1/ ÊTRE SEUL OU GUIDÉ
Si
nous ramenons la question de «la voie» à une procédure pragmatique,
l'interrogation est simple. Vaut-il mieux se rapprocher de l'éveil par
soi-même, ou en suivant un maître, qui, parce qu'il bénéficie lui-même de
l'expérience de la vision exhaustive, peut en montrer le chemin ? À moins
de céder au charme des particularismes, et de les comparer au risque de s'y
perdre, l'hypothèse d'une définition générale de l'éveil s'impose, pour
concevoir un passage unique, dans la réalité supérieure, pour tout membre de
l'espèce humaine appelé à vivre pour l'essentiel.
La
première erreur à éviter est donc de s'imaginer que la vérité est locale,
meilleure ici que là, sous prétexte qu'elle semble avoir été mieux décrite et
approchée dans certains contextes. C'est tentant de limiter l'expérience de
l'éveil à l'Inde, par exemple, et à ses très nombreux thuriféraires, et il est
indispensable de recueillir quelques témoignages venant de l'immense tradition.
Mais s'il s'agit d'un passage de la conscience vers elle-même, à un autre
degré, ce passage est accessible n'importe où, soit par la qualité de la
procédure censée y mener, soit par la qualité de l'adepte, et dans cette
mesure, l'amateur d'ouverture reste sensible au tracé de ce passage dans
toutes sortes de témoignages culturels et historiques.
Il
existe quatre catégories d'éveillés, qui par définition, ne tiendront pas
exactement le même discours.
1/
Les éveillés à vocation mondiale. Rares, ils fondent des religions,
volontairement ou non, ou laissent des doctrines puissantes. Le dernier en date
est Sri Aurobindo, qui apporte une nouvelle dimension à la démarche
spirituelle.
2/
Les éveillés à vocation pédagogique, qui correspondent à l'image courante du
maître. Choisis parmi les meilleurs disciples, ils représentent une lignée
après la disparition de leur propre maître, et reçoivent le pouvoir du darshan.
Ils transmettent à leur tour, s'ils trouvent un disciple digne de perpétuer la
tradition.
3/
Les éveillés sauvages. Ils trouvent l'éveil seul, témoignent, mais ne
s'attachent pas aux enseignements ou les condamnent. Ne s'attachent pas non
plus au rôle de maître.
4/
Les éveillés sauvages conservateurs. Ils retrouvent seul l'éveil, mais
finissent par représenter une voie assez précise, ou une lignée qui leur
correspond, mais sans l'approbation officielle. Ils peuvent être instruits par
intuition, par réminiscence karmique, et deviennent facilement des réformateurs
puisqu'ils sont parvenus librement à l'éveil, sans suivre de près la voie
qu'ils préconiseront ensuite, et qu'ils actualiseront pour les besoins de
l'époque, avec de nouveaux concepts. Ils peuvent s'identifier au rôle de
Maître, mais ne cherchent pas foncièrement à représenter autant que les maîtres
traditionnels.
Comme
chaque être est particulier, c'est au résultat qu'il convient de s'attacher
pour découvrir les caractéristiques de cet état de l'être, et non aux
tempéraments divers qui parviennent au même statut. L'éveil est employé
différemment par chacun, selon ce qu'il représentera, mais cette réalité
essentielle utilise chaque adepte de la même manière, puisque c'est un plan
cosmique ou universel. Il procure une distance impériale vis-à-vis des
circonstances, et parfois même, vis-à-vis de l'existence, ce qui procure un
pouvoir réceptif d'une profondeur insoupçonnable, une inscription nouvelle du perçu
dans le moi. Les manières d'y parvenir sont variées, mais le passage est
radical, et tout adepte insiste donc sur la manière nouvelle de ressentir
l'incarnation qui s'est offerte à lui. Cette réalité de l'éveil est définie
comme spirituelle dans de nombreux contextes, mais dans d'autres, où le
spirituel n'est pas le contraire du matériel, d'autres propriétés peuvent lui
être attribuées, et ce statut de la conscience individuelle échappe alors aux
représentations dualistes. La description de l'éveil dépend donc de la langue
et de la culture qui supportent la vie de son témoin, et ce dernier aura
recours, avec une économie certaine, aux concepts qui lui permettent, dans les
termes mêmes de son environnement, de qualifier son expérience définitive.
Sur
ce sujet, les variations sont immenses, et c'est une des raisons pour
lesquelles l'aspirant peut renoncer à trouver un maître, et tenter de faire
cavalier seul. Il peut être dégoûté par les contradictions qui apparaissent sur
le plan formel, et hésiter, sincèrement, entre différents mouvements. Si
l'esprit ne s'élève pas au-dessus des formes, il peut en effet croire à
différents éveils, collectionner des voies différentes, voire contraires, comme
si les «satoris» étaient conditionnés chacun par l'enseignement particulier qui
les évoque, ce qui est évidemment absurde, mais semble parfois plausible quand
on tient à hiérarchiser les catégories spirituelles. On peut aussi chercher à
se mouvoir soi-même vers ce mystère à l'aide d'une méthode qui convient mieux
que les autres, pour choisir à la carte une doctrine, mais il est alors
probable que l'approche reste trop intellectuelle, et sécurisante. L'idée de
s'appuyer sur des moyens issus de préférences personnelles est insuffisante, et
déguise souvent une motivation faible, ou le rejet d'autres considérations plus
explicites dans les doctrines qu'on tendra à éviter, pour escamoter des
faiblesses personnelles. Car la voie est radicale et d'une extrême exigence, ce
qu'on peut contourner en s'attachant à la forme la plus séduisante plutôt qu'à
son contenu.
2/ DÉPASSER LA FORME DU FLACON, POURVU QU'ON AIT L'IVRESSE
Étant
donné que le travail est intérieur, toute doctrine authentique peut faire
l'affaire pour tenter l'aventure exploratoire, si elle est comprise. En
chemin, une fois que le moi a réellement décidé de s'investir dans
l'architecture de ses perceptions sans cultiver d'angles morts, et qu'il a
accompli les étapes préliminaires de la remise en question exhaustive de soi,
une voie peut se faire jour, plus appropriée, plus personnelle, plus intime,
avec une consécration libre, libérée du regard du gourou. Aujourd'hui, sous la
pression de l'évolution, le travail devient plus facile pour toute âme
consacrée, puisqu'il devient aisé de se libérer des formes du passé, grâce
à la descente de nouvelles énergies-consciences, favorables à la consécration,
à l'élévation, à l'intuition. Le passé nous a légué différentes approches, qui
peuvent réussir, si l'engagement est authentique, et s'attaque, parfois
passivement, à toutes les formations de l'ego. Nous citons quelques exemples de
«flacons» possédant le même contenu. La même montagne peut se gravir par
plusieurs arêtes, les dangers de chaque face étant différents. Les chemins les
plus courts sont les plus abrupts, et réservés à ceux qui sont capables de
changements rapides, par une consécration intense.
Le
bouddhisme zen tente de réduire toutes les représentations de l'éveil à leur
plus simple expression, l'hindouisme au contraire associe l'éveil à une
connaissance de Dieu, et toute une littérature accompagne le paradigme du
«grand passage», obtenu par toutes sortes de moyens, des plus ascétiques aux
plus excentriques, ce qui pose déjà un problème d'exégèse considérable,
susceptible d'égarer le néophyte par l'abondance des chemins. Les chinois
présentent l'éveil comme une ramification exhaustive à tous les matériaux de la
réalité, concrets et subtils, ramification qui annule le besoin de penser,
car le sentiment d'appartenir au Tao fond le moi dans le non-moi, sans
résistance, sans défense, sans besoin de se considérer comme un être distinct
de tout ce qui l'entoure. En Occident, le témoignage est moins net, mais on
trouve des notions qui laissent à penser que la renaissance peut se produire,
par exemple chez les mystiques qui parlent de l'extinction de leur
individualité, ou chez les Grecs qui énoncent l'ataraxie, ou dénoncent le monde
extérieur comme une simple apparence, en laissant entendre qu'ils ont trouvé
dans l'esprit la source même de l'esprit, en s'éloignant des sentiers
battus, les identifications.
Une
telle différence d'approche montre déjà que l'éveil fait partie des quelques
réalités rarissimes qui échappent à toute description précise par l'artifice
d'un langage, et cela doit être établi, puisqu'il se trouve de l'autre côté de
la pensée, en quelque sorte, ce qui veut dire tout simplement que la pensée n'a
pas accès à cet état, et qu'elle ne peut donc en rendre compte que par des
approximations multiples, fragiles et hétérogènes, qui ne peuvent aucunement
approcher la globalité de la vision procurée par le Soi. Le piège est donc de
se fabriquer une représentation fausse de l'éveil, pour le faire tenir
dans les capacités du mental, ce qui est impossible. La conception de l'éveil
ne peut se réduire à une seule voie, ni à une époque, ni à une doctrine. Si le
mental le réduit dans un particularisme, un itinéraire préconçu sera suivi,
sans doute de bonne foi, mais sans porter de fruits, aussi faut-il, quelle que
soit la doctrine choisie, l'appliquer pour la vivre dans le mystère du présent,
puisque toutes insistent sur la possibilité d'acquérir une nouvelle perception.
C'est plus efficace de ne pas caractériser la voie outre mesure, et
d'en cerner la pure quintessence, que de vouloir l'encadrer dans un système
rassurant, qui va tout simplement décider de nouveaux modes d'appropriation du
réel par l'interprétation du vécu, ce qui n'est pas le but ultime de
l'éveil : libérer de la pensée et voir avec l'œil intérieur.
En
effet, le langage permet de décrire les objets à partir de leur nature et de
leur volume. Tout objet est vu en tant que matière d'une part, et en temps que
forme d'autre part, puisqu'il possède une limite et un contour. Même dans le
domaine des idées, qui sont des objets mentaux, et qui tiennent beaucoup de
place dans les doctrines, il est assez facile de voir où les mouvements
naturels transmutent le contenu d'un concept : la bonté devient en
cours de route compassion d'un côté, empathie dans une autre direction, amour
véritable pour certains ; mais également faiblesse si elle devient
excessive, et se manifeste aveuglément. Même ce que nous nommons les qualités
de l'être ne peuvent être foncièrement délimitées par l'approche
intellectuelle, et chacune d'entre elles se dilue vers une extension qui en
pervertit le pouvoir, ou une concentration qui la rend obsessionnelle. Les
«qualités» spirituelles sont précises sur le papier et peuvent faire l'objet
d'une glose conséquente, et de commentaires qui incitent à les découvrir ou à
les développer. Dans la pratique, les qualités dépendent du flux psychique
et les événements en font varier le cours et la prépondérance. Voilà pourquoi
tous les jalons des doctrines renvoient uniquement, et instantanément, au
rapport que le disciple entretient, dans son vécu, avec les qualités censées
mener à l'éveil. Aujourd'hui, beaucoup d'éveillés solitaires récusent le fait
qu'on puisse «s'approprier» les qualités qui garantissent la réussite dans la
voie.
Il
est plus simple d'imaginer que le Soi jaillit spontanément au bout de la
reconnaissance intérieure de l'ignorance, plutôt que de prétendre à une
action volontaire du moi sur le moi, qui ne peut être que limitée. S'efforcer
de s'améliorer constitue une mauvaise stratégie, si cette amélioration n'est
pas le fruit d'une aspiration intense. Si c'est un calcul, la volonté de l'ego
à soumettre la réalité persiste, et beaucoup manquent le satori parce qu'ils
veulent seulement l'obtenir pour de mauvaises raisons. Non un don de soi au
Mystère, mais une apothéose personnelle. Or, seul le don de soi au Mystère
permet de replonger au sein du réel, indistinctement, c'est-à-dire sans être
obligé de l'interpréter pour soi-même. Sur ce point, Tchouang Tseu et Lao-Tseu
sont absolument d'accord, et permettent de concevoir une voie dans laquelle le
moi se laisse absorber dans le Tout, en évitant d'ajouter son grain de sel, sur
ce qui lui arrive, jusqu'à épouser les moindres événements dans une légitimité
absolue. Cette stratégie réussit nécessairement, car elle n'a plus besoin de
prédicats, de moyens, chaque moment étant l'occasion de comprendre le lien qui
s'effectue entre le Tao et l'adepte.
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« - Que signifie l'efficace totale? Demanda le duc
Ai.
- La mort, la vie, répondit Zong
Ni, le gain, la perte, le dénuement, la suprématie, la pauvreté, la richesse,
l'habileté et ce qui ne lui ressemble pas, la diffamation, la louange, la faim,
la soif, le froid, la chaleur, participent du changement, ressortissent au mouvement
imprimé par le Décret. Ils sont pareils au jour et à la nuit se succédant l'un
à l'autre, et le savoir se révèle impuissant à distinguer leur commencement
respectif ; par conséquent ils ne sauraient rompre la paix intérieure ni
pénétrer dans le réceptacle de l'esprit. S'unir avec joie avec l'écoulement
sans perdre le bonheur, faire en sorte qu'il n'y ait point d'interstice entre
le jour et la nuit, afin de composer avec les êtres et les choses le printemps,
équivaut à accueillir et susciter les saisons au-dedans du cœur. Voilà ce que
j'appelle l'efficace totale.»
Tchouang - Tseu, les tablettes
intérieures.
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La
même notion se retrouve dans les hagiographies, où de nombreux saints sont
décrits comme capables de recevoir tout événement comme un don de Dieu, soit
une grâce, soit une épreuve en vue d'une amélioration, soit comme une leçon
d'apprentissage. La voie risque d'être un concept artificiel si on la
détache de celui qui la pratique, et le bon sens nous accorde que l'explorateur
a plus de prix que la carte succincte qui lui permet de se déplacer. Aussi
est-il tout à fait concevable que certains éveillés répugnent à faire croire à
leurs disciples qu'un chemin existe, puisque cela pourrait faciliter la
«projection» du moi sur l'itinéraire, alors que ce qui importe vraiment, c'est
la transformation du moi lui-même, et l'intensité de l'engagement qui
commandera les procédures extérieures.
La
tendance aujourd'hui est de ramener les pratiques spirituelles, les techniques,
à des outils précis, efficaces dans un orbe défini, et dont il
est inutile d'attendre des résultats autres que ponctuels. Ce mouvement est
absolument correct, et permet de développer aujourd'hui une conception réaliste
de la voie de l'éveil, purgée d'un côté de l'idéalisme mystificateur, avec son
acharnement aux pratiques spirituelles censées ouvrir l'ultime porte qui cache
«Dieu», et délivrée de l'autre de son pragmatisme, susceptible de manipuler les
disciples avides de «réussir», au détriment d'une observation spontanée, libre,
naturelle, de leur rapport au non-moi. Car le non-moi demeure immense, infini
dirait un hindou, indistinct dans son essence dirait un chinois, et il est donc
inconcevable de remplacer le contact permanent qu'il offre dans chaque moment
par un mode d'emploi de ce qui doit être «ressenti», quels que soient les
critères employés pour définir un «meilleur» ressenti. Ce qui perçoit en
l'homme ordinaire est lié à ce qui est perçu, et même si nous pouvons concevoir
une évolution de la perception, ce qui est à la base de n'importe quelle
doctrine d'éveil, il n'existe aucun moyen d'escamoter la perception générique,
la base, le socle, qui est profondément attachée à l'identification, et donc,
par la même occasion, à la réaction devant les identifications forcées et désobligeantes.
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On peut tenter de diriger la perception vers de plus
grands espaces, et c'est le but de la méditation, mais le disciple oscille
constamment, jusqu'à l'éveil, entre des états de conscience supérieurs qui
peuvent attirer l'éveil définitif, et des humeurs plus lourdes, qui le
retardent ou font douter du but, mais qui peuvent aussi, si la foi persiste,
nettoyer d'anciens schémas..
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Il
est inutile de s'attribuer des qualités, puisque la vie va les soumettre à rude
épreuve, tandis que les fondations obscures du moi générique sont soulevées par
le yoga : toutes sortes de dénis d'un côté, d'attachements de
l'autre, sans compter les compulsions souterraines, colère, violence, avidité,
autoritarisme, laisser-aller, narcissisme et orgueil ou mépris de soi-même.
Aussi devient-il difficile de s'appuyer sur des images de soi positives,
puisque le progrès fera sortir des ombres proportionnelles. Cette loi est
difficile à admettre, mais contournée, la voie demeure un pur fantasme. Étant
donné que les guna sont de véritables forces, et non des concepts, toute
modification de leur proportion entraîne des manifestations imprévues, et
suivre une voie indique justement que l'on va faire bouger les modes
perceptifs acquis pour en découvrir d'autres, plus profonds, plus élevés, plus
inclusifs. Contrairement au mental qui sautille sans arrêt d'une idée à
l'autre, d'un contenu psychologique à l'autre, souvenir, souhait, désir, peur,
projet, idée etc., le Soi remplit l'espace et le temps et ralentit la vitesse
de la pensée ou l'annule, et «la voie» opère donc directement sur le cerveau
pour en changer les structures perceptives. Cela ne peut pas se faire sans
soulever des résistances, psychologiques et physiques (chimiques).
Les
plus classiques ont été répertoriées, et nous pouvons les rappeler, pour créer
une morphologie succincte de l'aventure exploratoire: Développer Rajas
entraîne une diminution de tamas, mais ne favorise pas nécessairement le
développement de Sattva, et peut même le compromettre. Développer Sattva (ce qui
est indispensable dans toute voie) fait surgir les revendications de Rajas, sur
lequel il faudra exercer davantage de discernement, et attaque Tamas. Lutter
contre Tamas engendre la montée de Sattva et de Rajas, qu'il faudra concilier
après les avoir départagés. L'approche «en coupe» de la voie spirituelle est
bien plus juste que l'approche conceptuelle, où un itinéraire, aussi factice
qu'idéal, est campé pour indiquer les amorces des changements à effectuer.
Personne ne déchiffre la même carte de la même manière, et finalement, comme
le temps n'est que le prétexte par lequel le Soi se cache à lui-même, toute
tentative d'échelonner la voie, d'un point de vue extérieur, comme on mesure un
chemin, est vouée à l'échec. En revanche, nous tâcherons d'aborder la voie,
indépendamment de tout tracé, du seul point de vue «intérieur», en définissant
les «prises de conscience» nécessaires et suffisantes, pour mener à l'éveil,
avec ou sans doctrine, avec ou sans maître.
Pour
exemple des illusions conceptuelles, il suffit de citer quelques qualités dont
l'obtention est censée mener à l'éveil, pour voir les limites de ces
représentations idéales. La détermination, vertu cardinale du yoga, est
belle quand elle sert une volonté éclairée, mais elle se retourne en tendance à
l'acharnement quand son utilisateur s'enferme dans ses propres prérogatives et
oublie le souffle toujours renouvelé du présent, ou bien encore, sans
l'éclairage perpétuel de l'observation, elle se perd dans l'artifice du
pouvoir, l'attachement à la réussite, ou même dans l'habitude monomaniaque. Par
exemple, la foi sans objet, qui est un mouvement humble vers le
Divin, et qui se suffit à lui-même, peut parfois être attaquée et se résorber
dans des périodes difficiles, où les progrès essentiels sont en train de
s'effectuer, parfois dans un enfer personnel. Concevoir un itinéraire vers
l'éveil sans lutte est absurde, mais la lutte peut devenir passive, et ne
concerner que le moi aux prises avec les défauts de la mémoire évolutive, les
scories de la personnalité, les influx de la programmation astrale, ou les
habitudes incoercibles (Aïkido mental).
La
question est donc d'accepter sa propre évolution avec ses propres résistances,
et non de correspondre aux canons de la doctrine, en cultivant des qualités que
l'esprit prétendra à la longue posséder parce qu'il s'en est persuadé. Devant
une crise, les progrès artificiels s'effondrent, laissant de graves
blessures narcissiques, et c'est là le fonds commun des ashrams et monastères,
des disciples trop identifiés à leurs maîtres. Un jour ou l'autre, la belle
machine «qui fait de son mieux» en obéissant à des critères extérieurs, se
casse, parce que l'expérience apporte quelque chose qui dément la ligne
droite de l'itinéraire suivi. La voie est alors interrompue, et ne pourra
reprendre qu'en s'appuyant sur l'expérience réelle du disciple et non sur sa
seule volonté de suivre parfaitement un chemin tracé pour lui. Il est courant
d'être terrassé, dans une voie trop stricte, par un retour puissant de Rajas,
montrant la vie comme une source de plaisir, ce qui est humiliant qu'on cède ou
non aux tentations. Soit par la torture du sacrifice, soit par l'impression,
justifiée ou non, de déchoir par rapport au projet initial quand le désir est
assouvi. Un excès de Sattva, tandis que les deux autres guna sont en sommeil,
peut produire une sorte d'élévation qui se contente d'elle-même et se perd dans
ses propres fantasmagories, inventant de faux dialogues avec Dieu, ou perdant
pied dans la réalité contingente. Des efforts puissants et fatigants peuvent
amener soudain un retour inopiné de Tamas, qui fera douter profondément de la
validité de la voie exhaustive, en présentant toute tentative de changement
comme une illusion voulant remplacer d'autres illusions, plus concrètes, et qui
paraissent alors mieux fondées.
Ces
«épreuves» sont toutes naturelles sur le chemin du tao, et il est inutile de
vouloir s'en dispenser, mais nous ne pouvons pas non plus affirmer qu'elles
soient obligatoires. Nous voulons parler de la voie «en coupe», ce qui arrive
entre le disciple du Réel et son itinéraire de prédilection, car l'énoncé des
doctrines reste en surface, comme une carte topographique peut mentionner les
dénivellations sans être elle-même en relief. C'est cela qui justifie
éventuellement qu'on prenne conseil auprès d'un maître, pour savoir faire face
aux turbulences infligées au moi générique qui sort des sentiers battus, en
devenant un individu cosmique et impersonnel.
Auprès
d'un maître, il convient de rester libre. Un gourou qui provoque une
addiction ou une dépendance ne peut pas représenter une haute vérité, ni une
grande lumière.
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Qu'il s'agisse donc des objets concrets, ou des
objets subtils, créés par l'esprit pour se façonner l'architecture du Réel, ils
se transforment tous, se déforment, se dispersent ou se coagulent dans une
danse permanente. C'est justement cette danse que l'éveillé n'a plus besoin d'immobiliser
dans des concepts, puisqu'il se sent en harmonie avec le tout, et ne
cherche donc plus à lui arracher des morceaux de vérité disparates, qu'il lui
faudrait par la suite, inlassablement, combiner entre eux.
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Le
mental ordinaire cherche à suivre le mouvement des choses, soupèse les
sentiments, mesure les idées et leurs interactions, prend de plein fouet les
émotions qu'il a tendance à juger avant de les comprendre, et nous savons tous
que son travail est approximatif. La preuve en est, faut-il le rappeler, que la
médecine psychologique se développe dans les sociétés où le sujet est sommé de
devenir un individu, de s'écarter des lois communes et des règles ancestrales.
Les grandes villes de l'Europe et des États-Unis regorgent de thérapeutes,
psychanalystes, psychiatres, ce qui nous permet de poser une nouvelle fois la
question de l'emploi du mental : il n'est pas si facile que cela à manier
vers la différenciation individuelle, et c'est la raison pour laquelle
certains êtres ont besoin de suivre des guides, s'ils font naturellement plus
confiance à un modèle qui a réussi son entreprise qu'à leur propre démarche
aléatoire. Un vrai maître peut éventuellement faire gagner du temps, s'il ne
prive pas son disciple de son libre arbitre, ce qui peut arriver avec la
complicité de ce dernier, préférant un transfert qui le dédouane de ses
responsabilités à une autonomie confrontée, par le dialogue, à une autorité
supérieure.
Nous
sommes bien tous d'accord sur le fait que le mental pousse à la différenciation
individuelle, et que c'est là une grande partie de son rôle. Pour se
connaître soi-même, il est nécessaire de passer par la pensée, puis, pour les
plus exigeants appelés par l'éveil, d'en découvrir les limites. Il est
possible d'utiliser la quintessence du travail qui aura été accompli par la
pensée se relativisant elle-même dans la voie, pour s'ouvrir à une
nouvelle saisie de la réalité, beaucoup moins naïve et péremptoire. La voie
doit nécessairement combiner une meilleure approche de soi-même et une
reconnaissance plus totale, plus inclusive, plus amoureuse du non-moi, de la
totalité extérieure avec ses ramifications subtiles, les plans de l'Être. La
question est de savoir comment briser les codes de la dominance mentale,
c'est-à-dire de se libérer des dualités, bien/mal, gratifiant/douloureux,
positif/négatif, qui imposent une interprétation fermée du vécu, accepté ou
rejeté en fonction de critères automatiques, naturels, mais possédés par le
subconscient.
3/ LA VRAIE DOCTRINE EST INTÉRIEURE
Une
nouvelle approche du présent sert d'intermédiaire dans les transformations
perpétuelles, et c'est une fondation qu'on retrouve partout, qu'on recherche le
présent vide, le Soi, ou qu'on accepte sans tricher toute manifestation du
présent souverain, comme dans le tantrisme. Dans tous les cas de figure, la
représentation du présent doit changer pour permettre de le ressentir d'une
nouvelle manière, et il est donc nécessaire de lui attribuer des
caractéristiques qui le sacrent comme la réalité essentielle, puisque la
nouvelle saisie de son passage est capable de transformer le moi en profondeur.
Le présent peut donc devenir plus essentiel que le moi lui-même, qui au départ
de la quête, est un «agrégat» de fonctions, tandis qu'il deviendra par l'éveil
obtenu, une unité témoin de l'unité. Aussi est-il plus judicieux de camper
l'itinéraire suprême dans le temps que dans l'espace, où il dépendrait de
conditions extérieures. Or, il ne dépend que des dispositions du moi arc-bouté
contre son passé par le levier de chaque seconde, qu'il s'agit de libérer de
toute attente, comme de toute crainte de principe, ce qui est contraire au
fonctionnement naturel du cerveau, conçu pour perpétuer les codes
d'interprétation de la nature, prisonnière de la nasse du temps. Toute doctrine
de l'éveil ne peut donc strictement rien faire d'autre qu'établir un autre
usage de la durée, et donner quelques aperçus de ce nouvel usage en préconisant
des exercices formels, comme la méditation, soit une sorte de contrefaçon
pédagogique de l'état d'éveil, qui, par ses similitudes avec lui, peut y
conduire.
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Le premier travail consiste à débouter les types
d'interprétation ordinaire des événements, qui sont utilisés dans le
prolongement du passé, et cette approche fait surgir les compulsions
émotionnelles, puisqu'il s'agit d'accepter le réel et ses faits, qu'on les
approuve ou non.
Le second travail est de trouver assez de satisfactions
dans la nouvelle lecture des événements, dite spirituelle, pour exiger de
soi-même de la fermeté dans l'approche, afin d'en finir avec des habitudes qui
alourdissent l'incarnation. Trop de besoins sexuels et alimentaires peuvent
priver du goût de satisfactions plus profondes et plus fines. L'attachement aux
émotions négatives, colère, ressentiment, déni de l'autre ou de soi-même,
maintient le mental dans des ornières dites «vitales», et il est nécessaire
d'apprendre à recevoir les événements désobligeants comme des faits, et non
comme des adversaires. Il est nécessaire d'en finir avec la théorie du complot
et s'imaginer être victime, c'est comme cela qu'on comprend peu à peu qu'on
attire les circonstances qu'on traverse et qu'on peut s'en libérer.
Le troisième travail consiste à toujours plutôt
douter de soi et de ses propres capacités que de la présence potentielle du Soi
et du Divin, ou encore de l'être psychique, afin de ne pas s'arrêter en cours
de route, près de seuils interdits de la transcendance. Des forces
psychologiques et parfois occultes empêchent les passages qui ne sont pas
fondés sur une consécration exhaustive.
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Étant
donné toutes les formes que le mental peut revêtir, tous les génies et talents
qui différencient les hommes, il est certain que cerner l'esprit constitue une
entreprise impossible, aussi pouvons-nous nous contenter de faire confiance à
ses manifestations les plus profondes. Le mental n'est pas foncièrement coupé
de l'intelligence divine, ni des plans supérieurs qui inspirent les meilleurs
des hommes. En fait, comme je l'ai exprimé plus précisément dans «les principes
de la Manifestation», déjà disponible sur le web, le mental peut fonctionner en
boucle fermée pour le moi générique, qui ne se rendra jamais compte qu'il peut
remonter la pente de l'esprit vers sa source divine. Il s'agit donc de casser
la boucle, le cercle vicieux, de l'autonomie de la nature qui emprisonne le
mental dans son moule, et d'inventer de nouvelles aspirations.
Si
l'on cherche les tenants et aboutissants du mental, ils montent et descendent,
et on s'étonne de voir qu'il possède différents modes d'action, depuis les
calculs rusés et contingents qui relaient le subconscient de la survie animale
et légitiment en vrac les désirs, jusqu'aux inspirations les plus pures qui
peuvent révéler l'ordre du monde, ouvrir des perspectives inconnues, mesurer
avec une grande précision les faits et leur portée, ou même traduire des influx
qui viennent d'au-delà du mental. Tout cela appartient à l'esprit, dont le
champ est immense, et il peut descendre et se mélanger au vital ou monter et
recevoir les influx transcendants. Il peut aussi se stabiliser, ce qui se
produit chez certains éveillés, saturés d'expériences dites supérieures, et qui
se maintiennent sans effort dans une zone de perception limpide, continue et
homogène. Mais cette incroyable diversité d'action d'une part, et les résultats
lamentables de son fonctionnement dans l'histoire d'autre part (le monde étant
aujourd'hui épuisé par l'incurie humaine), pousse aujourd'hui davantage qu'hier
de nombreuses âmes à vouloir saisir la réalité en passant par un autre
médium, le mental s'avérant peu fiable, et c'est justement cela que nous
nommons la démarche d'éveil. Il s'agit du souhait de participer à l'univers
spontanément et consciemment, en réintégrant son ordre, sans que la pensée ne
divise la perception, ne la fragmente, ne la torture par les dualités et les
anticipations indomptables.
Dans
ce processus, la pensée (dynamique) s'effiloche puis s'arrête, mais la conscience
persiste, et ce, d'une manière beaucoup plus claire et incomparable. Voilà
pourquoi certains présentent le statut de l'éveil comme l'aboutissement de la
connaissance. Cette connaissance devient directe et spontanée, et déchiffre ce
qui se présente avec une grande facilité, sans les moyens de la raison
discursive où la rigueur ne s'obtient que par un travail assidu, interminable,
que certains hommes entreprennent, mais que les femmes redoutent, leur cerveau
fonctionnant sur un autre mode.
L'abandon
de la pensée dynamique procure un nouveau type de conscience, et la plupart des
éveillés se sentent alors androgynes dans leur esprit, une puissante
réceptivité accompagnant des mouvements d'affirmation inspirée, sans violence
ni orgueil. Mais comme le cerveau générique fabrique de la pensée sans
cesser une seule seconde de le faire, le travail technique qui consiste à
vouloir faire cesser la pensée est soumis à des contraintes qui rendent le
projet presque impossible. On peut s'y essayer, comme on peut avancer également
que la pensée dynamique finit par mourir d'elle-même quand le moi,
brûlant pour la Vérité, en aura épuisé toutes les ressources, ce qui permet de
«déchirer le voile». Une image poétique et symbolique serait d'avancer que la
pensée «se suicide» quand elle a définitivement compris qu'elle ne pouvait pas
posséder le sens des choses. Si cet aveu illumine le moi lui-même, le Soi, peut
alors surgir. (Le non-mental).
L'éveil
est finalement l'aboutissement du mental, qui échappe à ses propres échecs en
renonçant à lui-même, en se résorbant, et qui évite ainsi toutes ses autres
stratégies impuissantes qui ont voulu s'emparer de la réalité, sans jamais y
parvenir. Des tentatives autres que l'éveil ont été tentées pour donner un sens
exhaustif à l'existence, la religion, soit une politique de reconnaissance des
lois morales, qui plante le sens de la vie dans une dimension supérieure mais
inconnue, l'ésotérisme et l'occultisme, soit la science des liens entre la vie
et ce qui lui est sans doute supérieur, les plans subtils. Enfin, l'idéologie,
dérivée de la philosophie, vient de montrer ses limites, et entraîne donc un
doute profond sur la capacité de l'esprit humain à mener des stratégies
décisionnelles saines, dignes de l'avenir que nous voulons léguer. En
simplifiant, l'on peut affirmer que c'est la Matière qui l'a emporté car ses
lois sont simples, et qu'elles dérivent exclusivement des règles imposées par
la nature. Les plans d'amélioration de la race ne résistent pas aux multiples
pressions quotidiennes, la survie alimentaire, la crainte de l'avenir, le culte
du passé, l'avidité individuelle et l'orgueil des nations.
Le
libéralisme qui l'emporte constitue une transposition abstraite du code de
survie propre à chaque espèce, dans l'espèce mentale, et c'est bien une sorte
de force qui fonde la qualité demandée au citoyen, celle de se mettre en
avant lui-même, en sacrifiant au passage la solidarité et l'intrication
permanente de l'individu et du groupe dans un ensemble homogène et cohérent,
reconnu par tous. L'individu s'appuie le plus souvent, aujourd'hui, sur ses
qualités mentales pour se faire valoir, qualités où se mélangent l'intelligence
pure et la ruse opportuniste, le besoin de profiter de la vie, qui utilise le
plus souvent des moyens qui échappent aux règles morales, ou les respectent a
minima, sans aucune générosité. Dans la voie de l'éveil, au contraire, tout
est permis en quelque sorte, sauf justement «se mettre en avant», car il s'agit
de prendre la mesure de l'univers et de l'adapter aux ressources humaines,
faibles au départ, et qui s'accroissent proportionnellement à la reconnaissance
de la souveraineté de la Totalité.
Cette
conception se retrouve partout, de l'humilité chantée par les saints et les
martyrs, au «surendder» de Mère pour supporter le yoga supramental, en passant
par l'éloge de l'innocence, chère à certains mystiques dont Ramakrishna, et la
recommandation des patriarches zen concernant l'esprit du débutant, qui
doit être conservé du noviciat à l'obtention du satori. Rabattre les
prétentions du mental, tout en utilisant son pouvoir de discrimination
immédiate, permet de suivre la voie sans jamais la conceptualiser, en profitant
des «insights», des prises de conscience libératrices. Car le danger est le
suivant, agir en fonction de la représentation de l'éveil, et non en fonction
du vécu. «Dramatiser» la voie, la quête, revient en fait à faire le contraire
de ce qu'elle exige, puisque le but final est l'unité, alors que les
dramatisations renforcent les dualités.
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«Tout cet univers et tout ce qu'il contient d'abyme
et d'inanimé, n'est rien d'autre que la vision de l'esprit. Lorsque l'esprit a
atteint l'état d'unmani, on ne saurait percevoir la moindre trace de dualité.»
Hatha-Yoga Pradîpikâ.
«Si tu pouvais t'anéantir toi-même, ne fût-ce qu'un
instant ou même moins de temps qu'un instant, lors tout cela t'appartiendrait
en propre qui réside dans ce mystère incréé du dedans de toi-même.
Maître Eckaert.
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Par
l'intention de l'éveil, la pensée opère un retournement sur elle-même,
investit ses buts et ses motivations, saisit sa propre impuissance, et le moi
abandonne alors certaines valeurs pour d'autres, qui se manifestent
d'elles-mêmes, dès que le travail de déconditionnement commence à porter ses
fruits. L'ordre des satisfactions change. On peut présenter la voie de l'éveil
comme un processus de différenciation par le mental (avec le paradoxe qu'il
renonce à lui-même), qui aboutit à un contact plein et entier avec l'univers.
La
différenciation individuelle sauvage, issue de l'urbanisation industrielle, ne se dirige pas dans la même direction,
et elle est donc source de névroses, puisqu'il est incompatible de combiner
l'usage de l'intelligence, nécessairement évolutive, avec la culture des
survivances dynamiques, régressives. (Compétition aveugle, arrivisme,
immoralisme, auto justification compulsive, avidité). Dans les sociétés
traditionnelles, ceux qui parvenaient à un usage particulier du mental, plus
vaste et plus précis, devenaient dans la tribu des sages consultés, des chefs
ou des guérisseurs. Au contraire, s'approprier l'intelligence sur le socle
inchangé de la mémoire évolutive constitue donc une perversion, et produit en
quelque sorte de «faux» individus, et c'est le drame de la modernité, où le
pouvoir du mental s'accroît chez le plus grand nombre sans pour autant libérer
la nature de ses compulsions, ce qui est contraire aux règles cosmiques, et
rend compte, entre parenthèses, d'une partie des lois du karma.
La
différenciation individuelle constitue donc un processus cosmique, soumis à des
lois supérieures, et non une entreprise subjective capricieuse, mais le sens
même du mot liberté a été dévoyé dans la culture occidentale, ce qui permet
d'affirmer que «le ver est dans le fruit» depuis longtemps, dans le culte d'un
individualisme matérialiste, contraire à la voie spirituelle, qui est aussi un
individualisme, mais transcendant : le mouvement du moi est à la fois
centré sur lui-même et sur l'effacement de l'ego. Cette découverte ouvre un
débat profond et fécond, qui justifierait une analyse complète : les
souffrances de l'ego ne sont-elles pas les signes qu'une mauvaise direction a
été prise et que cela peut se rectifier ?
La
preuve en est le problème assez drastique de l'Occident, où les personnes âgées
perdent le pouvoir de la vie sans savoir y faire vraiment face, car elles
auront vécu toute leur existence adulte dans une fallacieuse sécurité
matérielle, engendrant lui-même un confort intellectuel et une paresse de
l'esprit régressive, qui les aura privées des interrogations profondes sur le
sens de la vie, interrogations tranquilles et naturelles qui finissent par
ouvrir le chakra du cœur en fin de vie, dans les sociétés où les membres
restent reliés intuitivement au souffle de l'existence, tandis qu'ils n'ont pas
forcé la différenciation individuelle... Pour le moment, l'accroissement de la
longévité ne va pas de pair, en règle générale, avec la capacité de la
supporter. Les vieillards sont souvent rejetés avant l'heure par leurs enfants,
se retrouvent entre eux et partagent davantage les souffrances et les
nostalgies que ce qui reste à vivre. Certains «dessous» de la civilisation
matérialiste s'accumulent pour remettre en question le bien-fondé de
pratiquement toutes ses valeurs. La «conscience» a été mise de côté dans les sociétés
industrielles, pour servir une différenciation individuelle hypersubjective,
source de complaisance et de maladies de civilisations. C'était sans doute une
étape obligée, mais il nous appartient cette fois de rectifier le tir et
d'accepter que notre propre moi soit une émanation de l'univers plutôt qu'une
identité capricieuse et fallacieuse. D'un certain point de vue, les hommes et
les femmes qui s'intéressent à la Conscience, à la Voie, rachètent l'humanité
primaire et souffrante, et ils peuvent se rappeler dans les situations
difficiles la chance qu'ils ont d'être parvenus à un degré d'évolution
supérieure. En ce moment, des forces hostiles très puissantes attaquent les évoluteurs,
qui peuvent même perdre de vue parfois l'immense chance qui leur est offerte
de vouloir développer leur être vers la Conscience, et de participer ainsi à
l'élaboration d'une Terre nouvelle. (Ce thème de la différenciation éclairée a
été traité à des niveaux différents dans un passé récent par René Guénon, K G
Jung, Dane Rudhyar, avant que Sri Aurobindo fonde la possibilité de l'individu
divin, devenu impersonnel par l'éveil du Soi, mais conservant un lien
particulier avec le Divin supramental, par le corps et l'être psychique.)
Depuis
près de trois mille ans, l'esprit a tenté, sans y parvenir, de substituer à la
loi du plus fort la règle de la justice, et il y est parvenu dans une certaine
mesure, une proportion variable, qui est de toute façon restée très faible par
rapport aux espoirs investis dans la cause générale, et insuffisante par
rapport à la qualité des théories mises en œuvre, comme le christianisme
originel ou le communisme, le bouddhisme de la compassion universelle, le
jaïnisme, ou encore le judaïsme de la vigilance, ou l'islam soufi. L'éveil,
c'est finalement le jaillissement de l'Esprit universel dans un moi, un
individu qui s'est désidentifié de nombreuses valeurs prétendument objectives,
jusqu'à se fondre dans le Soi. Plus loin, d'autres étapes sont prévues, comme
se fondre dans le moi de tous les êtres, et toutes ces expériences supérieures
appartiennent plutôt à l'univers qu'au sujet qui en bénéficie. La voie de
l'éveil est donc impossible si le moi veut se prévaloir des améliorations à
effectuer.
Elles
ne le seraient que dans le prolongement de l'ignorance, une sorte de comédie
supérieure mise en scène par le mental pour donner le change à l'individu, et
il est vrai que, souvent, seul un maître peut expliquer qu'en matière
d'évolution, c'est la perte qui mène au gain. Il semble qu'il faille vraiment
se donner pour aboutir, s'oublier, comme disent de nombreux maîtres en
compagnie des saints, cet oubli de soi n'étant pas une fuite mais une ouverture
immense, inconditionnelle, absolue à la Réalité et tous ses ensembles. La voie
peut aboutir pour qui sait se donner à un des grands invariants de la Réalité,
l'amour, ou l'intelligence, ou la Vérité, ou Dieu, ou l'action parfaite, ou
l'intégrité absolue, ou la connaissance. Mais il ne semble pas possible de
réaliser l'éveil sans un mouvement exhaustif vers une dimension extérieure, à
proprement parler essentielle.
Si
certaines personnes trouvent l'éveil sans l'avoir cherché, c'est une autre
question, fort épineuse, mais en tout état de cause, il semble sain d'affirmer
que, si le mental est utilisé dans la voie, cela doit se faire d'une manière
très rigoureuse, sinon, autant s'en passer, et se laisser aller à un amour
indistinct pour le réel (la vie constitue un segment trop étroit), un
mouvement d'ensemble qui apprend à tout accueillir, et qui montrera
naturellement au sujet ses limites et lui permettra donc d'y remédier, sans
qu'il nécessite le carcan d'une doctrine. Il n'y a donc pas de principes
définitifs à poser pour garantir la voie d'un point de vue extérieur. D'un
point de vue intérieur, c'est également délicat, puisque pour chacun la part
d'efforts et de «grâce» est différente. La dimension psychologique de chacun
est donc déterminante, aussi bien dans la conception de l'éveil, souvent trop
surchargée de gourmandises, que dans la moisson des résultats.
Dans
tous les mouvements révolutionnaires qui s'arrêtent en chemin, et par ailleurs
fort bien répandus, dans toutes ces tentatives promues par des hommes à
l'esprit supérieur (soit par une qualité analytique et visionnaire, soit par
une percée vers la Source), nous voyons une seule et même œuvre, tâtonnante,
brouillonne, se déployer, et qui utilise des modèles, soit des objets
abstraits, pour faire entrer dans la matière l'idéal naturel de l'esprit,
dès qu'il se détache des impératifs de la nature. C'est l'œuvre de l'Esprit qui
cherche à se retrouver Lui-Même, tout en s'implantant plus bas dans la
Manifestation, comme pour persuader la nature de se soumettre à son
intelligence holistique, qui a pignon sur le futur. Mais ce travail s'oppose à
tant de forces (Savitri) qu'il retombe, selon une loi assez décourageante, des
pas en avant suivis de pas en arrière, presque aussi nombreux, qui résultent
automatiquement des avancées, et qui provoquent une évolution lente et en dents
de scie. L'individu peut supporter cela s'il accepte l'abîme de l'abandon, s'il
se livre au Divin, mais collectivement les progrès sont insignifiants.
Les
influx supérieurs de l'Esprit font surgir les résistances souterraines à
dépasser patiemment, sans forcer, sans forfanterie, car la nature n'est pas par
définition l'adversaire de l'Esprit. Elle le limite plutôt, l'accapare dans des
besoins contingents, et elle résiste puissamment à celui qui veut s'en
affranchir, et ses actions et ses ruses peuvent toujours se démystifier
davantage. Plus le besoin d'agir sur l'extérieur est remplacé par celui d'agir
sur soi-même, plus les modes de pensée se raffinent, jusqu'à produire de
nouvelles saisies spontanées, du moi et du non-moi, qui ne proviennent pas d'un
mouvement, mais d'une disponibilité parfaite qui immobilise l'élan de l'esprit.
Voilà
pourquoi le terme de «témoin» ou de purusha en sanscrit, est toujours évoqué
pour parler de la dimension transcendante. Celui qui voit n'est plus le même
que celui qui est né, un seuil inexprimable a été franchi, qu'aucune
description ne restitue. Plus les brèches se produisent dans l'activité
mentale, moins le cerveau agit de manière mécanique, c'est-à-dire dans le
prolongement du passé, et plus les interprétations des choses s'estompent au
profit d'une saisie intuitive, ou d'une vision directe qui porte son sens en
elle-même.
La quintessence de la pensée ne se contente
pas de saisir par bribes hermétiques le vêtement du réel, elle veut modifier le
flux du temps soumis à la dictature de la loi tribale, et y substituer un
complément d'âme dans l'existence. Du haut des inspirations des avatars ou des
précurseurs, le prix à payer ne semble pas exorbitant, et chaque siècle nouveau
s'est entaché d'une nouvelle utopie ou d'une nouvelle réforme où reposaient des
espoirs mirobolants, apportant des déceptions nouvelles, et le plus souvent de
graves régressions. Les fameuses qualités spirituelles y étaient encouragées,
et souvent pratiquées en surface, de telle sorte qu'elles donnent le change au
plus grand nombre, tandis que les plus exigeants se surprenaient, en dépit de
la culture des vertus supérieures, remplis parfois de mauvaises pensées, rendus
mesquins ou haineux par l'adversité. C'est la raison pour laquelle la plupart
des doctrines de l'éveil laissent carrément tomber l'identification sociale,
source de soucis permanents, et enjoignent de s'occuper, en premier lieu, de ce
que le moi attend de lui-même. C'est une vision trop radicale pour séduire la
plupart des esprits, qui n'acceptent pas d'être privés d'objet et de
revenir sur leur propre nature.
La
spiritualité dérive vers la religion, où le travail intérieur est remplacé par
des projections idéales, avec la liturgie et le culte des dieux et des
intercesseurs, qui dispensent de plonger dans l'inconnu, les forces vitales,
les élans divers du mental, l'habitude incoercible de la nature. Mais toute
l'espèce peut gagner en profondeur, s'il s'avère hasardeux de vouloir maîtriser
le monde extérieur à partir d'une conscience dépourvue d'aspiration à
l'harmonie, à l'unité, à la conformité cosmique. Les événements sont très
malléables, tandis que les conceptions supérieures traversent les siècles. Les
êtres humains savent depuis longtemps ce qu'il faut faire, mais s'en
abstiennent, car ils n'ont pas purgé la soif de l'existence individuelle,
qui à elle seule dicte les valeurs et les comportements.
Dans
l'application des œuvres de justice de l'Esprit, de nombreuses résistances
apparaissent, que certains jugent imprévisibles, d'où la répétition
sempiternelle de la même illusion de l'utopie salvatrice, qu'elle passe par la
morale laïque, la reconnaissance de Dieu, ou la politique. Aujourd'hui, la
démographie est devenue exponentielle, quelques milliers de familles
concentrent le pouvoir économique de la terre, un sixième de l'humanité frôle
la famine. L'atmosphère terrestre est corrompue par l'industrie, des quantités
obscènes d'armes de tout acabit sont stockées par tous les États. Et cependant,
chaque fois le mental a cru dans sa nouvelle donne, chaque fois l'humanité
semblait sincère quand elle voulait reléguer ses vieux démons et s'élancer vers
un avenir soucieux d'amélioration. Cette fois, il serait souhaitable, grâce aux
progrès de la psychologie, que la descente en soi devienne un prédicat de la
culture, afin d'affiner les consciences, et qu'il soit plus facile d'opter pour
une vision cosmique que pour une réussite sociale. C'est le mouvement que
prévoit Sri Aurobindo dans le cycle humain, puisque nous ne pouvons
douter que l'Esprit l'emporte, ce qu'Il commence à faire dans le corps et
l'esprit des «éveillés», qui ont parié sur Lui et vécu dans des profondeurs
souvent insoupçonnables, avant que l'éveil ne les emporte sur l'autre rive.
C'est
donc la question de la compétence même de l'esprit générique qui est en jeu,
puisque, jusqu'à maintenant, il semble principalement fait pour s'illusionner
sur l'histoire, décréter des avenirs impossibles, tandis qu'il n'indique
pratiquement jamais les efforts qui sont nécessaires pour parfaire l'humanité.
Cependant, pendant que notre race entière ou presque se détourne du chantier de
l'âme, quelques-uns trouvent un passage vers une réalité qu'il faut bien
commencer à qualifier d'exhaustive, dans la mesure où, soudain, sous le
poids d'une avalanche de vérité, l'ego est brûlé, et qu'apparaît une certitude
inexpugnable dans l'esprit rené : tout est connu, il n'y a plus rien à
trouver ni même à chercher, c'est le je suis cela, chanté par les vieux
sannyasin qui, enfin, après avoir sillonné l'Inde dans toutes les directions
pendant des années d'abandon à Siva ou à Rama, déchirent le voile et se
reposent tandis que quelques disciples finissent par venir à eux et honorer
leur vieillesse. C'est le cri d'amour imprescriptible des moines ou des nonnes
enfin réconciliés avec leur ascèse, leur douleur, leur sacrifice, et qui voient
leur doute exploser et Dieu se donner, tandis qu'ils ne L'attendaient plus.
C'est le pas sautillant du taoïste qui marche uni aux pierres et puis reste
émerveillé, assis près du ruisseau sans même savoir qui observe en lui, tout en
étant infiniment présent, sans but, sans regrets, sans mémoire presque, saturé
de reconnaissance tranquille d'exister.
L'Esprit
peut donc triompher dans l'homme, et jamais ses percées ne sont définitives.
Tandis que l'éveil caractérise les meilleurs anciens, le présent s'ouvre à de
nouvelles ramifications de l'éveil vers le haut, vers ce qui était
inaccessible, impossible, et qui, cependant, se donne à l'humain. Avant de
découvrir le chemin intérieur, l'Esprit tente des demi-mesures, par toutes ces formes
de décrets qui visent à l'amélioration de la société, à l'instauration de la
justice, à la règle de l'honnêteté, à la loi de l'égalité. Ces mouvements se
manifestent tels une révolte contre l'égoïsme, c'est-à-dire, en dernière
analyse, telle une dénonciation de la soumission du mental aux seules
prérogatives du moi générique, du petit moi, comme disent les
occidentaux initiés, du moi local et contingent. Mais ces demi-mesures laissent
l'homme inchangé.
Chez
les futurs adeptes, l'étape de l'utopie aura été traversée, et une lucidité
nouvelle se fera jour : le seul objet dont chacun soit vraiment
responsable, c'est lui-même. Si cette vérité fondatrice, cette évidence est
oubliée, l'action se corrompt, l'intention se disperse et se perd. L'idéaliste
est menacé par l'esprit sectaire, la haine du non-semblable, l'autoritarisme,
le fanatisme, l'intégrisme, sans compter toutes les formes de «bien-pensance»
qui fondent le mépris légitime et le dédain souverain pour le hors normes. Tout
militantisme qui ne vient pas du cœur, qui obéit à l'étroit segment d'une
raison pragmatique, détruit sans discernement pour parvenir à ses buts, utilise
des moyens contraires aux fins envisagées. En dénonçant les limites du mental
qui cherche à s'approprier l'extérieur, l'être intègre finit par rabattre ses
prétentions, et se tourne vers le lieu où tout pouvoir lui appartient :
lui-même, le moi énigmatique, dépositaire conscient du feu des étoiles,
et qui, de la naissance à la mort, traverse sa propre vie, noyé dans l'océan du
réel et l'infini des possibles, aux prises avec l'usage du temps, remords
contre regrets, échecs contre réussites.
Au
contraire, l'esprit réorienté vers lui-même cherche à se libérer du carcan qui
lui aura été imposé par la naissance matérielle. Le sujet cherche alors ses
propres mécanismes, d'action et de pensée, avant de prétendre trouver une
direction transcendantale qui ne serait que le prolongement des illusions
anciennes. Il ne prend plus son corps pour sa propre origine, ni son désir pour
son moteur, ni son intelligence pour lui-même. Souvent, l'intervention d'un
maître est nécessaire pour effectuer ce passage, puisque seul le sage peut
ramener l'aspirant à ce qu'il est, sans complaisance, chaque fois qu'il se
dédouane de sa nature encore obscure pour se jeter dans quelque anticipation
complaisante de sa future condition d'éveillé, ou pour se plaindre que son moi
n'a pas de centre. Il est donc certain que vouloir se passer de Maître sur la
voie peut être un pari stupide, si elle n'a pas été conçue correctement, car
l'instructeur peut permettre de retrouver un cap incertain ou soumis à la
dérive de l'imagination.
La
voie, avant d'éclairer l'avenir, et avant même de faire du présent le délice du
chercheur de feu qui s'y abandonne pieds et poings liés, demeure avant tout
ce refus de continuer la même chose, de persévérer dans l'illusion de se
fabriquer soi-même son existence, sans laisser entrer le souffle d'un
élargissement considérable de la vision du monde.
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À moins qu'il ne soit libre, l'esprit est incapable
de découvrir ce qui est vrai et, être libre, c'est être affranchi de toute
influence. Vous devez vous affranchir de l'influence de votre nationalité, de
votre Église, avec ses croyances et ses dogmes, et vous devez aussi être libre
de toute avidité, de toute envie, peur ou souffrance, de toute ambition ou
compétition, libre de toute angoisse. Si l'esprit n'est pas libéré de tout
cela, les diverses pressions venues de l'extérieur, ajoutées à celles qui
s'exercent à l'intérieur de lui-même, vont susciter un état contradictoire et
névrotique, et un tel esprit ne peut en aucun cas découvrir la vérité, ni
savoir enfin s'il existe quelque chose au-delà du temps.
Krishnamurti, Saanen, 1964.
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L'éveil
ne peut pas être une fin individuelle, ni se fonder sur l'orgueilleux pari de
quitter l'humanité ordinaire pour jouir de quelque chose de supérieur, ou bien,
s'il est conçu comme cela, l'adepte finira par être récupéré par des forces
hostiles à l'évolution générale, qui donneront en échange des pouvoirs au chercheur
égaré. Cette direction est la mauvaise. La vraie, c'est d'accepter de voir le
réel, où qu'il nous mène, quoiqu'il nous montre, puisque le Tout sera toujours
souverain. Le seul projet qui résiste à toute manipulation de l'ego, c'est de
le servir, et non d'en obtenir des faveurs supérieures. Là est la voie suprême,
que l'aspirant peut décider d'emprunter seul ou avec un maître, mais, sans une
soumission au Réel, l'adepte subjectif conserve les vices du vieil homme,
vouloir réussir pour sa propre gloire, vouloir s'élever pour se féliciter de le
faire, vouloir la vérité pour le plaisir de la posséder et tirer sa propre
épingle du jeu, et non pas pour sa valeur opérative dans le monde,
l'amélioration de l'esprit, le progrès de la race, le triomphe de l'Esprit.
La
tentative d'éveil ne peut pas reposer sur un cadre fermé, ce n'est pas la quête
d'un bonheur supplémentaire qui laisserait le moi intact, hormis ses exercices
spirituels stimulant une imagination idéale, permettant de surplomber les
transformations à effectuer. Aussi faut-il se méfier des doctrines, si elles
enferment la voie dans un chemin tracé d'avance. L'attachement au dogme, même
supérieur, celui du Soi ou du supramental par exemple, élabore des stratégies
d'interprétation forcée du vécu, interprétation qui doit être en quelque sorte
obtenue, alors que l'éveil véritable ne force rien et se révèle de lui-même.
L'esprit subjectif dépend du mental universel, qui lui-même découle du Divin.
Le problème est donc toujours «l'image de soi», sera-t-elle suffisamment formée
pour que le moi cherche à briser le moule qui enserre son esprit, par un élan
puissant vers l'inconnu, par un aveu profond de l'ignorance?
Si
l'image de soi est puissante, mais fermée à l'altérité mystérieuse, c'est
l'ego qui prétend chercher la réalisation, dans une fiction narcissique, où les
représentations tapissent complètement la perception du réel, jusqu'à
l'enfermement dans la quête spirituelle, purement imaginaire, qui perd le
contact avec les faits et déguise l'impuissance du moi, dans une apothéose de
mensonge où seules demeurent les projections d'un mental «qui se mord la
queue».
Dans
la voie authentique, quand une vérité apparaît, elle le fait d'elle-même et
s'installe en profondeur, elle chasse naturellement quelques illusions, sans
effort, elle ne le fait pas pour correspondre à un canon, à un présupposé, à
une attente du maître, bref, à une représentation dogmatique. Il est donc tout
à fait compréhensible que certains candidats sincères, tournés vers l'Esprit,
essaient d'éviter tout ce qui pourrait se trouver d'artificiel dans une
démarche convenue, balisée par un enseignement qui crée par la force des choses
des interdits et des impératifs, et en fonction duquel les actes et les humeurs
de l'impétrant sont en quelque sorte notés, comme à l'école.
Cependant,
les doctrines peuvent apporter des lumières, au moment où l'adepte saisit
spontanément un point, par un insight, et que cela s'intègre dans sa
propre vision du monde. Il est nécessaire d'une part d'être fasciné par
l'immensité du ciel, comme l'absolu propriétaire de notre propre existence,
pour ne pas se décourager quand le passé résiste, et d'autre part, la
conception et la sensation du temps peuvent devenir intenses et fouiller le
présent d'une manière nouvelle. Dans une urgence tranquille, l'esprit consacré
hiérarchise ses sensations et ses préoccupations, se tourne au-delà de
l'existence, aux aguets des indices du Divin, pour intercepter le sens absolu
des choses. Le futur adepte est conscient de participer au jeu de l'univers, il
admet qu'il porte en lui une véritable innocence d'une part, et une authentique
corruption d'autre part, par les instances vitales subconscientes, propres à se
manifester dans les situations difficiles (rejet de soi ou du réel, colère,
peur, avidité, haine, falsification des faits, orgueil ou déni de soi, fuite,
addictions, mauvaise foi). C'est suffisant pour fonder une voie radicale, où la
priorité devient la connaissance de soi, et de ses instruments, tout en
maintenant une ouverture inconditionnelle aux secrets du Divin qui s'avance, au
mystère du Soi qui peut venir envelopper l'être tout entier et le ramifier à
des cercles inconnus.
C'est
donc toute la question de la dépendance que le candidat à l'éveil va
aborder, ce qu'évite soigneusement le mental grégaire, dont le seul rôle est de
donner à l'individu la forteresse du moi de l'ego, dans une construction
d'identité factice d'un point de vue spirituel, mais authentique dans le
prolongement de la nature. Dans cette mesure, l'homme qui ne s'interroge pas
lui-même et reproduit fidèlement les automatismes de son sexe, de son clan, de
son hérédité, de sa programmation astrale, constitue un animal pensant. Il
obéit aux lois de l'espèce sans y déroger, manifeste les compulsions naturelles,
et trouve normal d'exercer la colère et la violence et la cruauté s'il se sent
menacé, comme il jubile d'employer le mensonge pour séduire ou réussir, et
réaliser ainsi son plan de satisfaction existentielle. Ces processus sont
profondément enfouis dans la nature, et l'on pourrait parler d'un opportunisme
rampant pour caractériser le mental générique. C'est le premier adversaire
intérieur, l'action intéressée, que l'on retrouve même dans des pratiques
spirituelles impeccables, mais appliquées sans aspiration, et qui donnent des
êtres faux, convaincus de leur supériorité. Le soi estompe quant à lui le
sentiment individuel, et il est peu probable qu'un véritable éveillé se sente
possédé par un sentiment de supériorité quelconque.
Au
contraire, devenu identique à chacun, il peut compatir aux souffrances imposées
par l'ignorance et se réjouir, par identité, du progrès de ses disciples.
L'éveil donne sur l'unité ou ce n'est point l'éveil, un stade antérieur dans
lequel le mental se gargarise de ses représentations spirituelles pour façonner
un ego supérieur. Le chercheur de feu ne se laisse pas prendre à une
différenciation de ce type, et conserve le sentiment de son ignorance, qu'il
supporte avec lucidité, tant que le voile ne s'est pas déchiré. Pour parvenir aussi
loin, rien ne doit être évité ni mis à l'écart.
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Les adeptes renversent le processus de l'esprit sur
lui-même, abandonnent la dictature de la saisie extérieure de l'objet, et se
mettent à saisir les contenus intérieurs, désirs, peurs, souhaits, motivations,
souvenirs et sentiments, émotions et modes de pensée. Une nouvelle connaissance
surgit, qui ne peut pas être limitée, et qui à son tour va changer
l'interprétation de l'objet et la valeur de ce qu'il représente. Une rigueur
apparaît dans l'ordonnancement des contenus subjectifs entre eux, et l'ordre
des priorités change, entraînant un nouveau calendrier. C'est ce travail
interminable qui autrefois était censé nécessiter la présence d'un maître, d'un
individu ayant basculé de l'autre côté mystérieux, où la pensée s'efface en
donnant sur un réel véritablement perçu, plutôt qu'interprété par le moi
pour le moi.
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Les
maîtres donnent toutes sortes de noms à cette réalité ineffable, qu'ils ne
peuvent représenter que de manière algébrique ou symbolique. Les attributs
qu'on peut associer au Tao, au Brahman, au Vide transcendant, au silence de
Dieu n'y mènent point, mais l'on suppose que toute percée inattendue, rendue
historique par un témoignage qui fera boule de neige, accorde des qualités
nouvelles à son possesseur. La sérénité et le détachement, l'égalité sont
toujours cités, dans toutes les traditions, comme les signes de l'obtention de
l'éveil, ce qui se comprend tout à fait quand on stipule que l'esprit est
devenu entièrement passif au terme du processus, et qu'il peut donc recevoir de
front et de face l'impact du réel sans avoir besoin de «réagir» outre mesure.
Mais, évoquer cela sème le danger que le mental se façonne de fausses
représentations de l'état supérieur, car l'éveillé conserve sa sensibilité, qui
passe dans un autre ordre en quelque sorte, même s'il semble indifférent ;
il conserve un jugement, même s'il est libéré du jugement de valeur sur
l'autre, ce processus de préservation qui a toujours empêché l'essor des
sociétés vers la solidarité. L'éveil ne prive pas de grand-chose, bien que le
sentiment du moi devienne très tenu, le sujet se mettant à percevoir les choses
directement, en éliminant les interprétations mentales, ou en les réduisant à
leur plus simple expression. Et c'est justement ce mystère qui reste
intransmissible, bien que les maîtres s'évertuent à guider vers le passage
exhaustif.
Nous
venons de voir qu'évoquer des notions constitue souvent une supercherie. Si
nous tirons des conclusions fermées des qualités censées caractériser un
éveillé, nous serons déçus en sa présence : il continue à rire, à
plaisanter, il semble rester un homme ordinaire, souvent il a l'air distrait et
absent alors qu'au contraire, il plonge dans des profondeurs insoupçonnables
dans un présent sans limites, non local en quelque sorte. Seul son langage est
différent, mais il peut refuser de répondre à des questions qu'il trouve
artificielles. Il va de soi que le maître est inimitable puisqu'il peut
conserver une simplicité limpide dans l'érudition, posséder une spontanéité
juvénile voire infantile, il peut être très brillant ou sembler stupide, il
peut paraître indifférent au cours du monde, alors qu'il le modifie par une
action discrète. De l'extérieur, rien ne distingue l'homme éveillé, et il reste
anonyme si cela lui chante, comme on le suppose pour les chinois par exemple,
peu soucieux de troubler le cours du monde par des déclarations hétérogènes.
Nous avons donc affaire au mystère de l'esprit lui-même, de retour chez lui,
après qu'il aura renoncé à saisir le réel en comprenant que cette entreprise
est impossible, tandis qu'il remplace la saisie fragmentée et discontinue par
la vision, tel un œil.
4/ LA QUESTION DE L'OBJET
Tous
les mouvements de l'esprit sont possibles pour distinguer les objets, vers le
haut et le bas, et dans les quatre directions cardinales. Cela implique qu'il y
a déjà, au départ de toute analyse rigoureuse, six aspects qui sont nécessaires
à se représenter un objet, pour le voir dans son ensemble. Il faut en faire le
tour, en découvrir les racines (ou sa gravité), comme il est nécessaire
également de voir dans quelle mesure il pend du ciel, c'est-à-dire quelle peut
être sa finalité dans l'économie du tout. Quand on regarde l'objet de face, on
perçoit ses qualités et ses forces, de dos apparaissent ses travers ou ses
limites. Les côtés indiquent en quelque sorte les affinités de l'objet avec
d'autres objets, sur sa droite il attire, sur sa gauche il est attiré. On peut
encore ajouter deux paramètres, la naissance de l'objet et sa maturité.
En
fait, le mental est capable de produire en permanence les évaluations d'un
nombre considérable de choses, et nous passons une grande partie de notre temps
à «peser le pour et le contre», en tournant autour des possibilités d'actions,
ce qui permet de fonder les critères décisionnels. Les solutions rivales ne
partent pas dans les mêmes directions, certaines cherchent à exercer un maximum
d'autorité, en maintenant un cercle fermé qui pourrait se briser, d'autres
cherchent l'échange et la négociation. Certaines tranchent et maudissent le
passé, elles s'élancent avec le risque de laisser du contentieux ;
d'autres reviennent en arrière et conservent des propriétés acquises qu'elles
se contentent de réformer, tout en incorporant de nouvelles données. Certaines
solutions sont cassantes et brisent un système, d'autres le renforcent en
augmentant sa superficie tout en élaguant les branches mortes. Le mental joue
par lui-même à opposer des hypothèses, proposer plusieurs itinéraires, et il
soumet l'événementiel dans son monde virtuel et informel, où le possible
l'emporte sur l'actuel. Du point de vue de l'éveil, ces opérations ne peuvent
pas être naturelles si elles visent quelque chose. Le seul fait de vouloir
aboutir produit un décalage entre l'acte de pensée, qui va son chemin, et la
présence pure au présent.
La
voie apprend donc à renoncer aux constructions de la pensée qui s'emballe,
avide de son objet, tendue vers la réussite, mais elle n'interdit pas la
profonde interrogation, quand elle surgit des profondeurs, qu'elle n'élimine
pas le moment, qu'elle se pose en quelque sorte comme une abeille sur une
fleur. Car le mental, c'est aussi de l'intelligence, et en apprenant à ne plus
la tenir en laisse, dans ses seules ambitions, elle devient autre chose que cet
animal domestique à notre service. Elle s'élance sans besoin d'obtenir, et par
la même, rejoint le cours de toutes choses, elle ne ploie plus sous le poids
des réponses à fournir, elle vagabonde, s'éloigne du proche, se rapproche du
lointain, elle découvre que seuls les nerfs et les codes humains la pressent de
toutes parts, et elle trahit son ancienne condition. L'intelligence de l'éveil,
c'est renoncer à obtenir, et dans ce mouvement, c'est le tao qui s'avance de
l'adepte, et qui peut enfin le pénétrer. Avant, c'était impossible: le moi
pulsait sa propre pensée comme un repoussoir, le cerveau ne cessait d'envoyer
des flèches aiguës alentour, sous prétexte d'expliquer, de rendre compte, de
s'approprier quelque territoire qui serait décoré d'un sens. C'est donc sur
cela que l'on retombe d'où l'on parte, même si c'est le Tch'an qui l'évoque le
mieux, penser c'est introduire de la distance, ne serait-ce que celle qui relie
la question à la réponse, et cela est strictement superflu. Le tao contient
tout d'une seule pièce, l'adepte doit y baigner sans sentir aucune frontière,
sa peau s'abreuvant même des énergies subtiles sans le vouloir. Il n'y a pas
lieu de discourir, de pousser la pensée vers la vérité, comme on harcèle un
cheval de course pour le faire gagner. Mieux est de laisser l'esprit à
lui-même, et s'il s'interroge, c'est sous la poussée du réel, dans l'harmonie
du moment, sans aucun artifice.
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Le temps est précieux, vénérables, mais vous ne
songez qu'à apprendre d'autrui le Tch'an ou le Tao. Vous courez partout en vous
agitant comme les vagues de la mer, prenant au sérieux ce qui n'est que mots et
phrases, cherchant le Bouddha, cherchant les patriarches, cherchant des
maîtres. Ne vous y trompez pas, adeptes ! Vous avez un père et une mère,
c'est tout. Que cherchez-vous de plus ? Regardez en vous-mêmes. Ne faites
pas comme Yajnadatta, ce personnage qui s'imaginait avoir perdu sa tête et
courait après elle. Tout ce qu'il vous faut, vénérables, c'est de vous
comporter le plus ordinairement du monde. Pas tant de manières !
Lin-Tsi
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Tout
projet est une condamnation du fait lui-même, dont l'esprit, ou bien le moi,
ne veut plus se contenter. Souvent le mental propose des solutions nouvelles
que l'individu ne suivra pas, par paresse, opportunisme, crainte, et c'est un
point important que les maîtres ne cessent de pointer: l'intelligence montre
naturellement certaines transformations à opérer, dans une vulnérabilité
ouverte, un moment vrai, un cri, mais toutes sortes de forces empêchent
le mouvement, et l'ego entre en conflit avec ce qui est vu, et calcule de
nouvelles pensées contraires, pour éviter l'insight naturel. C'est dire que le
conflit est présent dans le moi, par le simple fait de l'élan mental vers
l'objet et la situation, élan qui est parfois absolument légitime, mais le plus
souvent construit en fonction de résultats préconçus à obtenir. La difficulté
consiste à déterminer quels mouvements suivre pour agir, puisque nos actes sont
remplis de conséquences, en partie voulues, en partie aléatoires, et quels sont
les critères de nos actes. L'esprit sait naturellement viser des améliorations,
et nous sommes même tous envahis par l'idéalisme à la fin de l'enfance, mais
cela devient par la suite un parti pris, une habitude qui donne bonne
conscience sans changer le fond des choses. En fait, le mental prend son essor,
et commence à substituer à ce qui se présente «ce qui pourrait» être, compte
tenu qu'un progrès semble possible, ou un gain de bonheur, ou un épanouissement
supérieur. C'est donc cela l'esprit : non seulement ce qui peut établir
les faits, et même les cadrer avec exactitude, mais ce qui peut également les
oublier au profit de projets, de fantasmes, de souhaits, de désirs mélangés,
d'ambitions, d'anticipations, et rien que cela fonde la situation de l'homme: l'écartèlement
entre le potentiel et l'actuel, la guerre entre ce qui est acquis et ce qui
reste à acquérir, ou à découvrir, ou à comprendre.
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Le futur éveillé accepte le duel constant entre ce
qui est, et ce qui devrait être, sans jamais renoncer à l'un des deux pôles. Si
l'on demeure dans l'observation permanente, l'enracinement est correct, mais
l'intuition du futur et du meilleur peut s'effilocher. Si l'on privilégie le
potentiel, ce qui pourrait être, ce qui devrait être, on souffre de la résistance
des faits concrets à la force qui cherche à les transformer. L'idéalisme ne
peut être pratiqué qu'en conservant comme principe de base l'observation du
réel, et l'observation acérée du réel ne mène à sa transformation que secondée
par le souhait souverain, idéal, de servir la vérité, trouver son âme, ou agir
par amour. S'il y a autant d'échecs dans la voie de l'éveil, les illuminés
étant encore fort rares, cela vient probablement d'un déséquilibre entre la
puissance d'aspiration et la force de l'observation. Si les deux coïncidents,
dansent ensemble sur la voie, les changements à effectuer apparaissent
facilement. Des satisfactions jalonnent le parcours, bien avant que l'éveil
soit obtenu, ce qui est à la discrétion de l'univers lui-même. Souhaiter en
niant les faits, ou reconnaître les faits sans l'aspiration à les transformer,
constituent deux actions mentales hasardeuses. Et pourtant, les réalistes qui
finissent cyniques sont de bons observateurs, les idéalistes qui finissent dans
l'imaginaire sont passés maîtres dans l'art de souhaiter. L'esprit doit être
maintenu au milieu, ou savoir quand il passe de la lecture des faits,
l'observation, à leur transformation, l'aspiration. Et cela ne semble pouvoir
s'apprendre que de l'intérieur, dans l'abîme où rodent les pulsions de
l'esprit, culpabilité, ivresse du rêve et de l'irréel, anticipations
imaginaires, refus du réel.
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L'esprit
est par définition si mobile et si souple qu'il embrasse indistinctement le
fait réel et ce qu'il imagine pour le remplacer, l'améliorer ou le maintenir,
il danse, il court sans arrêt, strictement rien ne l'arrête, et c'est justement
ce que dénoncent les maîtres : tant que l'esprit ne recouvre pas
l'immobilité, il manipule le moi vers les objets qui se présentent, et l'individu
reste profondément tributaire des circonstances, des aléas de la vie. Il reste
attaché à l'interprétation objective de l'extérieur, c'est ce qu'il prétend,
mais son moi intérieur n'est pas assez stable ni assez pacifié pour percevoir
le réel tel quel. La voie est donc avant tout remise en question du moi, et non
pas obédience à un discours supérieur, à un enseignement spirituel ou à un
maître vivant. L'ancien moi récupéré par une fuite en avant vers le supérieur,
symbolisé par l'autorité spirituelle, ne change pas en profondeur. Il s'adapte
en montant, si l'on veut, mais ce n'est pas cela qui ouvre les arches de
l'Esprit.
Le
futur entre en permanence dans notre conscience par la pensée, au contraire des
animaux, qui n'éprouvent pour l'avenir ni inquiétude ni besoin de le contrôler.
Le mental est donc une immense fenêtre sur «ce qui vient», et qui peut en
changer le cours, mais le problème se pose alors : l'être humain utilise
la pensée pour lui-même et par lui-même, et se moque de l'avenir général de
l'espèce, il tire son épingle du jeu, en mélangeant idéal et opportunisme,
désirs et valeurs, structures et loisirs. Cela est suffisant pour la plupart,
ils restent dans l'orbe naturel, se désintéressent de tout ce qui ne les
concerne pas directement, et ils ne peuvent donc comprendre les motivations
d'un candidat à l'éveil, puisque celui-ci doit forcément rejeter tous les codes
socioculturels et subjectifs pour approcher le mystère profond de l'Esprit,
dont le mental n'est qu'une manifestation superficielle, un simple système de
mesure. Si l'adepte sent qu'il doit se libérer de la préoccupation de l'avenir,
il laisse l'esprit s'occuper du présent, jusqu'à ce qu'il se vrille dans le
présent, ce qui peut procurer la paix par l'immersion dans le tout. C'est le dhyana
sanscrit, le king-lü chinois, les termes évoquent l'expérience, c'est
donc qu'elle est unique, semblable d'une frontière à l'autre: le mental de
retour chez lui, lové dans sa propre immobilité, c'est bien le mental
universel. Il est là en chacun, masqué par la vitesse de l'esprit, les
contraintes animales du cerveau et des nerfs, la flèche de la durée.
Plus
profondément, des zones de conscience peuvent surgir où les mesures deviennent
inutiles, et elles se dérobent devant des présences bienveillantes, qui ne
peuvent pas supporter, étant donné leur dimension et leurs caractères, les noms
qui leur sont attribués. Ces présences sont parfois extérieures, parfois
intérieures comme si une identité beaucoup plus profonde et rare surgissait, et
parfois simultanées. Le moi et le non-moi se confondent dans la même unité, ce
qui demeure hors de toute portée mentale, mais montre définitivement que les
abîmes de l'Esprit sont accessibles à l'espèce humaine, et en sont peut-être
d'ailleurs les créateurs. (Sri Aurobindo, la vie divine).
Quand
le mental s'élève à une vision qui transcende les besoins personnels, d'une
certaine manière, il souffre, puisqu'il appréhende de mieux en mieux l'incurie
humaine d'un côté, tandis qu'il peut déjà se surprendre à manquer tant soit peu
de ce qu'il recherche, et c'est là que surgit la difficulté que les maîtres
permettent de résoudre : oui, la lumière peut être désirée, pour
elle-même, mais sans convoitise, oui l'éveil peut être souhaité, mais par amour
de la vérité et non pas pour la satisfaction personnelle de se sentir
supérieur. C'est d'ailleurs parce que ces principes sont assez connus et
répandus dans les doctrines que peu d'êtres humains se lancent dans l'aventure
exploratoire : ils savent ce qu'ils vont perdre sans pouvoir mesurer ce
qu'ils vont gagner, et ce pari peut leur sembler trop risqué. Il faut donc
soupçonner tant soit peu les satisfactions que peut apporter l'Esprit pour
renoncer à ses prérogatives personnelles de gain, pour être digne de la quête
sans nom, et c'est ce qui explique la rareté, jusqu'à présent, des véritables
candidats à l'éveil.
La
démarche maladroite peut rester empreinte de flagornerie, d'insoumission,
d'orgueil, de volonté vitale, et toutes sortes de scories empêchent alors la
reconnaissance absolue du Réel, qui ne sera jamais perçu comme souverain, mais
comme partenaire à part égale. Or, cela est insuffisant. Le moi est le produit
du non-moi, et même s'il convient de se prendre en charge totalement jusqu'à ce
que l'Esprit le fasse, après l'éveil, l'ouverture au non-moi doit être
exhaustive. C'est d'abord le temps qui passe qui doit devenir une présence
acérée, être conçu tel le pouvoir de transformation privilégié choisi par le
Tout pour accélérer l'évolution de la vie. Alors que la durée ne constitue,
pour l'humanité ordinaire, qu'une sorte de prolongement du moi à maîtriser dans
son ensemble, et même à réfuter quand ses flèches ponctuelles blessent la
structure figée de l'ego.
5/ LES IDÉES SUR LA VOIE
Bien
sûr, les objets abstraits, comme les idées, semblent ne pas posséder de forme,
et l'on se demande donc s'il est plausible de leur imposer une réflexion
circulaire, et si, comme pour les objets saisis par l'œil, il est nécessaire
d'en faire le tour pour les caractériser. Une idée possède toujours un double
tranchant, elle peut être positive dans un domaine, néfaste dans un autre. Tous
les jours, les hommes appliquent des idées qui se retournent contre eux,
puisqu'ils n'ont apprécié qu'un segment de leurs conséquences, en s'imaginant
faussement qu'on pouvait délimiter le secteur de leur application. La portée
d'une théorie, d'un système, la mise en œuvre d'idées précises dépassent
toujours l'effet escompté, et on pourrait dire que c'est la loi de l'histoire,
la règle imprescriptible qui fait que tout effort d'homogénéisation engendre
une poussée hétérogène, une résistance quelconque. Or, le réel constitue un
tissu unique où tout se relie par des chemins inconnus, les actions ne suivent
pas de lignes droites, elles font des ricochets et affectent des secteurs hors
de leur juridiction d'origine : une décision ne s'arrête jamais là où l'on
voudrait qu'elle se termine, un ajournement peut avoir une portée considérable,
dans le mouvement insécable de la réalité rapide, tout événement éclate, comme
une particule élémentaire, dans toutes les directions, et contamine
alentour.
Les
décisions débordent le cadre des tunnels réglementaires qu'une volonté
superficielle leur impose, elles se faufilent au-delà de la superficie des
espaces qu'elles veulent régenter, car toute décision est source
d'action ; et toutes, elles exposent à de nouveaux facteurs, tandis que
ceux qui pourraient être éliminés cherchent à persister par une force d'inertie
propre à toute matière, à tout objet.
Les
décisions, et qu'y a-t-il de plus essentiel entre le moi et le non-moi puisque
c'est cela qui détermine l'usage du temps, les décisions donc, ne se
débarrassent pas aisément de tout le passé qu'elles condamnent et elles ouvrent
des champs nouveaux d'investigation, hors de tout contrôle. Bref, le mental
fait ce qu'il peut, mais il ne peut guère prévoir, il sous-estime le sillage de
ses résolutions, il croit avec trop de véhémence aux visions limitées qu'il
jette dans la Manifestation comme des points de repère, et qu'il appelle conceptions,
théories, modèles. Et la réalité crue dément en permanence ses plans. D'où
l'intuition du candidat à l'éveil, son intention purement intuitive de le faire
fonctionner autrement, de le priver des sillons ordinaires de ses
interprétations, qui ne font que filtrer le réel dans une couleur privilégiée,
et préconçue par une préférence quasi instinctive.
Toute
action possède, par rebondissement, des conséquences imprévisibles. C'est une
des raisons pour lesquelles Lao-Tseu tentait de dissuader l'esprit chinois, si
avide de procédure et parfaitement pragmatique, d'avoir toujours affaire à des
mesures parfaites pour se conduire. Car dès que le mental s'abandonne, les
belles réalités qui s'avancent sont hors de portée de la mesure humaine, elles
sont puissantes, immenses, présentes, et ne possèdent aucun contour. Le mieux
est d'y baigner comme dans une source au pied d'une cascade, et peu importe
d'où provient l'eau qui lave. Donner un nom, accorder une surface aux
émanations premières du Tao, cela est inutile, et l'auteur du Tao-te-King
énonce même cet aphorisme hermétique : le grand carré n'a pas d'angles.
Si le carré représente la forme parfaite du monde matériel, cela veut dire
qu'il est vain et donc parfaitement inutile de vouloir rendre compte du réel
qui nous entoure par l'accumulation. Collectionner des idées, même directrices,
trouver l'ultime preuve de Dieu, le cas échéant, décider les moyens par
lesquels l'avenir serait meilleur si tout le monde collaborait, tout cela,
n'est que billevesées pour le Soi, non des mensonges, puisque l'esprit peut se
livrer à ces tentatives avec sincérité, mais des projets qui ne sont justes que
dans un segment de la réalité, le monde abstrait, et qui perdent toute
force, toute légitimité, dès qu'ils tombent dans le champ de la matière et de
la vie, qui possèdent leurs propres lois.
Lois
plus profondes, et en tout cas plus obscures que celles de l'imagination
créatrice, aussi pure qu'elle soit, même inspirée par des plans supérieurs, et
qui, par sa volatilité ne parvient pas à descendre dans la matière. La lumière
du dessus n'a pas de pouvoir sur les cristallisations des modes de pensée, ni
sur les survivances dynamiques, et seule, donc, la plongée en soi-même rend
opératives les visions de l'idéal divin, ou de l'intuition suprême de l'Unité,
que les doctrines, maladroitement, essaient de figurer. Le brahmane confit dans
sa supériorité héréditaire connaît la loi cosmique sur le bout du doigt mais ne
l'applique pas à lui-même, et c'est cela le symbole du mental générique :
la périphérie de l'Esprit est jetée dans la nature, sous forme d'intelligence
contingente, pour commencer à poser la question, dans une créature, de la
source du réel et de la conscience. Savoir sans pouvoir, connaître le nom de
Dieu sans l'aimer, rêver l'homme supérieur sans mettre la main à la pâte,
c'est-à-dire sans s'attaquer aux mensonges de l'esprit, qui déguise le fait
pour sauver la face de l'ego, voilà le rôle de la pensée, effleurer le réel et
adapter le moi à son environnement par des structures simples de combinaisons
entre les objets et les tendances qui se les approprient (Natarajan,
cosmophilosophie).
C'est
là la fondation du mental dans la nature, et c'est suffisant pour bâtir une
identité locale, qui n'éprouve pas le besoin de connaître en profondeur, aussi
bien le moi que le non-moi, et qui se moque du dessein de l'univers. Toutes ces
démarches de l'esprit grégaire, qui dessine des cartes pour se dispenser
d'explorer le territoire, ne mènent à rien de fondamental. L'esprit
véritable, le Soi, précède toute pensée, tout élan vers l'identification.
Il peut même vivre par lui-même et pour lui-même, si l'on en croit les
Upanishads, sans être pris le moins du monde dans le filet des apparences. Mais
si c'est le temps qui trame les mailles, ne faut-il pas se débarrasser de cette
vitesse de la durée pour déboucher au cœur de la réalité chantée par les sages
et les maîtres : l'immuable ?
Et
quelles relations l'immuable peut-il entretenir avec la vie, qui, elle, est
soumise à l'infiniment rapide ? La vitesse engendre des modifications
imprévues, dont certaines sont indésirables, et nous nous essoufflons à
rivaliser avec elle, alors qu'au contraire l'issue est en sens inverse:
l'immobilité, le centre du moyen qui fait tourner la roue, ou le vide, qui donne
au récipient son efficace (LaoTseu). C'est notre histoire, surenchérir sur
l'apparence des choses, et la prendre pour le fond: la dégradation de la
vérité dans les dogmes qui la pourrissent, parce qu'elle y fermente dans des
écrits au lieu d'être vécue dans l'âme, le cœur, l'esprit et le corps ;
l'échec perpétuel des sociétés, quel que soit leur fondement, car le chaos du
moment, qui mélange à chaque instant l'homogène et l'hétérogène, l'élan et
l'habitude, fait dévier de leurs courses les meilleures intentions, et mélange
des couleurs qu'on avait auparavant rigoureusement séparées pour produire des
conséquences meilleures.
Au-dehors,
la violence revient s'emparer des utopies, la paix finit par susciter la
guerre, la corruption fait son nid dans les régimes égalitaires, la théorie la
mieux conçue possède une faille par laquelle elle aura enfermé le réel dans un
moule insuffisant... Et, en ce qui nous concerne, la doctrine de la voie la plus
complète, la meilleure s'il en fût, ne tiendra pas compte des réactions de
chaque disciple devant ses présupposés. C'est donc l'interprétation qu'il faut
vaincre pour vivre la voie, et entrer dans le cœur même de la démarche, dans
l'abîme de l'instant. Pour nous-mêmes, c'est l'abandon à la totalité qui nous
emmène de la matière à l'Esprit sans opposition, pour d'autres c'est l'amour du
Divin vécu dans l'absolu, ce qui implique aussi l'abandon, pour certains, la
recherche parfaite de l'intégrité mène le pas, dissout le superflu et exalte
les choix, et cette voie exige aussi un abandon aux décisions supérieures, où
sacrifices et renoncements doivent être consentis sans réserve pour terrasser
l'ego. Pour une minorité encore, l'ascèse incroyable de l'intelligence exige un
intellect tourné en permanence vers le mystère, le questionnement, l'énoncé le
plus pur de la vérité, le rejet de tout compromis, jusqu'à ce que la question
du sens exhaustif devienne naturelle, le souffle même de l'esprit dans chaque
moment ; tandis que quelques-uns encore s'adonnent à l'action
absolue, sans réserve, pour le Divin.
Mais
quelles que soient les formes, s'il n'y a pas d'abord un abandon qui donne
au présent un droit de regard absolu, la démarche demeure un luxe du
mental, une sophistication, un ajout, une décoration. La soi-disant quête entretiendra
des angles morts dans des plages de temps ordinaires, et le non-moi, le
grand miroir, se réduira aux proportions du visage, occupé à se séduire
dans son propre reflet.
C'est
ce que nous appelons la voie endimanchée, où le spirituel demeure une greffe,
sans devenir le noyau de l'existence. Alors que la voie inverse, où l'adepte
devient le serviteur du réel, du Tout, ou du Divin, selon l'angle d'approche,
mène à l'éveil. N'étant plus poursuivi selon une image fallacieuse, le Soi se
manifestera en son temps, hors des attentes tendues, des illusions idéalisées,
des pièges qu'une volonté minuscule lui aura tendu.
Il
serait réconfortant de concevoir que l'individu puisse passer par des paliers,
de la vie ordinaire, puis à la voie endimanchée, et que celle-ci mène à la voie
radicale. En fait, la voie endimanchée, par ses compromis perpétuels, est assez
satisfaisante pour finir par emprisonner le moi, et cela explique l'échec des
religions et du bouddhisme exotérique. L'esprit renonce en partie à cultiver
les survivances dynamiques, il les ignore ou les refoule, mais ne les éradique
point, ce qui maintient l'ordre de la perception dans un moule qui demeure
grégaire. La voie endimanchée est donc rarement un intermédiaire, puisqu'elle
finit par se suffire à elle-même, et la plupart des éveillés ont commencé par
la voie radicale, qui attaque de front, mais sans violence, la nature même du
moi et de l'esprit. Comme il existe des enseignements graduels, il est notable
que certaines voies spirituelles préconisent de commencer par la voie
endimanchée, qui ne pose pas la question radicale, mais propose des
modifications conséquentes, en misant sur le fait que les premières
transformations engendreront, une fois effectuées, le saut vers l'inconnu
nécessaire pour appeler l'éveil. Cela reste à démontrer, ou n'est possible que
dans un cadre éminemment structuré et responsable, dans lequel les «progrès» du
candidat sont vérifiés, mais ce genre de communautés est excessivement rare,
tandis que le désir d'éveil se développe uniformément sur la terre, et doit
donc pouvoir se vivre avec une aspiration puissante dans n'importe quel
contexte.
En
fait, le réel est non seulement insécable, mais tout projet de le représenter
est voué à l'échec. Aussi, la question de suivre une voie précise, censée par
exemple mener à l'éveil, ne résout pas le problème du cheminement. Qu'on décide
de ceci ou cela, peu importe, de nouvelles confrontations ont lieu, de nouveaux
enjeux, de nouveaux défis. La voie qui paraît la plus sûre ne cesse de s'opposer
à toutes sortes de résistances, dans le milieu, chez les autres, et même dans
le moi lui-même, aux prises avec la vieille nature, le mensonge de la
représentation sécuritaire, toute cette part du mental qui se rassure en
mettant des noms sur les choses comme pour conjurer leur pouvoir. Rien
n'indique donc qu'une voie qui se veut précise, comme vivre par exemple auprès
d'un maître, ou ne se référer qu'à son propre corpus spirituel, exclusivement,
facilite le surgissement de l'être. Bien au contraire, s'il s'agit de rétrécir
le champ de vision, de faire disparaître artificiellement les tentations de la
nature ou les contraintes de la vie sociale, ce qui semble gagné sur le plan
spirituel dans une voie encadrée de toutes parts (puisque les choses apparaissent
plus faciles dans un contexte adéquat, comme un ordre ou un discipulat), ce qui
semble gagné par un décor conforme, disais-je, risque d'être perdu sur le plan,
plus profond, de l'intégration du vécu.
Car
il est facile d'obéir à une autorité, si on la respecte, aisé de sublimer la
chair si les tentations sont absentes, et il est même gratifiant de se
supporter soi-même dans un cadre où la place occupée est précise, reconnue par
les autres, institutionnelle. Dès que l'on s'imagine faciliter l'accès spirituel
par une combinaison de pratiques, un calendrier, un engagement facilité par un
contexte sur mesure, telle une communauté quelconque, on fait des progrès
superficiels certains, principalement d'ordre moral, mais le risque de
plafonnement finit par surgir au sein des routines, des litanies, des prières
ou des darshan, comme si les règles, trop aiguës, blessaient la chair de
la vie et du temps. Sinon, les éveillés auraient régné sur le monde, il n'a
jamais manqué d'ashrams ni de monastères, ni même de sociétés secrètes où Dieu,
en quelque sorte, s'apprivoisait par la connaissance, tandis qu'une
transmission s'effectuait aux plus dignes (René Guénon, aperçus sur
l'initiation). Mais tel n'est pas le cas, l'Esprit ne règne pas encore sur la
terre, la trace des religions est insignifiante, les empreintes des saints
rares, les sages sont restés hermétiques pour ne pas troubler l'ordre des
choses... Les disciples rassemblés autour du maître, quel qu'il soit, finissent,
pour la plupart, par oublier le sang du monde, la lymphe de la réalité, le cœur
de la vie, et une très faible proportion seulement peuvent prendre le relais du
maître, quand il disparaît. Les autres pataugent dans le commentaire des
Écritures, se jaugent les uns les autres et se jugent, ce qui s'avère partout
où les règles mentales restituent la loi du clan animal. (Ressemble-moi ou bien
tu es exclu !)
La
vie dite spirituelle, encadrée, ne produit pas par elle-même le vrai besoin
cosmique, celui de brûler pour dépasser la condition humaine et laisser surgir
l'Esprit. Le mental, au lieu de dépecer le samsara comme un cadavre,
afin de se libérer de la fascination vitale, au lieu de plonger jusqu'à l'os
des couleurs primordiales, antagonistes, ou jusqu'au cœur de la bataille des
guna, le mental, donc, se contente de soutenir le disciple, de le culpabiliser
s'il déroge aux règles, de le féliciter s'il grappille quelque expérience plus
profonde, mais rien ne prouve que cela soit suffisant. Le respect exhaustif des
règles spirituelles, quelle que soit leur nature, monastique, ou doctrinaire,
persuade que la direction est bonne, enflamme l'imagination, mais sans plongée
radicale dans l'émotionnel, les besoins primaires, les aversions et les
préférences, les préjugés, de fait l'imitation prévaut, l'identification
domine, et la structure animale de l'évolution reste intacte.
Le
risque est donc de considérer la démarche d'éveil comme hétérogène, et de la
préserver, de la mettre à part, sous prétexte qu'elle ne veut pas reproduire ce
qui commande la société et les valeurs. C'est là-dessus que misent les sectes,
séparer le foisonnement contradictoire du réel du projet d'élévation, jusqu'à
faire tourner en rond les victimes dans un monde de substitution. En fait, si
elle est considérée comme telle, la voie, soit une possibilité à part, elle
finit par se couper de l'existence, qu'elle la condamne, ou qu'elle la méprise,
ou encore qu'elle la considère comme un adversaire, alors que seul le moi est
l'adversaire du moi. Le monde extérieur n'a pas à subir le moindre jugement de
valeur de la part de l'adepte, il est ce qu'il est, rien n'y est fortuit, comme
le dit le proverbe, il n'y a pas de fumée sans feu, et tout ce qui
périclite dans la société, tout ce qui la pervertit, tout ce qui l'empêche
d'aider l'individu en quête du Divin, bref tout ce qui nous déçoit, tout cela
est justifié par l'ordre de la nature, la vie en évolution, et le sommeil de la
pierre qui soutient tout, l'essor de la matière vers l'Esprit.
L'extérieur
peut donc être supporté sans qu'il excite le mental vers la violence auto
justifiée par l'injustice, la haine légitimée par le crime, tous ces mouvements
profonds dont il est difficile de s'affranchir et qui ferment l'ouverture vers
le Divin, car ils signent la mémoire obscure de l'évolution dans la nature.
Le
Divin ne peut pas être découvert ni apprécié, si l'on suppose que certains
éléments de la réalité lui sont étrangers. Il faut donc attendre cette
révélation libératrice, la vivre pour qu'elle ne soit plus seulement une
conception doctrinale, il est nécessaire d'accepter cette vision d'ensemble qui
contient un monde imparfait, qui est l'ordre des choses à transformer par notre
ascèse. Notre propre mouvement vers la Perfection rachètera à sa mesure le
retard de la nature sur les intentions suprêmes de l'Esprit, qui se manifestent
à travers nous. Il faut en quelque sorte guérir les nerfs, transformer la
sensibilité, parvenir à supporter l'horreur du monde sans que cela ne suscite
la moindre haine ; alors oui, le témoin se prépare à surgir : la
reconnaissance profonde du mal ne sert plus qu'un bien d'un autre ordre,
secret, infiniment supérieur, si l'individu autorise la vérité à se manifester
en lui. Maintenant que toutes les révoltes ont eu le dernier mot en son âme, la
seule chose qui reste à découvrir, c'est la pure intégrité du Divin qui, né
dans la vie de l'obscurité elle-même, s'en détache sans même la renier, et
retrouve son propre être transcendant dans la créature consentante : celle
qui aura pardonné au mal d'exister, pardonné à l'ignorance de mener le monde,
pardonné à Dieu de ne pas se montrer à visage découvert.
6/ UNE AUTRE CONCEPTION DU MAL
Ce
qu'on peut appeler le mal possède des causes réelles, des racines profondes, et
l'arracher du monde constitue une vaine entreprise. Une tête décapitée repousse
ailleurs, et donc, le combat le plus profond se joue à l'intérieur de l'homme,
et tant qu'il ne se jouera pas en chacun, philanthropie et altruisme seront de
maigres consolations, mais en aucun cas de véritables remèdes.
Le
scandale, c'est la limite que tout être humain s'autorise à respecter quand il
refuse de se donner corps et âme au Divin, alors qu'il pratique sa religion
pour en tirer du profit et endormir ses craintes et sa culpabilité. Le
scandale, c'est le faux chercheur spirituel, qui en a plein la bouche de
quelques autorités incontestables, mais qui s'endimanche avec son yoga ou son
zen, puisqu'il ne veut surtout pas toucher à sa propre architecture de
perception émotionnelle, ni descendre dans son impuissance sans garde-fou, et
qui trouve d'autant plus justifiés ses propres mouvements faux qu'il les
cautionne avec sa croyance supérieure. Le scandale n'est pas le mensonge assumé
ouvertement, qui constitue une option comme une autre, un pari existentiel, le
scandale c'est le «faire semblant», ce que dénonçait déjà Jésus, un des plus
grands maîtres, en s'attaquant aux pharisiens. L'attitude juste qui dédouane
d'un fond faux, la pratique impeccable qui découle d'une insincérité qu'on se
cache, d'une volonté purement narcissique ou d'un sentiment d'infériorité
pathologique, la prière parfaite dans son expression, qui cache une âme sombre
voulant berner Dieu en l'achetant. Tous ces mensonges sont inépuisables,
soutiennent les clergés pour une humanité qui met en place un scénario de
mensonge : rêver qu'elle se réveille... Et de religion en idéologie, de
dictature en démocratie, la fausseté innove et le cœur de l'homme reste
inchangé, les êtres vrais semblant des parias ou des fous?
C'est
aussi le problème de la Voie, si elle est mal suivie, qu'elle construise au
lieu de défaire, qu'elle rajoute au lieu de soustraire. Car il s'agit d'enlever
le superflu. Le meilleur existe déjà, caché au fond. Alors de quoi est-il
vraiment besoin, sinon de s'aimer assez soi-même pour descendre dans le puits
de l'ignorance, invité par la beauté qui se dérobe encore, et qui surgira les
illusions perdues.
La
question des doctrines et du discipulat, c'est donc l'apparence de la
conformité, car la conformité ne peut être qu'un processus vivant, dépendant de
l'habileté de chacun à incarner les principes dont il se targue. Le décor de la
vérité est planté et entretenu avec un soin remarquable dans de nombreuses
institutions, et, dans cette mise en scène parfaite, il devient de plus en plus
facile de respecter la lettre et d'oublier le fond. Tandis que dans la vie
ordinaire, où la lutte fait rage, l'intention pure de l'éveil ne risque pas de
s'égarer dans des formules gratuites, ni de se vanter dans des cérémonies
certifiées conformes, qui deviennent des simulacres transcendantaux. La vie
pérenne, serpentine, violente, étonnante, est là, dans toute sa splendeur
sauvage, et sa légitimité imprescriptible : sans elle, nous ne serions pas
là. Sans ce que certains appellent la «faiblesse sexuelle», ils ne seraient pas
descendus sur la terre, sans le mal pour nous aiguillonner vers le Perfection,
nous dormirions sans doute sur nos lauriers : alors, le meilleur miroir du
moi qui cherche l'Esprit est peut-être bien celui de la vie courante, privée
d'échappatoires, de solutions toutes faites, de notices à trouver la vérité
entre la poire et le fromage.
Aussi
nous est-il indispensable de briser une vérité dite traditionnelle, en nous
fondant sur l'expérience supramentale. Aujourd'hui, l'éveil peut être approché
sans le secours d'un maître vivant, qu'il représente une lignée ou témoigne en
son nom. Cela donne tort à Guénon, l'expert en la matière, mais comme Newton a
été dépassé par Einstein, le maître universel a été supplanté par l'avatar
supramental, Sri Aurobindo et Mère, et maintenant la descente du supramental
peut favoriser, dans n'importe quel contexte, le plus ordinaire donc, la
reconnaissance de l'Être, puisque l'atmosphère elle-même reçoit des influx
supérieurs, des humus spirituels en grand nombre.
Non,
nos adversaires ne sont pas extérieurs, après tout, l'Histoire change et
s'améliore graduellement, par des cycles qui comportent des régressions, non,
nos adversaires sont à l'intérieur, de petits nains comme les appellent Sri
Aurobindo, de minuscules êtres sournois qui rechignent devant l'abandon à la
vérité, qui redoutent la voie radicale, dans laquelle il est pourtant si
jubilatoire de se lancer, quand toutes les satisfactions du monde paraissent
fades, ou à la rigueur insuffisantes.
7/ LA CONCEPTION DE L'ÉVEIL CACHE L'ÉVEIL
Qu'il
s'agisse de la vie, ou de la voie suprême, on ne peut en représenter que des
fragments, et ces fragments sont poreux. Rien ne résiste à la pression du tout
sur l'infinitésimal: le plus petit ensemble d'objets, d'idées, de systèmes, est
soumis à l'action de la totalité sur lui-même, et il est donc pratiquement
impossible de tirer des conclusions définitives d'une étude quelconque, il ne
s'agira que de comptes rendus ponctuels, et il est tentant de dire que la voie
se renouvelle chaque jour, et que le seul danger d'envergure qui la menace,
c'est de la figer dans une approche déterminée des choses, qui cristallise un
type d'interprétation pris pour la vérité elle-même. Si dogmes, doctrines et
pratiques acquièrent dans l'esprit du voyageur un caractère définitif, l'éveil
s'éloigne à grands pas, car en réalité, il n'y a rien à retenir, ni du
mouvement de l'esprit, ni de celui de la vie. Ce sont des choses qui passent,
alors que nous, nous demeurons, mais une grande partie de ce que nous croyons
être nous-mêmes peut être abandonné «au fil de l'eau», dans le travail
d'accepter le réel, puis de le transformer.
Aussi,
la voie reste-t-elle éternellement jeune, à l'abri de tout progrès définitif,
épargnée de toute réussite qui en sacrerait le triomphe. Tout ce qui se dévoile
peut sans cesse devenir plus profond, le soi ne s'approprie pas, le supramental
transforme sans devenir du pouvoir personnel. L'éphémère est la loi la plus
précise et la plus adaptée à la vitesse du temps. La seconde est le levier du changement.
Les idées ne sont que des papillons.
Et
il est impossible de cristalliser l'information, de prévoir à long terme, de se
faire une image de ce qui nous attend, aussi bien sur le plan global que
personnel, puisque nous dépendons, aujourd'hui à outrance, du milieu extérieur.
Par exemple, un rapport de police peut être périmé du jour au lendemain, les
terroristes frappant avant leur arrestation, une fois qu'ils se savent repérés.
Une théorie scientifique attend l'événement qui va en montrer les limites, et
infirmer une partie de ses prétentions. Et aujourd'hui, le modèle de l'atome
est périmé: aux 92 corps élémentaires qui semblaient décider de toute la
réalité physique, s'ajoutent plus d'une centaine de particules à peine
découvertes, et ce n'est peut-être qu'un début. Les derniers «modèles» ne
survivent pas plus de deux ou trois lunes, l'effarante vitesse broie les
civilisations humaines, quelles que soient leurs prétentions. Le règne de
l'objet peut s'effondrer, il nous aura menés à notre perte, mais aussi, a
contrario, les objets tyranniques auront permis le retour à l'être,
l'exploration intérieure pour sauver l'espèce de ses survivances dynamiques.
Par la conscience toujours davantage plongée en elle-même, au-delà du souci
complaisant de départager l'ego de ce qui ne l'est pas (la dernière pirouette
vaniteuse du singe qui survit en nous, estropié par le mental diviseur, et qui
feint l'abandon au Réel), une nouvelle Histoire veut voir le jour.
Dehors,
le combat est imprécis et se perd dans les interprétations fallacieuses. Même
nos intentions les plus pures, interprétées par ceux qui sont censés en
bénéficier dérivent de leurs buts, et manquent leurs cibles en partie. Il n'y a
pas de modèle d'éducation vraiment fiable, l'équilibre entre l'autorité et la
confiance permissive devant se fonder sur le tempérament des enfants, sur leur
âge en perpétuelle mutation fragile, et dans ce domaine, comme dans tous les
autres ou presque, la saisie du mental s'avère incomplète, insuffisante, pour
modeler le champ selon nos prérogatives, même les plus élevées, les meilleures,
les plus pures. En fait, chaque esprit est inexpugnable, chaque moi est unique,
et verrouillé en quelque sorte dans une vision différente du réel et de ce
qu'il représente. La voie de l'altérité, du commerce avec l'autre, ne peut
passer que par l'empathie et le cœur, l'amour si l'on veut. Le mental de chacun
sera toujours, en revanche, un obstacle pour le mental du partenaire, hormis
quelques lignes de forces partagées, et chaque être conjugue son je
différemment, avec un différentiel de sensibilité, d'implication dans
l'observation, de responsabilité et d'estime de soi, différents. Le mental, un
jour, devient un piège, un poids, un obstacle à la saisie directe du réel, et
c'est à ce moment-là que la voie se dessine, que l'éveil appelle plutôt qu'on
décide de le choisir.
8/ ACCEPTER DE PARTICIPER AU DESSEIN DE L'UNIVERS
Le
mental reste un voile entre la réalité et soi, qui pousse certains à chercher
une autre voie, dans laquelle le décisionnel ne proviendrait pas des pouvoirs
limités de l'esprit grégaire, lui qui ne saisit les choses que par bribes, en
les isolant des cercles innombrables qui leur donnent vie et place. Bouddha se
retire: la mort et la souffrance n'ont aucun sens, cela mérite d'être médité.
S'ils doivent en avoir un, il n'apparaîtra pas dans le fil de la pensée, alors
Gautama s'interrogera sans fin, basculant d'extase en écueil jusqu'à la
révélation finale. Des années «d'autre chose», sept ou douze peut-être?
Jusqu'à trouver le fameux seuil, là où toute la naissance humaine est
légitimée, à condition qu'elle s'en sorte en s'observant, et s'affranchisse de
sa condiiton. Or, ce n'est pas le mental qui a donné la réponse à l'éveillé,
mais l'ascèse exigeante, pointilleuse, interminable sur l'apparence du réel. Le
retour. Et Bouddha ouvre une brèche: la méditation véritable remplace les
consolations des liturgies, délivre de l'avenir acheté par des offrandes aux
dieux, restitue un présent sans entraves où même les limites de l'homme s'estompent.
Par rapport à l'extension maintenant possible de l'esprit re-né, la perte des
biens, la dégénerescence physique apparaissent comme des données immédiates
favorables, qui permettent une plongée en soi, et qui ne sauraient empêcher la
jouissance de l'existence. Sur un autre niveau, indescriptible, à un degré
inconnu, qu'on ne peut évoquer qu'à demi-mot, et dont les signes du langage ne
pourront jamais brosser la carte. L'engagement suffit, le décor s'adapte.
Car
l'itinéraire se produit au-dedans, et s'il s'agit de prendre des décisions,
elles s'adressent au moi lui-même, cesser de fuir l'exigence d'être. Les
décisions extérieures en découleront, souples, adaptées, mais celle qui
engendre la voie ne vise aucune action précise, elle change tout simplement les
priorités de la vie, en une seule priorité, vivre en premier lieu pour le
mystère exhaustif, pour la plongée dans l'inconnu qui peut révéler l'être.
C'est le non-agir des taoïstes, retrouvé sous d'autres termes dans la
tradition hindoue, jusque dans la Gîta, où la connaissance est présentée comme
supérieure aux œuvres. Et l'objet de l'éveil est si immatériel qu'il est
difficile d'en faire le tour : d'ailleurs, il ouvre l'espace vers l'éternité ou
en tout cas son sentiment, tandis qu'il est impossible d'en trouver la racine,
puisqu'il est lui-même la racine. Il demeure impossible de voir en quoi il pend
du ciel, puisqu'il est lui-même le ciel, et ce que contient le ciel, le
Brahman. L'éveil est attiré par l'homme ou la femme infiniment intègre, et il aimante
l'amoureux du réel, celui qui ne fuit rien, ni son intelligence, ni son corps,
ni sa force de vie, ni son passé, ni son avenir.
L'éveil
échappe aux représentations, et donc, la voie ne peut correspondre à un seul
itinéraire. Éventuellement, on peut poser les conditions nécessaires et
suffisantes que le moi doit remplir, mais même cela peut demeurer incompris ou
compris de travers, de manière à ce que le futur adepte puisse librement
expérimenter son engagement, en découvrir les limites, en savourer les
satisfactions, faire les détours nécessaires avant de s'atteler, sans
contrainte, à l'ultime tâche. Dans une perspective pragmatique, nous nous
demandons même s'il faut cesser d'en parler, de cette fameuse voie, puisque nul
ne peut suivre un itinéraire figé sur une carte, ou au contraire, s'il convient
de l'évoquer quand même, au bénéfice du doute... Les maîtres deviendraient ainsi
de petits poucets pour les plus habiles, ceux qui seront capables de chercher
les signes de la ramification, avec patience, dans le sillage du maître. Car
qu'il s'agisse de vanter l'Un, de se fondre dans le Tao, d'être le «je suis
cela» de l'Inde, ou d'épouser le silence de Dieu, ou encore de parvenir à
la «libération», toutes ces expressions traduisent la capture, par l'univers,
des êtres humains qui ont parié sur la Conscience plutôt que sur leur propre
vie surgie du néant.
D'autres sont passés par là avant nous. Oui, le
chemin existe.
Ont-ils voulu l'accomplir, ou bien se sont-ils
laissés porter,
mais en acceptant tout,
par l'amour qu'ils éprouvaient pour la Terre,
pour Dieu, pour l'homme, pour le Ciel,
pour la connaissance, pour le Mystère d'être,
ou pour leur âme?
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