyr, le poète maudit, le chevalier, le nomade, le malade innocent, — des complexes qui lient le moi aux circonstances par un rôle qui surgit du vital et du mental conjugués ensemble pour absorber une situation difficile, par une magie créatrice et un personnage qui fait tampon entre la situation réelle et l'identité.

L'équilibre conscient entre le moi et le non-moi échappe à cette politique, mais ces contenus psychologiques «aberrants» et bien construits, constituent bel et bien une forme d'adaptation sur le moment, quelque chose de paradoxal qui maintient le fil homogène entre le percevant et le perçu, au prix de la création magique d'un personnage symbolique. Une nouvelle gamme de survivances dynamiques, taillées sur mesure en quelque sorte, pour épouser au plus près les lignes de cohérence entre les pattern psychologiques et les contrats relationnels.

Il faut donc chercher la loi du karma non pas seulement du côté des responsabilités mal assumées, ce qui est la pente exotérique culpabilisatrice, mais du côté également du sujet triomphaliste, qui reste calé dans la nature — le Divin qui s'oublie Lui-même dans le moi générique incapable de se mettre en cause — susceptible d'inventer toutes sortes de ruses pour maintenir un contact homogène avec l'extérieur, par le ciment sémantique, l'affabulation. Les projections sont d'autant plus nombreuses et vivaces que le moi s'éloigne de la perception objective, comme si elles s'efforçaient de colmater la brèche entre le moi et le non-moi, qui disparaît peu à peu sur l'écran psychologique, remplacé par le décor mis en scène.

Deux procédures se distinguent, la dramatisation (yin) — la tendance qui consiste à se sentir une victime passive et à se renfermer et se plaindre, la «fuite en arrière»; ou la théâtralisation (yang) — la tendance qui se permet d'accuser le Tout de frapper injustement, pour conserver de soi une image narcissique, pour refuser ses erreurs, tout en s'acharnant à de nouveaux contrôles, la «fuite en avant». Deux façons de perdre le présent, dans les remous du passé ou les reflets de l'avenir.

      
4.2.5 Le rejet de l'attachement spirituel

Voilà pourquoi nous insistons sur la nécessité de reconnaître le Tout d'une part, et le moi de l'autre — avec sa marge de manœuvre expérimentale — pour articuler une vraie relation entre les deux, car nous sommes aujourd'hui en mesure, grâce au supramental, d'établir les conditions psychologiques nécessaires à la transformation humaine. Un enracinement puissant est demandé aux âmes pures, qui rechignent à l'établir, et une verticalité exemplaire avec une disponibilité intégrée, sont nécessaires aux âmes facilement incarnées et entreprenantes pour qu'elles se soumettent au Divin. Mais dans les deux cas de figure, le vivekâ est nécessaire. C'est un démêlage patient des contenus psychologiques des champs stratifiés (sensitif, émotif, affectif, mental) se mélangeant selon la fantaisie du moment dans la résultante du je — ce lieu incoercible où se conjuguent les verbes dans le présent.

Dans cette intimité, la prise de conscience s'effectue sur le territoire — la personne proprement dite, dans son corps — et non pas sur la carte, l'image du réel pour les faibles, l'image de soi pour les forts. Cette valorisation de la navette incessante entre le moi et le Mystère est parfois absente des spiritualismes où l'adepte est vite inféodé à un dharma, une divinité, une finalité qui l'emprisonnent dans un devenir préconçu, sous prétexte d'une chasse à l'ego assez barbare; tandis que d'autres méthodes font l'inverse, et jettent la reconnaissance du Tout comme une formalité inutile, ou une survivance émotionnelle.

Vu la prégnance du Supramental, sa puissance souveraine à laquelle nul n'est réellement préparé, il nous appartient, en tant qu'expérimentateur, de démentir les canons spiritualistes archaïsants. Dans cette mesure, nous ne pouvons pas, sous prétexte de travail intérieur, nous couper des forces vives de l'univers et du potentiel suprême: aller au-delà de l'illumination... qui montre le monde tel un cadavre.

Le supramental ressuscite ce cadavre.

   
4.3 L'avenir solaire
      
4.3.1 La défaite du mental

Bien qu'Einstein, Dirac et Heisenberg aient définitivement marié les mathématiques et la physique«Lorsque les physiciens comprirent qu'il existait quatre forces fondamentales, et non deux, le problème de la théorie unifiée prit une envergure considérable. Quelques chercheurs dont Einstein, persévérèrent dans l'espoir de développer une série d'équations visant à constituer une théorie unifiée qui inclurait la gravité, l'électromagnétisme et les autres forces d'un seul bloc, mais Einstein lui-même connut peu de succès, bien qu'il consacrât la plus grande partie des trente dernières années de sa vie à unifier l'électromagnétisme et la gravité.»
John Gribbin, à la poursuite du Big Bang, Ed Flammarion, Champs.
, bien que les forces fondamentales de l'univers aient pu être identifiées, le principe de leur homogénéité n'a pas été représenté à l'heure où ces lignes s'écrivent. On décrit comment elles fonctionnent indépendamment les unes des autres ou en liaison pour certaines d'entre elles, sans qu'on puisse reconstituer d'une manière intelligible l'ensemble de leurs interactions. L'unification des quatre forces fondamentales sollicitait Einstein mais il n'a pas trouvé ce qui les rend homogènes. Le pouvoir intellectuel est en retard, par rapport à nos possibilités spirituelles. Le Tout résiste à une vision où l'intuition n'entre pas en proportion suffisante. C'est un avertissement contre l'usage forcé de l'Intellect séparé du cœur et du corps, et qui réduit le monde à des structures, sans ressentir le mystère de la conscience, son abîme qui force l'humilité, pour mieux le manipuler. L'Unité demeure le privilège et le champ de l'être humain affranchi des antagonismes par l'exploration et l'éveil, quelle qu'ait été la place qu'il aura accordée à l'intelligence discursive.

L'explorateur solaire vit en l'Unité, par elle et pour elle.

La représenter sous forme d'équations peut tout ou plus symboliser que l'intellect arrive à une jonction plus concrète du potentiel évolutif et de son actualisation, comme l'évoquer sous forme religieuse indiquait autrefois que l'espèce était enfin capable de se tourner vers sa propre origine. Le potentiel évolutif et divin de l'homme se dévoilera à travers des alliances entre la psychologie, la biologie et la physique, l'ésotérisme et l'étude objective des états de conscience extraordinaires, ceux qui signalent des passages vers des champs potentiels de conscience, non identifiables par le langage actuel. Il s'agit là de recherches créant une culture nouvelle, qui donne à nouveau confiance à l'espèce, en la réintégrant dans une vision d'ensemble, et sans que s'établissent de nouveaux monopoles sectaires qui servent finalement les structures du mouvement et sa conservation, plutôt que l'évolution de tous, avec de nouvelles images réductrices du Divin dispensant du travail exploratoire.

Toutes les modes qui actualisent d'une manière ou d'une autre le sentiment d'immortalité sont bienvenues, et même les vulgarisations trompeuses sur la réincarnation contribuent à enraciner les tâtonnements de l'esprit vers son origine, qui font lâcher prise au monde lunaire, quand bien même le principe n'est pas compris. Tout ce qui étend le champ mental vers des préoccupations nouvelles, même maladroites, compense son habitude incoercible de ramener toutes les questions à des cadres contingents et momentanés, précis et compartimentés. La rivalité foisonnante des sectes et des mouvements de vérité doit pousser chacun dans ses retranchements et l'amener au choix d'être soi-même, une fois épuisé le potentiel d'imitation dans différents secteurs. C'est certes dans le présent que se dissout le révolu, encore faut-il l'avoir repéré tâchant de survivre dans de multiples combats d'arrière-garde, là où le passé parvient à s'habiller de nouveaux vêtements.

      
4.3.2 Les ornières génériques des survivances dynamiques

Les premiers pas de la démarche intérieure conduisent sur le chemin insondable de la mémoire de la vie, et révèlent l'architecture profonde des mécanismes défensifs (peur, violence, intransigeance, rigidité, fermeture, enfermement, dissimulation, fuite) que les situations suscitent. L'éveil confronte au subconscient. Le système immunitaire subtil du moi possède deux programmations stratégiques
-la faible ou passive, avec la fuite et l'évitement, la soumission à la dominance,
-et la forte ou active, avec l'agression ou la dramatisation extérieure du conflit.

Ces deux stratégies comprennent chacune un éventail de tactiques qui peuvent être considérées comme des micropathologies, ou identifiées médicalement comme des dérèglements difficiles à soigner, telles la névrose, la mélancolie, la paranoïa par exemple. Le discours actuel de la psychopathologie conserve encore les traces profondes de ses origines, l'observation de la démence lourde due à des troubles physiologiques, et seule une approche holistique peut ramener la pathologie à une déviance de la santé mentale en l'identifiant d'une manière nouvelle. Les principes de la psychiatrie ne s'appliquent pas au déficit ordinaire de la personnalité dû à un déséquilibre entre le moi et le non-moi, c'est-à-dire entre la structure de la personnalité et la relation à l'autre et au monde.

Le manque de coordination entre le pôle masculin et le pôle féminin, les échanges défectueux entre les deux hémisphères cérébraux engendrent des crises d'identité et donc une alternative, l'ouverture à la prise de conscience ou au contraire à l'enfermement autarcique du sujet malade, qui entérine le divorce entre le moi et le non-moi. La société moderne n'a pas cessé de créer de nouvelles maladies physiques et mentales, dans la mesure où elle a oublié la solidarité naturelle des choses et des êtres par esprit de conquête dominant, ce qui déchire encore les multiples éléments du réel — sous prétexte d'améliorer certaines performances ponctuelles. Identifier les obstacles à l'épanouissement intégral est le seul moyen de les éviter, puis de les vaincre — ou encore d'en faire des alliés en les transformant. L'utilité doit être cherchée dans toute forme de crise. Contourner les obstacles conduit à une personnalité hétérogène, double, triple ou multiple, qui mène à une fragmentation du moi, disposant de plusieurs je différents adaptés aux circonstances.

L'ascèse exploratoire ne se contente pas de dénoncer les mensonges sociaux et les artifices culturels, mais elle plonge aussi dans les ruses du subconscient générique et personnel, et y découvre la source des faillites des systèmes de pensée politique, religieuse et économique.

L'évolution retrouve — à travers l'homme et par lui, l'infatigable intelligence créatrice qui ne cesse de développer la vie depuis quatre ou cinq milliards d'années. Le rôle du mental est de déprogrammer la mémoire évolutive — de démêler l'inextricable, pour recevoir le soi puis le supramental.

      
4.3.3 L'émergence de l'identité au-delà des rôles

La vie intérieure et le rôle dans le milieu méritent d'être reliés d'une manière harmonieuse et cette nouvelle relation serait une condition sine qua non pour répandre facilement une mentalité nouvelle infiniment respectueuse de l'univers. Des conditions de vie nouvelles pourraient éclore, fondées sur une solidarité naturelle et non sur l'artifice des idéaux culturels et humanitaires, remplis de mauvaise conscience, de culpabilité, de narcissisme et de paternalisme. La technologie, au service d'une telle superstructure, permettrait une vie sociale complexe et facile, fondée sur une répartition éclairée des tâches, accomplies pour elles-mêmes et sans contraintes en quelque sorte, protocole d'ensemble qui transgresserait aussi bien l'individualisme forcené et pragmatique que le collectivisme étroit et répétitif. Les conditions matérielles n'ont jamais été aussi favorables sur la Terre, grâce à l'énorme pouvoir de transformation écologique que nous maîtrisons avec la science et les techniques. La conscience est restée médiocre, et nous ne savons pas plus jouir véritablement de nos conquêtes scientifiques que nous ne savons profiter, dans la plénitude, du travail immémorial de la nature, puisque nous ne savons pas nous affranchir des survivances dynamiques qui relient le biologique au mental, et constellent la personnalité vitale de ses compulsions.

Le Divin impose l'intelligence à l'espèce, mais elle n'a toujours pas compris ou accepté ce que cela impliquait: départager la dynamique de la nature générique avec sa politique défensive, de la stratégie ouverte et aléatoire de la conscience du présent, tournée vers la formation d'un individu, dans la reconnaissance du Tout, l'amour et la bienveillance. L'intelligence emmène donc l'homme plus loin que ce qu'il a décidé et l'humilie alors sans vergogne, quand les échecs patents apparaissent, trop nombreux pour qu'ils puissent être niés. La compétitivité, loin d'aider à se réaliser, perpétue le processus infantile d'imitation dans des secteurs de plus en plus complexes et décime les talents individuels en les forçant à s'aligner sur des modèles convenus. Le culte de la réussite, professionnelle ou religieuse, ou bien encore le culte du moi, sont les survivances dynamiques d'une conception archaïque d'un bonheur volé à l'univers, dérobé au Tout, dont les lois sont méprisées.

      
4.3.4 L'unité terrestre

Tous les êtres humains, quelle que soit leur représentation du monde — leur cadre, sont soumis d'une manière identique aux pressions de la nature et aux impératifs de la perception subjective. En tant qu'espèce animale, l'humanité partage avec les règnes inférieurs les mêmes structures écologiques fondamentales, mais elle triche avec les créations imaginaires, soit pour parer le non-moi de dangers inexistants, soit au contraire pour lui ôter ses menaces naturelles, et en faire ce qu'il n'est pas: un milieu docile. Le territoire est investi par les sens perpétuellement en éveil chez les animaux, mais les sensations se mélangent à la pensée dans l'espèce humaine, ce qui renforce et multiplie les antagonismes entre le moi et l'environnement par l'interprétation subjective. L'innovation sauvage, l'initiative compensatrice, la fuite en avant magique, l'oubli du non gratifiant, la précipitation vers des espaces artificiels d'action ou de pensée, autant de mouvements qui appellent des chocs en retour — autant que les conservatismes et les habitudes, qui finissent par produire ce qui les brisera.

Il n'y a pas lieu de sortir de ce contexte.

La souffrance intervient pour départager le moi du non-moi, l'autonomie de la dépendance, l'initiative de la collaboration, l'indépendance de l'autorité. La création de la vie personnelle ne constitue un véritable épanouissement qu'en étant conforme au mouvement du Tout — au véritable potentiel involué.

La pensée dynamique détruira l'espèce ou celle-ci s'en affranchira.


5 PSYCHOLOGIE INTÉGRALE. MÉDITATION SUR LE VERT. (TRANSFORMATION EN FONCTION DU TOUT)
   
5.1 Le potentiel infini de l'écoute
      
5.1.1 La racine de l'ignorance

Nous disposons de tout ce qui caractérise un primate ou un dauphin, avec, en plus, une programmation sémantique sophistiquée, le je aussi unique que générique, et qui se pousse toujours lui-même de l'avant en ne tenant compte que d'une infime partie du réel — voilà l'événement qui nous concerne. Notre conscience dépend-elle de la langue employéePlus on devient conscient, moins l'on dépend de l'organisation propre au langage? Pourquoi chacun possède-t-il une prédilection particulière de verbes, dont il n'a, en général, même pas conscience?

Le corps produit un éventail conflictuel de significations, et nous ignorons comment le moi intègre le corps et ce que le corps peut transmettre au moi de sa propre expérience. La verbalisation des sensations et des émotions est en réalité plus brute, mais aussi plus sincère et réelle, que les discours produits par l'esprit dès que le corps est oublié. La vérité devient fort inconfortable quand le moi ne peut plus s'en tenir aux belles paroles de l'état de veille. Or, le glissement vers la participation du corps est toujours aussi mystérieux, quand l'émotion force à reconnaître ce que le mental voudrait éviter de voir en face. La gorge se noue par-dessus notre volonté, la colère monte avec la hauteur du ton employé, les pleurs bouleversent soudain et obligent le moi et le je à se rencontrer dans le même lieu — inconfortable.

Le moi et le corps sont parallèles d'une part sur le plan conscient (puisqu'il ne s'agit pas de les confondre l'un avec l'autre), et homogènes et complémentaires d'autre part sur le plan subconscient, puisqu'ils communiquent à leur manière. Quant au je, il est pris en tenaille entre les deux, le moment pensé renvoyant plutôt à l'identité qui se concentre, ou plutôt à la relation du corps avec l'environnement. Enfin, un quatrième personnage apparaît, le vital, en relation avec les trois autres. Ces quatre acteurs vivent à des vitesses différentes, le moi est si lent qu'il s'imagine parfois être immobile et immuable, le vital est rapide et abouché à l'extérieur, prêt à déguster ou à conquérir, le je court comme un dératé, c'est la dynamique de la pensée, et le corps ne peut que refléter ce qui se passe au-dessus de lui, entre les trois compères, le cœur peut changer l'allure de ses battements, par exemple, sans notre autorisation, ou des émotions peuvent faire tomber en bas, jusqu'aux organes, les contenus psychologiques.

D'infinies combinaisons existent entre les quatre pouvoirs combinés pendant l'état de veille, le je servant le moi à travers un arc-en-ciel de fonctions (sept) qui démultiplie les options.

On peut voir se dévider un moi homogène — automatiquement homogène, en laissant parler la nature et en vivant passivement la guerre territoriale entre le corps, le vital et le mental. On pourra laisser ainsi libre cours à la violence, cultiver les instincts et leurs satisfactions dans une sorte de glorification émotionnelle même pas perverse, on pourra subir des maladies sans jamais en chercher l'origine en soi, et ce système-là fonctionne admirablement bien. Une sorte d'unité fonctionnelle masque les nombres à l'œuvre, d'une manière si cohérente que le moi, le je, le vital et le corps, ne sont pas dissociés par les êtres humains dans l'exercice naturel de l'état de veille. En revanche, les problèmes psychologiques apparaissent quand l'ensemble «tombe en panne», et il faut en quelque sorte trouver la pièce défectueuse, et distinguer les juridictions. Comme tout marchait auparavant tout seul, le sujet humain ne comprend pas qu'il est responsable du dérèglement, puisque les lois de sa propre constitution lui échappent. En effet, un mauvais système de perceptions peut fonctionner longtemps grâce aux liens extrêmement lâches que le moi entretient avec lui-même et le non-moi, à travers un je empirique, opportuniste, presque rampant.

Le pouvoir sémantique, le flux du discours qui projette sur le réel l'écran qui lui donne sa signification marche vers l'aberration longtemps avant que des réactions n'apparaissent. Les somatisations ne sont pas immédiates, car la vitesse du corps est plus lente que celle de l'esprit, d'où la question de la décantation pathologique. La dérive dangereuse du libre arbitre est également dissimulée par des systèmes accessoires, puisque des énergies perverses peuvent prendre le relais du flux vital naturel et le remplacer ou l'altérer, et cette substitution de «carburant» donne le change assez longtemps.

Plus nous quittons la matière dense, plus nous nous rapprochons des éthers, des fluides plus fluides que les liquides, plus les mélanges sont faciles car il s'inscrivent sur des trames poreuses d'une très grande finesse. En dehors des énergies diaboliques et sataniques, fort connues, qui peuvent soutenir un individu et ajourner les dégâts de la dérive du moi, il existe de nombreux plans moins connus d'énergies qui se mélangent pour colmater le décalage entre le réel et le moi qui s'en fait une image fausse. Sur le plan de la survie biologique, aucune considération morale n'entre en jeu, et la nature tolère donc que des spécimens humains restent homogènes avec elle en utilisant des moyens extraordinaires. Quand les troubles apparaissent, les survivances dynamiques sont devenues de véritables hôtes du moi, structurés, des sortes de parasites.

      
5.1.2 Les correspondances essentielles

Les pouvoirs psychologiques sont doublés de pouvoirs énergétiques correspondant, naviguant dans l'aura, souvent attirés par la préoccupation du sujet. Les champs objectif et subjectif qui participent du même diapason vibratoire s'attirent, et nous trouvons là aussi bien le réservoir des survivances dynamiques universelles que l'origine de la magie. Des flux relient l'intérieur et l'extérieur, des courants au sein des éthers trop fluides pour être perçus par les sens, sans une réceptivité particulière. Ce principe explique les actes manqués, une partie par exemple des meurtres commis, où, sans la participation d'un champ vibratoire accessoire, le sujet (ou la foule) n'aurait pu passer à l'acte. Le positionnement psychologique entre en résonance avec les fréquences universelles qui lui correspondent, dans le milieu, par accident ou intentionnellement, — une manière simple d'évoquer un grand nombre de réalités cachées, avec lesquelles l'espèce se bat, transige, ou se compromet depuis des milliers d'années, puisque l'occultisme est très ancien, et connaît le principe des ondes qu'il utilise en manipulant émetteurs et récepteurs.

Les déterminations les plus lourdes que révèle l'astrologie posent également la question de la résonance aux forces sidérales et du moyen de s'en libérer. Les mauvaises relations entre significateurs psychologiques (aspects planétaires aigus) créent tout d'abord certaines dispositions, puis, si l'ornière se creuse, les champs magnétiques capturent les situations correspondantes, et, enfin, des mélanges de conscience personnelle et d'énergie ondulatoire produisent des comportements précis. Les magies primitive, incantatoire, et cérémonielle, qui représentent trois niveaux distincts d'appels à des forces ou à des entités, relèvent toutes trois du même principe — indépendant de la qualité proprement dite de ce qui est contacté.

Certaines influences ne peuvent se produire que sur un terrain qui les reconnaisse, qui leur soit perméable d'une manière quelconque, qu'il s'agisse de manipulations mentales ou de transmissions de maladie, ou encore, ce que nous découvrons à peine, les motifs répétitifs de schémas familiaux qui s'ancrent — par des voies inconnues — sur une trame préexistante, dans la mémoire génétique ou la disposition du caractère.

Nous allons donc toujours dans le même sens, découvrir une organisation parfaite dont les paramètres nous échappent plutôt qu'accorder au hasard et aux turbulences une prépondérance de principe. Il n'y a pas de raison que nous captions autre chose que ce qui correspond vibratoirement à l'état dans lequel nous nous trouvons, dès que nous sortons du large spectre d'attitudes mentales assez innocentes, qui permettent un état de veille neutre ou limpide. Nous ne cherchons donc pas à justifier toutes les réalités et à nier qu'il y ait d'innocentes victimes, mais, d'une manière générale, l'espèce ne sait pas reconnaître qu'elle attire sur elle ce qu'elle appelle la fatalité, et que ce qui lui arrive est un reflet, le monde objectif tenant lieu de miroir psychologique. Il lui manque toutes sortes de connaissances qui pourraient prévenir, ne serait-ce que la faculté de retenir les survivances dynamiques, quand elles veulent se déchaîner, comme au cours des émeutes par exemple.

Percer le mental permet d'ouvrir une brèche vers le haut, et de recevoir ce qui est nécessaire à nettoyer ce qui vient du bas, très vieille science chinoise et hindoue qui remonte aujourd'hui à la surface, abîmée par l'oubli, tant l'urgence se fait sentir de traverser l'invention humaine, pour en revenir aux principes dont l'espèce dépend, la nature en bas et le Divin en haut.

La pensée est le grand écran entre les deux.

Toutes les distinctions que nous établissons entre l'astral, le physique, le vital, le mental, sont simplement d'ordre intellectuel — puisque ces univers cohabitent dans le même champ, comme les fils de chaîne et les fils de trame du métier à tisser.

L'excès d'énergie lunaire provoque des dilatations physiques, émotionnelles, imaginaires, qui symbolisent la recherche d'homogénéité à l'extérieur de soi (excès d'humidité, besoin compulsif de ressentir). L'estomac est souvent témoin.

L'excès d'énergie solaire peut entraîner des rétrécissements, souvent émotionnels, qui symbolisent la tendance du moi à se concentrer, à compter sur lui-même, à ramener les choses à lui (excès de sécheresse, besoin excessif de suivre sa propre volonté), mais cet excès joue souvent exclusivement sur le plan psychologique, le moi poursuivant sa propre image contre vents et marées. Le cœur et le système sanguin peuvent traduire le déséquilibre, les solaires étant férus de surmenage.

L'excès mercurien coupe du corps et produit un je (trop) rapide, qui cherche souvent à oublier le moi ou le néglige. Il peut affecter les glandes supérieures (cou et tête), les nerfs, les poumons, la coordination des mouvements, ou agir simplement sur le mental et le vital, jamais en paix. Il symbolise les excès de la pensée générique se satisfaisant d'elle-même et fuyant les faits par leur interprétation, et il dérègle les horloges biologiques par sa vitesse. Il pousse au tabagisme et à abuser des excitants tels que le café et le thé (excès de mouvement mental, de dispersion, de verbalisation, notion scabreuse de l'individu).

L'excès vénusien provoque à la longue la gourmandise, la boulimie, parfois le relâchement des chairs, qui symbolisent le besoin d'aimer non comblé, et avant il caractérise une psychologie naïve, remplie d'attentes diverses et illusoires, et peut affecter les glandes endocrines, le système digestif (besoin compulsif d'homogénéité émotionnelle, d'échange idéal entre le moi et l'autre).

L'excès martien est courant, et commence à caractériser les femmes, il symbolise le besoin de conquérir l'hétérogène et de le faire entrer (de force) dans l'homogène. C'est une énergie aiguë, violente, franche, en prise directe avec le vital universel, et elle produit des pathologies brutales et soudaines, des accidents, des fractures, des fièvres, des ruptures organiques, des problèmes musculaires, des manifestations pas nécessairement graves mais fréquentes, ou elle dérègle les substances du cerveau de la catégorie de l'adrénaline (excès de chaleur et de mouvement vital).

L'excès jupitérien emprunte à la lune, à Vénus, à Mercure, il tend à dilater le moi en fonction de sa place dans le champ, et il révèle une pathologie du rôle, et soulève la question de l'identité dans le groupe (besoin excessif d'homogénéité entre le moi et le groupe, compulsion sécuritaire, fascination du rôle, prédilection abusive du monde humain par rapport à la nature et à la transcendance). Il finit par mettre à jour des personnes qui se prennent (seulement) pour ce qu'elles représentent, et qui, comme les mercuriens, les lunaires, et les vénusiens, accordent trop d'importance à l'extérieur. C'est du yin déguisé en yang. Les processus d'assimilation peuvent prendre trop de place par rapport aux autres et exposer les organes du foie et ses satellites à des troubles, à des dilatations diverses, le vital étant parfois encouragé à atteindre ses limites supérieures d'expression. Il retient le moi d'aller intégralement vers lui-même au nom du champ écologique, la priorité étant relationnelle et cohésive.

L'énergie saturnienne est à part et difficile à évoquer car elle possède des manifestations purement paradoxales (construction par le rejet, sélection par l'abandon, réduction morphologique, économie de développement). Elle est très puissante, très lente, très pondérée, elle possède une fréquence spéciale, et elle était sans doute nécessaire à l'apparition de la vie (comme l'énergie solaire). Elle rétracte, contracte, évacue les volumes inutiles, réduit les choses à leur plus simple expression. Elle ramène d'elle-même le je au moi et prend facilement du recul sur le moment. C''est elle qui conduit vers la vieillesse et la mort le corps biologique qui décroît. Profonde, si elle s'empare du moi, elle en fera un être homogène par refus de l'hétérogène, cultivant sa profondeur, sa stabilité, sa gravité, en rejetant la facilité, la douceur, la fantaisie (excès de froid, de structures, d'abstraction, pénurie d'hétérogénéité, de chair, de vie, d'humidité, de mouvement). L'excès saturnien provoque une superstition de la rigueur, une religion de la géométrie, des manies comportementales et psychologiques, une appropriation ordonnée du calendrier. La somatisation est lente et affecte tout ce qui relève d'un manque de souplesse. La peau et les os sont souvent atteints, les échanges vont vers la pénurie. Le prolongement parfois artificiel de l'espérance de vie par les techniques médicales fait sans doute surgir des structures saturniennes inconnues. Les maladies dites de civilisation, comme leur nom l'indique, proviennent en partie de changements artificiels.

Les symptômes pouvant se déplacer, les correspondances physiques et psychologiques demandent une grande réserve.

      
5.1.3 L'ascension du moi

La vie ne produit pas d'êtres conscients d'eux-mêmes, mais des spécimen génériques profondément reliés à la nature qu'ils confondent avec la réalité, et qui voient d'un mauvais œil ou pas, c'est selon, les tentatives de transformation des valeurs, vu que le monde des projections psychologiques au sein duquel ils vivent leur donne parfaitement le change. Mais le moi peut au contraire s'insurger, et vouloir apprivoiser la nature émotionnelle puis la purifier et l'utiliser de la manière la plus réceptive, comme la question de l'identité peut le tarabuster tout en l'obligeant alors à rectifier certains mouvements psychologiques, certaines tendances vitales, et quelques habitudes du corps. Chacun se positionne différemment dans son aspiration à se connaître, se transformer, s'améliorer en quelque sorte, et s'il faut appeler libre arbitre cette apparente capacité de choix permanents, nous pouvons le faire par habitude, ou à défaut de concept plus vrai. Le moi qui ne cherche pas sa racine et subit le joug de la nature n'est pas libre. Il a simplement consenti à se prolonger dans l'identification lunaire de sa naissance, et le voilà qui accepte de se prendre pour ce qui lui arrive, tandis que le monde entier est perçu comme simple périphérie, un prolongement, à travers les alternatives qui se dessinent. Le moi exploratoire n'est libre de rien non plus, car le progrès spirituel ne lui obéit pas, le Tao ne se rend pas à ses faveurs, l'illumination tarde, et une certaine conformité doit être découverte. Enfin, les survivances dynamiques reviennent inlassablement à la charge, mais il est juste d'affirmer que le guerrier est libre puisqu'il a choisi ses adversaires, à l'intérieur de lui. Il aura consenti à chercher un nouveau passage, et la liberté consistera à tâtonner vers l'Ordre authentique, refuser l'autorité incomprise, marcher dans le labyrinthe sans suivre le parcours fléché de la sortie. Il est vrai que — pour tout un chacun — l'issue se joue dans l'approche du moment.

Le moi est le miroir de l'univers d'une part, créé de toutes pièces par lui, mais il est son œil d'autre part, pour qui gagne les profondeurs divines. L'homme regarde le ciel puis se sent observé par le Tout — légalement en quelque sorte. Il se soumet confusément à ce qui est au-dessus. Les fondements que l'on retrouve dans toutes les sociétés sont simples: un principe d'autorité supérieur et religieux, un modèle social, un code de valeurs que la morale et la loi font partager à tous, et enfin un rôle à trouver pour chacun, qui lui assurera sa place. Ces structures sont fondamentales et invariables, et leurs caractéristiques métaphysiques, philosophiques, religieuses, politiques et sociales, créent les conditionnements profonds des familles, des tribus, des peuples et des nations. Pourquoi ergoter sur les différences des civilisations et s'attacher à leurs particularismes, puisque aucune n'a fourni de modèle durable d'épanouissement? L'âme de la race est certes partie prenante des valeurs, mais le mystère de la vie et de la mort est toujours associé aux divinités, au ciel, à ce qui est au-dessus. Le pouvoir politique, sauf les cas récents dont nous ne connaissons pas encore la portée historique, s'est toujours et partout réclamé des instances supérieures et célestes, comme leur prolongement même. Nous atteignons par là au mental universel dans ses caractéristiques génériques de base. La religion les défend et les met en avant, tandis que le Politique, aux prises avec la défense territoriale, la préservation coutumière, n'a pas le pardon facile ni la reconnaissance de l'altérité, naturelle. Bref, un nouvel antagonisme soli-lunaire, identique à celui qui caractérise le moi générique. Celui qui s'aime lui-même a de la peine à vivre le yin, à accéder à la reconnaissance consciente de l'autre, de la vie, du Tout, du Divin; celui qui s'ouvre facilement à l'altérité, à l'existence, à l'intuition holistique et à la transcendance peine à se différencier et à gagner son autonomie.

Plus nous nous rapprochons du principe, plus nous ramenons les formes à des caractéristiques morphologiques communes, comme pour les espèces de fleurs ou de poissons, par exemple, qui ont toutes en commun certains traits en amont des apparences particulières de chaque espèce, et nous faisons la même chose pour cerner les modèles des inventions humaines. Quelques très rares principes fondent l'héritage culturel — le respect du ciel et des racines, les lois, puis les manœuvres de comportement idéal —, et ces principes eux-mêmes sont les déformations adaptées aux contraintes grégaires des vérités révélées par des individus mystiques, prophètes ou sages. Le reste constitue une sorte de remplissage esthétique et folklorique, auquel l'intelligence supramentale ne se laisse pas prendre, bien qu'elle puisse relever, à certains égards, des transformations évolutives, comme le passage de l'animisme aux religions révélées, ou du panthéisme au monothéisme, jusqu'au monisme. Les traces de l'héritage culturel sont puissantes, où que l'on naisse, et le premier travail du révolutionnaire solaire est de revoir de fond en comble le principe d'autorité dont il dépend, pour se soumettre aux seules lois qu'il aura éprouvées lui-même, et aux seuls sacrifices qu'il aura consentis, sans être manipulé par le passé ancestral, ni par une réaction revancharde contre lui, ni par ses propres survivances dynamiques.

Les formes du conditionnement sont innombrables selon les contingences, mais le principe est unique: lier le moi au non-moi par un code arbitraire mais réglementaire de signaux qui maintient l'autorité en place. Perpétuer les croyances et les superstitions permet de conserver la pérennité de la culture à travers la morale, punir et récompenser permet d'alimenter le système en préservant un équilibre entre l'homogénéité d'ensemble du groupe et l'hétérogénéité toujours menaçante de l'individu en révolte contre le passé et les structures établies. Mais ce système est révolu. A défaut de trouver une identité dans le renouvellement perpétuel des impressions du présent, le moi conditionné puisait dans toutes les mémoires disponibles la pérennité de son existence, sans discerner dans le passé les éléments dignes d'être conservés de tous les autres, ces miroirs confus de l'émotion tribale, du sentiment familial obligatoire, de l'identité culturelle, du pattern religieux. Les formes de ritualisation qui semblent fondre les aspirations subjectives dans le creuset unique des valeurs collectives n'ont mené qu'à l'intégrisme, au mépris de la femme, aux superstitions. La symbolique sacrée, chemin des initiations intemporelles, s'est perdue elle aussi, l'humanité restant orpheline.

Nous balbutions encore l'union des principes, et s'il est aisé de la pressentir une fois l'appel entendu, il est avéré que les sociétés et les cultures favorisent le yang et éliminent les structures pour les individus yin: les femmes ont toujours été exploitées. Les avatars doivent créer des ordres monastiques, avec toutes les réglementations inutiles, pour permettre aux individus profonds et réceptifs de se préoccuper réellement de comprendre ce qu'ils sont et qui ils sont, s'ils échappent à la fascination commune de l'action et de l'ambition.

      
5.1.4 La gamme psychologique

Les personnes attachées aux prérogatives du corps, les sensations, respectent en général d'une manière confuse et inconsciente les anciennes valeurs familiales, la morale primaire de la loi du talion. Les choses sont pour elles d'autant plus réelles qu'elles sont concrètes et proches. Elles peinent à abstraire et à reconnaître les valeurs lointaines comme elles se méfient a priori de tout corps étranger. Mais elles possèdent un potentiel fusionnel qui peut les emmener sur la voie holistique, seule alternative à l'intégrisme.

Les personnes gouvernées par les sentiments semblent plus ouvertes aux valeurs de métissage et d'ouverture, mais elles demeurent manipulées par des archétypes inconscients religieux, et des préjugés tenaces sur le bien et le mal. Elles projettent nécessairement dans les autres, la famille et le clan en tout cas, un droit de regard dramatique sur le comportement et les valeurs des proches. Mais elles peuvent comprendre la nécessité d'une différenciation plus authentique, après avoir souffert de leurs propres dramatisations émotionnelles.

Les personnes attachées aux prérogatives mentales s'évertuent à vivre leur propre liberté et respectent assez naturellement celle d'autrui, mais elles peuvent tout aussi bien favoriser l'évolution par une ouverture holistique que la freiner en projetant toute leur énergie dans leur propre recherche d'épanouissement — sans aucun respect réel pour les autres et la Terre.

Les émotions les plus négatives peuvent être observées en fonction de ce qu'elles peuvent libérer comme aspiration de conscience. Puis la découverte du sens indissociable de l'existence individuelle et de la création universelle fonde un regard nuancé et profond, et surtout, curieux de comprendre le champ du réel quelles que soient les difficultés qui se présentent.

Les projections rôdent autant dans les processus d'identification que dans les procédures de différenciation, et des erreurs se produisent également dans la manière de les articuler — la seule raison à tant de souffrance. Le yin et le yang nous tiennent, jouent avec nous, les fusions délétères menacent les individus trop faibles, les différenciations abusives menacent ceux qui méprisent le yin, la fluidité, le féminin, le tendre, l'ouvert, le Tao, et qui croient en leur propre force. Des perpétuations inutiles freinent la découverte solaire, des innovations arrogantes fondent une liberté fantasmée. Nous dépendons à chaque instant de ce qui n'est pas nous-mêmes, l'intelligence qui nous parcourt, le désir qui nous lie à la vie, le corps emprunté à la matière lourde et qui tient lieu de racine pendant l'incarnation, sans parler de l'âme du moment ou du lieu, de la configuration événementielle brodée de motifs relationnels.

Maîtriser cela, ou le contrôler, relève de la fable pure et simple. C'est en comprenant les paramètres de l'interdépendance que l'évolution s'exprime — ce qui permet de les modifier sans les trancher, sans les sous-estimer ni les mépriser.

Il n'y a rien à découper. Le moi doit s'ouvrir sans s'amalgamer, se différencier sans se couper, se donner sans se perdre, et il doit enfin découvrir en permanence pour ne pas se scléroser — conserver la reconnaissance du mystère —, lui qui change de lieu au gré des paysages ou des époques, et l'explorer davantage. Le supramental ne fera pas disparaître ces conditions. En revanche, il rendra plus facile le sentiment de la voie propre à chacun, et il permettra quelques raccourcis par rapport aux époques antérieures. L'autorité sera plus facilement placée en soi-même ou directement en le Divin.

   
5.2 L'Expansion du dialogue intérieur
      
5.2.1 Le champ de bataille

Le yang vient du yin et y retourne. Toute chose dissimule son origine, s'écarte de sa fin, puis l'accomplit. L'Un se regarde depuis plusieurs perspectives qui se contrarient. La potentialisation déguise l'actualisation, l'homogénéité dissimule l'hétérogénéité, la durée masque le potentiel éternel, le principe cache la manifestation comme la graine l'arbre. L'Esprit et la matière sont la même chose. Aucune ligne de démarcation n'est plausible entre les deux, sinon pour des approches utiles, pour des distinctions pratiques. Mais au sommet de la conscience, la matière est de l'énergie figée, endormie, saturée de processus intérieurs d'une vitesse inimaginable. De la même manière, le moi est l'involution consciente du non-moi, un Tout miniature, et le non-moi est un gigantesque moi, innombrable, un seul être conscient — ce que révèle le supramental, et ce dont se souvient la Gîta:

«Partout sont ses mains et ses pieds, partout ses yeux, ses têtes, ses faces, et partout ses oreilles; il réside dans le monde et en enveloppe toutes choses.
Sans avoir lui-même de sens, il transparaît dans les fonctions des sens; il n'est attaché à rien et pourtant soutient tout; sans qualités, il jouit de toutes les qualités»
. Le moi revient un jour ou l'autre à un moi impersonnel et universel: «Ce n'est pas en s'abstenant des œuvres que l'homme atteint le non-agirNaïshkarma dans la Gîta, correspondant au wu-wei chinois, ni par le simple renoncement qu'il parvient à la perfection», précise le Bienheureux.

L'espèce humaine, dans sa grande majorité, continue de voir dans le non-moi le prolongement du moi — un miroir et un faire-valoir —; et l'extérieur se pare des dualités intérieures qu'il semble réveiller et mettre en œuvre. Tout est donc prétexte à discorde. L'esprit, conforme par la dualité aux principes, torturé par le oui et le non, passe le plus clair de son temps et dans tous les domaines, à essayer de déterminer si un zèbre est blanc à rayures noires ou noir à rayures blanches, sous prétexte de déterminer son origine. Les notions les plus réelles pour le Mental existent en quelque sorte par elles-mêmes, comme le vrai, le juste, le beau, le bien, et sont indépendantes de toute racine contingente, elles n'ont donc pas de contraire déclaré observable, ce qui permet de les assaisonner n'importe comment, de les projeter sur les objets de son choix avec une telle marge de manœuvre que les appréciations dites éthiques et morales sont en réalité aussi capricieuses et arbitraires que les désirs ou les peurs, ce que montre l'intégrisme avec panache. Ce que personne ne veut aujourd'hui reconnaître, c'est la perte de la valeur authentique de l'écoute et de la solidarité, en dépit de la fracture entre l'économique et le politique — où une grave régression apparaît puisque le politique s'inféode à l'économique — la mondialisation, une inversion qui met le haut en bas et le bas en haut, le principe lunaire cherchant à contingenter à sa manière la lumière dont il dépend, sans qu'on puisse enrayer la stratégie du profit, qui écrase les valeurs de solidarité.

En suivant le simple système des combinaisons entre les choses, nous voyons que la création des valeurs culturelles obéit à des principes beaucoup plus lâches que ce que nous pouvons admettre sans nous sentir humiliés, et nous sentons que nous sommes parvenus à un cas de figure très dangereux, où le faire semblant triomphe. Le moi générique, la projection sémantique avec le discours de la pensée et le champ écologique sont trois univers communicants, que le temps pousse en avant, en arrondissant aux angles les configurations du passé qui s'érodent et s'émoussent, les structures sociales — mais sans que des inspirations vraiment nouvelles n'entrent en proportion suffisante pour garantir à l'Histoire un mouvement vers l'Harmonie.

Sri Aurobindo ne s'est pas avancé, dans «l'Idéal de l'Unité humaine,» sur la durée nécessaire à faire une Terre unie, et nous nous en tenons nous-mêmes au paradigme de l'évolution individuelle, n'ayant aucune lumière sur l'avenir collectif.

Le moi s'arc-boute contre plutôt qu'il ne s'appuie sur, il se cogne au concret des contingences et, comme nous nous épuisons à le peindre, le contrepoids, le levier, est virtuel, invisible, décisionnel, intérieur et profond, tandis que l'actuel, le tangible et l'établi sont toujours en retard sur le moment pur. Le monde social est infesté des projections psychologiques dans tous les domaines, qui prennent la forme de toutes sortes d'objets matériels, de structures de groupe, d'institutions, de modes comportementales, et cela finit par devenir une sorte de croûte entre la Terre et l'homme qui perd le contact avec les réelles instances célestes.

Nous tirons donc vers la lumière, avec le supramental, ce qui lui résiste, encore faut-il savoir la reconnaître d'une part et déloger l'obscurité d'autre part, et que la contagion solaire s'établisse. Or, il n'y a pas d'obscurité proprement dite, en dehors du tamas, l'inertie sidérale qui précède toute vie, mais dont la trace fractale se retrouve partout. Tout le reste est mélangé, chaque couleur déboute le noir si elle masque le blanc, et nous en revenons donc au modèle de la réalité, des milliers d'entrelacements — un nœud de serpents d'énergie, qui se moque «pas mal» de ce que nous pensons. Comme l'homogène et l'hétérogène sont en réalité la même chose, un seul mouvement d'ensemble qui subit des poussées et départage de nouveaux équilibres en composant ou décomposant de nouvelles formes énergétiques, le fluide et le solide ne cessent de se transmuter l'un l'autre.

Le négatif devient positif, le positif devient négatif.

Cette loi est oubliée, et cet oubli entraîne la conquérante naïveté des êtres humains à se changer ou à changer le monde à partir de stratégies abstraites, alors que c'est à chaque moment que l'alternative se présente entre l'ouverture et la fermeture, l'écoute et l'expression, la ligne droite et l'obstacle, l'atermoiement et la décision, le refus et l'accord. Chercher à plier le monde, à s'emparer de l'instant à ses propres fins, fait toujours surgir les survivances dynamiques de colère, d'intransigeance, d'autoritarisme, de dominance, de rejet. Se laisser absorber sans intuition profonde de son être dans les événements appelle à la surface les déceptions, la soumission, la velléité, le complexe d'abandon, la rumination émotionnelle, l'hypocrisie, la négligence, la dépendance, le laisser-aller et la paresse. Les stratégies sont donc en dehors de la réalité, mais elles ont le pouvoir de la modifier par l'acharnement de la pensée à poursuivre l'organisation de ses préjugés, et à les infuser dans la matière. Dès que nous oublions la rapidité de la vie, les foules de paramètres entrelacés dans la même structure, dès que nous en revenons à la plate magie des sens qui oublie l'intérieur des êtres et des choses, nous statuons en surface des décrets qui ne résisteront ni aux poussées souterraines des obstacles ni aux prises de conscience subites du dessus.

L'obsession de contrôler le temps, de le niveler dans le préférable, de le détourner de l'indésirable, permet de fuir les sédimentations des forces et des moi(s), et d'oublier ce qui est — le jeu du dialogue intérieur —, tandis qu'on refoule la manifestation des survivances dynamiques en attendant qu'elles reviennent: une manière de broder le subconscient et le conscient dans des motifs psychologiques homogènes, les crises habituelles, les colères et les plaintes, les brusques velléités de changement éphémères.

Tout événement laisse une trace, crée une mémoire.

Le temps s'incruste dans le non-temps. Toute mémoire finit par se dissoudre ou remonter à la surface quand sa correspondance l'appelle. Le je est parfois cascade, torrent, fleuve, quelquefois étang. Le témoin du réel sensible est comme un océan traversé de courants innombrables, le moi et le je jouent à être le même ou différents. Là où le verbe apparaît dans la phrase la plus banale, des millions d'années d'expérience ont façonné un programme plus parfait que nous-mêmes. Quoiqu'il nous arrive, à quelque moment que ce soit — une phrase se formera pour témoigner de notre présence imprescriptible, de notre adhérence absolue au souffle vivant. L'identité et le champ se rencontrent sans cesse.

      
5.2.2 Le dialogue intérieur

L'événement représente toujours plus que sa portée objective, et il est symbolisé en obstacle ou en aide, d'une manière entièrement subjective. L'obstacle a la même valeur que l'allié. Personne ne réagit de la même manière devant une crise, un deuil, une maladie sérieuse, comme nul ne tire des grands moments gratifiants le même mode d'emploi, d'où ce néologisme de «pochoir psychologique» pour caractériser les codages ultimes des événements fondamentaux par le moi unique, vers une configuration déjà existante. Dans le cas d'une étude événementielle, le je ramène au moi, et nous accordons une sorte de valeur à la situation qui s'imbrique dans le moi, qui pose une question ou engendre une crise, de telle sorte que nous risquons de circonscrire l'identité à la manière dont le sujet se projette dans les événements, sa tactique de réaction devant l'accident et l'occasion. Dans le cas d'une étude du caractère, c'est le moi qui délègue le je dans la situation envisagée, et ce sont les structures permanentes que l'on découvre qui vont rendre compte de l'occurrence de la situation, de sa correspondance avec la mentalité du sujet. L'on pourra alors détecter comment le moi aimante des circonstances analogues à sa personnalité — qu'il en ait on non conscience, qu'il veuille ou non le reconnaître, et appert une stratégie où des règles s'emberlificotent sur des contenus subconscients.

Voilà établi qu'il faut parcourir la navette psychologique dans les deux sens pour ne rien laisser de côté — du moment au sujet, du je au moi, puis du sujet à l'événement, du moi au je — étant donné que tout ce qui nous caractérise est finalement constitué par un dialogue intérieur entre le centre qui juge et le je qui ressent.

Bien que ce soit une illusion de départager le moi du je comme deux entités différentes tant elles s'imbriquent, cette distinction peut être néanmoins utilisée à toutes fins utiles pour comprendre le système de représentation de la personne. Ce qui arrive possède forcément une signification au-delà de l'événement lui-même, comme une note n'a pas de sens sans la mélodie qui l'entoure, et l'interprétation de l'événement renvoie donc au moi lui-même et non à l'événement proprement dit, qui devient prétexte à saisir les motifs intérieurs. Le sujet fabrique une structure homogène pour toujours «retomber sur ses pieds» en proportionnant d'une manière très subjective sa présence de principe à lui-même, son palper du moment, le je, et enfin la relation intime à la durée, considérée comme un pur objet extérieur chez les évoluteurs, ou comme le prolongement de soi-même chez les autres, un territoire personnel, où l'intrusion du non gratifiant est considérée comme une injustice.

Se sensibiliser aux scènes de ménage entre le moi et le je constitue une part révélatrice de l'ascèse, qui semble moins gratifiante que les illuminations, mais qui les prépare, et qui permet d'explorer les ressources du temps lui-même. Le moi et le je convergent et s'épaulent pour aligner leurs harmoniques sur le même ton, et cela se fait tout d'abord à travers le contraire — la prise en compte des poussées hétérogènes, des mouvements du chaos, des retours des survivances dynamiques et des conflits intérieurs.

À force d'étudier les configurations astrales qui président aux naissances des individus et de les comparer aux personnes correspondantes, nous avons découvert que la proportion entre le moi et le je est variable. Certaines personnes ont un je rudimentaire tant elles se concentrent sur elles-mêmes, d'autres ont un je si développé qu'il dissimule complètement le moi. Parfois les deux font bon ménage, parfois il est clair que l'un deux tyrannise l'autre, ce qui ne surgit naturellement qu'en un certain type d'occasions. La réconciliation avec la durée est souvent la clé d'une harmonisation, et elle est rendue très difficile aujourd'hui par les clichés qui conditionnent la représentation du temps. Le temps est facilement «perdu», mais par rapport à quoi?

La présence à soi-même et la présence au moment sont deux réalités distinctes que l'évoluteur développe, équilibre, épaule l'une sur l'autre par le vivekâ, qui coud en démêlant et démêle en cousant.

Pour le moi générique, ces deux présences sont confondues en une seule, comme deux liquides de même densité n'en forment bientôt qu'un, ce qui permet une confusion entre le moi et le non-moi, par le je qui y adhère fermement, confusion suffisante pour faire travailler les sensations et les pensées d'une manière homogène. Mais dès que le moi aspire réellement à la conscience, il revient sur lui-même avec assez de persistance pour ne plus se prendre pour ce qu'il éprouve dans tel moment donné. C'est là que le problème se complique, étant donné que le moi fort va inféoder le je à ses sélections d'ambitions personnelles, et le déléguer dans la lecture événementielle pour qu'il ramène des informations, des objectifs, des contextes, des projets correspondants. Le reste sera quantité négligeable.

Ou bien, chez les réceptifs, c'est le je qui peut commencer la procédure d'éveil dès que le souffle du vent lui rappelle l'Esprit, que le ciel l'interroge, et là aussi un réel danger existe. Le sujet trop ouvert peut investir dans le je une telle confiance, le dilater à une telle dimension qu'il finira par passer devant le moi jusqu'à s'y substituer par la faiblesse émotionnelle, l'identification sentimentale, voire le sentiment religieux ou la mystique floue. Une large partie des techniques dites spirituelles, et dans lesquelles on investit en général trop d'attentes, est destinée à valoriser un je pur, fondu dans le moment éternel, délivré des mémoires du moi, et revenant sur le moi pour le purifier. D'autres visent le contraire, cherchent à annuler les sensations, pour mettre le moi face à lui-même quand le spectacle fourni par les sens disparaît. Le sujet aperçoit alors, à partir de sa note fondamentale, les numéros de comédien que le je continue de jouer, puisque la pensée n'est jamais vaincue définitivement avant le soi, et que le je perpétue sa rumination dans la méditation censée la faire taire.

Absorber le moment et s'y projeter sont deux choses différentes.

En continuant sa route avec beaucoup de finesse, l'évoluteur apprend à discerner quand le je parle au moi, et quand le moi parle au je, deux procédures intérieures inverses, qu'il convient de ne pas confondre, et qui sont rarement utilisées vraiment consciemment.

Vu la richesse radicale de la différenciation du moi et du je, et sa profondeur abyssale si nous entrelaçons les dialogues où le moi change sous la pression du je, et ceux où il arrive le contraire, nous ne nous étonnons pas que les enseignements spirituels exploitent cette mine très simple, en décorant les procédures de considérations inutiles. Le moi peut parler au moi sans passer par le je, dans les inspirations profondes auxquelles ont peut s'essayer, quand la connaissance du mystère exige un bond en avant, et ce processus devient naturel à partir du soi. Tout ce qui est de l'ordre contingent disparaît alors, et, si le corps physique est en excellente condition, les contenus sont profonds et satisfaisants, les Idées pures s'enchaînent et cherchent une piste vers l'être psychique. Le je peut également se parler à lui-même intelligemment, sans se soucier du moi, à partir d'une attitude qui se veut exclusivement rationnelle, ce que font nombre de philosophes ou d'intellectuels soucieux d'éviter les critères personnels dans leurs analyses, et qui tentent de trouver une intelligence objective qu'ils soumettent à un objet, et cette procédure permet parfois de jeter sur soi un œil critique et transformateur, au bout d'une longue boucle — avec une sorte d'effet boomerang, ou d'effet Larsen très puissant, c'est-à-dire un choc en retour bifolié, humiliant pour l'ego, lumineux pour l'âme en progrès: le moment intelligent aura soudain percuté le moi enlisé pour lui montrer ses faiblesses, ses lacunes, ses limites, et un changement intérieur radical peut alors se produire.

Mais s'il s'agit du je générique qui opère en circuit fermé, le contact avec le moi se perd, et «la folle du logis» s'installe, le mental se noie dans l'événementiel et le pousse en avant, friand de solutions contingentes, de petits calculs, tandis que la force stable du moi peut s'écrouler ou atteindre une rigidité dangereuse. Le je qui ramène au sujet ses propres investigations jusqu'au moi central qui les ausculte, constitue un processus évolutif sûr, si la navette est équilibrée. Le moi qui ordonne au je de changer, de prendre du recul sur l'identification immédiate, tout en le laissant disponible et curieux, inaugure une manière de reconnaître le chantier psychologique, et c'est la procédure la plus préconisée dans les traditions. Le je s'ouvre et se dilate, et le moi découvre l'abondance des pistes et des espaces comme s'il recouvrait la vue, s'abandonne à la richesse des autres et à la variabilité des valeurs en acceptant les différences, puis il recherche la clé du mouvement conscient dans l'appel du silence.

Toutes ces combinaisons peuvent alterner naturellement, ou être sélectionnées en fonction d'une expérimentation jugée utile, mais elles demeurent fondamentalement des jeux, bien que des insights puissent en surgir, puisque il est inutile de leur demander de résultats précis, mais elles peuvent attiser le feu de la recherche. Nous condamnons fermement l'idée de se prendre au sérieux dans la voie divine, et de déterminer outre mesure le passage du temps, autrement que par une aspiration presque violente et une attention permanente sans objet. Il y a une telle légèreté dans la durée, et de telles indéterminations, que le regard pur et curieux, sans nervosité ni attente particulière, décèle beaucoup plus de choses que le je acharné à comprendre et à déchiffrer, puisque les deux angles du moi et du je, solidaires, décideraient alors de fermer l'angle du moment d'une manière si aiguë qu'il ne pourrait rien révéler d'autre que ce qui est déjà attendu ou prévu. Le pouvoir saturnien, non équilibré, fabrique des contrefaçons habiles de voies spirituelles.

Nous décrivons les modes fondamentaux de l'activité de l'esprit, pour que chacun apprenne simplement à départager, au sein de ses contenus psychologiques, ceux qui sont subis et contraints, de ceux qui sont suffisamment légers et purs pour démanteler d'une part les itinéraires mentaux fermés, source de plafond spirituel, et dissoudre d'autre part les exigences usurpatrices du vital, à l'affût de modeler le je à ses fins personnelles. Peu importe, pour l'ensemble de l'évolution individuelle, quel moment suggère une bifurcation, si c'est là l'occasion pour l'identité déjà structurée de briser le temps, de s'extraire de la turbulence événementielle, et de fonder le moi en complétant l'aller vers l'identification par le retour vers la différenciation. Le moi ne maîtrise pas le je, soumis à des événements qui semblent hétérogènes tandis qu'il est précipité dans la durée. Le je, vous l'aurez remarqué, possède des intonations dramatiques diverses, liées au moment et produites par lui, tandis que le moi possède une température habituelle, un sentiment d'être peu fluctuant — une base plus étroite, soit une note fondamentale que le sujet manifeste dans la solitude ou la tranquillité. L'appareil perceptif de chacun est tourné vers la saisie avec aisance de certains types d'événements, d'idées, de comportementsLes jumeaux astraux ayant une âme et une éducation différente utilisent les mêmes pattern où l'on retrouve, grosso-modo, l'emprise des mêmes survivances dynamiques et des mêmes prédilections., mais aussi pénalisé par un champ rétréci — pouvant aller jusqu'à l'angle mort dans certains secteurs — (conscience physique, émotionnelle, relationnelle, affective, morale, analytique, synthétique). Dans tous les cas de figure, le ménage moi-je est en cause.

La complexité de l'approche se confirme, et deux dangers guettent, — soit faire prévaloir le sujet sur le contexte, et minimiser ainsi le rôle (traumatisant ou gratifiant) de l'objet ou de l'événement, — soit faire prévaloir le contexte en valorisant l'impact événementiel sans soliciter le potentiel solaire, cette conscience individuelle capable d'absorber la crise et de s'en libérer.

      
5.2.3 La traversée des mémoires

La consécration solaire met un terme au mélange subi d'ordre et de chaos qui caractérise le passage du temps. Dans l'ordre seront traquées l'habitude et la péremption, dans le chaos apparaîtront les indices de nouveaux espaces homogènes. Celui ou celle qui accepte intégralement sa condition, ses mouvements psychologiques, la béance de son identité, est comblé par le projet de la découverte permanente qui s'ouvre, et ce qui est de l'ordre de la convoitise perd naturellement de sa puissance, car des intérêts plus profonds entrent en jeu.

Le drame du désir ou du manque n'envoûte plus le moi amoureux du mystère.

Cette vérité simple a été ensevelie sous des finalités: on finira par s'attacher au non attachement dans l'hindouisme, désirer l'état sans désir dans le bouddhisme, chercher à ne rien trouver dans le zen, on se forcera à aimer dans le christianisme, dans un jeu de cache-cache où le mental n'est pas démasqué, mais simplement maquillé de non mental. Trop s'attacher aux obstacles, c'est leur donner puissance; les mépriser, c'est faire preuve d'arrogance. Les nommer sans vouloir les réduire revient à créer des fantômes, et nous en revenons donc toujours à la folle du logis, celle qui fait voir un serpent dans un bâton, à la tombée de la nuit. Le travail de déchiffrage de l'entrelacement entre les corps, entre le je et le moi, s'effectue sans qu'aucune considération de facilité ou de difficulté vienne le modifier. Croire au facile escamote certaines résistances, croire au difficile sert le nain intérieur générique, qui tient à son univers rampant.

Le mental physique jette son vernis gris sur toutes les situations inattendues, l'aveu qu'il les craint et qu'il se prépare à la défensive. L'obstacle est pour lui une erreur de la nature, et il rêve d'un monde où ils soient tous éliminés. C'est une petite intelligence spécialisée que révèle le supramental. Quand le mental et le mental physique flirtent à qui mieux mieux, le Tout se résume à une menace perpétuelle. La spontanéité est suspectée d'attirer le danger comme l'aimant attire le fer, et là se dessinent les régressions profondes. Nous préconisons l'inverse, l'abandon des représentations abstraites, la disponibilité pure qui se moque du danger et de la peur autant que de la satisfaction et du désir.

Les obstacles jouent alors leur rôle dans l'éternel présent.

Hétérogènes, ils permettent de changer la forme des configurations psychologiques qu'ils percent, et de transformer les contextes relationnels pour les fluidifier ou les élargir. Les obstacles obligent le je à remonter jusqu'au moi, permettent de passer de la périphérie du moment à la structure d'identité, puisque, l'équilibre étant rompu, il faut bien remonter vers le centre voir «de quoi il en retourne». Les obstacles sont si efficaces que certains mystiques les fabriquent de toutes pièces pour se libérer de la fascination extérieure, comme Pascal portant un cilice, Saint-Augustin prenant des bains d'ortie, le modèle demeurant l'énergumène qui replongeait dans la gangrène de sa jambe les vers qui s'en éloignaient en leur disant: «Contentez-vous de ce que Dieu vous donne». Les obstacles sont le partenaire idéal du je ouvert, cherchant, sans l'idée préconçue d'aboutir, de perpétuelles transformations, de nouvelles ramifications à la totalité.

Ils sont donc bienvenus, toujours présents, toujours abouchés à quelque souffrance ou complaisance, quelque incapacité ou tricherie, et, accueillis, ils nous dispensent d'écrêter l'existence en l'enfermant dans un sens précis qui nous en donnerait un mode d'emploi truqué, un itinéraire en ligne droite sur une carte imaginaire.

C'est un leurre de se contenter d'une perspective événementielle qui va donner au contexte force de loi, pour expliquer la manifestation d'une tendance par un événement qui la potentialise, et c'est la même illusion de voir les tendances du moi dans une sorte de suprématie ontologique, qui feraient des objets et des événements où elles se projettent de simples prétextes à les extérioriser. La vérité est dans la double organisation de la psyché. L'objet cherche à attirer la tendance, la tendance pressent son objet, cherche à le définir, puis à s'y projeter s'il est rencontré.

Cette vision est plus complexe que celle des thèses minimalistes. En effet, les psychologies matérialistes établissent l'objet comme seul responsable ou presque des tendances mal vécues. Les peines viennent des parents peu à l'écoute, des mauvais partenaires, des situations difficiles, des mauvais choix considérés par rapport à leur manifestation et non à leur origine. On met alors en cause le schéma circonstanciel et non la configuration psychologique qui l'a matérialisé. La tendance est vue comme une force allant de soi, qu'il ne faut pas contrarier, et qui demande des investissements. Dans cette perspective, le monde lunaire — contingent — est jugé comme la cause de l'échec. On se sera juste trompé de partenaire, d'employeur, de médicaments, voire de médecin ou de religion, tandis que le moi est dédouané: c'est un moi générique qui n'a pas lieu de se mettre en cause ni dans ses convoitises ni dans l'image fantasmée qu'il poursuit de lui-même et de la réalité. Nous connaissons les limites de cette conception: le bonheur est dû au moi, et il peut se le procurer moyennant quelques ruses, et par l'habileté à sélectionner le bon partenaire, le bon métier, le bon médecin, le bon gourou. La vie et son mystère restent intacts, et l'identité est une jachère définitive. On cherche à obtenir ce qui manque sans se remettre en question, en légitimant toujours le moi et ses caprices tout en lui apprenant à faire de bons choix.

Dans les thèses de la psychologie spirituelle, ce sont au contraire les tendances et le moi qui les projette qui sont mis en cause, considérés comme seuls responsables, ce qui est fondamentalement exact, mais il arrive qu'on sous-estime, de l'extérieur en tout cas, le rôle révélateur de l'objet. Ces deux formes de psychologie sont pertinentes dans une optique donnée, la leur: l'épanouissement du moi générique pour la psychologie matérialiste, l'élévation du moi individuel pour la psychologie spirituelle. Mais si l'individu ne se préoccupe pas de se couper du jeu de la vie, s'il n'est donc pas un bouddhiste ou un brahmane orthodoxe, s'il n'est pas un ascète ou un moine, il éprouvera les tendances psychologiques dans un champ où les objets qui leur correspondent se présenteront tous. Quand la liaison s'effectue, il n'y a ni prédominance de la tendance ni prédominance de l'objet. Les deux sont accouplés dans la manifestation par une union puissante, bien qu'elle puisse être provisoire, et en grande partie imaginaire.

Les faits sont là. La demande d'approbation et le complexe d'abandon rôdent dans le jeu relationnel, amoureux ou familial, ce sont les deux faces yin et yang du substrat psychologique souterrain vénusien — et des moments surgiront pour créer les émotions correspondantes et, même rares, ils peuvent laisser des traces.

L'image de soi (dévalorisante ou narcissique) filtre les événements pour leur donner une signification préconçue, ou pour les interpréter a posteriori en fonction de ce que l'on pense de soi-même, ce qui en déforme la portée réelle, ce sont les deux faces du flux solaire s'essayant à bâtir l'identité avec la fausse appréciation de soi, trop positive par le yang, trop négative par le yin — et l'apparition de quelques contextes forcera le moi à truquer l'interprétation pour se protéger, ce qui peut devenir une habitude.

Le désir sexuel et les possibilités de rencontre contractent des moments d'intimité multiple où les partenaires potentiels entrent en lice parés de saveurs diverses, faisant ainsi jouer la marge de manœuvre de la tendance martienne et, si les choses tournent mal, la colère, une de ses sentinelles obscures, vient aider le sujet à exprimer sa jalousie, son exacerbation, sa déception, son exigence.

Les besoins de jouer un rôle pour les autres, la famille, la société s'amalgament et s'entrelacent profondément à l'identité s'exprimant dans le milieu, puis créent des structures décisionnelles et des types de comportements, bourrés de projections et de jugements de valeur, où s'épaulent les deux pouvoirs grégaires, la projection jupitérienne et la cristallisation sélective saturnienne, avec l'alternative du compromis et de l'intégrité, de la concession et de l'intransigeance — jeu commun où les élites, les notables, les privilégiés se laissent prendre, dissimulant leurs sentiments, jouant des coudes et portant des masques.

Les configurations des flux psychologiques tissent le moi avec le non-moi, quelle que soit la conscience qu'il en possède.

Quant à l'ensemble, sa forme lui est donnée par le ressenti qui lie le moment au moi, et permet ainsi la transformation permanente des relations entre le sujet et l'objet — dans un drame très rapide. Tout se tient, tout est interdépendant, à une vitesse qui nous dépasse, d'où la fatalité des indigestions qui concernent les événements inassimilables, indigestions mentales pour les forts — leur propre image est en cause, indigestion émotionnelle pour les faibles — leur capacité relationnelle est mise en défaut. Les deux blessures ne sont pas incompatibles, et peuvent se contaminer.

La conscience et ses objets ne cessent de se refléter réciproquement.

L'objet est le miroir de la tendance, la tendance le miroir de l'objet.

Cet aspect-là est oublié car c'est le socle des ténèbres et la cause de l'échec de l'humanité. Les philosophes mangés par leurs idées, les fanatiques avalés par leur foi, les humanistes à la lisière d'intégrismes supérieurs, les éveillés absorbés par le soi et qui perdent de vue son utilisation; les carrières qui dévorent les individus qui s'y consacrent, les femmes réduites à la mère, la maîtresse ou l'épouse, tout cela prouve que non seulement la tendance finit par trouver son objet, l'évidence même, mais que l'objet transforme la tendance elle-même et se l'accapare — paradigme oublié, humiliant, connu de quelques sages sévères, et révélé par les avatars.

La bosse dans le dos, comment la voir?

Le retour de l'objet sur la tendance est un problème plus épineux que celui de l'aller, qui trouve ou non ce qu'il cherche à épouser. L'aller va de soi. Le feed-back est beaucoup plus complexe, puisque la conformité entre l'objet choisi et la tendance est toujours fluctuante. Les couples se disputent, la manière de vivre sa religion ou sa spiritualité renvoie aux principes, à l'examen de la fidélité du moi par rapport à eux, ou à leur modification par l'expérience positive si elle est consciente, un approfondissement. La relation avec les enfants met à l'épreuve les principes de l'éducation, et l'alternative revient à la charge, entre la décision principielle qui maintient l'autorité par le symbole de la punition, et la décision formelle, qui arrondit les angles en tenant compte de la situation, et qui se contente de la réprimande et du pardon. Le concept juridique de «circonstances atténuantes» évoque aussi l'élasticité qui est nécessaire pour analyser les pattern circonstanciels et les configurations psychologiques dans un seul motif d'ensemble, pour dégager l'acte commis de l'intention plus ou moins puissante qui l'a autorisé. C'est donc en profondeur qu'il faut plonger pour trouver les véritables causes des contrats, conscients ou mécaniques, entre les tendances et leur manifestation.

Les tendances sont aimantées par les objets qui leur correspondent, et là, le monde du chaos préside avec les circonstances, et c'est la situation qui provoque la colère dévastatrice, la mélancolie profonde, le viol, le meurtre, le suicide, la convoitise obsessionnelle ou la peur.

Mais l'inverse est vrai: plus une tendance se concentre, plus elle finira par attirer l'objet qui lui correspond. Là se trouve le jeu inextricable. Une tendance peut être combattue de l'intérieur tant qu'elle ne trouve pas d'objet digne de la subjuguer, ou de la nourrir, mais si ce dernier se présente, le moi et le non-moi s'attachent et se relient, se combinent et ne font qu'un. Il ne manque pas d'exemples où les survivances dynamiques, presque vaincues par le refoulement, voire la maîtrise, se déchaînent soudain en traversant la personne. Les massacres en Inde, au moment de l'Indépendance, ont caractérisé des communautés confites de dévotion, qui, hors émeutes, peuvent passer pour des modèles universels de tolérance. Des individus mal consacrés au mystère, et qui croient domestiquer leur nature, peuvent attirer des entités puissantes et devenir de faux messies de grande envergure par channeling, puisque leur concentration ambitieuse est récupérée par des entités malignes. Des idéalistes trop enflammés peuvent manipuler des foules entières pour imposer leur ordre moral, qu'ils croient révélé par Dieu. Des ascètes peuvent devenir fous en voyant une jeune fille se baigner en riant au bord d'une rivière, ou se surprendre à la poursuivre. Le combat contre la nature «inférieure», selon l'expression de Sri Aurobindo, est une nécessité. La volonté de l'âme contre la volonté de la nature est la voie du guerrier absolu. Transformer les survivances dynamiques par un combat violent contre la violence même du désir, une guerre ardente contre les feux de l'ego et sa volonté dominatrice, et contre le vital inférieur, peut être tenté. C'est la voie du héros.

D'autres chemins sont sans doute possibles dans le secret des cœurs, parce que le vital est un monde à lui tout seul, qu'on ne peut réduire à un monstre. Le vital peut collaborer à des projets qui lui sont supérieurs, une partie de la sexualité peut se transformer à travers son usage même, dans des conditions favorables, pour certains. Puisque tout est alternative: tout est à double tranchant —, et seule la connaissance intime des énergies et des processus permet de comprendre en quoi ils servent ou pénalisent le projet évolutif.

Les cartes sont neutres et faciles.

Le territoire comporte les satisfactions et les dangers.

      
5.2.4 La puissance du moment

Qu'il s'agisse de tomber amoureux, qu'on s'occupe de découvrir enfin une philosophie qui résonne en soi jusqu'à s'y engager ou que l'illumination se présente quand le moi est concentré et que le voile se déchire enfin, il demeure impertinent d'établir l'indépendance absolue du moi à l'égard du non-moi, puisque le moment, qu'il participe ou non d'un cycle, a son mot à dire. Escamoter l'objet est périlleux, et tous les systèmes où cet évitement est préconisé ne donnent pas plus d'adeptes conscients que ceux qui se lancent dans l'inconnu, sans aucune recommandation.

La formule de la liberté aurait été réservée à des adeptes dits supérieurs, depuis trois mille ans, et déconseillés aux autres. Mais si nous remontons la pente vers la lumière, le temps est venu de faire confiance et d'abandonner les tortures, et la sacralisation des obstacles. Il y a encore beaucoup de personnes qui mettent des cailloux dans leurs chaussures pour se sentir des adeptes spirituels vraiment dignes, et elles se créent des difficultés inutiles. En réalité, il suffit de marcher pieds nus pour obtenir le même résultat. Il faut donc établir une bonne fois pour toutes ce qu'il faut suivre, puisque ni les réglementations ni le cours de la nature ne sont de bons guides. En fait, il n'y a rien à suivre, puisque c'est le déroulement même des choses qui est réel, et non pas le comment cela devrait se produire. Là où Bouddha décrit une procédure, ce qui arrive au moi qui retourne au non né, on s'imagine qu'il énonce une finalité. Quand Lao-Tseu parle du non-agir, il évoque l'instrument du retour, et non le but de parvenir à marcher sans volonté personnelle. Mais comme le mental ramène la perspective du temps à de plates considérations, la confusion est entretenue par toute l'espèce entre la voie elle-même — un parcours —, et son terme — l'illumination —, présenté comme un but. On s'est ingénié, à partir de la fin — le résultat, l'accomplissement, la réalisation —, à inventer un itinéraire à rebours, qui ne peut exister que dans le raisonnement, l'imagination et le souhait.

On peut être possédé par l'amour humain même après le vœu d'éviter cette expérience par le fait d'une rencontre que l'on n'a pas su ou pu éviter. On peut être ravi par l'illumination dans le Brahman alors qu'on venait juste d'y renoncer, ce qui est fréquent. On peut se laisser prendre au piège ou au salut d'une doctrine, par une sorte de cheminement forcé, alors qu'on pensait s'être déjà libéré de toute autorité extérieure et de toute méthode, pour être tombé par hasard sur un livre ou sur un être, ou sur une émotion qui fait bifurquer les pattern psychologiques antérieurs.

Le fait, quel qu'il soit, est plus riche que sa poursuite ou son évitement.

Les choses ne sont là qu'au moment où elles se passent, ce que le yogi supramental éprouve physiquement, puisqu'il lui arrive de se sentir mal au cours de l'anticipation d'une situation prévue, qui ne comporte aucune dangerosité. Il doit revenir au présent pour que le malaise disparaisse. Le mental surplombe donc faussement, par ses liens avec la mémoire et le futur envisagé, le véritable creuset évolutif, le fond du tamis où tout se précipite, le moment présent, la pointe d'éternité pure, que nous ne savons ni départager du souvenir, ni isoler de l'attente.

Les seuils se franchissent.

L'humanité peut transformer le métier à tisser, et parfois changer de canevas. L'esprit coule alors d'une autre manière, montre d'autres choses, ramifie à l'impossible et s'étend à l'infini. Quel que soit le prix à payer, souhaitons qu'un jour l'espèce s'adonne à cette hypothèse au lieu de commémorer ses charniers. Sri Aurobindo aurait changé quatre fois de vision, et nous-même en avons épousé plusieurs, qui, si elles étaient mises bout à bout, révéleraient de telles contradictions qu'on pourrait les juger incompatibles. Mais la durée possède sa texture à elle, elle manipule boucles, cercles et spirales, et sert de matière au déploiement de l'histoire. L'esprit humain est capable de rester homogène au sein des civilisations les plus disparates et des valeurs les plus opposées, il est foncièrement élastique et malléable, pourquoi ne découvrirait-il pas de nouveaux horizons dans un je ouvert, partant à l'aventure, s'égarant parfois du moi comme un éclaireur, pourquoi ne deviendrait-il pas le pouvoir de l'évolution?

Impossible n'a pas de sens.
(Nous en avons vu les images, avec une émotion rare et profonde, un singe bonobo est en train d'apprendre à penser sous la direction d'éthologues. S'il était confronté à un enfant loup, il lui apprendrait peut-être à abstraire.)

On peut extirper de soi-même tout sentiment mystique, comme une survivance infantile, et tomber un jour face à face avec le Visage Divin qui transfigure tous les progrès précédents, et met un terme aux schémas de représentation les mieux façonnés, tandis que l'âme prend possession de l'existence. Mais la progression est délicate plutôt que difficile, puisque rien ne prouve que le temps soit fait sur mesure pour le corps, ou pour le mental. Cette dimension nous enivre et nous effraie, mais nous ne pouvons pas l'instrumentaliser n'importe comment.

L'intentionnel n'a pas toujours force de loi, puisque les survivances dynamiques lui résistent, comme le décisionnel est impuissant dans certains cas de figure où les contraintes empêchent les schémas intérieurs de diriger, sans que le moi puisse plier les circonstances.

Le lâcher-prise et le non-agir permettent d'accepter plutôt que refuser l'événement, quelle que soit l'humiliation subie, ainsi le moi et le Tout communiquent constamment en toutes circonstances, et les faux pas compris permettent de rétablir la direction.

Le moi ne se coupe pas du non-moi et guérit.


La relation entre le moi et le non-moi, par le je mobile, donne au moment le pouvoir de transformer les politiques convenues. La fortune et l'infortune sont les deux aspects du même phénomène, l'intrication dans le moi d'une partie du non-moi plus ample, plus profonde, moins contrôlable que prévu, gratifiante quand le moi se sent conforté dans son approche, la chance, humiliante dans le cas contraire. Les coïncidences positives mettent à jour des progrès spirituels, les négatives des lacunes psychologiques à prendre en compte.

Quant à supprimer a priori les contenus négatifs, c'est peine perdue à moins de tuer toute sensibilité. Cela reviendrait à faire la guerre à l'hétérogène, par principe, pour conserver l'homogène dans une structure figée. La lutte contre l'hétérogène est le propre de l'intégrisme, et, d'une manière générale de la dominance. L'hétérogène permet les transformations de l'homogène dans une forme plus vaste et nouvelle, plus profonde — c'est le modèle même de l'évolution biologique. Le mélange des sangs relève du principe supérieur, tandis que la consanguinité participe de la même branche régressive — l'excès homogène. L'esprit peut briser ses circuits fermés, le risque de se perdre et celui d'évoluer sont le même.

   
5.3 Le temps, la nourriture du je, la présence, la nourriture du moi
      
5.3.1 Le sujet et l'objet, l'unité paradoxale

Que ferait-on sans peur devant un véritable danger? Pourquoi la pulsion sexuelle est-elle si tributaire du charme qu'exerce tel partenaire plutôt qu'un autre? Peut-on s'en libérer sous prétexte qu'on ne l'a jamais connue, et en refusant de l'exprimer? Est-ce suffisant pour venir à bout du «vital inférieur»? Le besoin de sécurité s'atténue-t-il avec la richesse ou bien devient-il toujours plus un tyran se justifiant davantage de crainte que soient perdus les biens acquis? La demande d'approbation se satisfait-elle du sentiment complaisant de quelques amis ou bien est-elle insatiable? Le besoin de s'estimer soi-même se fonde-t-il sur ce que l'on a déjà fait, sur ce que l'on compte faire, ou sur ce que l'on fait réellement dans le présent? Le besoin spirituel est-il plus facilement comblé par une doctrine qui nous attire, plutôt que par une autre, sans doute aussi pertinente, mais qui nous parle moins et qu'on rejette?

En réalité, ces questions-là sont fondamentales. Car il n'y a rien de plus profond que le tissage entre la tendance et son objet. Si l'on aime trop l'exercice de l'intelligence, on risque de s'attacher à l'érudition et perdre de vue que la finalité de la tendance n'est pas le contrôle de l'objet, mais son utilisation. Parmi les humains les meilleurs, certains se perdent encore, comme l'ont fait la plupart des Grecs, dans l'érotisme de l'objet pensé. La satisfaction de penser l'emporte sur l'utilité des découvertes. Aime-t-on l'action et le mouvement? Les initiatives et leurs cadres devraient permettre une relation profonde et juste entre l'élan subjectif et le champ, pour édifier une sorte d'éducation éclairée de la volonté, susceptible d'aller toujours plus haut puiser sa propre source. En réalité, les hommes se perdent dans leurs actions, s'emprisonnent dans les objets qui captivent les tendances dynamiques: leurs ambitions, leurs carrières, leurs conquêtes, leurs opinions... Aime-t-on se laisser baigner dans le moment présent? On finira par cultiver toutes sortes d'ivresses, confondues avec la méditation, la contemplation, la prière, le lâcher-prise, pour jouir en esthète du sentiment fusionnel avec le Tout, jusqu'à endormir la tendance réceptive dans la satisfaction répétée, en l'occurrence des moments dissolvant le moi dans le non-moi. L'ascèse aura mal tournée, mais le «laissé pour compte» pourra s'imaginer vivre sur des plans supérieurs, pour simplement s'adonner au sentiment fusionnel et le cultiver, en noyant le feu de l'aspiration dans l'eau de l'émotion vaporeuse, à moins qu'il le manipule en tombant dans une addiction comme l'alcool ou la drogue.

En réalité, seul le soi délivre de la hantise de l'objet, c'est-à-dire de l'appétit gourmand. Avec lui, la tendance et l'objet s'annulent l'un dans l'autre, le moi devient ce qui est vu mais ne s'y attarde pas: il est tout le reste également. Si la voie spirituelle peut facilement être perdue dans l'expérimentation pure, la liberté et l'indépendance, elle peut être difficilement trouvée dans l'application stricte des règles, procédure qui endort le matériau de la vie sous ses injonctions supérieures et laissent le subconscient au fond, inchangé. D'un côté, en n'ayant peur de rien, on risque de perdre la lumière parfois étreinte sans savoir quand elle reviendra; de l'autre côté, en croulant sous les scrupules, les inhibitions peuvent se former et endormir le moi dans le fantasme convenu de la poursuite de lui-même, ou de la vacuité, ou encore de «Dieu» — mais sans autre aspiration qu'une détermination mentale et rigide, cultivée, trop faible pour se livrer au jeu du mystère sans idée préconçue, avec le vital abruti mais non transformé, prêt à envoyer les survivances dynamiques au moindre relâchement.

Car il n'arrive qu'une chose au moi, l'existence et ce qu'il en fait.

Aussi, nous nous faisons personnellement le thuriféraire de l'expérience. Elle rend l'individu responsable de lui-même, tandis que l'inféodation le manipule. L'expérience excite le sentiment du libre arbitre et elle permet d'exercer sa marge de manœuvre réellement, là où l'obéissance structure un moi rigide, peureux devant la manifestation des tendances instinctives, honteux devant le désir ou la peur, craintif devant les choix, dépité par l'autonomie de pensée — sans que ces prises de position ne puissent changer en profondeur les racines de l'appareil psychologique.

Abstraire la confrontation à l'existence outre mesure dans un guide de voyage céleste, une notice transcendantale, ne mène qu'à faire semblant de vivre au nom des codes et des principes, des valeurs et des interdits. Sous prétexte d'éviter les «identifications», certains maîtres dénoncent l'expérience en prétendant que le sujet qui éprouve l'expérience n'est pas le «bon» moi, c'est-à-dire n'est pas le soi. Mais les identifications s'effectuent tout de même, qu'on le veuille ou non, et les craindre ne résout pas le problème. En revanche, elles peuvent se succéder, et nous ne préconisons pas de s'y attacher. Par expérience, nous entendons cette capacité de se confronter à soi-même dans son exercice de réception des objets du non-moi, innombrables, et qui nous sollicitent, parce que nous appartenons à un milieu, qui lui-même participe de la Terre. Expérimenter veut dire se lancer dans l'aventure solaire, cesser de tricher avec ce que l'on est, même s'il faut souvent reconnaître que l'on est moins avancé que ce que l'on souhaiterait, expérimenter veut dire faire feu de tout bois pour se livrer au Mystère divin, accepter les bonds en avant et la grâce, accepter les périodes difficiles et l'enfer, expérimenter veut dire aimer sans distinction, aimer sans objet.

Les prescriptions spirituelles font partie de l'écran sémantique.

L'obéissance a échoué car elle s'appuyait sur la désobéissance. Cherchons autre chose, l'autorité pure du moment. Comment le vécu pourrait-il correspondre à des «significations» établies, péjoratives ou laudatives? Faut-il mépriser l'être potentiel au point de prédire à sa place ce qu'il retirera de la prière, de l'érotisme, de la méditation, de la réflexion, ou encore de ses rôles? Seul le moi, dans l'avenir, fondera son autorité en lui-même ou en le Divin, sans d'ailleurs que les deux aspects soient incompatibles pour les plus habiles. C'est la sortie du labyrinthe: le besoin de se conformer aux principes divins tout en conservant une marge de manœuvre individuelle qui évite les inféodations narcissiques ou sécuritaires.

      
5.3.2 Le ressenti non mental

Des milliers de discours parlent de la peur, mais il n'y a sans doute qu'une unique manière de la traverser: le nettoyage de l'inconscient générique. La peur est la première lueur d'intelligence dans l'obscurité animale, le sentiment confus des obstacles qui s'opposent à la survie. La peur est la trace la plus archaïque de l'intelligence dans la matière. Peut-on vaincre la peur tout en l'évitant? Sans jamais y être confronté? Bouddha avait donc raison sur ce point: conserver la peur, c'est se faire une idée particulièrement basse de l'intelligence, et sous-estimer ses pouvoirs. C'est accorder au monde contingent une suprématie notoire, animale en quelque sorte, c'est renforcer le pouvoir du mental physique hérité, une peur vivante. C'est nier le potentiel solaire, l'appel de l'Infini, et adopter la conscience lunaire rampante pour qui l'événement est plus réel que la position qu'on peut prendre par rapport à lui. Dans certaines écoles bouddhistes la peur est avant tout un «obstacle spirituel» avant même que le disciple n'en perçoive la réalité dans sa propre chair, comme elle sera une entité abstraite pour le jeune psychiatre qui n'aura jamais peut-être eu l'occasion de la ressentir et devra en guérir un psychopathe. Quant à celui qui l'éprouve, il ne saura pas nécessairement définir son origine, surtout si la peur éprouvée est une «angoisse existentielle», cette maladie de la civilisation à laquelle il n'y a guère d'autre remède que l'abrutissement pour la faire taire ou la révolte pour l'assumer. Mettre un nom sur la chose est insuffisant pour s'en affranchir, on pourrait alors la considérer comme indépendante de son objet — ce qui est faux.

La peur sans cause est le refus du moi par le moi.

Peur, désir, érotisme, amour, approbation, sécurité, image de soi, principe d'autorité, idéalisation, partage, participation au groupe, création de valeurs structurantes, expression sociale de soi, expression créative... Il n'y a pas, en profondeur, un grand nombre de principes pour nous imposer les tendances psychologiques génériques, et nous nous refusons donc à des développements interminables. Nous ramenons toutes les tendances à deux catégories seulement, les mouvements d'identification et les mouvements de différenciation, en alternative (potentielle) à chaque instant.

Une palette universelle, aussi réduite que les couleurs de l'arc-en-ciel, dessine des combinaisons particulières à travers des dégradés, et déterminent ainsi les passions et les obsessions, les angles morts et les prédilections de chacun — le creuset évolutif aux milliers de teintes. Les caractéristiques des pulsions dites négatives s'appliquent aux contextes particuliers où elles se manifestent, et il ne sert de rien de les condamner ni d'énumérer les recettes pour les éviter. Réduire leur importance ou l'exagérer constitue une simple convention. Au nom de la foi solaire et de la confiance en l'expérience, on peut établir que rien ne s'oppose à l'émergence divine, au risque de sous-estimer le pouvoir des survivances dynamiques. Au nom d'une psychologie supérieure, on peut faire l'inverse, et louer une mise en garde soutenue contre les pulsions archaïques en les affamant de force, sous prétexte qu'elles relient d'une manière illusoire le moi au non-moi à travers le désir et son arborescence d'ambitions et de convoitises. Il faut alors inscrire — pour rester logique — dans la même stratégie d'évitement, l'autre côté de la médaille, écraser les peurs au fond, verrouiller la colère, museler l'angoisse, faire taire, puisque si nous ne détaillons pas les choses, les archaïsmes viennent tous de l'énergie vitale subconsciente, dont l'énergie sexuelle est seulement un pic spécialisé, et plus conscient d'ailleurs que les bases obscures, ce qui en permet une éventuelle transformation, subordonnée au reste de l'ascèse, pour les funambules.

Transformer le bas est nécessaire. Les débordements peuvent être des libérations, en certains cas, tant l'organisation naturelle est puissante, et la chose s'avère quand des mémoires très profondes reviennent, liées à la naissance, à la petite enfance, à des traumatismes refoulés. Une personne qui veut réellement se libérer de la colère peut la laisser monter, et commencer en même temps à la regarder de travers en la distanciant, à cibler son origine, à dialoguer avec la personne qui la suscite (car la colère semble bien être, avant tout, un mode de communication), et les crises peuvent s'espacer puis disparaître. Le remède est souvent pire que le mal. Le refoulement de la colère est une fausse stratégie, car il est meilleur de laisser la pulsion s'extérioriser tout en faisant dériver son flux vers un autre objet que la personne qui l'a suscitée — afin de ne pas lui nuire. Ainsi, l'émotion négative ne s'engramme pas, ce qui arrive quand elle est refusée, contenue et entièrement refoulée. Peut-on transformer la colère avant de l'avoir éprouvée, en l'ajournant de jour en jour, ou en se mutilant plutôt que la laisser sortir?

La sexualité est à double tranchant. Elle permet au moi d'intégrer sa polarité biologique pour accéder ainsi à une nouvelle intensité qui le mènera au Mystère, au don, et elle ne peut être considérée comme un handicap spirituel par définition. Peut-on étouffer la curiosité sexuelle pour s'en affranchir? Quand l'abstinence sexuelle devient pire que l'érotisme, par exemple quand la personne profite souvent de son sommeil pour rêver ce qu'elle s'interdit de faire en état de veille, ou qu'elle est réellement tombée amoureuse, il y a lieu de se poser des questions sur la stratégie du rejet et d'aborder l'alternative. Quand on fait des exercices mentaux qui consistent à dire «je n'ai peur de rien» pendant des heures, mais qu'on tremble en revenant à pied chez soi la nuit tombée, il est temps de revoir la question.

Chercher l'origine de la peur qui se présente quand elle se présente est naturel, tandis que se blinder contre elle, comme si son seul nom définissait une entité, en constitue déjà une appropriation et une reconnaissance. Les convoitises et les ambitions sont également à observer comme suscitées par la nature, dans le moment, telles des modes d'appropriation de la niche écologique par des survivances dynamiques parvenant au mental par le vital. Elles n'existent pas en tant que telles, mais dépendent de l'image de soi — le fantôme narcissique de l'identité. Les convoitises et les ambitions font partie du moi générique, où vital et mental se mélangent. Dès que la séparation s'opère, les mouvements de la nature apparaissent bien comme étant fournis par elle, et non par le moi lui-même — ce qui est la chance de salut décrite par les fondateurs de religion.

      
5.3.3 La suprématie du Yin, de la fluidité, de l'adaptation

Inféoder le passage du temps et son potentiel de transformation à une éthique de fuite des obstacles et de contrôle mental réussit tout au plus au début de l'ascèse, avant la remontée des survivances dynamiques qui poussent le moi dans ses retranchements, et révèle les tensions entre le corps, le vital, et la pensée. Mais nous ne pouvons pas non plus établir le contraire, c'est-à-dire subordonner le principe de l'ascèse à la puissance des événements, répondre qu'on peut tout embrasser, sans perdre l'intégrité solaire. C'est la même erreur, dans les deux sens, de vouloir tout maîtriser ou de s'abandonner sans vigilance à toutes les circonstances. S'accepter soi-même est plus difficile que de fabriquer des plans de bataille pour vaincre l'ego ou ses faiblesses. Qui peut prédire ce qui lui fera changer telle motivation, quel moment le fera bifurquer vers lui-même? Où sera la part de l'événement révélateur et celle de la prise de conscience intérieure? Qui peut savoir à quel moment il déplacera spontanément l'autorité à suivre, du passé sur le fantasme de l'avenir, du père ou du gourou sur son potentiel solaire, de la vie sur le Divin? L'intimité règne dans le moi, dans ce qu'il représente pour lui-même, dans ce que la vie lui offre, dans ce que le Tout lui enjoint. L'échec des mots d'ordre, des imitations, des systèmes fermés mène au succès imprévu des chercheurs d'âme qui se livrent corps et poings liés au Mystère, et expérimentent le moi sans crainte, avec ses passions, ses envolées, ses désirs et ses drames, jusqu'à se lasser de toute convoitise — y compris de celle de la vérité.

Il existe donc un risque d'enfermement vertical pour les personnes trop scrupuleuses, qui ont peur de leurs désirs et de leurs besoins, et qui cherchent à les juguler, si elles ne parviennent pas à les sublimer. L'abstinence sexuelle ne transforme pas par principe ce que Sri Aurobindo appelle le vital inférieur, et il s'avère de plus en plus délicat et peu objectif de fournir des recettes sur l'usage de la sexualité. (Le Divin ayant beaucoup d'humour, ce sont souvent ceux qui devraient s'abstenir de sexualité la période nécessaire pour ne plus en être dépendant qui ne le font pas, et ceux pour qui l'activité sexuelle serait sans risque qui s'en abstiennent). L'enfermement vertical peut provenir d'une lutte trop tendue contre le vital, ou bien il s'origine dans le mental, par une rigidité intellectuelle qui préfère conserver fidélité à des principes que de reconnaître qu'ils sont mal appliqués ou ne correspondent plus aux besoins du présent. Beaucoup d'êtres humains cherchent à conserver d'eux-mêmes l'image de ce qu'ils ne sont pas mais qu'ils aimeraient être, même quand les faits démentent ce reflet. Beaucoup censurent les survivances dynamiques, et ne veulent pas reconnaître leur colère, leur intransigeance, leur émotivité, leur besoin sexuel, leur dépendance du groupe — c'est selon, croyant qu'à la longue ces choses disparaîtront, ou au contraire, ils s'en accommodent sans prendre la peine de les transformer. Apprendre à faire son deuil de son propre mythe n'est pas facile pour les tempéraments réfractaires, qui préfèrent poursuivre une image idéale. Il y a donc un risque dans le système poussé de différenciation, où le moi compte trop sur lui-même, sur ses efforts, sur ses convictions, sur ses décisions. Des lâcher-prise incessants peuvent donc être imposés par le flux de la vie, et ils comportent moins de danger que des attitudes fermées qui se sclérosent.

Le risque d'enfermement horizontal consiste à s'abandonner à la fonction lunaire, pour régler tous les problèmes par de nouveaux actes, de nouvelles pratiques, des tactiques inédites comme variations d'une même stratégie inefficace conservée pour ne pas lâcher-prise. Le moi s'en tient à des décisions formelles sans prendre de résolutions profondes, ni affronter les changements nécessaires au nouveau virage ou au rétablissement du cap. La peur de remonter à la racine du problème engendre des simulacres de solutions qui ne sont que des substitutions ou des déplacements de projections. Ce risque concerne les tempéraments yin, trop fusionnels, rassurés par la correspondance des événements, et peu enclins aux décisions radicales, qui semblent déchirer l'espace, réfractaires aux changements soudains, insensibles aux renaissances intérieures si elles exigent de trop grands changements. Ces personnes doivent être temporairement guidées car elles s'imaginent que les objets ont force de loi et peuvent contraindre les tendances à se manifester. Elles peuvent conserver des relations obsolètes et défectueuses par attachement, s'interdire de s'approcher réellement du feu de la conscience pour contrôler de petits mondes mesquins où elles jouent un rôle important. Elles peuvent se sentir coupables de ne pas être à la hauteur, et manquer ainsi d'amour pour elles-mêmes.

Croire à la force de l'objet, encourager la manifestation par principe des désirs, des attachements, des sentiments, constitue l'invitation à la complaisance émotionnelle et aux excès sensuels, et cela mène aux dépendances de toutes sortes, et enfin, sur le plan supérieur, c'est cautionner les exaltations passagères et soudaines qui ne donneront jamais de racines réelles à l'identité mais fourniront au moi l'illusion de posséder la vérité et sa clé. Il y a donc un risque dans le système poussé d'identification, celui de se contenter d'une navigation entre les archipels des objets, êtres aimés, passions intellectuelles, pratiques spirituelles, sans accorder assez d'importance à la question du moi, ce qu'il est réellement sans toutes ses béquilles, ses identifications, ses idéaux, et même ses outils d'évolution, hors du je et du moment.

Les tempéraments yang excessifs peuvent découvrir la réceptivité, et s'assouplir, les yin excessifs peuvent aller au bout du malléable, et utiliser les changements de perception du non-moi pour rectifier l'image du moi, et approfondir le sens de l'identité. Les événements sont à double tranchant.

Les circonstances peuvent être parfois modelées et permettre qu'on ne s'attarde pas aux sentiments, à la sexualité, que l'on conserve une image idéale de soi, c'est la voie de la ligne droite. Les événements peuvent au contraire dérouter le moi de son cap, soit en l'humiliant, soit en lui livrant des passages insoupçonnés, c'est la voie sinueuse. Mais ces deux procédés, inverses sur le plan émotionnel, l'un gratifiant puisque il semble procurer la maîtrise du libre arbitre, l'autre pénible et contraignant aux enfers, suggèrent de nouveaux potentiels. Le non-moi reflétera toujours les attentes du moi.

      
5.3.4 Le triple entrelacement, la clé

A/ Il fallait donc cerner d'assez près la question de la santé, qui concerne le corps mais dépend du mental et du vital, pour établir l'homogénéité du principe rappelant à l'ordre, par l'apparence négative de la maladie, les dérives hétérogènes des trois plans.

B/ Il fallait évoquer la sexualité, qui concerne le corps et le mental mais qui trouve son origine dans le vital, pour détruire le mythe que l'abstinence forcée est une condition «obligatoire» d'élévation spirituelle, tout en dénonçant l'illusion d'accorder à l'érotisme une valeur propre, alors qu'il dépend du partenaire et de ce que représente pour lui la relation.

C/ Il était indispensable, enfin, d'aborder la question de l'image de soi, sous la juridiction réelle du mental, mais que le vital cherche à soumettre, en la conservant sur un piédestal.

Les problèmes de santé (plan physique), d'équilibre sexuel et affectif (plan vital), et enfin d'intégrité personnelle à travers l'image de soi (plan mental), sont les garde-fous les plus efficaces que le Divin utilise pour ramener le moi, usant trop longtemps vers la dérive sa marge de manœuvre du libre arbitre, dans la large voie universelle. Les rappels à l'ordre, physiques par la pathologie, vitaux par les insatisfactions récurrentes, mentaux par la crise d'identité, sont donc des pouvoirs évolutifs beaucoup plus fiables que nos décisions subjectives, nos contrôles et nos processus de dominance.

A/ L'ajustement des motifs psychologiques aux pattern circonstanciels produit toujours trop de concessions et de compromis. La plupart l'utilise avec confiance et se laisse absorber ainsi par le monde des contingences. Sans le scalpel du vivekâ en permanence dans les actes quotidiens, se développe alors un excès de yin.

B/ Au contraire, l'ajustement systématique des configurations extérieures aux besoins précis du moi, même évolutifs, risque de rétrécir le champ de l'approche du Tout et produit des êtres puissants et épanouis, sachant manier le décisionnel, mais souvent maladroits dans le relationnel et la réceptivité (excès de yang) ce qui finit par pénaliser leurs représentations, trop rigides, et par écrêter la disponibilité d'écoute.


Il n'y a pas de meilleure politique que de s'adapter à toutes les circonstances sans en dépendre. L'entremêlement du contingent lunaire et du potentiel solaire nous semble la seule clé — à condition que ce soit démêlé. Dès qu'un seul des deux tableaux de la balance prévaut (prédilection du moi vers lui-même ou du moi vers le non-moi), la personne soit se pare d'une fausse autonomie en ne conservant du Tout que les seules informations qui l'arrangent pour tomber dans la caricature de la différenciation individuelle; soit elle s'oublie au contraire dans une identification multiple aux objets tout en perdant de vue son propre centre, ce qui peut encore arriver dans les voies spirituelles suivies trop naïvement, et c'est finalement l'âme de la lune qui s'empare de l'adepte en étouffant l'identité indépendante de tout événement, de toute identification, de toute représentation de soi, tandis que le moi s'imagine relié aux plans supérieurs.

Comprendre l'aller-retour, le circuit du moi au moi par le je palpant l'extérieur sans politique préconçue, permet de voir l'alternative — le processus du libre arbitre, avec des options nouvelles, qui fraient un passage entre des ornières rivales, des choix truqués, des solutions diamétralement opposées qui confinent à la caricature. Tout mouvement d'identification appelle un retour sur ce qu'elle représente pour le centre, le moi, comme toute différenciation, toute prise de position, appelle de nouveaux champs d'expérience hors du moi. C'est à la Chine ancienne que nous empruntons une sagesse peu spectaculaire mais efficace, qui montre le danger de se tourner vers le ciel en perdant de vue la Terre, et celui de vivre pour la Terre en oubliant les principes.

S'enraciner ne veut donc pas dire s'attacher aux événements ni s'acharner à les contrôler, mais faire descendre dans le corps et la vie les principes célestes pour les intégrer.

Le fil du moment doit être très pur.

Pour évaluer les proportions entre la tendance et l'objet, c'est-à-dire savoir si c'est la manière intérieure de considérer la tendance (sensitive, émotive, affective, mentale) qui provoque la souffrance, ou si c'est l'objet (ou la personne) où elle s'investit qui la provoque, une mesure très délicate s'impose — d'où la nécessité de la méditation comme outil pour départager le moi et le non-moi en identifiant les projections. La personne met très généralement en cause dans la crise de conscience, dans l'échec et la souffrance, non pas la tendance intérieure et l'imperfection de son mouvement vers, mais l'objet ou la personne où elle s'applique. La tendance est probablement en cause, infestée de programmations subconscientes, qu'il s'agisse de survivances dynamiques personnelles, héréditaires, karmiques ou génériques, mais il est si pratique d'incriminer l'objet qui permet sa manifestation que lui seul est pris en compte.

Le moi triche en s'appropriant la responsabilité des succès, et en refusant celle des échecs. C'est une procédure générique, aucune race n'y échappe. C'est le moi solaire archaïque complice de la fonction lunaire. Le décisionnel et l'intentionnel sont aux prises avec le magma du subconscient et les formes des survivances dynamiques.

Le moi (esprit et cerveau) est connecté par des myriades de câbles au non-moi (système nerveux et sensations du corps à travers les cinq sens). Les possibilités de la navette sont infinies.

      
5.3.5 Le métier à tisser et ses canevas

Conformément aux principes essentiels de la création, où le Principe devient antagoniste pour se manifester (matière, énergie - Purusha, Prakriti - yin, yang - mouvement, repos - contenu, contenant - anabolisme, catabolisme, mâle - femelle, etc...) nous manifestons l'unité vers le haut et vers le bas dans une exploration incessante des champs. C'est le même discernement qui peut tout aussi bien descendre vers la mémoire évolutive et saisir les mouvements de la nature à transformer — procédé qui confronte à des forces archaïques dans les souterrains biologiques — que monter vers les inspirations nouvelles et subtiles du Supraconscient dans les moments de coïncidence avec les forces et les principes de l'Esprit — procédé libérateur et lumineux qui guide la montée de l'âme à la surface du temps pour qu'elle manipule l'énergie psychologique. C'est la relation du soleil et de la lune, la lumière transformatrice d'en haut soulevant dans le champ du contingent les événements, les souffrances, les attachements et les ornières pour les transformer. Les compulsions du tempérament, les engrammes traumatiques, les pattern obsessionnels de l'hérédité transmise et les souches émotionnelles rudimentaires de la ménagerie évolutive semblent barrer la route.

Et pourtant, elles l'accompagnent.

Nos obstacles nous escortent.


6 UNE SYSTÉMIQUE FONDAMENTALE. MÉDITATION SUR L'INDIGO. (APPROFONDISSEMENT DE LA NAVETTE MOI—NON-MOI)
   
6.1 Le trois de la création

Si le moi n'utilise pas l'intelligence en amont des programmations génériques et culturelles, il demeure contraint d'agir et de réagir. L'action semble aller du moi vers le non-moi et la réaction apparaît comme le ricochet du non-moi sur le moi. Mais l'action est souvent le fruit d'un conditionnement, comme la réaction met parfois en avant des mouvements vrais que le moi doit suivre, en les épurant pour se libérer. Beaucoup d'actions sont donc suspectes si elles s'inscrivent dans le prolongement des mémoires et mériteraient le nom de conditionnements dynamiques, comme beaucoup de réactions peuvent porter en elles le mouvement même de l'émancipation, alors qu'elles apparaissent d'abord comme une faiblesse du moi qui ne sait pas s'adapter. Le renversement du yin en yang, et réciproquement, est toujours possible à la lisière des événements, et la réaction peut mener à l'action véritable par transformation. Si ces deux mouvements sont si contradictoires, c'est que nous dépendons au plus profond du principe d'échange permanent entre l'extérieur et l'intérieur.

Tout est là et c'est oublié.

Il n'y a pas plus d'indépendance — ce qui voudrait dire que nous sommes muets, sourds, aveugles et autonomes, qu'il n'y a de dépendance — ce qui voudrait dire que chaque instant serait vécu d'avance dans une forme imprescriptible à laquelle nous serions absolument soumis. Les deux notions dont nous faisons si grand cas, et qui s'excluent mutuellement pour nous permettre les tortures propres au libre arbitre, ne font que refléter notre présence au monde, ouverte sur le moment et le Tout. Nous sommes trois. Question, investigation, réponse; moi, non-moi et lien entre les deux. L'unité nous saute aux yeux par le trois, parce que tout est trois, tout un nécessite le trois, toute la manifestation est un trois à toutes les échelles. Le libre arbitre constitue la vision du moi lié à l'alternative, et c'est donc une figuration du trois pour évoquer la béance du moment qui s'ouvre au moi en lui infligeant un choix à faire.

Le principe, la structure et la forme caractérisent les programmations biologiques, écologiques et psychologiques, les groupes culturels, politiques et économiques. De la cellule à la composition d'un parti politique, du cercle à n'importe quelle figure, le centre, la surface et le contour constituent tout corps, qu'il soit plan ou en volume. Trois symbolise les contraintes minimales que rencontre l'Esprit quand il entre dans le domaine de la matière. C'est le modèle de l'espace, largeur, hauteur et profondeur, le modèle du temps, passé, présent et avenir, le modèle de l'homme, corps physique, vital et mental; et enfin le modèle de toute créature A/ noyau d'identité — cœur et semence, B/ organisme de survie composé des fonctions biologiques internes et inconscientes — organes et systèmes nerveux, C/ périphérie et forme extérieure comportant l'ouverture des sens vers le non-moi — épiderme, œil, oreille, et orifices du corps.

Des zones fondamentales surgissent de l'actualisation de la vie dans tout organisme, et ce point de vue transversal, grâce à une vision en coupe, permet de comprendre tout ce qui anime un être vivant. Les parties ne sont pas à la même distance du monde extérieur, et c'est la périphérie qui subit le plus de pression. Dès que l'Esprit prend corps dans l'espace et le temps, il crée les caractéristiques de la matière et se soumet à l'écartèlement spatio-temporel, ce qui implique un intérieur et un extérieur, quelque chose qui les sépare et des fonctions qui les relient, tandis que les lois physiques commencent à inscrire leurs déterminations, pression, poids, densité, volume, température, et leurs proportions. Ce qui n'a pas de forme prend forme. Un ensemble sera tourné vers le dedans, un autre vers le dehors, un troisième vers la régulation des deux. Une répartition en trois se fait jour, une programmation garantit l'équilibre de la créature à la périphérie dans le domaine du contact écologique (forme), une autre assume les cycles fondamentaux (structure et fonction) et la dernière — la plus profonde et la plus secrète —, protège l'identité (le principe). Les trois choses sont en quelque sorte la même par leur homogénéité, et dérivent essentiellement du même mystère, où conscience et énergie ne font qu'un. Nous dépendons profondément de cette organisation, et nous sommes du même avis que Sri Aurobindo sur ce point: nous pouvons en prendre conscience, ce qui permet de faire prévaloir l'intérieur le plus profond, l'être psychique, sur les juridictions mentale, vitale et physique. Le physique est trop attaché aux sensations, le vital aux émotions, le mental aux pensées.

Dès que nous observons, nous voyons que la partie tournée vers l'extérieur possède une autonomie propre, une reconnaissance naturelle et profonde du non-moi qui pose la question de l'attachement aux sensations gratifiantes. Celle tournée vers le dedans possède une large autonomie, un moi en contact avec l'être psychique, en général insoupçonnée du moi générique, qui reste en jachère jusqu'à la naissance spirituelle. Le troisième segment, intermédiaire, travaille pour les compromis et les adaptations entre l'identité et l'écologie, et c'est le plan difficile à discipliner, le vital, qui parfois suit le mental, parfois sert les sensations physiques, et qui peut créer un ego indépendant, puisque, jouissant d'une position intermédiaire, il peut lier le moi au corps, en soumettant le je — de la manière dont il l'entend. Mais peu de personnes parviennent au moi central qui a conscience de sa propre existence indépendamment de tout le cursus événementiel, car peu se débrouillent pour faire du je le pouvoir intelligent qui va dissocier, dans le moi, le vital du mental.

La vision d'une identité qui n'est pas liée aux événements, d'aucune manière en quelque sorte, reste le florilège de l'Orient, et c'est l'unique raison pour laquelle l'Orient ne s'est jamais attaché à transformer le monde extérieur. En fait, et c'est bien là la tentative de l'ésotérisme et de la spiritualité, nous savons d'une part que la créature est purement fonctionnelle, et d'autre part qu'elle possède une identité propre, et nous cherchons depuis des milliers d'années l'articulation entre le sujet, identifié à lui-même et conscient d'être un moi particulier, et la somme de ses parties, corps et subconscient, tempérament aux prises avec les émotions et les sentiments, et enfin esprit constellé de valeurs parfois ramifiées en un idéal conditionné par les survivances ancestrales. Nous prétendons ici même qu'un moi intérieur et profond peut s'approprier la somme des parties du spécimen, et passer ainsi de l'homogénéité imposée par la nature, avec les crises et les pathologies, à l'harmonie consciemment organisée par le moi conscient du Tout. Tout ce qui est mécanique et automatique fonctionne parfaitement bien sans notre approbation, mais nous pouvons accompagner ce mouvement, commencer à le remettre en question, non pas pour maîtriser les conditionnements et en quelque sorte en choisir de meilleurs que d'autres, ce qui constitue la tendance de notre époque, mais pour rendre plus conscients tous nos mouvements, afin que les motivations fausses puissent s'évanouir, qu'elles proviennent des mémoires humaines traversant le moi et s'y implantant, ou qu'elles surgissent du vital générique, que rien ne rassasie, et qu'il convient d'apprivoiser, parfois de gendarmer, pour qu'il se satisfasse légitimement de peu. Cette modération, clé de l'équilibre chez Lao-Tseu, n'est pas une fin en soi, mais comme dans la doctrine bouddhiste, elle donne accès au mental universel, celui qui n'est pas parasité par les convoitises du vital ni les peurs du corps.

D'où que l'on se réfère, les maîtres enjoignent au moi de prendre en charge les juridictions génériques, puisqu'en s'amalgamant les unes aux autres, elles fabriquent l'homogénéité inconsciente du discours pensé, confondant les émotions, les sentiments et les valeurs dans un seul enchevêtrement confus.

Le trois humain possède une marge de manœuvre telle que certains subordonnent le mental et le vital aux besoins du corps (matérialistes), d'autres subordonnent le corps et le mental aux besoins du vital (satanistes, diabolistes, hédonistes), d'autres encore subordonnent le corps et le vital au mental relativement consciemment (êtres de pouvoir, intellectuels, savants) mais les deux catégories extrêmes sont représentées par ceux qui laissent faire machinalement les trois juridictions — les plus nombreux, et ceux, — les plus rares —, qui fouillent en eux en profondeur, las de voir selon les moments ou les phases de la vie une des trois puissances inféoder les deux autres. Sri Aurobindo l'a établi définitivement, et c'est un des points sur lesquels il confirme les anciens yogas, les plans de l'être possèdent une certaine autonomie, une marge de manœuvre propre qui leur permet à chacun d'empiéter «individuellement» sur les voisins, d'où la nécessité d'utiliser une discipline, pour découvrir un principe spirituel homogène, capable de venir à bout des tiraillements du mental, pensant et craignant, du vital, cherchant sans cesse l'objet du désir physique ou l'appropriation gratifiante du moment, du corps, rempli de fausses défenses et de mémoires emberlificotées les unes avec les autres.

Le socle biologique humain n'a rien d'individuel, et les grandes compulsions sont génériques. Leur morphologie diffère peu d'un homme à l'autre. C'est ce substrat qui freine l'évolution, car la pensée ne s'en affranchit pas. Seul le soi, par le détachement qu'il procure, vient à bout des survivances dynamiques, et, dans cette mesure, il est secondaire qu'il soit considéré ou non comme une réalité objective, pourvu que l'éveillé, dans le non mental dont il jouit, soit enfin libéré des convoitises, des images de soi ténébreuses ou narcissiques, des projections psychologiques et leur cortège de jugements (saturniens) et d'attentes (vénusiennes), des mémoires récurrentes, bref, de tous les enfermements qui lient l'esprit aux compulsions du caractère.

La réalité étant insécableLe nouveau paradigme «d'ordre impliqué», avec David Bohm et d'autres savants contemporains, ouvre des perspectives intéressantes pour trouver les «trames» de la réalité unique, dont la manifestation est compliquée et aléatoire, alors que les principes combinés sont complexes et permanents.
Voir F. David Peat, SYNCHRONICITÉ, éd LE MAIL.
, la forme, la structure et le principe se retrouvent confrontés au non-moi, la forme en première ligne: le corps; le principe tout en arrière: l'identité mystérieuse. Mais les tableaux évolutifs qui reposent sur les guna, ou le triple enlacement physique, vital, mental, ne semblent pas intéresser grand monde, alors que leur simplicité les rend parfaitement opératifs, et il semble plus agréable de s'éloigner de leur puissance qui enjoint les transformations, en papotant sur les vertus, que de s'en tenir à la stratégie fondamentale et souveraine qu'ils livrent clés en mains. Les paradigmes des conquêtes solaires, la révélation des nombres identifiés aux principes, et même l'ensemble de cette cartographie divine, censée simplement représenter les flux des énergies et leurs mouvements pour permettre à chacun un raccourci vers la connaissance, fut au fil des siècles truffé de considérations parasites. Les relations entre le haut et le bas, le céleste et le terrestre, l'immanent et le transcendant, le mental, le vital et le corps, furent oubliées par les castes sacerdotales, partout sur la Terre. L'espèce a eu suffisamment d'intelligence pour distinguer les choses, mais pas assez pour voir que ces distinctions — séparées les unes des autres — n'avaient plus aucun sens. Pourtant, Shakyamuni Gautama avait bien bouclé sa doctrine pour qu'on en articule toutes les parties, et que chacune renvoie aux autres. Toute la complaisance lunaire était à déraciner, venir à bout du désir et de la souffrance, et cela menait au soleil de l'Éveil. Mais on pouvait prendre les choses dans l'autre sens, se fonder dans le soleil de la quête de l'illumination, et en faire découler le nettoyage émotionnel, les pratiques de détachement, et la philosophie de la libération de l'objet, ce que firent les maîtres chinois t'chan, convaincus ainsi de sauver le bouddhisme radical, que les hindous avaient décoré de leurs propres spéculations pour en maquiller l'athéisme qui les révulsait. Pour Bouddha, la reconnaissance de l'ignorance était le premier pas vers la connaissance; pour Lao-Tseu, faire l'aveu de l'obscurité jusqu'à ce qu'il s'installe comme point d'appui, renversait forcément vers la lumière, et appelait le levier du non-agir. Pour le Christ, avouer son péché c'était appeler la grâce.

L'espèce n'a pas accepté d'aller aussi loin.

Elle a refusé les blessures narcissiques, qui ne sont que des bobos de luxe, elle a préféré tricher en inventant des miroirs qui l'embellissaient, que de chercher les véritables face-à-face avec elle-même. Elle a voulu monter sans descendre, ignorant par là même la loi la plus simple du monde physique. Pas de lumière sans obscurité, pas de vérité sans mensonge, pas d'éveil sans sommeil, pas de plaisir sans souffrance, pas de brèche sans mur. Elle a passé son temps à tout écrêter, l'espèce verticale, pour tout ramener à son champ de vision, elle a nivelé Dieu dans les rites et les louanges, le piétinant d'idôlatrie. Elle a réglementé le spontané et perverti les anticipations de petits calculs mesquins, elle a utilisé le pouvoir du verbe pour faire des tas de petits concepts rangés par familles qui s'organisent en tribus, puis en ethnies, puis en races. Pour finir en codes de valeurs arbitraires parfaitement bien ordonnés, mais reconnus par tous. Mais elle ne s'est pas empoignée avec les trois verbes fondamentaux, le je sens de la forme et du corps, le je respire de la structure et du vital, le je suis du principe et du moi.

Depuis, la vision de la complémentarité des principes et la bienveillance du moment qui nous y ramène — une fois compris le paradigme de l'ouverture inconditionnelle —, ne fut jamais transmise à grande échelle avec les précautions suffisantes pour fonder une religion libérée du jugement de valeur, de la culpabilité et de la morale, et dépourvue de cette réglementation précise qui viendra détruire systématiquement le sentiment naturel, innocence et spontanéité, pour faire rêver récompenses et faveurs aux élus calculateurs. Les révélations des avatars qui étaient destinées à abolir la dominance des dieux et des idoles sur l'humanité (par la superstition et l'animisme) échouèrent. Les religions utilisèrent les mêmes survivances dynamiques que les entités occultes détrônées pour prendre leur place, certaines apprirent à faire peur aux fidèles de différentes façons. La crainte de Dieu ou de manquer le salut caractérise de nombreux mouvements purs à leur origine, et qui voulaient au contraire donner confiance au moi dans sa capacité de reconnaître dans l'immanence la transcendance.

Le seul paradigme spirituel nécessaire et suffisant: utiliser le mental non plus pour s'identifier aux objets mais pour partir à la découverte intérieure du moi, fut oublié. Toute l'humanité fut poussée à s'identifier à des objets prétendument supérieurs, comme les cultes, ce qui n'a évidemment pas de sens puisque le problème c'est l'objet lui-même, quel qu'il soit.

Pourtant, la désidentification totale a été révélée par Lao-Tseu et Bouddha, le Chinois attaquant tous les rôles où se complaisent les mâles (dominateurs) de l'espèce, l'initié du Nord de l'Inde attaquant le vital gourmand et la récupération du cœur par le mental, dans cette dévotion religieuse institutionnelle, qui empêche la remise en question profonde du moi par lui-même, puisqu'il se rassure par ses rites et ses allers sans retour vers le haut. C'est la réalisation du soi impersonnel qui établit la désidentification vis-à-vis de tous les objets, puisque ils se fondent tous alors en une seule unité, et il est donc normal que les éveillés aient toujours proposé, à côté du nivellement des religions, des doctrines pour y parvenir. Leur anthropologie commune montrerait, primo, l'énoncé de la perception générique comme illusoire, secundo, l'exposé que la transformation de cette perception s'obtient par la remise en question, puis l'abandon des procédures de jugement et de convoitise naturelles, tertio, l'affirmation que l'image de soi-même s'adapte sans cesse aux résultats obtenus. L'aboutissement le meilleur consiste à obtenir le silence mental intégral — la libération sémantique absolue — aux prix de transformations permanentes. Vu dans cette progression, la question ultime qui divise les maîtres, le statut des phénomènes, ne se pose plus, et il n'y a donc plus à départager les hindous amateurs du grand Soi, plutôt quiétistes, des Shivaïstes qui voient le Divin dans le samsâra (l'or et la boue), pas plus qu'il ne reste à opposer les maîtres chinois ou zen, au hara ouvert, avec les libérés bouddhistes, loin de leur corps; et l'on peut enfin laisser tout autant les Chrétiens les plus profonds identifier le Soi et le Père, sans ergoter. Le supramental surplombe ces dernières vanités supérieures qu'il condamne — la compétition solaire entre sectes autorisées ou lignées prestigieuses, pour établir le fin du fin du statut spirituel. C'est une survivance à laquelle nous devons des définitions différentes de l'état d'Éveil, de ce qu'il procure et de ce qu'il prépare, par les maîtres eux-mêmes, ainsi que des hiérarchisations pleines de parti pris sur les doctrines ou le degré des éveillés et des fondateurs de religion. Ce qui compte, pour tous les êtres incarnés, c'est que chacun commence à faire réellement partie de la réalité consciente, ce que la gîta exprime en disant: «le yoga, c'est l'habileté dans les œuvres» soit la capacité de transmettre le passage de l'illusion générique à l'individu.

L'émergence suffit, et il est finalement naturel que, dans ce domaine comme dans tous les autres, il subsiste quelques particularismes, l'âme du continent et de l'époque entrant en résonance particulière avec l'être psychique individuel. Aucun maître n'est la copie conforme de son propre instructeur, et nous nous sommes trop laissés piéger par les différences d'empreintes qu'ils ont laissé, en ajournant l'exploration, pour mieux ergoter sur leurs traces et sur leurs cartes. Que leur injonction fût faite au nom de Dieu, de la connaissance, de la libération de la souffrance, du bien, de la justice, de la fusion avec le Tout, peu importe, nous affirmons que c'était le même ordre, enjoint différemment selon les circonstances, ou bien la même proposition libératrice, mais aujourd'hui la récolte semble si faible que seul le supramental peut redresser la barre, avec l'aide des grandes forces blanches supérieures, qui ont précédé son avènement.

Le moi renversé vers l'origine renonce à s'approprier l'esprit du moment selon ses propres schémas, ses motifs décisionnels fermés par les conditionnements, ses valeurs dictées par ses mémoires personnelles, ancestrales, ou génétiques. Il abandonne critères et finalités, et explore son propre fonctionnement d'associations d'idées dans le souhait de découvrir. Le je n'est plus le prolongement du moi, mais devient une conscience capable de capter dans l'intelligence universelle des intuitions profondes, de trouver des ramifications entre des plans impersonnels de conscience, d'énergie et de lumière. Le je ouvert renvoie enfin au moi une autre image de lui-même, et le temps devient un véritable processus évolutif, indéterminé, saturé de potentiels, et non plus un matériau à plier et à sculpter. L'identité commence à se réjouir d'elle-même et attache donc moins d'importance aux circonstances proprement dites — le monde lunaire, dont les aléas sont acceptés avec souplesse. Le moi et le je commencent à vivre d'autres relations, qui malaxent l'image de soi, et des expériences vraiment nouvelles et profondes attaquent le socle de l'identité par la brèche du présent, l'insight, la prise de conscience, l'illumination, la révélation, ou encore la crise hétérogène qui démembre les structures du passé.

La conscience solaire se manifeste pour faire face aux exigences de la vitalité toujours prête à reprendre le dessus. De l'ordre surgit dans la gestion entremêlée des sensations, des émotions, des sentiments et des pensées. Leurs fichiers ne se mélangeront plus. L'échange avec le milieu, l'adaptation vitale, et la conservation de l'identité vont changer de prépondérance dans le moi et bouleverser leurs relations. Tous ces processus sont aussi simples que marcher, obéissent aux lois de l'échange, de la dialectique, de la transformation, de la pression, et il est donc vain de les tremper dans le sucre de l'émotion, qui fait miroiter toutes sortes de complicités imaginaires avec le monde divin en exagérant le rôle du cœur, comme il est inutile également de les plonger dans le sel de la détermination acharnée, comme si l'ascèse était simplement le produit de la volonté du moi et du mental. Le trois évolutif est sans fin, puissant, attaché à rien, il est au-delà des formes. L'exagération sucrée donne aux identifications une valeur de principe fausse, mais elle correspond aux tempéraments yin, qui peuvent changer rapidement leur vision du monde sans pour autant se rapprocher profondément d'eux-mêmes. L'exagération salée correspond aux tempéraments yang, qui collectionnent amoureusement leurs prises de conscience et leurs progrès, au risque de former un moi évolutif qui dépend trop d'eux-mêmes et pas assez des sources vives de l'extérieur. En devenant conscient dès le départ de la prédilection naturelle, le moi profond, le purusha, l'évoluteur, peut sans doute tenir à l'œil les combinaisons pernicieuses du mental avec le vital, en déléguant au je une capacité d'écoute et une vigilance permanentes.

   
6.2 Le deux du haut et du bas

Tout au long de cette procession dans la matière du Divin, qui s'éparpille dans les espèces végétales et animales en s'oubliant, nous ne trouvons aucune véritable séparation de l'une à l'autre, mais des modifications constantes, et des seuils, naturellement. Certaines étapes de la vie franchissent un pas décisif dans la complexité, comme celles des vertébrésLa colonne vertébrale est la première manifestation biologique d'une alliance parfaite de la souplesse et de la rigidité qui confirme de manière éclatante la collaboration des principes antagonistes. ou des mammifères, mais elles conservent l'ensemble ou presque du patrimoine génétique antérieur, ce qui est le plus proche du principe. Puis le miracle se produit: la position verticale du corps humain. Elle est solidaire de l'apparition du mental, et constitue une prouesse d'équilibre mécanique, en avance en quelque sorte sur les facultés intérieures du membre de l'espèce, qui peine ou renonce à trouver le cheminement de la plénitude, les proportions de l'harmonie et la stratégie rapide de l'équilibre. Nous savons physiquement nous tenir debout à partir d'une morphologie qui n'y est pas (si) appropriée. La petite surface des pieds par rapport à la taille, le manque d'élément stabilisateur comme la queue du kangourou ou d'autres espèces s'essayant à la position verticale, n'empêchent pas l'humain de marcher. C'est tout à fait extraordinaire, mais comme pour d'autres évidences infrabanales, nous en avons perdu la signification profonde. Les cybernéticiens construisent aujourd'hui toutes sortes de robots qui nous imitent, plus patauds, avec un centre de gravité plus bas que le nôtre, car il est difficile de reproduire à l'identique — en mécanique — le mouvement de la station debout de l'homme, à moins d'accumuler des paramètres innombrables qui rendront vulnérable le fonctionnement par la complexité des combinaisons de mouvements. La nature fait tout le travail du mouvement physique à notre place, puisque nous apprenons rapidement à marcher et que cela devient automatique. Et nous faisons la même chose avec le mouvement de la conscience: une fois que nous avons appris à parler, même si nous enrichissons notre vocabulaire en grandissant, nous n'accédons pas pour autant à la compréhension des associations d'idées et de leurs motifs (récurrents). Le travail se fait tout seul dans le moi générique, la colère semble légitime quand une situation la manifeste, la réflexion s'impose ponctuellement pour un problème donné, la tristesse vient montrer le bout de son nez quand l'homogénéité automatique du moi lié au non-moi est prise en défaut.

Mais nous ne savons pas aller plus loin sans le renversement de conscience.

La plupart de l'humanité reste psychologiquement à quatre pattes, le dieu fantasmé remplaçant le père, la soif d'avenir remplaçant la mère, le dévidage sémantique imposé par les circonstances remplaçant l'identité. Être pleinement debout est une virtualité que certains accomplissent, et, comme ils sont peu nombreux, cette potentialité passe dans la culture, sauf chez les hindous, pour une simple hypothèse fantaisiste. Tenir debout par rapport au Tout, par la racine même de l'identité du soi — voilà le témoignage des éveillés —, libérés de la crainte divine ou de l'arrogance du libre arbitre, délivrés de la conjugaison forcée du je, et détachés du gratifiant.

Cette verticalité du corps humain ouvre le moule biologique de l'espèce aux espaces stellaires, ratifie toute recherche évolutive même malhabile, et cautionne la manifestation des idéaux. C'est donc toujours le haut qui symbolise l'aspect évolutif de la conscience, et si le mental est touché par certaines notes de la gamme de l'énergie créatrice, les plans constitutifs de la personnalité en bénéficient également«Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas», très vieille devise égyptienne de la Table d'Emeraude, exergue préparatoire au grand'œuvre alchimique.. Les chakras supérieurs peuvent recevoir des influx et des énergies qui dilatent les corps subtils, et ces événements — pour peu qu'on cesse de s'acharner à les présenter comme des prouesses techniques ou des grâces particulières — indiquent bien que la nature est toujours prête à recevoir les manifestations de l'Esprit. L'évolution manipule donc les principes antagonistes simultanément.

Le coefficient de transformation est proportionnel à celui de la manifestation des survivances dynamiques. Toute crise (individuelle, groupusculaire ou collective) constitue le point de départ d'un potentiel à actualiser. Dans cette mesure, la politique de l'intelligence est de cerner ce qui est périmé avant de proposer des modifications. Des structures nouvelles ne peuvent pas être efficaces sur un appareil qui conserve les stratégies archaïques, dont l'échec a appelé de nouvelles initiatives. Confondre changement et évolution est une erreur courante, la même que celle qui fait confondre pérennité et conservatisme. De nombreux changements ne sont que des substitutions, les déplacements des mêmes stratégies de peur, de désir, de pouvoir et de fuite sur de nouveaux objets. L'esprit générique se pare autant d'innovations inutiles pour maquiller des problèmes tenaces qu'il reproduit des erreurs confirmées soutenues par des survivances dynamiques puissantes — comme l'intimidation, la menace et la coercition, ou la résignation, l'évitement et la fuite. La manifestation des défenses se transforme en haine et cruauté, ce que l'animal ignore, et la manifestation des attirances se transforme en appropriations émotionnelles, sentimentales, ou en toutes sortes de passions.

La traversée du libre arbitre montre le jeu des forces naturelles comme étant à la disposition du moi, mais il arrive un moment où le moi ne peut plus se contenter de jouer aux dés avec ses désirs, ses peines, ses projets, ses idéaux, ses blessures, ses échecs, ses souhaits et ses valeurs, en changeant simplement la manière de les envoyer. La liberté apparaît alors comme un cadeau empoisonné, et le moi recherche les secrets de l'être, de la conscience et du Tout. L'énergie créatrice effectue au contraire avec une admirable efficacité la liaison entre la morphologie, les moyens de survie et l'âme particulière de l'espèce. La silhouette d'une créature est parfaitement adaptée à sa fonction aussi bien dans sa forme et l'articulation entre les parties du corps, que dans le matériau épidermique, carapace, plume, poil ou peau. L'émotion esthétique que nous rencontrons à voir voler un oiseau ou nager un dauphin constitue une reconnaissance instinctive de la toute-puissance de l'Intelligence dans la vie. Chaque partie du corps est solidaire du tout organique, du milieu écologique et naturellement des lois de la physique. Par exemple, certaines plumes sont creuses pour libérer du poids et permettre une plus grande envergure des ailes, et la disposition même de leur peigne tient compte des contraintes aérodynamiques. Les modifications évolutives n'innovent que dans la mesure où il faut éliminer des paramètres devenant inutiles. La nature n'ajoute rien si tout peut être conservé, elle remplace plutôt qu'elle ne supprime, puisque la structure d'ensemble survit aux modifications partielles de partie en partie.

   
6.3 Le dépliage des principes

Le ternaire constitue la première dynamique complexe où l'étendue et la durée se déchirent et se rapiècent sans répit, à chaque nanoseconde, par le triangle du mental, du vital et du physique, structurel, et le triangle du moi, du je, et du moment béant sur le non-moi, fonctionnel. Les événements habillent des comportements qui eux-mêmes enrobent des motivations. Les schémas extérieurs et les motifs psychologiques se correspondent. Le moi trouve dans le décor existentiel la reproduction de sa propre architecture. Les angles morts sont donc inépuisables, puisqu'il suffit de fermer toutes les portes au mystère pour mener une vie homogène dans le prolongement animal, rehaussé d'un je obsédé par les événements, craignant les soi-disant mauvais, et prêt à tout pour en obtenir de «bons». Mais le cycle de transformation des opposés conduit la manifestation sur les chemins du temps orné de vitesses différentes, dans un espace aux profondeurs multiples, aux champs d'ondes enchevêtrés sans friture, et aux matières innombrables: chaque être joue sa partition comme il l'entend avec l'instrument du libre arbitre, sous l'œil indifférent du Tao. Le principe se dilue dans l'arborescence des structures qu'il émane, et donc, il laisse faire, puis il finit par se perdre dans son épiderme: l'éternelle seconde présente où la vie se projette de toute cette force qui nous dépasse, nous émeut et nous possède.

C'est le sacrifice du Divin tombant dans la matière par la conscience individuelle, descente qui justifie toutes les souffrances sur le chemin de la remontée. C'est la vision supramentale qui fonde l'homme comme le purusha, l'évoluteur, le témoin. L'Un nous séduit avec le Soi, nous appelle dans le binaire chinois à nous déchirer et à nous reconstruire, en empruntant les différents modèles de ternaire toujours dynamiques, résolutifs, guérisseurs. L'Un nous subdivise dans le quaternaire des éléments manifestés, puisque nous fonctionnons avec quatre types d'intelligence, l'une pour inventer et agir, l'autre pour observer et accomplir, une troisième pour ordonner et abstraire, et l'ultime pour synthétiser et donner un sens au ressenti. L'Un nous oblige au jeu du libre arbitre avec le cinq, le pentagramme, qui fonde la nécessité de la marge de manœuvre du sujet aux prises avec ses propres déterminations qui se combinent, éclatent dans le désir et l'imagination, la rigueur et l'intuition, le calcul et le don, le souhait et la décision, l'intention et l'acte. L'Un se révèle enfin dans le septénaire pour les champs subtils des chakras et des fonctions psychologiques — l'arc-en-ciel évolutif. Ces nombres-principes malaxent le moi et le compriment dans son aspiration vivante à être Tout, comme l'oiseau est le ciel qu'il traverse, tandis que l'équilibre cosmique, homogène, l'emmène de crise en victoire, de peine en satisfaction, de bonheur en malheur, par l'assujettissement du moi au non-moi à travers l'irruption permanente du je, le mangeur de temps. Le je est une bombe à retardement qui finira par faire exploser l'ego générique pour libérer l'individu — la durée est révélatrice de l'Immuable. Les contraintes sont dissimulées par l'esprit qui fuit en avant, puis deviennent des leviers.

Les plans souterrains (survivances dynamiques) et les plans supérieurs (dévoilement du Divin) se livrent combat sur le champ de bataille du temps.

   
6.4 Vivre le Yin et le Yang

Nous sommes soumis aux hémisphères gauche et droit du cerveau et aux empreintes paternelle et maternelle, qui doivent se différencier aussi facilement qu'elles se complètent. La mémoire parentale désembourbée, les rôles deviennent plus faciles, et l'équilibre entre le moi et le non-moi plus naturel. Mais les parents humains héritent d'un rôle biologique qu'ils compliquent avec leurs sentiments subjectifs et leurs émotions intempestives, sous prétexte de le perfectionner. Les confrontations répétées du petit humain au principe de sécurité et au principe d'autorité laissent en général des traces profondes chez les enfants dans toutes les civilisations et tous les milieux. L'homogénéité indissociable de l'autorité et de la sécurité, évidente dans le monde naturel, où les lois du comportement établissent les conditions de survie des membres de l'espèce, passe en général inaperçue dans le monde humain. Il se perpétue une dissociation irrévocable entre le masculin (actif, contraignant, rigide, entreprenant) et le féminin (passif, libertaire, souple, soumis) alors que chacun de ces deux pôles serait inexistant sans l'autre, et qu'ils conjuguent leurs programmations dans la même direction, nous offrir le choix. Il est donc judicieux d'identifier en soi-même ces deux pôles, non seulement comme des modèles, mais comme des pouvoirs relationnels différents, quel que soit le sexe auquel on appartient, pour retrouver les proportions harmonieuses de détermination et de souplesse, d'écoute et d'initiative dans notre comportement.

Une prépondérance abusive du pôle féminin donne lieu à une survivance excessive du processus d'imitation, qui est nécessaire depuis la naissance jusqu'à la fin de l'adolescence; un excès du pôle masculin renforce le moi dans ses processus de séparativité vis-à-vis de l'autre et du Tout, jusqu'à isoler l'individu des valeurs universelles d'évolution et de solidarité, de transformation et d'abandon à des principes supérieurs. Les personnes sont perpétuellement confrontées aux protocoles qu'elles doivent déterminer ou accepter, initier ou subir. Le yin et le yang doivent apprendre à s'accepter mutuellement, le moi se sensibilise à choisir selon les circonstances le mouvement d'écoute (yin) ou le mouvement du moi vers l'extérieur (yang) — qui alternent mécaniquement sans que l'on en ait vraiment conscience par la simple succession des instants.

La méditation est aussi le processus par lequel on apprend à départager les pensées personnelles et intelligentes, du procédé par lequel elles se forment toutes seules, en pénétrant de l'extérieur sous la juridiction des sens. Obtenir la collaboration du cerveau droit et du cerveau gauche, ou du yin et du yang, dans un équilibre conscient constitue une manière pragmatique d'évoquer la psychologie qui mène à l'Éveil, mais il est peu probable que les recettes qui seront trouvées mènent plus loin qu'à un simulacre, puisque l'esprit, sans une profonde aspiration, sera assez habile pour tricher et se persuader que du yang est du yin, ou réciproquement. Se forcer à l'écoute est en réalité yang par la violence exercée pour atteindre la réceptivité, et se forcer à agir sans motivation profonde est en réalité un procédé yin, par l'absence de mouvement authentique à l'origine de la décision. Ces précisions techniques, d'une subtilité qui échappe à toute analyse superficielle, fondent la légitimité du taoïsme, moins spéculatif que l'hindouisme et le bouddhisme, et qui se méfie des décisions de l'esprit quand elles sont prises à l'emporte-pièce sans un minimum de collaboration de la sensibilité et du cœur, et sans un minimum de soumission du corps.

Sans le signal de la souffrance physique, nous pourrions laisser par inadvertance une main sur le feu jusqu'à ce qu'elle soit brûlée. Sans les émotions négatives, la confusion entre le moi et le non-moi serait entretenue indéfiniment, dans une bulle homogène factice, un cercle de complaisance. L'hétérogène est au service de la différenciation et de la distinction, et il montre toujours les limites des amalgames ou des constructions homogènes. Il prépare ou annonce une nouvelle forme, une mise au point, une modification, ou une transformation par son caractère critique et imprévu, voire brutal. Accueillir tout ce qui se présente comme indice évolutif et levier de transformation, passer outre les humiliations que les poussées des survivances dynamiques nous imposent sont des conditions nécessaires. Le moi navigue perpétuellement entre l'alimentation fournie par l'extérieur et son assimilation. Tout ce qui semble négatif correspond simplement, sur le plan subtil de l'identité, à des problèmes de «digestion». Mais tandis que nous pouvons choisir les aliments du corps, nous ne pouvons pas sélectionner (tous) les moments que nous vivons, et le présent est donc toujours la source d'informations dont certaines sont inassimilables. La voie spirituelle permet à la fois de mieux choisir les filons du temps qui nous correspondent (homogènes), et de mieux accepter tous ceux qui ne nous correspondent pas (hétérogènes). Ce mélange apporte du nouveau, ouvre des horizons, entraîne la conscience solaire. Si la combinaison n'est pas équilibrée, il n'y a pas de retour au non-agir possible pour les tempéraments réfractaires et forts, qui s'enfermeront; ni de possibilité d'indépendance de pensée pour les réceptifs, qui confondent tout accepter et tout subir.

L'intelligence du Tout se manifeste autant par les accidents psychologiques que par les contrôles ou les coïncidences fusionnelles, mais notre manière d'interpréter est défectueuse: cette intelligence nous saute aux yeux quand les faits nous agréent, et se dérobe dans les situations qui nous déplaisent. Symboliquement, le positif s'accompagne d'une part de négatif et réciproquement. Il s'agit d'explorer là où le positif devient négatif par sclérose, et là où le négatif devient positif par élimination ou transformation. L'insécabilité du réel et l'enchevêtrement secret des choses dans l'unité de l'évolution, la solidarité des racines et des branches, du bas et du haut, la complémentarité de l'homogène qui fédère et de l'hétérogène qui brise et innove, telle est l'image sans contours qui mène au cœur du Mystère.

Nous comprenons grâce au Mental de lumière tout ce qui nous a manqué pour aller droit au but de la manifestation divine. Nous saisissons pourquoi l'ensemble des orientations apparemment vaines des mentalités nous a finalement mis en demeure de découvrir les vraies lois de l'univers. Nous considérons les erreurs nécessaires comme les ébauches mêmes de la Conscience suprême dans la manifestation. Les détours et les chemins d'écoliers équilibrent par leur lenteur exaspérante les sursauts et les bonds, les grâces et les mutations qui franchissent des étapes décisives.


7 SYNTHÈSE

Se libérer de l'ignorance en ignorant son ignorance,
se libérer de la haine en haïssant la haine,
se libérer du mal en maudissant le mal,
se libérer du désir en désirant le non-désir,
se libérer de la pensée en pensant la non-pensée


autant de pièges pris pour des portes,
astres morts pris pour des soleils,
prisons qui semblent évasion
repères les plus sacrés des vanités terrestres.

   
7.1 La symbolique du corps

Le corps apparaît au fur et à mesure comme la création même de l'Esprit, malgré les multiples contraintes que la Nature rencontre pour infuser dans la matière le dynamisme de la conscience. Il se présente au départ comme l'obstacle essentiel à l'affranchissement spirituel, tant les sensations et l'identité se combattent, l'événement cherchant à plier à sa loi l'humeur vitale, le moi souffrant des circonstances qui ne s'inscrivent pas dans ses attentes. Le plan physique accompagne nos contenus psychologiques, cautionne ceux qui semblent favorables par la joie ou la sérénité, sanctionne ceux qui paraissent défavorables par un je ne-sais-quoi qui fait devenir le corps légèrement absent, ou plus lourd, voire étranger. Le corps s'oublie par son écrasante présence, par sa banalité imprescriptible, par son évidence pure. Il possède une symbolique contradictoire. Soit il se pare de beauté, fait rêver d'amour, de plaisir, excitant par là le vital universel, et les besoins plus subjectifs de l'individu, soit il représente la souffrance, par la douleur de la maladie et la dégénérescence de l'âge. Entre les deux, il n'y a pas, pour le moment, d'image culturelle, pas de statut — ce qui explique par ailleurs que le travail ait pu prendre une place aussi excessive depuis quelques siècles, ramenant l'être humain, capable par son intelligence de se libérer des taches matérielles pour sa nourriture, au statut du gorille ou de l'éléphant, obligé de passer le plus clair de son temps à s'alimenter. Il s'agit là d'une véritable régression, en tout cas, d'un virage manqué, qui nous ramène à l'élasticité de la substance psychologique, créant selon les époques des modèles de comportements fort distants les uns des autres, des moules de valeurs et de croyances qui peuvent durer des siècles, et qui survivent longtemps une fois inutiles, l'espèce traînant ses habitudes. La tyrannie du travail a d'abord été utile à toute la société, et si l'ère post-industrielle doit enfin permettre — ce que nous avons souhaité sans pouvoir le faire pendant des milliers d'années — de nous affranchir de la dépendance écologique, il nous faut réviser entièrement le système économique, et le subordonner à une politique de l'épanouissement. La maîtrise de l'environnement pourrait déjà créer une autre société, un calendrier plus lâche, un usage du temps plus profond et personnel, quand la priorité du profit s'effacera devant un projet de solidarité écologique terrestre.

Le corps humain a perdu sa place, ou bien il ne l'a jamais trouvée, et, bien qu'il soit la racine, il est utilisé comme un animal de bât dans les classes inférieures, et comme un outil pur et simple dans les classes supérieures, affectées par le surmenage et les compensations qui l'accompagnent, l'ensemble étant régulé par des posologies médicales pernicieuses, chassant les symptômes et conservant le mal. La gamme de molécules, drogues, neuroleptiques, antidépresseurs et apparentés, substances qui dérivent de la chimie, premièrement, ne met pas en cause le sujet dans la maladie, ou si peu, et, deuxièmement, engendre des effets secondaires. Le marché du corps et de la vieillesse, de la beauté et de la longévité, devient un enjeu économique important.

Toute la Terre souffre du mésusage du corps, qui repose sur le culte du travail, inféodé à la convoitise naturelle — organisée par les puissants dans un système de dominance parfaitement au point. Ainsi est maquillée l'aliénation, la contrainte abusive du temps productif qui n'épargne personne. Le stress n'est plus combattu, mais lavé, détourné et utilisé à de nouvelles fins plus performantes, grâce à des techniques mentales et des prises de médicaments. Nous risquons d'atteindre dans ce domaine aussi la limite d'élasticité conforme aux lois de la nature, ce que les dépenses de santé, qui prennent des proportions astronomiques (dans toutes les nations riches, persuadées de détenir la vérité et de tirer derrière elles les peuples plus barbares), laissent entendre. La menace de l'humain socialisé, trouvant son origine et sa fin dans le seul aménagement des rôles, le seul respect de la mode culturelle, la seule ambition participative conditionnée, pèse sur toutes les sociétés qui se développent.

Il y a dans cette inconscience généralisée, dans cet envoûtement, dans cette dérive — la récupération du Tout et de la vie par le génie-monstre humain, quelque chose qui touche le mutant solaire. Les dérives du libre arbitre obéissent à des lois générales, et les compensations s'effectuent toujours à travers des émotions surabondantes, des identifications de masse, des habitudes néfastes. La suralimentation, et l'alimentation déséquilibrée, l'usage du tabac, de l'alcool, des drogues, la pornographie, tiennent lieu d'expression et attachent le moi au non-moi par des coutures gratifiantes grossières, qui alourdissent le corps, détournent de l'intuition, et renforcent les défenses génériques de l'ego de nature.

En revanche, les petits progrès sociaux, montés en épingle, sont chargés de dissimuler tous les scandales chroniques, les structures fausses, les circuits du pouvoir et la grammaire de la dominance. Ce puzzle inextricable est repoussant, structuré par des forces puissantes et hostiles, et l'explorateur peut l'abandonner, car il agit par une autre voie, d'autres méthodes, en attirant le futur solaire, toujours en germe, dans le présent, le long de la corde vibratoire supramentale.

Le supramental change le fonctionnement des cellules et le corps, méprisé dans presque tous les enseignements verticaux, devient le pilier de l'incarnation. Si l'âme vit sur différents plans, c'est dans le corps qu'elle se manifeste sur Terre sans échappatoire possible — ce qui fonde la légitimité de toutes les approches qui refusent de dissocier le spirituel du matériel.

L'articulation du contingent, du féminin, du yin, du manifesté, du physique, avec le potentiel, le masculin, le yang, le virtuel, le concentré, le décisionnel et l'abstrait, est un balancement délicat et à chaque instant de nouvelles alternatives se présentent. Nous sommes le soleil et la lune, le sensible et l'intelligible. Le corps témoigne en permanence de la relation moi — non-moi.

Le corps sera reconnu, par l'explorateur solaire, comme le dépositaire duel du subconscient à transformer et de l'ananda (plénitude) à découvrir. Il deviendra le partenaire, l'obstacle, l'allié et, pour les Chinois, il a toujours été le vérificateur, le témoin auquel revenir pour mesurer l'alliance du ciel et de la Terre. La réhabilitation du plan physique est la première injonction supramentale et cela se comprend dans la mesure où le mental a été entièrement démystifié, où le non mental a été dépassé. Tout devient donc mouvement à la vitesse électronique, et le corps, parce que le point de vue s'est déplacé, devient solidaire du vital et du mental et non inférieur à eux. Sri Aurobindo envisage même une vie biologique de trois cents ans nécessaire à former un corps supramental incorruptible. Les trois plans ensemble sont vus comme le mystère du Divin dans la matière. Le travail solaire ne saurait diviser pour mieux régner, et s'il s'agit donc de transformer tous les plans de l'être, aucun ne peut être mis à l'écart. Des mémoires différentes, qui affectent toutes le libre passage du moment, caractérisent le corps physique, le subconscient, le moi de l'esprit. Il s'agit là d'une plongée dans les faits, dans tout ce que nous sommes ou croyons être avec les liens multiples du corps à l'identité, du moi au non-moi, le vital ayant tendance à obscurcir, et le je à éclaircir si l'être est consacré.

La conscience que nous pouvons avoir des échanges primordiaux modifie notre itinéraire.

L'ouverture au nouveau reste interdite si les blocages s'organisent entre eux, mais elle se développe si une partie seulement se laisse gagner par l'enthousiasme, le souhait solaire, ou la promesse de l'équilibre. Tant que l'ensemble des mémoires négatives ne s'est pas solidarisé, le nettoyage du physique, du vital, ou du mental peut aider les plans voisins plus obscurs à s'ouvrir à la lumière, et le je ouvert peut rapidement déceler des perspectives de transformation sans leur accorder une prépondérance excessive, en sachant que l'ensemble est solidaire. Des réactions en chaîne évolutives peuvent voir le jour. La configuration idéale est naturellement que le moi soit au service du Divin, le je au service du moi, le vital au service du je, et que le corps serve l'harmonie d'ensemble.

C'est une configuration rare.

À l'opposé, le moi générique ne se distancie pas du je (ou inversement), et toutes les préoccupations du sujet se jettent dans l'amalgame du je et du vital, où les appréciations émotives (défensives, gratifiantes, et sécuritaires) l'emportent sur les prises de conscience logiques et holistiques. Entre les deux, des prises de conscience sont possibles, pour attendre, en quelque sorte, que la soumission totale et parfaite au Divin puisse se faire naturellement.

Comme la plupart des éveillés contemporains, nous préconisons de chercher l'alignement cosmique en commençant par une véritable libération du je, gagnant en intelligence, en autonomie, en curiosité, pour qu'il puisse remettre en question, par le levier du moment pur, aussi bien les habitudes vitales que les schémas qui structurent le sentiment d'identité — d'autant que des liens existent entre les deux. Cesser de suivre des opinions, s'ouvrir à une disponibilité circulaire et non pragmatique, est la première opération par laquelle le moi remet en question son flux de pensées, et par laquelle il se penche enfin sur sa véritable marge de manœuvre pour sortir des ornières, et s'apercevoir que rien ne fonctionne tel qu'il le croyait auparavant.

Le corps, qui est en première ligne — sentinelle de l'évolution —, est le premier à témoigner des conséquences de l'ignorance par les maladies qu'il manifeste, et qui proviennent en général d'une mauvaise gestion du plan vital ou du plan mental, ou des deux à la fois. C'est lui qui somatise, qui se plaint à la vieillesse et qui souffre, lui qui débarque par le ventre et ne voit que plus tard le je l'envahir. Le lien du corps au moi est conditionné depuis des générations et nul ne se préoccupe de l'identifier — sauf dans les cas difficiles où l'autonomie relative du plan physique apparaît avec ses pathologies propres et graves, et qu'on enjoint alors au moi de se pencher sur lui. Au-delà d'une certaine subjectivité, la marge de manœuvre du moi atteint sa limite d'élasticité et brise l'organisation naturelle. La pathologie est une mise en demeure de réviser chacun des plans, ou la relation entre eux si aucun n'est défectueux (proportion). Le corps peut prendre la parole, l'émotion peut s'exprimer, quoi qu'en pense le moi structuré.

C'est le chaos qui maintient l'ordre psychosomatique, l'hétérogène qui vérifie l'homogène, l'aléa qui pousse à l'adaptation nouvelle, la crise qui révèle l'ordonnancement du subconscient et du conscient. Le moment joue différemment selon les circonstances sur le moi, sur le corps, sur l'émotion. Des réajustements permanents sont de rigueur entre le mental, le vital et le physique, pour ne pas cloisonner davantage ces trois juridictions. Les maladies proviennent d'une sclérose de l'agencement de ces plans, d'une inféodation de deux plans au troisième, ou encore d'une autonomie trop prononcée de l'un, de deux, ou même des trois.

   
7.2 La spirale évolutive

Le jeu du yin sur le yang, du pourquoi sur le comment, de l'être sur le devenir, de l'intelligible sur le sensible, du subtil sur le concret, du potentiel sur l'actuel —entraîne l'évolution dans le mouvement réel des choses, et non par rapport à des tableaux décisionnels péremptoires, ou des «volontés d'aboutir», si chères aux prédateurs humains. Les grands philosophes ont rôdé comme d'habiles braconniers à la lisière du Mystère, mais seuls ceux qui étaient prêts à perdre ce qu'ils possédaient déjà ont trouvé le vrai trésor: connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et ses dieux. Les autres ont simplement collectionné quelques signes de piste. Ils sont restés attachés à l'idée de trouver, idée pernicieuse qui impose parfois une démarche en dehors de ce qui est cherché. Ceux qui ont douté du mental ont pu le terrasser, et rien ne prouve donc que les fondations même de notre culture occidentale soient si authentiques qu'on le prétend, les «par-delà l'esprit» ayant été oubliés au profit des plus habiles orateurs. Platon avait-il le sentiment, comme Socrate, qu'il ne savait rien — ce que tout éveillé avoue émerveillé? L'église a-t-elle conservé le principe christique de la pauvreté, qui rend opératif l'écoute du père et l'amour de l'autre, par l'abandon de l'obsession matérialiste, lunaire, contingente, et l'aménagement d'un calendrier de méditation, contemplation, réflexion sur le mystère — aussi utile que le travail productif ?

Quand le moi accepte d'être traversé par le flot de l'énigme illimitée et qu'il ne résiste plus, ce flux se mélange à l'identité et au je, au vital et au corps, créant des turbulences nouvelles, des clapotis insoupçonnés, des tourbillons et des nettoyages. Comme se forme un cône d'air au centre de l'eau qui s'écoule en tournant près du siphon, tous les mouvements du mental se transforment quand il n'y a au centre que le vide du soi, le Brahman, ou en tout cas ce qui peut l'amorcer: le volume d'une intelligence passive, observatrice, concentrée et détachée, dépourvue de la velléité personnelle d'interpréter à sa manière. Cette chose comprise, il n'y a pas plus de zen que de tch'an, pas plus d'advaïta que de shamkya, pas plus de bouddhisme que de taoïsme, pas plus d'ésotérisme que d'initiation — en tout cas sur l'essentiel — puisque ces inventions ne servaient qu'à faire prendre conscience de ce seul principe.

Étrangement, cet acquiescement exhaustif à être présent à tout, indistinctement, avant d'interférer, semble quasi inaccessible, de génération en génération, bien que nous l'ayons déjà fondé (nous la famille des maîtres), participant tous d'un même esprit, à différentes époques, conformément à l'âme du lieu. Mais nous ne nous sommes pas prononcé sur la réalité ultime, puisque c'est le mouvement de l'homme vers la connaissance qui nous préoccupe, et non le tableau ultime de la vérité, qui abuse les plus prétentieux. Nul ne sait pourquoi nous vivons dans cette tournure universelle, mais nous acceptons un jour ou l'autre d'être une conscience au milieu d'autres univers de conscience, et nous cherchons alors les caractéristiques de ce qui nous dépasse encore, mais nous appelle. La conscience supérieure, indépendante de la durée par son pouvoir se loge dans le moi, s'abouche au corps matériel soumis au moment proprement dit, et à toutes les contingences biologiques, lourdeur et lenteur, et les contraintes de survie. Le je, connecté au moment, peut tirer du passé du moi n'importe quelle séquence et la déformer, la pervertir, l'affabuler. Il peut tout autant s'emberlificoter dans un présent bariolé des coloriages de l'avenir attendu — fantasme dominateur puissant, tyran sans respect pour l'événement pur réellement présent.

Si donc le je est le moyen suprême d'évoluer, une fois la consécration accomplie, il demeure le tricheur invétéré pour le moi générique, puisque il falsifie toutes les pistes, fabrique de faux passés et anticipe de faux avenirs, entrelace les mensonges lunaires et solaires, épaulant l'appréciation éhontée sur les objets du champ sur l'appréciation arbitraire de soi-même en suivant les lignes de force du subconscient. Le je générique ramène à la surface du présent un moi truqué, s'arrangeant avec un passé imaginaire, s'arc-boutant sur un futur cristallisant des rêves inaccessibles; et il n'est jamais purement et simplement — . Le je qui manque de sincérité fabrique des personnages, des ruses pour rapiécer le moi et le non-moi qui se déchirent.
La beauté pure de la Manifestation est accessible par le supramental, qui voit en coupe les objets, comprend intuitivement la relation entre eux et leur milieu, tandis que les causes morphologiques sautent aux yeux. L'univers banalisé par le mental générique, qui n'apprécie que ce qui l'intéresse au premier chef et se détourne du reste, devient partout le visage du Bien-Aimé. Les signes et les coïncidences s'accouplent. Le Seigneur apparaît dans la vague qui se décompose et se recompose, et qui étonne: chaque goutte redevient l'océan quand elle retombe et l'océan devient goutte sous le choc du rocher. Le même pouvoir spontané sépare et réunit. La méditation finit par révéler que la substance psychologique est telle l'élément liquide et transparent. À chaque moment, le je se sépare du moi en créant une pensée, à chaque moment, le je revient au moi, quand la pensée a été formée. Comme l'eau est homogène (deux gouttes qui se rencontrent fusionnent immédiatement) et hétérogène (le moindre choc la diffracte en particules) — ainsi le mental du moi se rassemble et se disperse alternativement dans une ronde si naturelle, si puissante et si belle finalement que l'individu court toujours derrière sa dernière pensée, pénétrant tout l'ensemble du moi. À s'attacher à cette image, on peut certes perdre la raison ou s'imaginer, comme Pascal, que tout est imprescriptible et vécu d'avance, ou comme Nietzsche, que l'univers se reproduit à l'identique à chaque changement d'éternité.

Mystère du Mystère, aurait dit un Jésus pas très catholique, à propos de la vie.

L'agencement du code génétique, où structure parfaite et indétermination (novatrice) se mêlent, est aussi troublant que l'espace sidéral, à la forme aléatoire, les amas de galaxies côtoyant des vides impressionnants, le tout ordonné néanmoins par la force de gravitation — un clin d'œil du Divin à la liberté, un tour de force qui montre que l'homogène, amoureux de rassemblements, de collages de relations, d'assemblages, se lie parfaitement à l'hétérogène, amoureux d'explosions, de ruptures, de seuils, de séparations.

Avec l'homme, le miracle se poursuit, se complique et le mystère s'améliore encore. Des centaines de milliers de paramètres sont coordonnés automatiquement. Le bébé apprend sa langue maternelle, dit je avec une évidence déconcertante en quelques mois, puis il peut même pratiquer ce je dans le prolongement de son enfance à l'état adulte, sans s'interroger réellement sur la faculté sémantique, le pouvoir de conjuguer, alors que cela constitue une part non négligeable de l'identité. Certains poursuivent l'impulsion qui les constitue sans se poser de questions, et tandis qu'ils ploient sous les instances relationnelles extérieures (les rôles), ils n'éprouvent pas le besoin d'établir un véritable chantier psychologique — une prise en main exhaustive de leur potentiel d'identité. Le retour, le feed-back, n'est pas amorcé. D'autres, comme Sri Aurobindo, remontent à l'origine divine et renversent l'avenir de la Terre. Cela se passe ici.

Et maintenant! Derrière les faits, des secrets profonds emboîtés les uns dans les autres, des farandoles de paradoxes qui ne renvoient de l'homme qu'une seule image — celle d'une fleur qui passerait son temps à nier qu'elle provient de l'arbre sur lequel elle pousse, pour ajourner le fruit. La poussière glissée sous le tapis, est aujourd'hui épaisse. Le contentieux lourd. Sri Aurobindo évoque dans Savitri, son long poème en anglais, les multiples voiles de l'Ignorance qui enrobent une création parfaitement intelligente dans son principe, et nous supposons aussi que l'espèce reviendra au Divin, — le seul chemin réel — quand, lassée de s'éloigner des réalités supérieures par ses fuites et ses constructions mentales, elle se soumettra enfin à découvrir les lois plutôt qu'à les inventer.

Le ressac du karma sera alors brisé et la Terre passera à autre chose.


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- Wieger léon les pères du système taoïste Les belles Lettres