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La Condition Humanoïde

4ème Episode

 

 

Un jour le bleu demanda au rouge pourquoi il avait peur de lui, alors le rouge avoua qu'il se sentait absorbé, qu'il avait peur de se dissoudre s'il se rapprochait trop. Et toi, Bleu, demanda le rouge, pourquoi as-tu peur de moi !
Parce que tu ne penses qu'à toi, Monsieur se distingue de loin, monsieur fait tache, monsieur passe devant les autres couleurs.

 

— Eh bien mélangeons-nous, Bleu, ainsi notre peur sera vaincue et notre enfant nous réconciliera.

C'est ainsi que naquit le violet, et ceux qui le découvrent savent qui'il est le parfum de Dieu.
Vieille légende végane.



La condition des créatures conscientes est-elle la même partout ? C'est une bonne question et je me la pose depuis longtemps.


C'est naturellement sur Vega que la condition humanoïde a été étudiée au plus près, puisque cette race a pris des dizaines de milliers d'années pour sortir de la Matrice animale et vaincre la violence. Une de ses légendes originelles présente l'humanité sans aucune complaisance. C'est l'histoire de la guerre de mille ans, que les écoliers apprennent encore distraitement. Au début, quelques bergers devaient garder un seul troupeau de brebis, conséquent, qu'on rassemblait le soir dans une immense bergerie. Il y avait une rotation des responsables, et un jour qu'une partie de l'équipe des bergers se saoulait à la taverne, l'autre, comme d'habitude, avait soigneusement enfermé le troupeau, mais au matin, l'on trouva plusieurs brebis mortes. Les absents, encore un peu ivres, n'avaient qu'une idée en tête, reprocher aux autres bergers d'avoir laissé entrer un loup. Les accusés répondirent que c'était impossible, que les bêtes avaient seulement été écrasées pendant un moment de panique; toutes s'étant ruées vers la porte en même temps alors que l'issue de secours avait résisté à leur assaut. L'un des bergers de garde avait même vu un rat sortir du batiment, dansant sur ses pattes de derrière; un animal assez gros, sans doute enivré par des graines infestées de champignons, et qui avait dû s'amuser dans son délire pyschédélique à effrayer les brebis. Les bêtes mortes furent examinées, et bien qu'il n'apparût aucune trace de morsure, le groupe des absents maintint ses accusations. Ils étaient convaincus que, s'il s'était agi de leur propre tour de garde, l'accident ne se serait pas produit, et ils se mirent donc à haïr voluptueusement les pauvres innocents, qui n'avaient pas pu prévoir qu'un rat-chamane pénétrât par le toit, en déchirant une belle portion de paille pourtant résistante. Les responsables insistèrent sur le fait que le cas était sans précédent, c'est-à-dire imprévisible, mais la plupart des bergers absents ne supportant pas le spectacle des cadavres des animaux, restèrent murés dans un fort ressentiment, à tel point que l'un d'eux ne cessa de harceler le plus faible des bergers de garde, qu'il ne lâchait pas d'une semelle.


Au bout de quelques jours, celui-ci n'en pouvant plus, tua celui qui l'accusait sans cesse d'avoir fait pénétrer ce loup imaginaire dans la bergerie. Alors le groupe des absents riposta en tuant deux des veilleurs du soir maudit. Puis les deux clans se rendirent compte qu'ils n'appartenaient pas à la même vallée et, à partir de ce moment-là, les familles disparurent massacrées, de chaque côté de la montagne. Depuis des siècles dans cette région, chacun se considère l'héritier, soit des absents soit des présents du soir fatidique, et au moindre désaccord le sang coule à nouveau. Les partisans du rat se mettent à haïr voluptueusement tout partisan du loup dès qu'il révèle sa descendance, et réciproquement. Les rois, les uns après les autres, avaient fait savoir que chaque homme provenait avant tout de la nature elle-même et qu'il était stupide de se réclamer d'un des deux clans de bergers, mais c'était plus fort qu'eux: chaque fois qu'un différent naissait entre deux vegans préhistoriques, ils en venaient à se positionner du côté du loup ou du rat, et, s'ils n'étaient pas du même bord, l'hécatombe continuait — ou recommençait plus exactement.


Cette genèse a été interprétée de mille manières différentes évidemment; quand nous sommes formés en tant que maitres des nombres, nous devons nous-mêmes nous prononcer sur sa signification. Nous sommes libres de ne laisser qu'une phrase, ou de discourir à l'infini. En ce qui me concerne, j'ai reçu la mention d'excellence dans cet exercice et pourtant, mon commentaire fut laconique, le plus bref paraît-il, de toute l'histoire de notre club.


L'imprévisible engendre l'imprévisible.


C'était une manière de rendre hommage à l'Un qui se perpétue lui-même, mais cela laisse entendre aussi que, tant que nous ne saurons pas tout prévoir, nous serons à la merci d'événements hétérogènes qui fouilleront les blessures du passé et remettront sur le tapis la question de la vengeance.


J'aime encore davantage le mythe de l'homme qui urinait dans la mer, dont l'origine n'est plus certaine, tant cette histoire a été colportée par les premiers navigateurs de l'espace, jusqu'à finir dans différentes variantes. Bref, un humanoïde quelconque s'était un jour si épris de l'océan auprès duquel il habitait qu'il décida d'en faire monter le niveau. Il se mit à boire toute le sainte journée et ne cessait d'aller déverser son urine sur les vagues du rivage, mais bien que les résultats se fissent attendre, comme il était convaincu que sa mission était de faire grimper la mer, il se lança dans des harangues enflammées pour faire des émules. A force de tergiversations, de promesses et d'intimidations, il parvint à créer une religion et à l'imposer à tout le village. Tout le monde se mit à boire sans cesse pour aller uriner sur le bord de mer, ce qui obligea à réserver des espaces différents pour les femmes, les hommes et les enfants, mais cette première difficulté fut vaincue avec des gendarmes censés faire respecter la loi. En effet, les hommes aimaient bien se tromper de lieu pour aller espionner les femmes accroupies, aussi des amendes eurent-elles cours pour limiter les dégats.


Au bout de quelques années, la mer n'avait toujours pas bougé, alors que toute l'ile était passée au rituel liquide, mais l'instigateur ne voulut pas pour autant s'avouer vaincu. Chaque indigène serait désormais astreint à boire sept litres par jour, sous peine de bannissement, et une nouvelle police fut mise en place pour se charger de faire appliquer le décret — elle-même surveillée de près. Les plus malins ne tardèrent pas à produire un alcool transparent, tiré de la fermentation d'une espèce de datte jusque-là méprisée, et en une décennie seulement, toute la tribu fut décimée, car il était facile de parvenir à ingérer une telle quantité s'il s'agissait de ce breuvage hilarant, rendu en quelque sorte obligatoire par la religion nouvelle. Ce projet fou extermina en moins d'un siècle une peuplade entière, jusque-là conforme à l'ordre des choses, et l'île retrouva l'état sauvage.


Cette petite histoire ridicule, qui ne paie pas de mine, révèle des trésors d'intelligence à chaque nouvelle lecture. Pendant notre formation, nous devions la commenter au moins une fois par trimestre, et nous renouveler. Plus nous y réfléchissions, plus il apparaissait que le complexe de toute-puissance n'avait jamais été aussi bien décrit. D'abord se croire l'élu, ensuite envoûter les foules et se faire obéir, et échouer parce que la coercition avait elle-même engendré un ou plusieurs contre-pouvoirs. Le désastre l'emportait quand même, le remède devenant pire que le mal. Les interprétations psychologiques ne manquent pas de sel non plus, et bon nombre d'idéalistes, au cours des siècles, prétendent que l'instigateur voulait faire monter le niveau de la mer pour se venger de ne pas avoir été aimé par ses parents. Ces exégètes utilisent cette fable pour persuader les familles de choyer leurs petits de crainte qu'ils se mettent martel en tête pour se distinguer n'importe comment du commun des mortels, après avoir manqué d'attention et de tendresse. Cette genèse met également en garde contre l'autoritarisme et l'obéissance aveugle. L'air de rien, le mythe de l'homme qui urinait dans la mer pour en faire monter le niveau  demeure l'accusation la plus légère et la plus brillante contre l'orgueil qui, à ma connaissance, n'épargne aucune des races humanoïdes de la galaxie, sauf celles des vegans qui ne l'a terrassé qu'en quarante mille ans.
Pour tout vous avouer, quand un membre de notre club repère un mythomane très influent dans la société, il doit le dénoncer. La pratique semble sournoise et manquer de noblesse, mais elle obéit au principe que prévenir vaut mieux que guérir. J'ai dû au cours de ma longue carrière signaler des êtres éperduement amoureux d'eux-mêmes et qui voulaient changer le cours de l'Histoire par simple caprice, et en ne tenant compte que d'une infime minorité de facteurs. Nous les nommons les trazkitsankong ces hommes qui se prennent pour Dieu, du nom de ce pauvre héros de la fable, qui voulait faire monter le niveau de la mer en urinant sur le rivage. Cette fable enfantine a été en quelque sorte récupérée par les services secrets de la Confédération à toutes fins utiles. Quand un humanoïde n'aime pas écouter ce mythe, c'est qu'il se sent visé, à un degré quelconque. L'orgueil possède encore un de ses viscères, la verge, le cerveau ou le foie — infesté depuis des générations. Le jeu parfait était dévolu, à son origine, à abattre les traskitsankong, mais je juge aujourd'hui ses résultats fort mitigés. La haine s'est refait une beauté en l'utilisant, mais l'intelligence a elle aussi su saisir sa chance en le développant. Près de mourir, je vois bien que les mutants solaires ont raison, le bien engendre le mal, le mal engendre le bien, et cette rotation ne peut cesser que pour celui qui gagne l'Inconnaissable, le soleil conscient divin, dont le soleil sidéral éblouissant l'espace-temps, n'est que le symbole.


C'est loin, chers lecteurs, mais c'est là que l'homme devient Esprit, et les siècles ne comptent pas. L'arrivée transfigure le long labeur du temps, silloné par la souffrance, labouré par le doute, freiné par les passions rouges et les rêves bleus. Le présent ne fend pas l'éternité pour la séparer mais pour la révéler, voilà l'ultime secret des âges. Mais je sens bien que certains sont déçus et attendaient des révélations sur d'autres sujets très importants, comme par exemple l'essaimage humanoïde, aussi permettez-moi de traiter cette question. Les thèses les plus folles ont cours sur l'abondance des mondes pensants et, étant donné les similitudes frappantes entre toutes les espèces de la Confédération, certains ont voulu y voir un plan chronologique de colonisation. Beaucoup ont cherché dans cette direction, aux aguets d'une race originelle qui aurait su traverser l'espace, repérer les terres adaptées à notre métabolisme, avant d'y laisser se développer une partie de l'équipage qui y aurait été abndonnée. La variante est bien sûr que ce sont des naufragés qui ont été contraints d'y survivre, leur vaisseau s'y échouant. Ce qu'il y a d'enivrant dans cette thèse, c'est de toujours pouvoir reculer plus loin le grand voyage, car si les choses se sont passées ainsi, aucune trace n'apparaît nulle part, ce qui laisse entendre que des civilisations fabuleuses, aussi développées que la nôtre, auraient pu disparaître, laissant la place à une survie sauvage et la nécessité de « repartir à zéro » après les immenses destructions des cultures technologiques. Il y a quelque orgueil à s'imaginer qu'une planète de la Confédération, voilà plus de cinq cents mille ans en arrière, aurait été capable de faire ce que nous faisons aujourd'hui et, bien entendu, je ne peux passer sous silence l'horrible vanité des partisans de cette thèse. Chaque planète de notre système politique peut prétendre au titre de race originelle, chacune posséde de soi-disant chercheurs prétendant en apporter la preuve. Les intégristes de cette croyance, sur tous les mondes habités, forment une secte à part, et s'imaginent supérieurs à toutes les autres races et certains mouvements pernicieux essaient même de fléchir le pouvoir local, ce qui dure parfois des siècles, pour faire sortir leur monde de la Confédération ou pour en prendre le pouvoir central.


Penser à ce genre de choses ne me fait que du mal, car aucune race humanoïde n'est comparable à une autre, ce que l'on comprend rapidement après avoir vécu sur quelques-unes d'entre elles. Cette obsession de trouver un ancêtre commun agite cependant de nombreux esprits qui s'imaginent posséder une pensée supérieure, et qui voudraient, en établissant cette filiation avec son itinéraire supposé, se voir attribuer des médailles civiques ou des postes honorifiques.


Vous vous doutez bien qu'une question aussi essentielle est abordée au cours de la formation des maîtres des Nombres. Et comme nous nous en tenons aux faits d'une part, et à la Raison d'autre part, pour le moment nous envisageons plutôt que des conditions analogues produisent une évolution analogue. Dans cette hypothèse, l'énergie originelle se plie aux contraintes de la matière présente et développe les mêmes espèces en tenant compte des nécessités, et nul besoin est d'un essaimage pour justifier les analogies. Ainsi, la forme verticale paraît-elle à un moment donné comme la meilleure pour permettre l'apparition de la parole, — il s'agit là de considérations assez techniques que je ne peux préciser. Nous nous ressemblons tous car notre forme est la plus appropriée à ce genre d'environnement, et elle est elle-même l'aboutissement d'innombrables mutations qui s'enchaînent vers les morphologies les plus économes pour matérialiser l'essor ininterrompu de la montée évolutive. C'est simple, et les variations de taille et de peau sont également voulues par les contraintes adaptatives, l'intensité de la gravitation, le système des climats.


Il est passionant de voir que les langues diffèrent souvent d'une manière inimaginable et probable qu'elles imposent un certain de type de perception abstraite qui vient se combiner avec la perception physique, mais en dépit des variations conséquentes, quelques verbes identiques parcourent toutes les langues. Ce résultat est issu de la numérisation de tous les dialectes de toutes les planètes, et s'est produit il y a un siècle seulement. Le dossier a été transmis rapidement à notre confrérie, qui a remodelé tout son enseignement à partir de ces données nouvelles. Je ne vous dirai ni leur nombre ni leur contenu, car il s'agit là de l'initiation secrète qui couronne les candidats qui entrent dans la lignée des maîtres des Nombres premiers, soit la petite minorité parmi nous qui décide de ne jamais s'arrêter nulle part, et brigue un nouveau dan après chaque victoire initiatique. Dois-je vous préciser que toute mon activité mentale est soumise à la seule alternace de ces fondamentaux ? Toutes sortes d'analyses ont été menées, et les algorithmes ont fait l'objet d'études approfondies. Peu importe dans quel ordre les verbes originels, les seuls qui ont cours toujours et partout, sont employés. Bien que certaines suites soient moins évidentes que d'autres à gérer, il est remarquable que ces quelques verbes ne se contrarient jamais, quel que soit leur enchaînement. Cette catégorie de mouvements intérieurs auquel nul humanoïde n'échappe, nous l'avons baptisée « la marche de la nécessité. »


J'ai éliminé, au fur et à mesure de ma formation, tous les verbes qui ne sont pas essentiels à une gestion synchrone du « cours des choses », car sans cette précaution, « le cours des choses » m'aurait jeté hors de son lit, et comme toute ma vie a été consacrée à avancer au même rythme que lui, j'ai dû manifester une vigilance extrême pour éliminer les verbes inutiles que j'avais tendance à conjuguer par complaisance. Si vous ne vous sentez pas dans le cours des choses et que vous en souffrez, ne vous inquiètez pas, commencez par réfléchir, méditer, ruminez vos actes, et vous trouverez bien un verbe accessoire qui prend la place d'un essentiel, et qui vous fait dévier de l'itinéraire unique, exhaustif et sans second du présent qui charrie l'Histoire. Le bonheur est gagné pour qui se baigne dans le cours instantané des choses: celui qui s'y trouve est à la fois partout et nulle part, selon le vieil adage végan: les racines de l'Esprit s'étendant partout, notre territoire est sans limites, je ne m'attache à ma propre terre que pour embrasser tous les voyages et tous les peuples.


Dans notre tradition, un des premiers magisters universels,
Baluwö Kadrak Ilstabol, avait établi le neuvième principe de la maîtrise:


Jeter ce qui est devenu inutile
voilà l'art du guerrier.
Se battre avec une épées émoussée
et un bouclier rapiécé
revient à faire le travail de l'adversaire
et à implorer la défaite.
La stratégie qui était bonne hier
est aujourd'hui éventée,
l'ennemi a changé de place en quelques instants...
Le flux des choses
rejette à l'improviste des cadavres sur la berge
Pendant la guerre il est en crue
Pendant la paix il s'assèche.



Le cours des choses, toujours identique à lui-même, car incluant toutes les métamorphoses, s'aborde différemment selon les mondes, et à l'intérieur de chacun de ceux-ci, les époques et les cultures l'approchent avec plus ou moins de sérieux et de constance. Ainsi, sur la planète soufflée par une autre (dont je trouve inutile de prononcer le nom maintenant qu'elle n'est plus) le cours des choses était nommé « le jeu », ni plus ni moins. Le flux de l'espace-temps avec ses créations incessantes s'appelle sur Vega le Mystère bienveillant, mais sur Galactée, qui va vite en besogne avec son matérialisme éclairé, il n'y a plus guère de mot pour désigner le cours des choses, souvent ramené au terme d'Histoire, pour nous donner le beau rôle, et nous imaginer que nous avons beaucoup de pouvoir dans l'infini du temps en tordant à notre avantage éphémère la pointe du présent. Une peuplade étrange, qui ne connait ni le crime ni la propriété appelle le cours des choses « Dieu » et le confond avec l'être suprême. Elle est merveilleuse cette tribu, mais n'a strictement inventé aucun objet, elle boit dans les mains, chasse à coups de pierre, chacun dort dans un tronc d'arbre. La foudre y est sacrée, puisqu'en tuant les arbres elle assure le renouvellement des lits pour les jeunes générations. Seuls les maîtres des Nombres peuvent passer une quinzaine chez les oblatifs d'Alpha sans devenir fous. Ces êtres sont si étranges dans leur pureté absolue que le cerveau civilisé « disjoncte » en leur présence, sauf entraînement.


Mais le cours des choses est à l'inverse parfois considéré comme l'adversaire suprême. Sur une île peu connue d'un monde à la limite de notre galaxie, le cours des choses s'appelle le prédateur, le tueur, et le même mot est utilisé pour désigner le malheur et l'avenir. Les étrangers se suicident rapidement s'ils restent sur place plus de quelques heures, et ils éprouvent une joie sans second au moment du passage à l'acte, pour lequel ils n'ont que l'embarras du choix, se jeter dans la lave à moins d'une journée de marche, se faire exécuter en grande pompe par le sorcier de la tribu devant la foule qui pousse alors sa tristesse à un tel extrême qu'elle en devient de la joie, bien qu'on puisse aussi sauter dans une marmite bouillante et offrir sa chair à la communauté. Les autochtones aussi, finissent souvent de cette manière (ils auront l'autorisation de le faire s'ils ont donné la vie à deux enfants au moins). Les exhibitionnistes aiment convoquer toute la communauté et se découpent eux-mêmes en tranches, les hommes commençant par leurs attributs, les femmes par leurs seins, puis ils passent aux pieds, au bras qui ne tient pas l'arme sacrificielle, les artistes parviennent à se découper proprement les oreilles et, enfin, ils tâchent de se décapiter, mais bien peu y parviennent (ceux-là deviennent des héros tutélaires), en général la tête à moitié tranchée pend lamentablement d'un coté ou de l'autre. Peu de personnes se sont égarées aussi loin, mais figurez-vous que dans le milieu très huppé des possédants les plus riches de la Confédération, c'était une sorte de snobisme d'aller mourir, quand on était très vieux, dans cette tribu quasi inaccessible, et le voyage pour s'y rendre constituait une sorte de pélerinage, une initiation. J'y avais accompagné un ambassadeur atteint d'une maladie incurable lors d'une mise à pied pour indiscipline, au début de ma carrière. Comme j'avais déjà pas mal bourlingué, cette équipée fut le coup de grâce: Tout pouvait exister dans l'univers, des formes invraisemblables de vie s'agitaient partout et, au sein de l'espèce verticale, des milliers de cultures déclinaient des valeurs innombrables, qui n'avaient rien d'autre en commun que d'être des piliers référentiels pour des créatures hantées par la mort, et le sens à donner à la vie en fonction de ce que représente le terme de l'existence.


Passioné par la diversité, j'ai poursuivi quelques années des recherches linguistiques amusantes et sur ce chapitre aussi, je n'ai pas cessé d'être surpris. Le verbe mourir n'existe pas partout, dans certains dialectes, ce qui lui correspond c'est « commencer le prochain voyage », « attraper l'essentiel », « perdre l'écorce », « parvenir à la porte du royaume », « rejoindre l'étoile », pour autant que je me souvienne des plus poétiques définitions du trépas.


J'ai vraiment eu beaucoup de chance de voir le Même se décliner dans autant de formes différentes, ce Même étant le mystère absolu de ce mouvement qui coule dans l'éternité et produit de la conscience individuelle ici et là, dans les minéraux, les végétaux, les animaux et les humanoïdes. Même s'il est absurde d'imaginer que plusieurs sont à l'origine du cours des choses, les humanoïdes sont encore persuadés de leur propre supériorité, de leur origine sacrée, de leur souveraineté propre et inégalable. Cela va du chauvinisme de chaque race dispersée dans l'espace à l'individu originaire de toute terre habitée, car peu parmi nous, toutes races confondues, jugent les autres comme leurs égaux, qu'ils appartiennent à leur planète ou à une autre. La plupart sont à l'affût de déceler une faiblesse qui leur permettra de se juger supérieur, et de fil en aigille de soumettre celui ou celle qui semble en-dessous. C'est cet état de fait, universel à l'exception de Vega, qui m'a conduit à vouloir devenir maître des Nombres, pour agir en secret et favoriser la concorde, défendre la valeur du mérite, face à tous les mouvements grégaires qui tiennent à considérer l'existence comme une chose simple, dans laquelle la responsabilité est fastidieuse et la reconnaissance de l'autre inutile.


Souvent, les civilisations avancées s'endorment dans un confort général qui permet à chacun de vivre dans l'egoïsme, sans avoir le moindre but d'élévation. La noblesse d'âme est systématiquement décapitée au cours des mutations de l'Histoire au profit de consensus qui finissent par provoquer des décadences conséquentes, tandis que les personnages les plus médiocres se sentent des élus devant crouler sous différents privilèges. Il est très difficile d'intervenir favorablement, mais la diplomatie reste la branche la plus importante de la formation quand nous devenons des maîtres des Nombres, et nos missions secrètes nous envoient sur toutes les planètes habitées, sur lesquelles nous devons nous prononcer, concernant leur futur proche. C'est un travail si ardu qu'il manque toujours de précision, et c'est pourquoi, au fur et à mesure de mon expérience, je me suis intéréssé de plus près à la théorie du temps global, qui voudrait que l'avenir soit déjà écrit « quelque part », avant de se manifester dans le présent. Dans cette hypothèse, il suffit de se rendre là où son modèle le précède pour le découvrir.

J'ai passé l'ultime partie de ma vie à favoriser les précognitifs, car il est clair que les catastrophes qui peuvent être prévues peuvent être évitées. Il suffit de les devancer, de saboter leurs causes, de changer l'orientation de l'Histoire pour le bien de tous, mais je considère que nous sommes toujours assez incompétents dans ce domaine, seuls les Vegans possédant jusqu'à présent des arts divinatoires vraiment performants; comme j'ai pris plaisir déjà à le relater dans ce livre. Nous ne sommes pas encore suffisamment nombreux sur les différents mondes à ressentir que l'univers est fractal; que chaque objet possède, d'une manière ou d'une autre, la forme du tout. Nous vivons dans un immense hologramme et chacun de nous le représente sous un jour particulier, et c'est la raison pour laquelle la violence sera un jour vaincue, nos angles morts étant abolis. Elle n'aura servi qu'à distinguer les créatures évolutives au début de leur ascension vers la Conscience unique, et il est donc probable que Vega ne demeure pas une exception. Toute l'espèce humanoïde est destinée à triompher de l'animalité, il suffit de ne pas être pressé, et d'accepter d'ici là d'être encore ce primate qui déborde de réponses archaïques pour répondre aux stimuli qui l'agressent et le dérangent. J'espère pouvoir vous emmener dans cette direction, car c'est la seule issue au malheur de nos mondes, sans cesse bouleversés par quelque turbulence imprévue, par quelque humiliation à venger, par quelque injustice à réparer par des crimes plus conséquents encore.


Mais dans le jeu infini des possibles, des terres habitées disparaissent, soufflées par des envahisseurs  et c'est alors à la Confédération d'anéantir rapidement une planète qui en aura détruit une autre, avant qu'elle récidive. Pour le moment, nous avons dû raser Arcturus qui avait anéanti cette charmante planète sur laquelle chacun ou presque vivait dans un mensonge éclatant, une drôle de terre sur laquelle les mots de promesse, d'engagement, de détermination, de fidélité, de persévérance ne voulaient strictemement rien dire. J'ai été très touché par ce gaïacide, car les autochtones, bien qu'ils fussent tous de fieffés coquins et des escrocs hors pair, étaient par ailleurs des individus qui abhorraient la violence physique, et reconnaissaient facilement leurs torts quand leurs manigances échouaient. Ils vivaient également dans une joie déconcertante, se moquant du lendemain à un point que nul autre humanoïde ne peut concevoir. Pourtant, ce n'est pas de gaité de cœur que j'ai accompli la mission la plus difficile de ma vie, soit larguer une bombe à fragmentation exponentielle sur Arcturus, dès que la Confédération fut avisée de la destruction totale de la « planète du jeu » par cette dernière.


La décision serait prise par un ensemble de hauts dignitaires, la sentance découlant de la majorité d'un vote rapide. Le conseil rassemblait trois cents–un électeurs, dont un tiers, grâce à mon intervention, de précognitifs supérieurement doués. Ils votèrent tous (moins deux voix seulement) pour l'éradication d'Arcturus, qu'ils s'accordèrent à considérer comme une menace pour Vega; puis pour nous-mêmes sur Galactée, en s'avançant dans les plis les plus probables du temps. Beaucoup de politiques refusèrent de prendre une telle responsabilité. Dans cette procédure, le Président de la Confédération devait se prononcer en dernier, tout en étant conscient du score déjà obtenu par le reste de l'assemblée, tandis que sa voix comptait triple. Nous passâmes tous un très mauvais moment car le score était pratiquement égal, cent quarante-neuf pour, cent cinquante-et-un contre la destruction massive de cette terre d'ignominie. Le Président déciderait donc seul, mais il ne parvenait pas à le faire. Personne, pour autant, n'osa quitter la conférence et nous nous morfondîmes deux heures; en chuchotant, honteux pour notre chef suprême. Nous devînmes tous blêmes quand nous vîmes le Président arracher le cordon de sa médaille impériale, pour pouvoir la lancer librement en l'air, laissant ainsi au hasard le soin de décider de la vie et de la mort de douze milliards d'humanoïdes. Une clameur immense et générale immobilisa le geste qu'il s'apprêtait à faire pour en finir avec ce dilemme, alors il se ravisa et fit faire le compte exact du groupe des précognitifs. Comme ils avaient voté à l'unanimité ou presque pour la destruction, le Président se rangea à leur avis. Dès le lendemain, le personnel d'ambassade d'Arcturus fut mis aux arrêts, et je partis avec le Savitron pour contracter l'espace-temps et détruire l'adversaire avant toute riposte possible. Je dus me matérialiser tout près de la cible pour ne pas être intercepté, et c'est un miracle que j'y sois parvenu. Je m'étais tellement fondu dans ma mission que j'ai eu l'impression, sans doute vaniteuse, d'avoir été l'instrument de l'univers entier quand je fis disparaître la planète maudite.


La Confédération commence à durer, et au retour j'ai voulu savoir si au cours des premiers siècles de sa formation, des opérations analogues avaient eu lieu, mais les archives me restèrent interdites. Oui, peut-être que des mondes ont déjà été entièrement détruits par des envahisseurs avant que les prédateurs soient à leur tour punis par notre si belle République. Ou bien, nous venons de créer un précédent ! Quelle importance dans les éons de l'éternité — finalement ? De toute façon, nous savons toujours assez de choses pour nous en remettre — définitivement, au grand soleil de la Conscience divine, que les mutants de Vega apprennent enfin à connaître, sous l'œil malicieux et encourageant des ashtalors qui se demandent au soleil couchant, si cela vaut vraiment la peine de devenir un humanoïde, quand ils en auront fini avec leur existence béatifique d'oiseaux parleurs — aussi intelligents que la plupart d'entre nous.


Il n'y a sans doute que sur Vega que je pourrai guérir de l'ordre que j'ai exécuté, car même si cette mission était juste, je ne pourrai jamais oublier les créatures sacrifiées par cette décision; toutes ces vies brisées pour en épargner d'autres. Long, très long est le parcours de l'évolution, et tant que les faibles et les forts existeront, les faibles devront être protégés puisque ce sont eux qui remplacent la puissance par l'intelligence, et la punition par le pardon. Longue vie aux êtres vulnérables dont les battements de cœur apparaissent sur la poitrine, et qu'on en finisse avec les carapaces et les armures, les dogmes, les ordres et les interdictions. Telle est en tout cas la mission éternelle des maitres des Nombres, dont je viens d'être nommé le Magister universel. Peut-être qu'avant de mourir, je trouverai une réforme ou deux à accomplir. Rien ne s'use aussi vite que la souplesse, je dois veiller au grain; briser les squelettes conceptuels devenus inutiles dans l'Ordre. J'aimerais aussi l'adjoindre au cercle des mutants solaires de Vega. Seul, Dieu sait si j'en aurai le temps.