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Le jeu parfait

1er Episode

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Je m'appelle Joko Banistar Narak, et c'est moi l'inventeur du jeu parfait. Je sais que je vais bientôt mourir, puisque j'ai usé tous mes points de longévité, et comme j'appartiens au petit sommet de la hiérarchie des Mondes, j'ai eu le privilège d'utiliser quatre bons de cinquante années standard, et je m'éteindrai donc vers l'âge de 260 ans, ce qui n'est pas un record (l'empereur de Sridanne a vécu près de quatre siècles) mais une belle performance quand même. Il est rare d'obtenir plus de deux bons, trois c'est par dérogation spéciale, et quatre, il faut vraiment avoir accompli quelque chose d'extraordinaire, ce qui m'est arrivé servi par la chance. Maintenant que le jeu parfait est devenu une mode, un fléau, une façon de vivre, une coutume, c'est nécessaire d'en faire l'historique et surtout de rétablir la vérité. Primo, je ne savais pas ce que cela se développerait, secundo, que cela dériverait autant.


J'en ai eu l'idée à l'âge de soixante ans, en prenant simultanément ma retraite (disons plutôt qu'on m'a mis à pied, car j'aurais bien continué) et mon premier traitement néguentropique. Vous devez tout d'abord comprendre que j'étais amiral de la flotte galactique, où je m'étais engagé à quatorze ans, pistonné par mon père ambassadeur, et comme j'avais obtenu des diplômes mirobolants pour mon âge, je devins assez vite la coqueluche de l'armée du vide, et grimpai rapidement les échelons. J'ai passé ma vie dans l'espace, et je souffre donc du syndrome de Carpenter, nom de l'inventeur de cette curieuse maladie. Neuf sur dix des pilotes de la Confédération ne supportent pas la terre ferme. Nous appelons le sol, quel qu'il soit, le rafgaboul (en phonétique), ce qui veut dire l'enfer dans une petite langue sympathique de la planète la plus réputée de l'espace pour ses plaisirs. Cela ne s'explique pas, les médecins ne trouvent rien, les rescapés du vide, une fois démobilisés, se laissent mourir et ils n'y peuvent pas grand chose. Ils se sentent déjà morts, même dans les plus belles capitales de la galaxie, que leur retraite leur permet de se payer... Pourvu qu'on renonce à vivre sur Galapolis, la capitale centrale, toutes les autres sont abordables, puisque nous sommes payés en carrédors, la monnaie du gouvernement général, qui n'a cours que sur Galactée, notre planète centrale qui fédère toutes les autres, et son taux de change est mirobolant, écrasant pour les autres monnaies. Mais sans cette injustice, les cours passeraient leur temps à varier, et rien ne serait possible, les exportations chuteraient et toutes sortes de délits d'initiés attesteraient d'embargos spéculatifs. La monnaie de référence ne se déprécie jamais, elle ne fait qu'augmenter, elle nivelle toutes les autres. Elle équilibre. Avec un carrédor, je peux me payer un café dans le quartier le plus chic de Galactis, ou un terrain de bord de mer sur Arianis, assez grand pour y construire une maison.


Si l'on n'est pas né sur la capitale de tous les mondes, on n'a pratiquement aucune chance de pouvoir y venir, sauf missionné. Certains héritiers fabuleux des planètes confédérées y sont venus dilapider leur capital en quelques jours, en quelques mois pour les plus avisés, sans vraiment comprendre ce qui venait de leur arriver. Le personnel des ambassades repart après quelques années plein aux as, et vit la vie de château de retour chez eux. Les places sont chères. Et les visas difficiles à obtenir pour les commerçants, pour éviter les trafics.


J'avais donc soixante ans, et j'étais vraiment très mal. Pourtant j'avais choisi une belle capitale, où j'avais atterri plusieurs fois, celle que je préférai, avec la race la moins arrogante de toutes, et qui comme par hasard, est d'une intelligence moyenne naturelle supérieure aux autres types. J'avais loué un très bel appartement sur une avenue protégée des circulations diverses, et la solde qui restait pouvait me permettre de goûter quand même à tous les plaisirs, mais cela ne suffisait pas à me rendre l'euphorie que mon corps éprouvait dans l'espace, depuis son adolescence. Pendant un moment, je crus que je tiendrais le coup avec la gastronomie. Il n'y avait pas moins de sept restaurants exhaustifs à Mirkaloo, et comme je n'avais pas à regarder la note, je me mis en demeure d'épuiser les recettes mélangées spéciales, soit ces plats imprévisibles où le chef s'est amusé à combiner les ingrédients de pas moins de huit planètes. ( Je n'ai pas les moyens de me payer les spéciales mortelles, qui en comptent le double). Ce sont des combinaisons éprouvées, et l'on peut donc parvenir à des extases matérielles tout à fait convenables. Par exemple, le sitolapor existe depuis que les principaux mondes sont fédérés, et seules les proportions ont changé au fil des siècles, et c'est toujours aussi bon. C'est un must. Dans certains milieux, si vous n'avez jamais goûté au sitolapor, c'est comme si vous n'existiez pas, vous êtes pestiféré. D'ailleurs le plat existe sur les huit planètes qui lui ont donné une part d'elle, avec de petites variantes bien entendu. Il y a toujours un petit plus de l'ingrédient indigène. Bref, ce plat possède de légères propriétés narcotiques, et la rumeur laisse entendre qu'il était la drogue du grand écrivain multimondes Baratsib Ketouch, d'Aldébaran, mais qu'il serait mort d'indigestion quand même en mangeant trop vite une spéciale mortelle, dans le restaurant le plus huppé de Galapolis. Bref, sur un lit de caviar d'oursins de Betelgeuse (conservés dans de l'ozone naturellement), du sauvage bien entendu, est étendue une fricassée d'algues bleues fraîches de Centaure aux champignons violets d'Arawit, à la périphérie du système, et les deux sont bien mélangés à une crème de lait de waclax, cette sorte de petite brebis sauvage de Cassiopée, tandis que sur le pourtour de l'assiette des mangues de mer mi-cuites d'Alpha accompagnent des pommes de sel de Vega, des fenouils poivrés de Siris, et des fleurs de glacier d'Aldébaran, frites dans de l'huile de foie de chtombars de Regulus, la plus fluide de toute la galaxie, avec son arrière-goût presque impalpable des océans abyssaux.


L'inconvénient, c'est que l'on sort de telles agapes dans un état second, ayant voyagé sans bouger, et que l'on est quelquefois accosté à la sortie par des opportunistes. L'on fait forcément partie des « grosses fortunes » quand on sort de chez l'arc-en-ciel, un des plus réputés des sept fleurons. Des prostituées d'Alcyion, très jeunes et magnifiques, avec leurs yeux en amande orange qui vous hypnotisent en quatre secondes, des vendeurs d'aphrodisiaques artisanaux, aussi efficaces que dangereux, des rabatteurs physionomistes pour tripots où se jouent des fortunes aux cartes, bref, si l'on ne se jette pas dans un taxi juste à la sortie, vous ne pouvez pas rentrer chez vous. Cette vie a duré quelques mois, où je tenais avec le sitolapor, le ramduxil, un étrange bouillon d'herbes qui fait des bulles sans bouillir, où toutes sortes de crustacés minuscules semblent encore nager, les plus fins de tout l'espace connu, comme les crabes des lacs volcaniques de Pégase, de la taille d'une mouche, les langoustines sacrées de Rigel, guère plus conséquentes, élevées aux œufs de poisson doré, mais si vous n'y avez pas goûté, ce n'est pas la peine que je vous soumette au supplice de Tantale, car vous feriez des kilomètres nu sous la neige pour pouvoir récidiver, le potage à lui seul déclenchant des plaisirs qui vous mènent près de l'évanouissement.


C'était seulement pour vous expliquer comment je tenais le coup, et je pourrais encore vous décrire le kirtambol, une combinaison de sorbets salés et sucrés, posés sur une crêpe de farine de pollen de Célidoine de Kersat, cette belle planète qui vient de nous rejoindre, tout juste croustillante, parce qu'elle aura été broyée avec des amandes des jungles de Vargar, mais vous finiriez par croire que je suis gourmand, ou pire, vous finiriez par m'en vouloir, puisque vous n'aurez sans doute jamais les moyens de vous offrir un mets de ce genre. Je les ai dégustés pour vous, et je vous en transmets télépathiquement la saveur. Tant pis pour vous si vous n'êtes pas télépathe, ça vous apprendra à refuser les cours gratuits du consortium interfédéral d'empathie universelle.


Jusqu'au jour où malgré les restaurants exhaustifs, ma vie est devenue si triste que je n'avais plus aucun moyen de m'en sortir. Et c'est là où j'ai trouvé l'idée qui depuis deux cents ans a changé le monde, en évoluant, si on peut appeler ça évoluer. Etant donné mon rang, j'étais invité à droite et à gauche dans la jetset interplanétaire, à des dîners souvent monstrueux, qui ne comptaient pas moins de dix ou douze représentants de mondes différents. Vous devez savoir, si vous n'êtes jamais sorti de votre trou, que tous les galaxiens sont des humanoïdes, nous ne nous faisons pas peur entre nous, et certains même s'essaient à des relations sexuelles, c'est très mal vu, et c'est pour cela que c'est à la mode. On n'en retire aucun plaisir, mais c'est comme pour le sitolapor, il faut avoir essayé.


Au moins avec une autre espèce. C'est largement suffisant pour ne pas avoir envie de recommencer. Ceci dit, comme il faut l'avoir fait, les prostituées d'Alcyon parviennent à survivre, parce qu'avec elles il n'y a jamais de problème. Leurs odeurs corporelles sont suaves, et les plus affranchies essaient de vous vendre leur sueur pour du parfum. Elles le font devant vous, sous les aisselles, elles râclent en minaudant le haut de leurs bras, et comme vous êtes déjà en leur pouvoir, vous acceptez d'acheter le petit flacon d'un cm 3 une petite fortune. Elles sont formidables. Le lendemain, vous vous rendez compte que ça pue horriblement quand vous décidez de revivre un peu la rencontre... vous revoyez la soirée, et vous réalisez que vous avez cru faire l'amour avec, mais en fait c'était des inductions imaginaires. Elles vous mettent en condition, vous croyez qu'elles ne peuvent le faire que dans le noir absolu, et après, tout ce que vous ressentez, c'est nerveux, des hallucinations tactiles si vous préférez. Une fois que vous êtes nu, vous croyez que ça va arriver, et tout se passe dans la tête, elles ne vous touchent même pas, mais vous cajolent avec des mots étranges qui vous rendent aussi ouverts qu'un bébé qui tète. La rumeur prétend que ce sont des prêtresses, et qu'elles envoient tout leur argent sur leur monde d'origine, où la pauvreté règne en maître en certains points, pour améliorer l'ordinaire de leur peuple. C'est vraiment bien fait, je ne leur en veux pas. Toujours pareil, j'avais essayé, l'occasion faisant le larron, pour oublier la gravitation qui me ronge, mais c'est une expérience de plus qui ne servait à rien, et qui m'a poussé sans doute vers l'idée...


Dans ces repas organisés par les plus puissants, je tenais lieu un peu de singe savant, et l'on me faisait raconter chaque fois comment j'avais sauvé le navire particulier de l'empereur Chamik Noon Zivod, qui règne sur quatre mondes, ce qui m'avait valu l'étoile unique, et quatre bons de longévité d'un coup. J'avais deviné, intuitivement, que ce qu'il y avait devant, ne pouvait pas être un champ d'astéroïdes, comme cela le semblait. C'était absolument irrationnel ou presque, mais je savais que ça n'en était pas un. C'était donc forcément des artefacts, et comme il n'y avait aucune chance qu'ils se soient perdus en se promenant, c'était nécessairement des armes. J'ai juste eu le temps de changer la trajectoire. Il faut toujours qu'il y ait de la dissidence quelque part, et quand on la chasse ici, elle revient là. Le vaisseau fut quelque peu bousculé par la conflagration, mais nous évitâmes la moindre brèche, à quelques secondes près sans doute.

Ceci dit, Chamik n'était pas un saint, et je comprenais qu'on ait voulu l'abattre. Chaque fois, une belle femme qui s'ennuie pendant ces dîners fort convenus me demande, en plissant les yeux, "mais comment avez-vous su mon cher ? Les artefacts émettaient comme des astéroïdes, je suppose? " Donc, j'ai mon petit speech qui fait toujours de l'effet, et je dois le sortir, — j'ai été invité pour ça, et parfois d'ailleurs il y a des spéciales spéciales au menu, des combinaisons de produits de douze planètes, ça vaut la peine non, de frimer un peu ?


Dont le fameux ortaleg aux onze saveurs, que j'ai goûté chez l'ambassadrice de Galactée, et dont j'ai mis trois jours à me remettre, avec ses œufs d'oiseaux confits sur canapés de fromages d'ourses de Rigel, et les petits assortissements de différentes graines torréfiées dans un coulis de baies rouges glacées sur ruche de miel sauvage des forêts de Vega, aux nombreuses fleurs bourrées d'alcaloïdes. D'ailleurs, les trois journées consécutives, je n'ai rien pu avaler. Je buvais du champagne de Kiretz, le meilleur, obtenu sur les pentes d'un volcan toujours actif, coupé au jus de fraises des bois de Vega, avec un peu de citron vert de Cassiopée, au fabuleux goût d'essence de verveine. "Voyons chère madame, je ne pouvais pas me tromper. Ou j'étais certain que c'était des astéroïdes, et je passais, ou j'avais le moindre doute, et ça ne valait pas la peine d'essayer étant donné les conséquences mortelles... Or, je n'étais pas certain... la distance entre les corps n'était pas correcte, ils étaient un tout petit trop irréguliers dans leur disposition. J'avais senti un effet de dispersion aléatoire mathématique. L'effet de hasard avait été poussé trop loin, car il y a toujours quelques configurations convergentes dans un amas d'astéroïdes, dus à l'attraction, même faible, des masses équivalentes entre elles, qui aboutissent à quelques formes presque régulières d'organisation au fil du temps".


En général, on enchaîne avec des plaisanteries pour éviter d'être jaloux du héros que je représente à ce moment-là, quand tout le monde est tendu vers mon discours, pour lequel, à force de répétitions, j'ai trouvé les intonations les plus adéquates. "Et avec les femmes, vous prenez toujours autant de risques ? ", s'esclaffe en général un parvenu ou un fonctionnaire adulé par la vie facile, et ce genre de saillies ridicules les font mourir de rire à mes dépens, car je ne vous cacherai pas que bien souvent je me sens méprisé, ma planète d'origine étant considérée par une sorte d'élite du pouvoir (composée de trois ou quatre mondes), comme légèrement "inférieure". Et nous vivons vraiment dans un monde où seul le carrédor fait la loi. A chaque dîner, ils veulent savoir si oui ou non l'empereur m'a gratifié d'une récompense. Je me débrouille pour que tout le monde comprenne que ne je cracherai le morceau qu'à la prochaine invitation, et ces idiots, ça les turlupine vraiment de savoir si ce vieux shnock de Chamik m'a gratifié, d'autant qu'ils s'imaginent que ça peut aller d'une simple boîte de cigares multivitaminés de Betelgeuse à un compte faramineux en écus locaux, à la banque de Sounir, son fief, et je crois même, mais cela reste entre nous, qu'ils vont pronostiquer sur le montant, en pariant de l'argent, tous ces nantis, menacés à chaque instant par l'ennui, car ils ont épuisé tous les plaisirs sans pour autant avoir reconnu l'Unité insécable, à laquelle ils ne se sentent d'ailleurs aucunement redevables, comme s'ils se devaient à eux-mêmes leur propre existence éphémère.


Cela m'arrangeait d'être invité pour chasser ma tristesse, et certains disaient même à l'époque, dans ce milieu composite où ils se connaissent tous, que j'étais le pique-assiette le plus charmant qu'ils aient jamais connu, mais l'espace me manquait vraiment, et j'ai donc profité de l'occasion d'être quasi humilié, pour essayer pour la première fois ce qui deviendrait quelques années plus tard le jeu parfait.
La table de la princesse de Kan était une des plus réputées de la capitale. Cette vieille jeune femme (qui n'était pas parvenu à se marier, sans doute parce qu'elle ne savait plus distinguer les flatteurs amoureux de son héritage des hommes de haut rang qui la courtisaient pour sa finesse et même pour son charme), raffolait de rassembler autour d'elle toutes sortes de personnages excentriques, venus de tous les coins de la galaxie, et dès qu'elle apprit que je m'étais retiré sur sa planète d'origine, où le nom de sa famille, à lui seul, inspirait un respect considérable, elle se mit en tête de m'observer, et de m'utiliser comme faire-valoir, ce qui est mon lot depuis que j'ai sauvé in extremis le vieux tyran. Si quelqu'un hésitait à se rendre à son invitation, et qu'elle comptait vraiment sur sa présence, elle n'hésitait à mentionner à l'hôte récalcitrant l'occasion qu'il allait perdre, puisque elle se faisait fort d'obtenir de moi le récit, devenu légendaire dans d'autres bouches, du sauvetage inespéré de la flèche éternelle, nom mirobolant du vaisseau que j'avais sauvé. L'empereur avait obtenu par des intrigues que je fusse désaffecté de mes habituels long-courriers à matrice transfinie pour diriger son navire personnel, un jeu d'enfant pour moi. Il aurait obtenu mon nom par une sorcière de l'épice à sa solde, se plongeant dans les plis du temps sur son ordre, et qui aurait exigé le remplacement de son pilote en ma faveur pour assurer sa sécurité.


Bref, j'aimais me rendre chez la princesse de Kan, qui avait d'ailleurs un penchant pour moi, ce qui nous permit de nous plaindre, en bons mondains galactiques, de ne pas être nés du même sang. Nous essayâmes donc de transformer en amitié cette attirance qui, si nous y avions cédé nous aurait sans doute dégoûté l'un de l'autre, car des forces immatérielles étranges se manifestent souvent lors d'accouplements entre personnes d'origine différente, l'une tombant souvent sous la coupe de l'autre, ou les quelques instants de plaisir obtenus au dernier moment étant suivis de troubles, de remords, de honte, parfois de maladies. Mais il est vrai que, le chaos faisant la loi autant que la convergence, quelques couples extrordinaires avaient mêlé leur sang lointain l'un de l'autre, non seulement sans préjudices, mais en vivant un véritable amour durable. Mais l'attirance physique n'avait joué aucun rôle dans les mariages de ce type, au demeurant exceptionnels, et c'était plutôt comme si les âmes de deux mondes voulaient vraiment apprendre l'une de l'autre, en utilisant deux personnes ouvertes et sensibles dans cette entreprise.


Ce soir-là, j'étais particulièrement en forme, sans doute parce que je savais que j'allai rencontrer un Pégasien, ce qui ne m'était encore jamais arrivé. Personne n'ose les définir, ils sortent de l'ordinaire des races galactiques, et en l'occurrence, il s'agissait de l'attaché d'ambassade. J'obtins au préalable d'être à ses côtés, car la princesse honorait toute mes demandes dans le but que je ne refusasse jamais de venir faire mon numéro devant de nouveaux invités. Elle servit des "dialectiques", le nom donné aux recettes qui comportent des ingrédients de trois planètes différentes, dont le goût est souvent subordonné à des effets euphorisants légers, qui ne tombent pas sous la juridiction des drogues. Elle était passée maître dans ces confections, en collectionnant les chefs, jusqu'à dénicher les plus inventifs qu'elle formait à ses goûts. Ce soir-là, elle avait prévu un "soliloque à trois voix", qui permet au mental d'avoir de petites poussées hétérogènes qui lui dévoilent les choses d'une autre manière, un peu comme le kif des nomades de Pégase, que j'ai eu l'heur un jour de goûter à une escale, ce qui me valut un avertissement, parce que j'avais enchaîné quelques loopings interdits au voyage suivant. Ces plats doivent être testés, car bien que nous soyons tous humanoïdes, la physiologie diffère quelque peu d'une race à l'autre, et le fin du fin est d'inventer des recettes qui permettent une communication agréable pour tous les représentants de la vie mentale.


Bref, le soir de la grande première était arrivé, et nul ne se doutait que ce serait le point de départ d'une contamination qui gagnerait tous les mondes dans les siècles à venir. Tout est parti en fait de l'effet du "soliloque". Il était clair que les saveurs faisaient la fête aux neurotransmetteurs, puisque au bout d'une demi-heure, chacun était absolument fasciné par les vêtements des autres. Nous avions tous envie de connaître le nom de certaines matières inhabituelles, et il y eut même un moment où de nombreux convives se déplacèrent pour toucher une étoffe qui constituait la veste ou la robe de l'un deux, mais le hasard avait voulu que nous ne fussions que deux à porter un uniforme, et, à partir d'un moment indéfinissable, mais concret et nouveau, chacun se mit en tête de déchiffrer notre habit, qui faisait voyager leurs esprits dans notre propre existence. Je venais toujours dans les soirées avec le costume d'apparat de la flotte galactique, qui conférait à chaque dîner, à lui seul, un air de grande cérémonie. Sa couleur varie selon l'intensité de la lumière, il n'éblouit jamais et attire toujours l'attention. Quand l'obscurité menace, il réagit, et une douce phosphorescence se dégage. Sa couleur n'a jamais non plus été clairement établie, à cause de ses variations de luminosité, elle hésite entre l'orangé clair et le cadmium, mais comme les teintes sont en quelque sorte tournées vers l'intérieur du tissu, leur impact est léger. Certains s'imaginent même que le costume est rose, leurrés par l'effet de transparence qui estompe le jaune à certains moments. Bref, les épaulettes sont elles aussi d'un art consommé, de petites tresses de fil d'or pur, incroyablement ouvragées, où se superposent des dégradés. Au fond l'étoile à sept branches. Surmontée d'un profil d'aigle stylisé, zébré de fils d'argent et de titanium noir, un chef d'œuvre d'art fait main, et enfin quelques caractères calligraphiés en relief sur le bec lui-même, dont le logo de la Confédération taillé dans un diamant, que vous connaissez tous, un carré contenant cinq sphères, celle du milieu jetant de véritables éclats.


Je me devais de ne pas oublier les accessoires, sinon on me le reprochait, et j'avais donc ce soir-là à ma ceinture un kriss de quartz naturel dans un fourreau de néoprène incompressible, une très belle matière, souple et indéformable, qui résistait à tout, et dont la couleur cuivrée et vernie, telles les carapaces brunes de certains coléoptères, s'assortissait admirablement. J'étais également arrivé avec la fameuse cape d'exception sur les épaules, d'un blanc immaculé, sans poche ni bouton, en latex de Betelgeuse, et que tout le monde s'amuse à soupeser, tant elle est légère, tandis que son opalescence est presque envoûtante. Elle n'est remise qu'aux seuls détenteurs de l'étoile unique, la médaille la plus prestigieuse de l'univers, aussi j'étais à moi tout seul une attraction, que certains savaient s'offrir.


Je régalais souvent l'assistance en évoquant des missions qui avaient été réhaussées par des événements extraordinaires, si on me le demandait, et mon répertoire était fort au point.(Comme la découverte d'insectes qui mangeaient l'acier de la coque, et qui étaient parvenus à monter à bord d'un croiseur que je commandais dans ma jeunesse, et qui se reproduisaient à une vitesse extraordinaire. J'eus la présence d'esprit de demander à la fraternité des mutants solaires de Vega s'ils envisageaient une issue, en désobéissant aux ordres, mais cela nous valut la vie sauve. Tous concentrés dans le même esprit, les frères de la congrégation établirent qu'un certain son viendrait à bout des prédateurs minuscules, et finalement il nous fut envoyé par câble transluminique. Tout l'équipage mit des scaphandres de sortie, pour se protéger de la vibration, et nous avons balancé un infra-son de la gamme la plus grave par petites salves de centièmes de seconde, pour éviter que le navire ne soit désintégré)


Cette histoire fait toujours sensation, et j'ai la photo, au microscopique électronique, des insectes en question. Ils ressemblent aux acariens, mais se délectent de l'acier, et même d'alliages hyper-résistants. Une hypothèse veut que ce soient des créatures artificielles, créées pour leur nocivité même, et la pauvre princesse a failli tourner de l'oeil quand j'ai évoqué leur éventuelle création en laboratoire, ce qui a constitué une distraction appréciée par tous, tandis qu'elle feignait ou non d'être dégoûté de la vie, en fracassant par terre son assiette de sitolapor.


Bref, avec l'effet étrange de la nourriture, l'autre homme en uniforme se sentit blessé que j'attirasse toute l'attention et que je la maintinsse, et il se mit dans la tête de s'imposer et de se faire valoir. Il portait une chasuble verdâtre, terne, et pour tout dire des plus tristes, le tissu lui-même semblant râpeux, épais, grossier. Cela ne faisait qu'accentuer l'effet de l'espèce de penditif incongru qui lui arrivait au milieu du buste, fait de graines ovales de toutes les couleurs, de la même taille à peu près, celle des perles de nacre. Enfin, le bas des manches recelait sept ou huit anneaux pastels aux tons échelonnés, d'un tissu brillant et soyeux, et bien que l'ensemble ne ressemblât en rien à un habit militaire, il me vint à l'idée que les cercles qui entouraient les manches ne pouvaient tenir lieu que de marques distinctives. C'était bien les galons en effet, d'un nonce de la religion des fleurs, cette secte très importante que le gouvernement d'Arcturus laisse se développer, car aucun de ses membres ne ferait de mal à une mouche. Ashtor Basil Kreus nous prit tous de haut, nous fit savoir qu'il était l'intelligence grise de son pape, et que, grâce à son itinérance rapide, la doctrine se répandait sur des mondes nouveaux. Il nous fit son petit catéchisme: nous devions tous, dorénavant, prier les fleurs pour qu'elles nous accordent leurs vertus, fuir comme la peste les marchands de végétaux, demander pardon aux salades, boire des tisanes compliquées à des heures précises, et diminuer notre consommation de viande jusqu'à nous en passer définitivement d'ici moins d'un mois.


Il s'emporta avec une certaine coquetterie, convaincu qu'il incarnait la vérité même, et que nous allions nous plier à ses injonctions, mais nous le laissions faire en riant sous cape, en feignant même de l'encourager alors qu'il sombrait dans le ridicule, possédé par l'effet du soliloque à trois voix. Puis, sans doute jaloux de ma prestance, il crut bon de gendarmer plusieurs convives, en les assassinant de reproches paternalistes, et plus personne ne sut où se mettre. L'hôtesse nous envoyait des regards complices pour que nous considérassions qu'il s'agissait là d'un simple spectacle qui nous était offert, et qui ne nous mettait pas en cause. Le théologien des herbiers apparut soudain à plusieurs comme l'incarnation même de la fatuité, et nous croisâmes entre nous quelques regards éloquents qui en dirent long sur ce que nous ressentions. Après avoir ordonné sans vergogne à notre hôtesse si racée de se mettre à l'angélique sauvage de la même provenance que lui, pour "retrouver des couleurs et la foi", il eut le malheur de s'en prendre à moi. Il fit le malin, fit savoir à tous que je souffrais du syndrome de Carpenter,  — ce que je ne dissimulai ni n'avouai, et il prétendit même que j'étais ainsi puni de mes péchés, châtié pour être devenu "l'esclave de l'espace et du temps", confiné dans des cockpits de différentes fusées, qui, en tant que machines aveuglées par la vitesse, avaient eu raison de ma vie spirituelle... qu'il serait prêt néanmoins à me fournir clés en mains. Si je me soumettais à ses conseils divins, et recevais le baptême qu'il voulait me vendre le lendemain une petite fortune, dans un champ de marguerites. Il me traita de "victime", " d'égaré," puis se laissant emporter, il me mit l'étiquette de renégat, pour conclure que j'étais même l'adversaire de Dieu, et que je contaminai l'impiété sur tous les mondes.


Toute la table attendait que je répliquasse, d'une manière ou d'une autre, en laissant s'exprimer une survivance dynamique, mais je refusai de tomber dans un piège aussi bas. Je ne quittai pas le repas, ne fis aucun reproche au prélat, et ne me défendis même pas. Sachant même que les plus fins comprendraient que je me moquais de lui, je lui lançai un retentissant " Que ne vous-ai je connu plus tôt, frère des fleurs, quel temps perdu !". Quelques-uns éclatèrent de rire, mais le pauvre nonce me crut sincère, et c'est alors que, dans les vapeurs ultimes du champagne volcanique que la princesse de Kan faisait venir à prix d'or dans des navettes de contrebande, l'idée se fit jour. Des images se succédèrent. J'allai enfin retrouver goût à la vie en me jouant des fats, des vaniteux, des orgueilleux. Je rabattrai leur prétention, en commençant par celle d'Ashtor, prélat replet d'une religion mystificatrice, au sommet de laquelle quelques richissimes manipulateurs surnageaient, tandis que les fervents de basse caste payaient une dîme mirobolante contre quelques tisanes au prix de revient dérisoire.


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Les analyseurs de rencontre étaient devenus des objets indispensables. Toute la confédération pouvait y avoir recours, dans des dispensaires psychologiques, mais c'était quand même recommandé d'acheter le sien, pour ne pas passer pour un "pauvre." Le modèle standard était largement suffisant pour fournir de bonnes analyses, avec de faibles marges d'erreur. Le grand jeu, qui au début n'était réservé qu'à l'élite, avait fini par gagner les classes moyennes. La règle était simple. Il s'agissait de déstabiliser une connaissance, par toutes sortes de moyens, de ruses, de stratagèmes, sans vraiment l'anéantir. Juste de quoi ruiner sa réputation, ses finances, sa carrière ou ses amours. Mais pas n'importe quelle "connaissance." Le prédateur et la victime seraient nécessairement d'origine stellaire différente. Selon le professeur Krach, l'éminent psychiatre exhaustif, qui avait étudié toutes les mentalités représentées dans la galaxie, le jeu parfait constituait une rémanence ludique de l'époque oubliée pendant laquelle tous les êtres mentaux, d'où qu'ils fussent originaires, devaient se méfier des étrangers. Le fait est que tous les pratiquants du jeu parfait, quelle que fût leur étoile, trouvaient du plaisir à rouler dans la farine un extraterrestre. La chose ne s'expliquait pas vraiment, restait assez distinguée, puisque les victimes n'aimaient pas qu'on apprenne leur sort, mais la mode n'avait jamais pu être enrayée.


Elle avait commencé sur la douce planète Ichkiel, puis avait gagné Galapolis, où elle commença à faire des ravages parmi les milliardaires et les ambassadeurs. Puis, de la capitale des capitales, le mal se répandit, par segments de dix à quinze années standard en moyenne, d'un monde à l'autre. Un club galactique s'ouvrit, qui enregistra les plus beaux coups, en les classant, ce qui lança la mode d'une compétition ouverte, et le bruit courut qu'un célèbre artiste décernait des prix aussi bien aux victimes qu'aux bourreaux, ce qui fit alors du jeu parfait la première institution vraiment galactique.


Les pratiquants du verbum solis, qui avaient créé une langue artificielle pour qu'elle devienne la seule pratiquée partout, virent leurs écoles décliner, tandis que des catalogues entiers de malversations étaient archivées, disponibles dans tous les medias, avec des scénarios en quelques étapes, qui pouvaient donc servir de modèles aux néophytes, et d'avertissements aux victimes potentielles. Tout le monde se tenait au courant des dernières arnaques pour y échapper, mais l'invention dans ce domaine n'avait jamais diminué.


Le fameux conseil des quarante se tint pour chercher une résolution. Il était composé des plus brillantes intelligences de tous les mondes, réunies sur Galapolis pour qu'ils prennent au sérieux leur travail, car, pour la plupart, ils étaient du matin au soir emportés dans des mondes de créativité pure, dont ils se moquaient de savoir quelles correspondances ils pouvaient entretenir avec la réalité. Ils avaient déjà déjoué bien des menaces terribles, comme celle de la dévaluation du carrédor, il y a maintenant plus d'un siècle, qui aurait ruiné la confédération. Depuis, leur institution était demeurée sacrée, et le Président de tous les mondes fédérés les consultait souvent. Ils étaient assignés à résidence, mais vivaient dans un établissement où ils ne manquaient de rien, où ils pouvaient convoquer qui ils voulaient, mais toutes leurs rencontres étaient enregistrées. Ils ne se plaignaient pas. Ils n'avaient rien à faire, en-dehors de se réunir pour résoudre un problème, et ils trouvaient toujours une réponse assez rapidement, assistés d'ordinateurs surpuissants. Ils venaient de mettre au point l'analyseur de rencontres, le seul palliatif au développement exponentiel du jeu parfait qui leur était apparu, bien qu'ils n'osassent pas garantir le résultat.


Le programme de la machine était naturellement ultrasecret, mais elle se faisait fort de déterminer si un contact avec un extraterrestre quelconque constituait la menace d'avoir été choisi pour cible dans le jeu parfait. Les seules contraintes, c'était de donner les dates précises d'au moins six rencontres avec la même personne d'une autre souche génétique, et de taper les dates de naissance des deux individus, après quoi, en fonction de calculs qui semblaient irrationnels, l'on savait à quoi s'en tenir. L'objet avait la taille d'un gros livre, et contenait des milliards de données, un écran esthétique et un petit clavier, ainsi qu'un pavé numérique conséquent et bien disposé, afin de ne pas se tromper de chiffre en inscrivant les données. Il était vendu par le monopole de prévention, cette fabrique d'état qui avait déjà commercialisé le transducteur d'ondes pendant près d'un siècle, qui pouvait déceler des prédispositions télépathiques chez tous les représentants des races connues.


On suppose que des éphémérides sont intégrées à l'analyseur de rencontres, et qu'il s'agit probablement de calculs astrologiques éminemment complexes, qui président à donner un avis favorable ou défavorable à la suite de la relation. Mais cet effet ne fut que de courte durée, car les plus habiles partisans du jeu, qui en étaient véritablement intoxiqués, répandirent la rumeur que les analyseurs de rencontre étaient truqués pour augmenter considérablement les chances défavorables, et que cette consultation entretenait la méfiance entre les races, brisait des amitiés irréprochables, et faisait le jeu des partis politiques et des religions rétrogrades, qui n'avaient jamais apprécié les contacts entre extraterrestres. Ils arguaient aussi que le commerce en souffrait, que les relations diplomatiques périclitaient, et que tout le monde avait fini par vivre dans la théorie du complot, au sommet de l'échelle sociale, ce qui se répercuterait en descendant les marches, jusqu'à pénaliser la vie du citoyen ordinaire. Le pouvoir central n'a jamais osé s'attaquer au jeu parfait, de crainte de le rendre encore plus populaire.


Le jeu parfait animait tous les débats il y a peu, certaines victimes expliquaient en long, en large et en travers comment elles avaient été épinglées, et les chaînes médiatiques consacraient des budgets considérables à filmer la réconciliation des prédateurs et de leurs victimes, jouant sur l'exotisme de voir deux races face à face dans une certaine intimité, se rabibocher après une escroquerie. Les tribunaux avaient finalement décidé de ne s'occuper que de très rares affaires, les plus importantes. La mode était d'être fair-play, c'est-à-dire d'accepter d'avoir été déstabilisé, ou ruiné, et de féliciter son bourreau pour son astuce, tout en faisant son mea culpa, et en prenant sur soi le succès du prédateur. Une compagnie d'assurances avait ouvert un contrat spécial, et passait au crible les affaires pour déjouer les contrefaçons.


"Cela m'apprendra à être vigilant" était devenue une phrase citée à tout bout de champ, une phrase que l'on retrouvait dans de nombreuses chansons sur tous les mondes, et c'était aussi le leitmotiv de nombreuses publicités pour un nombre considérable de produits de consommation indigènes. Après s'être remis de l'arnaque, il suffisait de se venger sur un membre de la même espèce que l'imposteur. " Toutes les races sont logées à la même enseigne, déclara un des thuriféraires du jeu, c'est une magnifique compétition universelle".


La consommation des drogues avait baissé depuis que le jeu parfait était devenu une sorte de coutume, sauf celles qui rendaient l'intelligence plus maligne, et celles qui permettaient de jouer la comédie avec naturel. Korten Valabo Istak n'a toujours pas été détrôné depuis huit ans. Il avait vendu deux fois à un milliardaire considérable, une des plus grosses fortunes de la galaxie, des sociétés très rentables qu'il possédait déjà depuis quelques secondes, en jouant sur des décalages horaires. Grand seigneur, il avait restitué les gains, après s'être assuré d'avoir détrôné l'ancien champion, et la victime, pour l'en remercier, l'a embauché derechef pour vérifier toutes sortes de propositions, en le chargeant d'aviser ses hommes de loi, afin qu'ils apprennent à détecter les futures menaces de cette pratique mondaine, dont il serait probablement à nouveau une cible de tout premier choix.


Certains pensent que le jeu est édifiant: on s'attaque depuis l'origine aux plus riches et aux plus célèbres, et qu'il libère d'une manière intelligente de nombreuses survivances dynamiques. " Cela permet au ressort de l'Inconscient de s'exprimer et de se libérer", prétend Limek Vajek, historien du jeu. D'autres estiment au contraire qu'il va peu à peu engloutir la Confédération.


Encyclopédie galactique numérisée.
HISTOIRE DES COUTUMES PARTAGEES.
"Le jeu parfait, mythe ou réalité intergalactique"
Article végan.




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Depuis trente ans que j'étudie le jeu parfait, j'en suis venu à une conclusion définitive. Il n'y a que deux grandes catégories de joueurs, les prédateurs et les vengeurs. Les prédateurs se lancent dans le jeu et veulent se prouver quelque chose à eux-mêmes. Les vengeurs attendent d'avoir été victimes du jeu pour lancer des représailles.


Les blessures infligées par les prédateurs sont brillantes, spectaculaires, et les statistiques l'ont prouvé, moins profondes que celles infligées par les vengeurs. Les vengeurs mettent plus de temps à abattre leur cible, et vont souvent au-delà de la règle éthique que les théoriciens prédateurs ont établie: ridiculiser, blesser l'amour propre, forcer la victime à se voir autrement. Les premiers maîtres se contentaient de donner des leçons. Mais le contingent toujours plus important des vengeurs a changé la règle du jeu, et les victimes de cette catégorie paient pour les prédateurs de la même origine qu'eux.


Les vengeurs n'hésitent pas à détruire. Ils sont la honte des prédateurs. De là, la coutume dans de grandes familles sur les mondes premiers de pratiquer cet art le plus vite possible, comme un jeu de société, pour montrer son astuce, à l'adolescence, avant même d'en avoir été soi-même la victime, ce qui ajouterait un sentiment de vengeance rendant la procédure plus lourde, et souvent méchante, voire sadique, à titre de revanche.


Archkan Warloz
Sociologue galactéen, membre du conseil des quarante.


Dès le lendemain du dîner mémorable, je parlai de mon projet à quelques connaissances en qui j'avais confiance, et qui, comme moi, ne s'étaient jamais installés dans une posture de supériorité quelconque, sociale ou spirituelle. Ils trouvèrent amusant le scénario. Je commençai à faire les troupes de théâtre, j' assistais à des représentations, jusqu'à ce que je sente qui ferait l'affaire. Ce fut assez long et fastidieux, et j'abordai l'acteur, au demeurant excellent, qui se morfondait dans un petit établissement, ne parvenant pas à percer. Me doutant qu'une offre alléchante le persuaderait, je lui exposai mon plan. Il devrait jouer un bref moment le rôle de l'empereur d'Ichkiel, le président de notre chère planète, et je lui recommandai donc de se fournir en vidéos pour apprendre à imiter ses gestes et sa voix. Je lui promettais de lui obtenir un masque de similipeau à la ressemblance parfaite, ainsi que tous les habits nécessaires à donner le change. Je le rassurai sur les moyens employés, qui garantiraient le succès de l'opération, soit la présence de nombreux complices, d'une limousine, d'un hélicoptère à rotation quantique, dont il descendrait, pour créer une mise en scène crédible. Il empocha l'avance conséquente avec satisfaction, comprenant qu'un tel pécule signifiait également qu'il n'avait pas à poser de questions. Je sentais que j'avais trouvé mon homme. Je savourai déjà le numéro que j'allais mettre en place, avant même d'aller rencontrer celui qui allait être la première victime historique du jeu parfait. Car il fallait accumuler les préparatifs, faire des répétitions, tout mettre en place et frapper du jour au lendemain. Cela prit une quinzaine, pendant laquelle je me sentis revivre. Puis sentant que tout était prêt, me régalant intérieurement, j'allai sonner chez le nonce à une heure indue, et m'en justifiai avec une fougue et un enthousiasme qui le laissèrent pantois. Je lui ai pris ses horribles mains boudinées chaleureusement et lui ai dit: "mon cher Ashtor, je me permets de vous réveiller car la nouvelle ne mérite pas d'être ignorée une seconde de plus. Vous ne devinerez jamais ce qui arrive !". Le pauvre homme, ensommeillé, se gratta le menton, claqua des doigts, et une ravissante Alcyone arriva avec une théière. J'attendais qu'il se réveillât complètement, tout en faisant les cents pas, comme si j'étais en proie à une émotion violente." Je n'y crois pas, non, je n'y crois pas", répétai-je à son intention, comme si le ciel m'était tombé sur la tête. Finalement, je m'assis en me frottant douloureusement les mains, en fronçant les sourcils, puis je me lançai: "Mon cher Ashtor, figurez-vous que j'avais pris la décision de recevoir le baptême des fleurs, et que, je sais vous ne me croirez pas, mais c'est la stricte vérité, et que j'en ai parlé incidemment à l'empereur, en privé, pour m'assurer que cette cérémonie était bien légale sur notre monde, et alors, et alors... L'empereur m'a pris par le bras, m'a emmené dans un petit bureau calfeutré, à l'abri de tous, et m'a chuchoté... " Là, je m'arrêtai de parler, comme si j'étais dépassé par le souvenir de l'entretien, et comme si j'allais me raviser. Je fis mine de me lever pour partir, ce qui exaspéra cette outre gonflée d'orgueil, et il se mit à hurler: Expliquez-vous, par les saintes vertus de l'héliotrope sacré !


Je revins docilement en arrière, et m'excusai. Je repris d'une voix posée en vrillant mes yeux dans les siens: "Mon cher, êtes-vous prêt, demain à l'aube, à me baptiser, moi... Et l'empereur dans le plus grand secret ?" Le pauvre homme resta tétanisé quelques secondes, puis son ego mirobolant sentit que c'était la chance de sa vie, et il se mit à passer par toutes les couleurs, tout en jetant des regards égrillards à la servante aux yeux en amande orange. " Je comprends, je comprends, oui. Notre confrérie n'est pas originaire de son monde à lui, il ne peut pas se permettre que ça se sache... " Je le voyais déjà se vanter de l'avoir fait, un quart d'heure après la cérémonie, auprès de son pape, qui exploiterait toute de suite la nouvelle sous forme de propagande: Le chef suprême d'une planète confédérée, l'empereur Jostel de Telawout, président d'Ichkiel, nous a rejoint... Je savais qu'Ashtor se débrouillerait pour faire prendre au moins trois ou quatre photos par des complices, qu'il enverrait en supraluminique le plus vite possible sur sa propre terre. Je le voyais s'imaginer tirer un bénéfice considérable de cette affaire et je buvais du petit-lait. Il était quand même profondément ému, et me laissa continuer. Je lui expliquai que l'empereur arriverait par hélicoptère au centre du parc nord, à six heures précises, au lever du soleil, et qu'il voulait en repartir vingt minutes plus tard. Je demandai au prélat en l'implorant si cette période n'était pas trop courte, tout en enchaînant que c'était de toute façon une condition non négociable. "Je comprends, je comprends, répéta-t-il, s'il y avait des fuites... "


Bref, je dormis chez la première proie de ce jeu qui allait devenir historique, et lançai à l'aube l'opération, qui se déroula comme prévu. L'acteur plia le genou avec une certaine réticence, digne d'un empereur, quand le prêtre des fleurs lui enjoignit de se courber devant l'autorité de la mère végétale, suprême déesse unique de la galaxie. Ashtor prit un ton patelin et supérieur quelques minutes, pendant lesquelles il nous rappela que "les fleurs existent sur tous les mondes par centaines d'espèces, et qu'elles veulent la paix de toutes les autres créatures, pour lesquelles elles prient en permanence." Il nous arrosa de quelques gouttes tirées de flacons merveilleusement décorés en marmonnant dans sa barbe, l'air inspiré, tandis qu'un sous-fifre encensait le parterre de glaïeuls alentour, avec des écorces odorantes. J'aperçus quelqu'un bouger dans un arbre à quelques centaines de mètres, et je fus convaincu que c'était un photographe. Le piège avait fonctionné. L'acteur se permit de regarder sa montre plusieurs fois, et prit un ton autoritaire à la vingtième minute: veuillez recevoir ma reconnaissance éternelle, Ashtor, j'attendais ce moment depuis longtemps. C'est fait, et je vous quitte. Prévenez-moi de vos passages, vous serez reçu chez moi confidentiellement" Il s'inclina. Nous nous dirigeâmes tous les deux vers le véhicule volant, empreints d'une grave majesté, tandis qu'un complice offrait un don conséquent dans une enveloppe (fausse) aux armoiries impériales, afin qu'aucun doute ne s'emparât de la première victime du jeu parfait. Et le prélat fut ramené chez lui en limousine. Il quitta notre monde immédiatement, et quelques jours plus tard, le journal télévisé intergalactique annonça la nouvelle, appuyée par une photo. L'incident diplomatique fut énorme. L'ambassadeur en poste chez nous manqua d'être lynché. L'empereur entra dans une rage folle, démentit formellement, fit des pieds et des mains pour interdire cette religion sur le maximum de mondes possibles, et prétendit être victime d'un complot destiné à ruiner Ichkiel, surveillée par des vautours affamés. Ashtor redescendit tout au bas de l'échelle, devint cueilleur d'édelweiss des glaciers, et cette tâche humble le ramena au sens des réalités. Peut-être croit-il toujours avoir baptisé le véritable empereur, et s'en veut-il d'avoir vendu la mèche... Le froid le rongera longtemps, mais il devait payer sa faute, trahir le secret. Est-il devenu un saint dans les austères hauteurs de son monde, où il dut se transformer pour ne pas périr ? Le pape des fleurs fut accusé par le gouvernement de toute une série de délits, et il dut démissionner. Il serait devenu serveur dans un fastfood, tout le monde l'ayant laissé tomber. Un contrôle fiscal eut raison de l'organisation mère, tandis que des mouvements dissidents se manifestèrent sur les planètes dernièrement conquises, qui tentèrent de donner un ton transcendantal et intègre à la liturgie florale. Quant à moi, mon syndrome de Carpenter avait disparu. Par courtoisie, nul ne me dénonça. Je fréquentai un monde spécial où le génie, quel qu'il fût, était respecté, ce qui me valait parfois de rencontrer des escrocs exemplaires, recherchés par toutes les polices. Eux et moi avions quelque chose en commun, le sens de l'humour, et nous ne frappions que ceux qui le méritaient. C'est cela peut-être qui expliquait notre impunité. Nous faisions justice en nous amusant. C'est avec eux, également, que je discutai de nouvelles opérations, autour d'une spéciale mortelle, car certains d'entre eux étaient richissimes, mais s'en moquaient. Ils aidaient en catimini beaucoup de monde, mais jouir finement de la vie restait leur credo. Moi, je cherchais plutôt à ne pas retomber dans le syndrome, et il me fallait prévoir de nouvelles actions.




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Les maîtres de l'algèbre possèdent la connaissance à travers les nombres, et qu'ils analysent à partir de la dualité à renversement, du ternaire dialectique, du quaternaire organisateur, du pentagramme émergent, ou de l'hexagone des directions, dans tous les cas leurs pronostics sont fiables. Mais tous les hauts fonctionnaires enterrent leurs prospectives, et n'en tiennent pas compte, car elles comportent toujours quelques catastrophes sans remède apparent. Les bureaucrates galactiques n'aiment pas voir l'avenir en face. Ils accepteraient les conclusions des maîtres de l'algèbre si ces derniers prétendaient qu'il suffit de souffler sur les problèmes ardus pour qu'ils disparaissent. C'est d'ailleurs ce que font les ministres du Plan. Ils cachent les recommandations des maîtres des nombres sous une pile de dossiers, pour faire disparaître par la magie de l'oubli les menaces qui pèsent sur les avenirs des mondes habités. La police bureaucratique, de guerre lasse, ne sanctionne plus personne. Les catastrophes arrivent parce qu'elles doivent arriver. Se sentir responsable de quelque chose qui se passe sur un autre monde, au-delà du vide, seuls les mutants solaires de Vega et les maîtres de l'algèbre en sont capables, mais personne ne les suit ni ne les écoute. Même en haut lieu, la fatalité est une idole respectée, c'est le dieu adulé qui ne dérange rien, frappe au hasard et auquel on s'habitue. Prévenir serait bien trop fatigant pour tout le monde.


Parjok Binfrow Klass,
Mémoirs d'un ambassadeur itinérant.


Par la suite, mes chers amis, je m'entraînai à chaque fois nouvelle sur une race différente, mais les quelques coups consécutifs n'avaient pas l'éclat du premier, jusqu'à ce que je décide de m'en prendre à la madone des stades, une femme qui chantait sur des bruits sourds, en provoquant sexuellement son public, et qui était parvenue à subjuguer les mâles sur pas moins de six mondes déjà. J'appris qu'elle venait sur Ichkiel, et décidai de la rouler dans la farine. Elle était insupportable, narcissique au plus haut point, une vraie diablesse qui avait su tirer des faiblesses des hommes de quoi réussir au-delà de toute espérance. On la disait droguée à l'argent, elle aimait dévaliser les boutiques les plus chic à la fin de ses tournées, emmagasinant des vêtements, des sacs et des chaussures qu'elle ne porterait probablement jamais, mais qui lui donnaient l'impression de posséder l'univers entier, quand elle ouvrait sa garde-robe, un immense entrepôt adjacent à son loft, surveillé par une garde nombreuse et un météorologue, qui calculait température et taux d'humidité selon les contenus des pièces. Dans le quartier le plus snob de Galapolis, la star parvenait à déambuler seule sans problème, mais dès qu'elle en sortait, il lui fallait une escorte. On la disait également prodigieusement intéressée, payant mal son personnel, éreintant les organisateurs de spectacle, organisant elle-même un trafic au marché noir des places de ses concerts, avec une petite mafia d'amants interchangeables et peu scrupuleux, qui lui mangeaient dans la main. Elle était pourtant déjà richissime, pouvait tout se permettre, mais cela ne lui suffisait toujours pas. Je pris beaucoup de plaisir à élaborer un plan, et finalement je retins le plus risqué, mais également le plus brillant, que je jugeai d'une grande élégance. Il me coûterait énormément, mais le jeu en avait la chandelle, si tout se passait comme prévu. Je passai au crible les grandes familles locales, et tombai bientôt sur une bonne nouvelle. Kartich Maldoo de Parse était un peu plus jeune que moi, et je lui ressemblai, en dépit de notre origine différente. Il me suffirait de porter un masque de similipeau parfait pour me faire passer pour lui. Il habitait pour le moment sur une autre planète, et je réduisais ainsi les chances d'être démasqué rapidement. Il était considéré comme un des futurs héritiers les plus riches de notre monde, et il suffirait donc de soudoyer le personnel de l'hôtel pour qu'il renseigne la madone sur mon identité. Juste avant son arrivée, je me débrouillai pour débusquer le palace où elle descendrait, il suffisait de viser très haut, et quand il fut identifié, je pris une suite dès que mon masque fut prêt. Pour les opérations précédentes, j'avais embauché un faussaire pour de faux certificats, et il n'eut aucune peine à m'établir une carte d'identité que je pris soin de montrer au réceptionniste. Le bruit courut vite qu'un de Parse occupait la suite royale, et il me suffisait maintenant de ferrer le poisson. Cela ne fut pas bien difficile. Je passai mes soirées au bar, à partir de minuit jusqu'à l'aube, et je comptai bien que la Volcanique, comme on l'appelait, l'apprenne, et vienne voir de ses propres yeux quel animal étrange pouvait être un de Parse, qui serait bientôt l'un des hommes les plus riches de la galaxie. Je n'eus pas à attendre plus de quelques jours, et puis un matin vers 3 heures, elle vint au bar après son spectacle, se mit à côté de moi, mais je ne lui prêtai aucune attention, ce qu'elle jugea inadmissible au bout de son troisième verre. Je pouvais la frôler du bras, son tabouret jouxtait le mien, et pendant plus d'une demi-heure je restai absorbé dans mes pensées, sans jamais me tourner vers elle. Elle finit par m'accoster, et me demanda avec un sourire enjôleur: "vous êtes bien Kartich, n'est-ce-pas ?" Je pris l'ai embarrassé, hésitai à répondre, je fis la moue, et je lui balançai un très sec: "Excusez-moi, mais à qui ai-je l'honneur ?" comme si je la prenais pour la dernière des demi-mondaines venues, ce qui la stupéfia. Elle resta sans voix quelques bonnes minutes. "Vous devez habiter dans le trou du cul du monde pour ignorer qui je suis", osa-t-elle rétorquer, profondément blessée, sur un ton assez vulgaire, qui allait bien avec son décolleté où l'on devinait des silicones à géométrie variable de dernière génération.


— Il est vrai que je possède de nombreuses demeures et quelques îles privées, dis-je d'un ton fat, et que j'y suis à l'abri des intrigues... ".
-— Mais pour l'heure, que je sache, dit-elle d'un ton acide, nous sommes l'un et l'autre, presque dans l'intimité, dans le plus sophistiqué des palaces, où d'étranges rencontres peuvent avoir lieu entre gens de bien... ".
— Oui, c'est vrai concédai-je, nous serons à jamais différents de ceux qui ne peuvent pas jeter l'argent par les fenêtres. Quand je pense que pour la plupart des humanoïdes, un million de carrédors représente une somme inimaginable, que dix générations ne parviendraient pas à gagner, alors que c'est ce que rapportent les intérêts de mes placements en quelques mois standard, je dois bien reconnaître que j'ai de la chance. Je dois me torturer pour parvenir à dépenser tout ça, et je n'y parviens pas vraiment. Et quand Père sera décédé, ce sera encore pire... Le pauvre homme touche à sa fin, et c'est pour ça que je suis ici. Il veut absolument me marier avant de disparaître, mais je ne trouve pas chaussure à mon pied... "


Je me mis à la regarder fébrilement à ce moment-là pour qu'elle devine que je lui laissai une chance. Je feignis aussi d'être plus ivre que ce que j'étais vraiment, afin de pouvoir improviser quoi qu'il advienne, sans trop me compromettre. Elle commença à me lancer des regards langoureux, et minauda sur un ton de velours, tout en mettant en valeur sa prothèse mammaire: "Vous ne devinerez jamais qui je suis... cher Kartich... Peut-être que vous aurez davantage de considération pour moi quand vous l'apprendrez... ". Elle se mit carrément à me caresser le dessus de la main, et me lança un: "j'aime les hommes de votre trempe".
— Vous savez bien que nous ne sommes pas de la même origine" rétorquai-je.
— C'est loin d'être un problème pour moi", assura-t-elle, en finissant sur un au contraire, très envoûtant.


Bref, nous restâmes ensemble, et je fis semblant de tomber sous sa coupe. En revanche, j'obtins de ne pas assister à ses tours de chant, prétextant que je devais surveiller mes banques. Nous nous vîmes tous les soirs, et je pris de plus en plus l'apparence de l'amoureux transi. Elle jouissait de me voir soumis à ce point, et préparait sans doute une attaque, mais je lui coupai l'herbe sous les pieds. "Père va passer, lui dis-je un soir, feignant l'émotion, et je veux qu'il vous rencontre."


Mon acteur préféré ne fit aucune difficulté, se débrouilla pour avoir des images du vieux comte, et je l'envoyai chez le prothésiste esthétique. Je devais faire vite, car la tournée allait finir, et ce genre de personnes adulées tournent les pages plus vite qu'elle ne les lisent. Mais le plan continua merveilleusement. Nous nous rencontrâmes tous les trois dans un box, et je feignis un amalgame étrange de sentiments pour mon père, adoration, crainte, respect, obéissance, de quoi faciliter la suite. Mon acteur comprit ce qu'il avait à faire, il me parla de haut, mais avec beaucoup de sentiments, tandis qu'à la dérobée il semblait tester la Volcanique. L'entretien fut agréable, chacun avait de la répartie, et cela se passa dans une franche bonne humeur. Puis mon père prit un air contrarié, assura qu'il allait bientôt mourir, se rapprocha pour nous prendre la main à tous les deux, et déclara: "Kartich, c'est celle qu'il te faut", en faisant de l'oeil à la diablesse. Nous restâmes gênés quelques secondes, puis père se leva: j'exige que vous soyez mariés avant mon décès, et je n'en ai plus pour très longtemps. Vous avez trois jours. C'est la plus belle journée de ma vie, mon fils a enfin trouvé une épouse digne de son rang... " Il partit, et se retourna, fidèle à lui-même, et me dit mi-figue mi raisin: "N'oublie pas, je n'ai pas encore fait mon testament, et je ne laisserai rien à un célibataire... "


Je vis l'éclat des carrédors briller dans les yeux de l'artiste, transfigurée, et il me restait à donner un peu de mou avant de conclure. Manifestement, la diva des stades était enchantée. Je voyais déjà son esprit manigancer un divorce quelques jours après le mariage, avec des avocats retors, pour me voler ma soi-disant fortune, et c'était assez agréable. Je continuai à jouer le caniche auprès d'elle, et c'est même elle qui avança le mariage. J'avais monté une petite opération pour remplacer le vrai maire par un comparse, et la pauvre fille se crut vraiment mariée à l'homme le plus riche du monde. J'avais imposé pour seule condition qu'elle ne ramène strictement personne de sa bande, et elle s'y plia en comprenant que ce ne serait pas négociable. J'avais fourni les deux témoins indispensables, et nous fîmes court. Elle insista pour empocher le certificat à la fin de la cérémonie, ce qui n'était pas très élégant, mais je m'empressai de lui fournir. Puis, comme prévu, elle disparut. Et moi aussi. Elle n'aurait bientôt qu'un recours, aller trouver le vrai père... C'est ce qu'elle fit au bout de trois semaines. Elle parvint jusqu'à lui en insistant, avec trois ou quatre avocats de talent, fulmina devant le vieil aristocrate, l'accusa d'être responsable de la catastrophe de son union, et lui promit de ruiner son fils, qui l'avait déjà rendue plus malheureuse que les pierres, l'avait délaissée, méprisée, battue, ce qui allait demander une réparation considérable. Elle montra de faux bleus issus d'un maquillage résistant à l'eau, sur ses bras et ses cuisses pulpeuses et nerveuses qu'elle exhiba jusqu'aux hanches pour déstabiliser l'adversaire. Un avocat brandit triomphalement le certificat sous le nez du vieil homme, qui partit d'un grand éclat de rire, et qui fit mettre tout le monde dehors, tout en rendant le papier avec un grand sourire. La Volcanique mit quelques temps à comprendre, puis quand un de ses sbires lui avoua que le mariage n'avait pas été enregistré sur place, elle rugit de rage, s'en voulut à mort, et sans doute m'admira-t-elle tout en me haïssant au dernier degré.


Les journaux et les medias intergalactiques ne tarderaient pas à la ridiculiser. Le lendemain du mariage, elle s'était faite filmer un bon moment. Elle n'apparaissait plus comme la madone des stades, mais disait la joie qui était la sienne d'avoir enfin pu s'unir, et elle avait susurré à plusieurs reprises, "maintenant que je suis l'épouse de Kartich de Parse... " Elle en avait plein la bouche, et feignait d'hésiter à poursuivre sa carrière. L'émission remporta un succès considérable sur tous les mondes où elle avait sévi, tandis que le vrai Kartich, avant ou après le documentaire, jurait ses grands dieux qu'il n'avait jamais épousé cette artiste, "qui sans ses strip-tease sur scène tournerait à moitié-nue autour de la rampe d'un cabaret louche de banlieue... " Puis il laissait entendre qu'elle avait manigancé tout cela pour se faire de la publicité, car sa carrière commençait à baisser. Il réclamait en outre une somme considérable de dommages et intérêts, et la traîna devant un tribunal, où quelques employés qu'elle avait démolis tout en les renvoyant sans les payer, profitèrent de l'occasion pour se venger. De Parse avait trouvé quelques vides juridiques qui lui avaient permis de ratisser large pour présenter son chef d'accusation, et ce procès fut un spectacle très apprécié, avec un nombre invraisemblable de personnes, de toutes origines stellaires, qui furent appelés à la barre.


Ce qui permit à la chaîne privée Transdistance de tenir la dragée haute aux autres médias. Certains en oublièrent même de regarder les demi-finales de football aérien, qui mettaient aux prises les meilleures équipes des mondes habités, sport très amusant, puisque il fallait se passer la balle en la dirigeant vers la terre, étant donné qu'elle était bourrée d'hélium compressé. Si nul ne la récupérait quand elle s'échappait vers le ciel, l'équipe qui l'avait perdue perdait tout ses points. Beaucoup mourraient en voulant la rattraper, tout en mettant à fond les gaz de leurs tuyères antigravitationnelles, et ne savaient pas où s'arrêter... Asphyxiés, ou manquant de carburant, ils venaient parfois s'écraser sur le stade, et c'était le clou du spectacle. On arrêtait le match par décence, dès qu'il y avait trois morts, mais la scène du type qui s'écrasait au sol au milieu de ses comparses était passée en boucle sur de nombreuses chaines, jusqu'à ce qu'il soit détrôné par un film équivalent.


La qualité de cette opération me rappela mon premier coup, qui fut un coup de maître. La Volcanique ne put jamais encaisser cette blessure narcissique, elle a dépensé une fortune pour me rechercher, et sa cote a baissé rapidement. Je ne m'étais jamais vanté de cette manipulation, et je savais que je devais rétribuer correctement mes trois complices, si je ne voulais pas que cela se retourne contre moi. Les secrets sont hors de prix. Mais ils étaient aussi devenus mes amis, le faussaire, le prothésiste esthétique, et l'acteur. Quand je les invitai tous les trois ensemble à manger un sitolapor, ils comprenaient que je préparai une nouvelle opération, et je distribuai avec amour quelques avances. Ils avaient tous remarqué que je ne m'attaquais qu'à des egos surdimensionnés, et mes victoires les amusaient. Mon faussaire était un artiste, refusait des affaires, et aimait travailler pour des réfugiés. Nous faisions une belle équipe. J'avais été récompensé d'avoir mis si longtemps à trouver l'acteur qu'il me fallait, il n'avait sans doute pas assez intrigué pour monter plus haut, n'appréciait pas tous les membres de sa confrérie, souvent superficiels et fats, et il prenait très à cœur mes commandes. Nous fîmes un long chemin ensemble, mais je ne pus obtenir pour aucun d'eux de bons de longévité. Je leur ai survécu. Et comme ils étaient irremplaçables, je cessai de jouer à la mort du premier. Mais il s'était passé pas mal de temps, et le jeu avait continué sans moi. Les medias s'étaient mis à raffoler des chutes tonitruantes, et j'avais fait école. Puis deux ou trois déstabilisateurs se firent prendre, et c'est là qu'on remarqua la constante qui donna définitivement au jeu parfait sa règle sur tous les mondes. Les instigateurs et leurs victimes étaient séparés par un bon morceau de ciel. Et ce serait bientôt la mode partout, abuser de la confiance d'un sang différent...


Maintenant que je vais mourir, je trouve amusant de me rappeler ces faits. La vie de l'espace m'avais saturé de responsabilités, et je crois que le syndrome de Carpenter était une cristallisation, je dirais presque une maladie professionnelle. En retrouvant l'espièglerie qui était nécessaire pour m'adonner au jeu parfait, je me suis guéri. J'ai provoqué une quarantaine de scandales analogues, qui tous semblaient inspirés par la justice immanente, et c'est ainsi que le jeu avait commencé. Il s'agissait surtout de donner des leçons à des puissants qui abusaient de leur pouvoir. Au fil du temps...


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Je m'appelle Martok Berschel Trong, et l'auteur de ce livre a voulu entrelacer ses propres mémoires d'écrits essentiels, aussi m'a-t-il demandé d'inclure dans son témoignage un résumé qui relaterait l'extraordinaire congrès que j'ai eu à organiser pour le Président de tous les mondes, il y a un demi-siècle. L'éditeur de ce livre a en effet lourdement insisté pour que l'ouvrage reste dans son ensemble dédié à une étude de cette nouvelle coutume, et comme l'amiral, médaillé de l'étoile unique, peinait à détailler la chose, s'étant contenté de ressusciter les premières opérations originelles, dans leur esprit, donner des leçons d'humilité, il a fait appel à certaines personnes pour respecter l'exigence de son éditeur.


Je suis devenu coordonateur central après avoir occupé plusieurs postes d'ambassadeur galactéen, et je me retrouvai donc, vers l'âge de soixante ans, un des seuls humanoïdes, toutes origines confondues, à connaître correctement l'esprit d'autres terres importantes, ayant toujours été muté de manière ascendante. Je finissais donc ma carrière diplomatique sur Vega, le monde sans doute le plus évolué spirituellement, où les pratiquants du jeu parfait était restés absolument fidèles à l'esprit d'origine. Les Vegans étaient passés maîtres dans l'art d'infliger des blessures d'amour-propre à toutes les autres races, tandis qu'il demeure pratiquement impossible d'offenser ou d'humilier un Vegan. D'autre part, ils sont si intuitifs qu'il est difficile de les prendre pour cibles du jeu parfait, ou mieux, ils feignent de se prêter à la chose, paraissent ignorer le supplice qu'on veut leur infliger, et ils se défilent au dernier moment, évitent le piège à la dernière seconde, comme par hasard, ce qui exaspère les instigateurs qui voient s'effondrer leurs espoirs sur la ligne d'arrivée.


Bref, je pouvais difficilement refuser le poste de coordonateur central, cela me ramenait sur ma planète d'origine, à un âge où il fait bon retrouver ses racines. C'était un poste honorifique, où l'on me demandait surtout de superviser des enquêtes et des projets, et je comptai donc finir mes jours paisiblement en écrivant différents livres qui permettraient aux galactéens de voyager par la seule magie du verbe. Néanmoins, quand on me donna l'ordre d'organiser le congrès, je compris que je devais m'y consacrer à plein-temps, tant le projet était ambitieux. Le président Sharpor, chef de tous les mondes, qu'on pouvait appeler Empereur ou Président selon la perspective dans laquelle on se plaçait, en avait assez du développement anarchique du jeu parfait, depuis qu'il avait touché le haut des classes moyennes, grâce à l'effondrement du prix du transport transluminique. Cela devenait un passe-temps agréable pour une partie de la haute bourgeoisie de se payer des vacances à l'extérieur, souvent d'ailleurs sur la planète la plus proche, et certaines races en particulier s'étaient ingéniées à faire de ce déplacement l'occasion de "rouler dans la farine" un indigène, qu'ils mettraient longtemps à identifier. Quand la victime était trouvée, ils faisaient "ami-ami", lui offraient un voyage pour leur monde, assorti d'un emploi. Les pauvres ciblés arrivaient à l'astroport où personne ne les attendait... Et sans billet de retour... Et les ambassades devinrent, avant toute chose, des refuges sur la plupart des mondes. Le temps que cette calamité soit vraiment éventée, que la méfiance présidât aux propositions d'exil, elle avait fait de nombreuses victimes. A l'inverse, certains mondes s'étaient fait une spécialité d'abuser des touristes venus d'ailleurs, ce qui les amusa le temps de constater que les arrivées d'extraterrestres diminuaient, compromettant le commerce. Le jeu parfait avait tout contaminé, et quand il s'épuisait sous une forme, à cause des dégâts produits, il ne manquait pas de se développer ailleurs, ou de se renouveler dans ses manières.


Les meilleurs instigateurs avaient ouvert leur propre club, où ils pavoisaient en racontant comment piéger une race qu'ils avaient dans le collimateur, et dont ils avaient également, parfois, été la proie. Les races se disputaient la palme d'être les plus sournoises ou les plus naïves, les plus capables d'infliger des blessures, ou les plus habiles à déceler leurs prédateurs. Si le jeu parfait est somme toute assez ludique dans les hautes sphères, où il ponctuait plutôt les différences de mentalité, et possédait encore une forme de déontologie, quand il se répandit vers le bas, il perdit de sa noblesse et de son élégance, et il devint le défouloir de toute une catégorie de personnes, qui se vengeaient ainsi d'une vie trop policée, en humiliant un être au sang différent, cette différence, ce manque d'identité justifiant des attaques éhontées.


Je fus reçu en privé, avec quelques sherpas des mondes les plus influents, et d'entrée de jeu, les avis furent partagés sur l'évolution de cette mode. Certains s'en félicitaient en disant que la seule et unique coutume vraiment galactique ne pourrait évoluer que vers le bien, puisqu'elle unissait tous les mondes, d'autres disaient qu'elle rongeait de l'intérieur l'hégémonie universelle, et que cela finirait en clash quelque part. On avait d'ailleurs déjà dénombré trois couples de mondes où de véritables antagonismes se développaient, chacun d'eux ayant trouvé sa "bête noire" dans l'identité d'une planète voisine. Nous palabrâmes plusieurs jours pour trouver une solution, et n'en trouvant pas l'ombre d'une seule, le sherpa du Président suprême nous soumit une idée qui brassait beaucoup d'air, mais qu'il fallait quand même étudier de plus près. Il proposa ni plus ni moins de confronter sur la question les trois clubs les plus extravagants de la galaxie. Il avait décidé que les représentants de ces trois cercles pourraient chercher ensemble la solution au problème du développement exponentiel du jeu parfait. J'eus la charge de faire savoir aux trois groupes qu'ils étaient convoqués et même réquisitionnés, aux frais de Galapolis, pour qu'ils ne puissent pas refuser. C'est ainsi que je rassemblais les quarante du conseil qui porte leur nom, qu'il était inutile d'aller chercher, les maîtres de l'algèbre qui sont quelque peu disséminés et ont leur base sur Pégase, et les mutants solaires de Vega, dont la convocation prouvait au moins une chose, qu'ils n'étaient plus en disgrâce.


Ayant pour ma part beaucoup voyagé, je ne voyais pas comment les imaginatifs du conseil des quarante, qui se rendent tout juste compte qu'ils ont un corps, allaient pouvoir communiquer avec les maîtres de l'algèbre, des sages rigoureux et enracinés, qui n'avancent strictement rien avant d'en avoir établi le bien-fondé, et qui jonglent avec les pouvoirs de l'intelligence, tandis que je voyais mal ces derniers s'entendre avec les mutants solaires, qui eux prétendaient avoir renoncé à toute analyse, tandis que leur corps était investi par l'énergie subatomique originelle, qui transformait leur perception, parce qu'ils reconnaissaient le Divin.
Mais il fallait tenter quelque chose.


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Ma plus belle proie fut une des dernières, et le simple fait d'y penser me remet de bonne humeur, le cas échéant. Je m'attaquai au karcher le plus connu de tous, Stang Varkan Koz. Il représentait une nouvelle profession qui avait prospéré d'un coup, suite à l'effondrement du coût et de la durée des voyages interstellaires. D'un seul coup, les grandes compagnies s'implantaient dans d'autres mondes, et il se signait des contrats d'exploitation assez faramineux. Après quelques bévues produites par les machines traductrices les plus sophistiqués, et qui avaient compromis des alliances juteuses, quelques linguistes se firent fort de parler correctement les langues les plus usuelles de différentes planètes, et de les traduire les unes dans les autres. La corporation des karchers, ce qui veut dire en pégasien, à qui rien ne résiste, allait se développer à une vitesse incroyable, et ils allaient, tout simplement, prendre le pouvoir. Tout malentendu entre deux races pouvant provoquer un conflit d'un ordre quelconque, les meilleurs furent si prisés qu'ils se permirent de demander des honoraires mirobolants pour vérifier la signature de n'importe quel contrat, commercial, administratif ou politique.


Certains bâtirent une fortune considérable en demandant, par exemple, 1 pour cent des futurs revenus d'exploitation d'une mine, ou d'un nouveau réseau de transport, et, la nécessité faisant loi, il n'y eut plus moyen de rabattre leurs prétentions. Si, en prime, la galactéen officiel était de la partie dans les pourparlers, ils exigeaient d'être payés en carrédors, excitant la jalousie de tous. En échange, ils étaient d'une honnêteté à toute épreuve, absolument incorruptibles, et ne favorisaient aucun des partis en jouant sur les mots, en trichant sur les signifiants. En général, ils payaient leur exception intellectuelle de quelques vices ou tares, n'étant pratiquement rien d'autre que des cerveaux plus aiguisés que des kriss d'Albébaran, qui vous coupent la main en deux si vous manquez de les prendre par le manche. S'entourer d'un nombreux personnel était pour eux un moyen simple de se faire valoir, et tout karcher qui était escorté par moins d'une quarantaine de personnes ne pouvait pas prétendre encore jouer dans la cour des grands. Plus on réussissait, plus il fallait le faire savoir, et ils se haïssaient souvent entre eux, avides de marcher sur les plates-bandes de ceux qui étaient devant. Plusieurs races étaient représentées, bien entendu, puisque la loi les obligeait à représenter leur terre d'origine, sans la favoriser, quand ils arbitraient des échanges. Bref, Stang, comme beaucoup d'autres parmi les premiers de sa caste, était odieux, toujours sur le qui-vive, d'une exigence pathologique, et il martyrisait allègrement les soixante personnes qui l'accompagnaient sans cesse. Des vérificateurs, bien entendu, qui devaient savoir si certaines expressions n'avaient pas changé de sens, quand la même langue, pratiquée ailleurs, se laissait modifier par la nouvelle structure ambiante, mais aussi une dizaine de linguistes, souvent des étudiants brillants, ou de futurs karchers qui apprenaient les ficelles du métier. Puis venaient une dizaine de préposés à l'intendance, comprenant plusieurs cuisiniers et commis de table, un majordome pour les vêtements, étant donné que, défoncé à plusieurs types de produits, un vrai karcher devait changer de chemise tous les trois ou quatre heures, pour ne pas indisposer ses clients avec ses odeurs de transpiration. Toute sortes de chauffeurs spécialisés pour gagner du temps ne le quittaient pas d'une semelle, dont les fameux rastabouts d'Aldébaran, toujours impassibles, et qui savaient poser un hélicoptère, traditionnel ou à rotation quantique, même dévoré par les flammes, tout en lui faisant faire des voltiges, sans compter des pilotes chevronnés, chargés de surveiller ceux qui conduisaient les longs courriers, bâtiments ovoïdes qui constituaient le domicile le plus usité par les ténors de cette profession. Etant donné que les karchers étaient tous, sans exception, paranoïaques, toute leur escorte guettait à chaque instant les demandes de leur seigneur et maître, dont même les empereurs craignaient d'essuyer un refus, quand ils voulaient leur confier une affaire intermondiale.


Suivaient encore une trentaine de secrétaires chargées selon des futures affaires, des affaires en cours, des affaires passées et des litiges, étant donné que les karchers se devaient d'assurer un minimum de service après-vente, et qu'ils étaient aussi les boucs émissaires tout désignés quand leur intervention avait donné lieu à un grave conflit. Ils étaient donc entourés d'avocats en début de carrière, et de juristes, les termes législatifs variant d'un monde à l'autre, obligeant des rédactions communes d'accords qui relevaient du casse-tête. Ils avaient aussi trois ou quatre alter-ego qui veillaient à la concertation des différents experts, afin que les papiers fussent irréprochables dès le compromis, et que la responsabilité de leur patron fût très clairement délimitée en cas de pépin. A cela venaient s'ajouter au moins trois médecins, afin de ne pas afficher de standing faiblard. Rien n'était pire que de passer pour un avaricieux au sommet de cette caste, et il était de bon ton de jeter l'argent par les fenêtres, si l'on voulait séduire les plus riches clients de la galaxie. Stang aimait offrir des feux d'artifice à motifs érotiques, qui demandaient une préparation très minutieuse, et que seules quelques dynasties immémoriales se payaient pour les cérémonies de mariage, étant donné leur prix. C'était très amusant de voir le ciel se charger d'ébats stylisés provisoires, en grande dimension, et ce spectacle clôturait un buffet mirobolant qu'il offrait en général à ses deux clients et à leurs invités.


L'un des médecins travaillait de concert avec les cuisiniers et tenait lieu de goûte-poison, l'autre surveillait au jour le jour la santé, le dernier était passé maître en adjuvants cérébraux professionnels, les presque secrets A.C.P, nom pompeux donné à toutes sortes de drogues pour les déguiser en médicaments, et par lequel les karchers tenaient à ne pas être confondus avec de vulgaires toxicomanes, ce qu'ils étaient néanmoins dans leur immense majorité. Quelques mélanges d'amphétamines permettaient d'apprendre et de retenir rapidement les composantes des langues normalisées, sans trop d'effets secondaires. Bien sûr, quelques karchers trop gourmands de performances, tombèrent dans l'ornière de Shakeaspeare, et ne s'en remirent jamais. Les mots devinrent pour eux, subrepticement, la seule réalité, et toute sortes de délires venaient remplacer les perceptions ordinaires, et l'usage des sens. Néanmoins, au début de cette maladie, les humanoïdes qui en étaient frappés, écrivaient au moins un article ou un livret d'une valeur considérable, qui ouvraient des perspectives inédites, et c'est sans doute pour cette raison que les A.C.P ne furent jamais frappés d'interdiction. Puis le mal rongeait de l'intérieur, car le mental devenait incontrôlable, et partait dans toutes les directions, en abandonnant le sujet physique, qui se détruisait allègrement... Quelques karchers renommés, qui en furent les victimes, laissèrent derrière eux des œuvres monumentales, comme une esquisse d'une théorie générale des échanges douaniers, ou une ébauche d'un droit commercial universel, qui facilitèrent les relations entre les mondes. C'était néanmoins pitoyable de voir ces génies en fin de carrière diminués au point d'être internés, ou paralysés, à moins qu'ils ne fussent redevenus au stade mental d'un enfant de quatre ans, colérique et capricieux, pris en charge par une petite escouade spécialisée.


Stang haïssait violemment toute personne incapable de parler couramment trois ou quatre langues d'origine stellaire différente, comme si l'habileté mentale était un signe supérieur d'humanité. A part quelques rares personnes qui trouvaient grâce à ses yeux, en général de plus puissants que lui, il méprisait tout un chacun sans vergogne, et l'affichait toute honte bue. Il avait déclaré au cours d'une émission galactique qu'il voulait favoriser l'extermination des derniers peuples analphabètes ou illettrés de quelques mondes qui venaient juste d'entrer dans la Confédération, et dont le développement était faible. Je ne pus tolérer une telle extravagance, et comme il était certain qu'il ne pouvait être attaqué juridiquement pour cette déclaration, qui n'avait entraîné aucune procédure concrète jusqu'à présent, — puisqu'elle relevait de la liberté de penser, je décidai de l'inscrire à mon tableau de chasse.


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Une atmosphère spéciale s'abattit sur le Congrès. Les êtres les plus influents, les plus profonds, les plus extraordinaires de la galaxie étaient réunis. L'air était saturé d'une présence intelligente et informelle qui donnait beaucoup d'allure à ce qui allait se passer. Afin d'éviter des réponses convenues et préparées, l 'objet de la réunion avait été dissimulé, et chaque groupe s'attendait sans doute à autre chose. Quand le Président évoqua, graduellement, la menace du jeu parfait, les mutants solaires se mirent à rire dans leurs barbes, et dès que le débat fut lancé, ils prirent la parole. Vijratoueï se leva, prit à partie l'assemblée et déclara: "je croyais qu'on nous avait fait venir pour quelque chose de sérieux, et j'apprends que nous ne sommes là que pour contrer le jeu parfait. Je vous remercie de cette plaisanterie, nous n'aurons pas l'impudence de nous considérer nous-mêmes comme victimes de ce jeu à travers cette invitation obligatoire, mais nous aimerions quand même bien retourner chez nous."


le Président avait donné carte blanche à son sherpa, le grand stratège Toum Lasis Korp, qui ne se laissa pas démonter:
— C'est un grand honneur pour nous de recevoir des mutants solaires, et même si nous ne comprenons pas exactement ce qui vous arrive, ni comment vous voyez les choses, nous sommes certains que votre seule présence est bénéfique à tous, et il vous est donc demandé d'assister à toutes nos réunions, même de manière entièrement passive. Nous ne vous réclamerons aucun compte si vous désirez garder le silence jusqu'à la clôture, mais, je vous en conjure, restez avec nous.


Vijratoueï ajouta: "Dans ces conditions, nous sommes heureux d'assister à ce merveilleux spectacle et nous en tirerons certainement de l'intelligence et du plaisir". Le sherpa était heureux d'avoir marqué un point, mais quelques jeunes génies du conseil des quarante fit entendre sa réprobation. Une main se leva, et un Régulien se mit debout: " A propos de spectacle, la question est de savoir si le jeu parfait est un spectacle, auquel cas nous pouvons y assister de manière passive (il foudroya du regard plusieurs mutants solaires) en nous réjouissant des manœuvres subtiles qu'il exprime, ou si ce n'est pas un spectacle... Dans ce cas, qu'est-ce ? Le simple fait de se réunir pour prévenir sa propagation laisse entendre que le jeu parfait pourrait bien bénéficier dorénavant du statut de ( il posa un long silence)... Délit universel. Peut-on alors (il se tourna avec mépris vers les mutants solaires), considérer qu'un délit pratiqué ouvertement sur tous les mondes n'est qu'un spectacle à regarder de manière passive ?


Il laissa quelques secondes s'écouler en silence, puis un membre âgé de son groupe se leva, et dit d'une voie sépulcrale: nous devons trouver une solution. Un orage de responsabilités s'abattit sur l'assemblée, et quelques mutants solaires eurent du mal à respirer. La plupart se mirent en lotus pour pratiquer de la respiration consciente. Les quarante, butés, lançaient des regards perçants autour d'eux vers les deux autres groupes. Un maître des nombres se leva et déclara, " Pour nous, mathématiciens des principes, nous ne cherchons pas à éradiquer les effets avant de connaître les causes." Les mutants solaires applaudirent, se mirent à rire joyeusement, et clamèrent: continuez, continuez." Les quarante se sentirent bientôt cernés, isolés, et leur délégué partit dans un discours pour rattraper la situation, tandis que le Président se méfiait de la suite de l'ouverture, en jetant des regards matois à son sherpa.


— Nous sommes quarante intellectuels à avoir été choisis pour former ce conseil, aucun de nous n'a brigué son poste. Nous étions de parfaits chercheurs mais le Pouvoir nous a pris en otage, et nous l'acceptons. Que notre intelligence soit exploitée pour le bien de tous les peuples, nous n'avons rien contre ce projet. Nous acceptons notre situation. Quelques-uns parmi nous ont déposé des brevets qui changent le cours des choses. Nous sommes déjà l'avenir. Mais nous ne sommes pas pour autant omnipotents ni omniscients. (Regard narquois en direction des Végans)... Nous savons pourquoi nous sommes là, prisonniers... L'analyseur de rencontres, qui provient de notre initiative, n'a pas donné les résultats escomptés depuis les trente ans standard qu'il est distribué par le Monopole de salut public. Cependant, il est dissuasif, et sans lui, la situation serait sans doute encore bien pire... Nous voulons bien admettre que nous avons échoué. Si les mutants de Vega refusent de coopérer, c'est donc au tour des maîtres de l'algèbre de trouver une solution... (Silence) La nôtre s'est avérée insuffisante, et nous ne voulons pas prendre le risque d'induire en erreur à nouveau la Confédération avec une nouvelle initiative...


Des ricanements discrets envahirent l'espace, partagés par les deux autres groupes. Le Président sentait le fiasco arriver, et décida d'intervenir.


— Nous devons trouver une solution pour que les humanoïdes de toutes les races connues cessent d'avoir envie de se rouler dans la farine les uns les autres... En attendant des extragalactiques sous formes d'araignées géantes ou de scorpions télépathes, qui nous permettraient de resserrer nos rangs, nous sommes confrontés à l'effritement de la mentalité humanoïde, qui régresse allègrement vers la religion des racines contingentes. C'est dangereux. Une solution s'impose, Est-ce clair ? Il tapa du poing sur son lutrin. Personne ne sortira d'ici avant qu'un catalogue d'au moins cent propositions ne voie le jour, après sélection démocratique. Aucun groupe n'est soumis à un quota. Une distribution gratuite d'épice est prévue à chaque pose. Formez immédiatement des radicelles dialectiques. Je veux voir des groupes de trois se former, un maître des nombres, un mutant solaire, un chargé de prospective du conseil des quarante. Amusez-vous ou bouffez-vous le nez, peu importe. Profitez de la situation pour vous connaître. J'en ai assez de vos enfantillages. Des box numérisés sont à votre disposition dans les salles voisines, avec enregistreurs vidéos et programmeurs d'élite rapides et dociles.


Toum Lasis conclut d'une voix de stentor: le destin des univers est entre vos mains, messieurs les meilleurs. Soyez digne de la confiance qui vous est octroyée.




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Humilier Stang consistait en un beau projet, et je me sentais un guerrier, tout en conservant ma désinvolture, qui en avait déjà exaspéré plus d'un. Cet homme à qui tout avait réussi au point de croire qu'il avait virtuellement pouvoir de vie et de mort sur des aborigènes, méritait une leçon qui le laisserait knock-out debout. Je me renseignai donc sur ce qu'il faisait de sa vie quand il ne traduisait pas, mais je ne trouvai pas grand chose. En revanche, un détail attira mon attention. Il ne figurait dans aucun club très select de la Confédération, pas même à l'Universal Unik, qui réunissait toutes les races à partir de la qualité de leur pouvoir d'achat. La cotisation annuelle était mirobolante, mais permettait de rencontrer d'autres hyperfortunes, pour partager des jeux d'argent dignes de ce nom, entrevoir des affaires, ou des mariages de consolidation. Je fus également étonné de constater qu'aucune médaille d'aucune sorte ne lui avait été attribuée, même pas la palme des facilitateurs, décernée sur Vega, qu'obtiennent normalement tous ceux qui favorisent les échanges entre les mondes habités, et qui est une véritable institution depuis près de deux siècles aujourd'hui. Je décidai donc d'employer un hacker à temps complet. Je devais absolument savoir si ce karcher de malheur refusait les distinctions, ou si, pour une cause inconnue, nul ne voulait lui en remettre. Je payai rubis sur l'ongle mon étudiant doué en transferts numériques, qui fut très zélé. Il avait besoin d'argent, et moi d'informations. Heureusement, Stang possédait bien un serveur multi-mondes, comme tous les puissants, et sa base de données avait été dupliquée sur Ichkiel, ce qui était un signe plus qu'encourageant. Mon complice passa des nuits blanches à pénétrer toutes sortes de sites, mais certains résistaient bel et bien. Il se fit fort de se procurer le dernier décodeur qui ouvrirait les données protégées les plus récalcitrantes, même celles caractérisées par des mots de passe en abîme, à permutation horaire.


Comme toujours sur toutes les planètes, tout s'achète et tout se vend, il suffisait d'y mettre le prix. Une fois de plus, je me félicitai de ma naissance privilégiée, et de mon compte en banque en carrédors. Il ferait venir le césame par package transluminique de Régulus, qui dominait la galaxie en nanotechnologie. Evidemment, cela me coûterait les yeux de la tête, et je devrais attendre trois mois, mais j'avais un compte à régler avec l'immense karcher. J'avais un karma avec lui, aurait dit un mutant solaire de Vega, parmi lesquels je comptais quelques connaissances que je considérai comme mes maîtres.


Bref, l'ouvre-boîte arriva sous forme d'un carré noir très brillant, peut-être du pur Savitrum, avec quatre écrans. Mon employé prétendit que le monstre travaillait avec des cristaux liquides de mercure à masse nulle, qui pouvait processer à des vitesses inimaginables. Chaque côté était de la taille d'un paquet de cigarettes, et quand je me remémorai la facture, j'en déduisis que la petite chose fouineuse valait trente fois plus chère que les diamants de Cassiopée, les plus réputés de tous. Je n'avais jamais possédé d'objet de valeur, et si l'on m'avait prédit que le premier serait un dévérrouilleur de centième génération, j'aurais ri au nez du devin. La vie change tous les jours, pour qui ne prend pas le temps pour son majordome obséquieux. "Il fournit la réponse avant que la question ne soit formulée", plaisanta Garten, que je soupçonnai de vouloir utiliser l'appareil pour son propre compte... D'infimes filaments de couleur parcouraient ses quatre faces de monitor, au moins une trentaine de teintes, bien différenciées les unes des autres, dont l'écart vibratoire devait sans doute suivre une loi d'optique dérivée du principe de Coriolis, et rien qu'à la regarder, la petite machine envoûtait, et semblait vouloir défier votre intelligence, comme si elle murmurait : "tu vois moi aussi je suis intelligente... ". Cela faisait un très drôle d'effet. Celui d'être observé depuis partout et nulle part. Mon ordinateur de dernière génération sembla éprouver un orgasme quand il lui fut relié, tous ses menus étant reconfigurés en quelques secondes, avec des sons divers qui imitaient un crescendo d'opéra. Pour fêter ça, je nous achetai un peu d'épice au marché noir, car Garten avait déjà épuisé la dose gratuite à laquelle j'avais droit, d'ailleurs infime, en tant que médaillé de l'étoile unique.


Il travailla deux jours, puis revint triomphal, et me demanda une prime assez correcte. Avec une joie aussi sincère que puérile, il me brandit un listing de quatre pages. C'était toutes les demandes de candidature de Stang pour obtenir quelque chose d'honorifique, une titularisation honoris causa d'une université intermondiale, ou une distinction officielle quelconque. Cela s'étalait sur une trentaine d'années. Etant donné le personnel qu'il employait, nous ne trouvâmes pas étonnant, le lendemain, de trouver le dossier qui contenait tous les refus concernant ses nombreuses prétentions. Je l'épluchai avec amour, afin de trouver ce qui lui aurait tenu le plus à cœur, et qu'il avait échoué. Enfin, je tombai sur un trésor:


Cher monsieur, nous constatons que vous avez passé outre notre avis, qui vous informait que nous ne retenions pas votre candidature. Vous avez exercé différentes pressions depuis pour nous faire revenir sur notre décision. Néanmoins, comme nous ne pouvons pas fournir la preuve que vous ayez réellement été informé, cette nouvelle ayant eu une chance statistique de se perdre dans le réseau, votre accusé de réception ayant pu être quant à lui envoyé par erreur, nous n'engageons aucune poursuite contre vous. En revanche, nous vous apprenons la destitution de Karlim Montong, qui soutenait avec insistance votre intention de figurer dans l'équipe des sherpas présidentiels. Toute nouvelle démarche de votre part pour renouveler votre candidature, d'une manière ou d'une autre, à travers une recommandation subjective ou un dossier administratif, sera donc considérée comme une tentative de corruption et impliquera des poursuites judiciaires, ainsi que la mention "persona non grata" sur les fiches de recensement de Galapolis.


Si vous voulez des détails sur les allégations de Karlim Montong, destitué pour abus de prérogatives, concernant vos rencontres, vous pourrez les obtenir en nous envoyant un timbre fiscal de trois cents carrédors, par câble aérien, au greffe intérieur de la Présidence.


Veuillez recevoir, votre honorable, nos plus profonds regrets pour cet incident.


Au nom de l'Empereur-Président,
Ashtoum Banakar Mo.
Chef de cabinet


Je relus avec délectation cette annonce, en me mettant à la place de Stang, qui devait fulminer quand il en prit acte. Ainsi le grand linguiste, que les plus puissants suppliaient pour qu'il supervise un contrat interstellaire, rêvait-il d'autre chose, d'un pouvoir encore plus grand que le sien,


celui d'influencer le chef de tous les mondes...


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Le premier soir, nous fîmes le bilan en groupe. Les hélices n'avaient presque rien donné, sauf trois ou quatre qui voulurent rester semblables. Les autres permutèrent leurs places, pour créer de nouveaux groupes de trois. Nous savions que les affinités personnelles jouaient un grand rôle dans les créations de groupe, aussi les permutations furent-elles bien accueillies. Le lendemain, il n'y avait en tout et pour tout que six combinaisons qui étaient satisfaites du travail en commun, et les permutations continuèrent. Le troisième jour, deux nouveaux groupes voulaient continuer à travailler ensemble. Le sherpa du président garda les huit radicelles dialectiques, et donna quartier libre aux autres, pour créer des groupes entièrement subjectifs, comptant parfois plusieurs représentants du même club. Un représentant de chaque organisme devait commencer à donner un commentaire, en quelques lignes, en fin d'après-midi, et nous avons donc écouté les allégations suivantes:
— Au nom des mutants solaires, moi qui m'appelle Tardek Cavalessel de Boom, déclare que le jeu parfait permet aux survivances dynamiques les plus ancestrales de se manifester dans un cadre presque convenu. Nous redoutons qu'une pression forte pour les faire cesser aboutisse à un apaisement factice, peut-être pendant deux ou trois générations seulement, qui ne fera que réveiller plus violemment la haine latente entre humanoïdes de souche différente, à l'occasion d'un conflit amené un jour ou l'autre, statistiquement, par les forces entropiques.


-— Chargé par mon conseil, moi, Elody Notish Maw, déclare que les maîtres de l'algèbre continueront sans relâche à chercher une manière de faire diminuer thuriféraires et pratiquants du jeu parfait, sur tous les mondes. Nous nous engageons déjà à déterminer un ordre qui permettrait de dissuader certains de pratiquer le jeu. En rendant obligatoire une cible donnée pour chaque race, nous nous faisons fort de compliquer le problème. Chaque souche devrait nécessairement s'attaquer à plus fort qu'elle. Si nous forçons chaque monde à ne s'attaquer qu'à plus fort que lui, le jeu perdra de son attrait. En analysant l'histoire des mondes civilisés, nous devrions pouvoir déterminer rapidement le catalogue de l'adversaire obligatoire pour chaque type de mental humanoïde. Nous savons déjà que les Vegans seront au sommet de l'échelle, et qu'aucune planète n'aura le droit d'attaquer Ichkiel. Pour les trente dernières, nous nécessitons du temps pour départager leur force respective. Des amendes très lourdes seraient réservées à ceux qui enfreindraient la loi, et choisiraient des cibles autres que celles rendues obligatoires par décret universel.


— Au nom du conseil des quarante, moi Harloop Vivekar Stromb, physicien, déclare que notre groupe cherche des moyens de substitution au jeu parfait. Il partage avec les mutants solaires l'idée que c'est une survivance dynamique très profonde qui a permis le développement de cette mode. Nous pensons pouvoir trouver d'autres modes de canalisation pour cette pulsion primitive. Un jeu galactique où toutes les races s'affronteraient par équipes, et où la mort pourrait être donné à l'intérieur de règles précises, permettrait un transfert de la compulsion de la haine de l'étranger, qui nourrit depuis un siècle et demi la coutume du jeu parfait. Le succès du football aérien laisse présager qu'un jeu intense de ce type, pourrait apaiser les démons des survivances dynamiques les plus brutales, qui aiment projeter mépris et haine sur les extra-terrestres, de quelque origine que l'on soit soi-même. Les Végans, qui sont les seuls à s'être délivrés de l'aspect négatif de cette compulsion, doivent montrer aux autres races le chemin de l'amour entre intelligences nées sur des mondes différents.


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Je m'appelle Arakond Nonal Klax, et je suis un ami de l'auteur. Il a pensé que mon intervention servirait l'image du livre, et j'ai décidé de témoigner. Pendant des années, un de mes seuls plaisirs était de fumer du kif du désert chaque premier dimanche du mois, et de repérer les dernières manipulations du jeu parfait. Je me souviendrai toujours de celles qui ont manqué de me faire mourir de rire, aussi je vous les livre. L'éditeur sera content, et vous aussi, lecteurs, j'en suis convaincu.


Monsieur V a payé monsieur W l'équivalent de cent mille carrédors pour un nouveau modèle de cuve cryogénique. Il a reçu un simple congélateur aux dimensions de son cercueil, avec une notice des plus laconiques. "Une fois mort, faites vous déposer dans l'appareil, et vérifiez que vos narines et votre bouche resteront hermétiquement closes. Puis mettez l'interrupteur en marche. Nous déclinons toute responsabilité concernant l'échec de votre résurrection en cas de panne de courant."


Monsieur C et monsieur D ont échangé un séjour, l'un devant résider dans l'appartement de l'autre. Monsieur C a bien profité du logement de monsieur D. Monsieur D, arrivé sur la planète de C, a été accueilli par une équipe médicale. Elle possédait un bordereau sur lequel il avait prétendument signé la demande d'ablation d'un rein. Il eut toutes les peines du monde à échapper à l'opération. Son organe était qui plus est, déjà vendu, et il dut rembourser la somme correspondante pour ne pas finir sur le billard. Il put rentrer chez lui, ruiné, mais sain et sauf, pour préparer une revanche qui le renflouerait, sur un membre expatrié de la race de son prédateur...


Monsieur X, qui boîte et marche avec une canne, a acheté un studio à monsieur Z, en se félicitant de sa bonne affaire. Arrivé sur la planète du vendeur, son achat était situé dans une cité universitaire, réservée aux futurs professeurs d'éducation physique. Son logement était au huitième étage sans ascenseur...


Madame G ne tiqua pas, quand son robot à commande vocale fut livré une heure seulement avant son départ en vacances. Madame H lui en avait tellement parlé en bien qu'elle décida d'accepter d'en hériter au départ de sa propriétaire, de retour sur sa planète natale, qui était devenue sa "chère amie". La machine refusa tout ordre avant de s'être appropriée tous les codes et mots de passe de la domotique. Dès qu'il fut seul, l'humanoïde se débarrassa de son armure et de son vocoder, pénétra le saint des saints, et partit avec plusieurs toiles de maîtres inestimables.


Prenez-en de la graine. Bon d'accord, moi-même j'ai remporté le prix d'élégance décerné tous les quatre ans sous le manteau par le club Universel Unik, qui m'a gratifié de sa carte de membre, gratuitement, pendant un an.


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Non, je n'ai pas besoin de distraction, mais j'avoue être surmené. Je me verrais bien tirer au laser, confortablement installé dans un hélico quantique, des spécimens d'hommes sauvages. Leur masse d'inertie mentale freine l'évolution des mondes habités. Ce serait un sport de luxe, le safari ethnique, réglementé. Il faudrait payer une taxe exorbitante par tête, et cet argent servirait à construire des écoles dans des régions moins reculées. Oui, des animaux peuvent être confondus avec des humanoïdes. Est-on vraiment digne de porter le titre d'humain, quand on a pour tout vocabulaire quatre cents mots seulement ? Non. Ce mental est si faible qu'il est purement mécanique. N'importe quel robot domestique régulien est plus intelligent qu'un aborigène des marécages de Stillat. Il faut trancher. Ou bien nous abandonnons les machines pensantes, ou bien nous exterminons les tribus primitives, de quelque monde qu'elles soient originaires. La matière mentale n'est pas exponentiellement élastique. Les primitifs retiennent une partie de notre potentiel... Ou encore, nous les parquons toutes au même endroit, et ouvrons un musée vivant, mais la situation ne saurait durer. Certains hominidés incarnent le passé à un tel point, qu'ils paralysent une partie de l'avenir. Il faut s'en débarrasser, ou les éduquer de force dans des zoos, où nous les contraindrons à lire et à écrire s'ils veulent survivre... Les réfractaires seront supprimés sans douleur, ils auront choisi, avec leur peu de moyens, l'issue qui leur conviendra. On ne pourra leur enlever leur peu de liberté, et ceux qui préféreront mourir que d'apprendre, verront leur choix respecté. Nous consentirons même à ce que des rites funéraires accompagnent leur décision, et les leurs pourront conserver leur mémoire. Ils seront piqués par des vétérinaires compétents, sous anesthésie. Nos démocraties n'auront pas à rougir d'entreprendre ces mesures de salut public. Des règles parfaites donnent de la valeur ajoutée à n'importe quelle procédure, aussi risquée ou aléatoire qu'elle paraisse en son origine.


Stang Varkan Koz, dans l'émission "à cœur ouvert", Transdistance productions.








Garten se présenta un matin tout excité, et eut le culot de me demander une nouvelle prime. "Quand vous saurez pourquoi, vous me féliciterez " me dit-il, tout enjoué. Il sifflota tout en manipulant le petit carré, qui, déconnecté, conservait en mémoire les derniers éléments, et les présentait sous différentes perspectives selon la face d'écran utilisée. C'était pratique. Je le vis manipuler la petite machine sous tous les angles, puis il s'arrêta sur un écran où des graphiques bougeaient en permanence. "Vous ne me croirez sans doute pas, mais peu importe. J'ai trouvé une astuce pour pénétrer n'importe où, y laisser des traces, et repartir sans qu'on puisse remonter jusqu'à nous. On trouvera l'effraction, il ne faut pas trop en demander quand même, mais j'ai trouvé le moyen de brouiller les pistes." Je ne pus le croire sur paroles, et prétendis que si le destinataire piraté possédait le même ouvre-boites, il se ferait fort de retrouver l'intrus, mais mon protégé, tout en absorbant une petite dose d'épice, nia formellement que ce serait possible. Je lui demandai de m'en fournir la preuve, ce qui nécessita l'achat d'un nouvel ordinateur, qui devait être différent de celui d'où partirait la tentative d'effraction. Il exigea un modèle de marque régulienne, et sans doute la meilleure, quand il m'annonça le prix. Pour la première fois de ma vie, je me sentis démuni, et tout près d'avoir à demander un crédit. Mais je voulais rouler dans la farine Stang, et détruire son ego, quitte à me rendre compte qu'il ne resterait plus grand chose derrière si j'y parvenais. Le nouvel ordinateur, comme le petit cube, respirait l'intelligence, et je me sentis mal à l'aise dès qu'il fut branché. Cela faisait des lustres que j'utilisais le même, et j'avais manqué les dernières générations. Il me semblait qu'il y avait de la vie dans la machine, et Garten approuva: " Oui, probablement, des cellules nerveuses interfacées avec des conducteurs à masse nulle, du mercure dégravité, ou de l'élecriticité froide, oui, ça vit là-dedans, ça pense un peu, ces réguliens sont incroyables, mais on ne saura jamais... Si l'on ouvre sous le capot, le processeur s'arrête, explose, et on ne retrouve pas la composition de la carte-mère... " Bref, pendant trois jours, je m'amusai à vérifier que les différentes intrusions, qui laissaient des messages clairs de plusieurs lignes, ne pouvaient pas être remontées, même avec l'aide du dévérrouilleur dernier cri. La petite machine pouvait bien venir à bout de n'importe quelle fermeture, même des codes à cent chiffres à permutations irrégulière, mais ce n'était pas vraiment son boulot de faire autre chose, quant aux traceurs proprement dit, Garten me persuada qu'ils se perdraient dans les réseaux, même les meilleurs appareils, car il avait trouvé le moyen de produire des boucles dans les transferts, ce qui obligerait les renifleurs les plus habiles à tourner en rond... Le temps de retrouver le chemin, de boucle vaincue en boucle vaincue, Stang et moi-même serions enterrés. Je n'avais pas choisi mon hacker au hasard, j'étais parvenu à l'extirper provisoirement du conseil des quarante. C'était un génie à l'état brut, Pégasien d'origine. Il changeait en permanence les règles de notre contrat, mais ce n'était pas de la malveillance ni de l'opportunisme. Il fonctionnait dans une sorte de présent qui ne s'appuyait pas sur le passé, et qui voulait déjà être de l'avenir. La tête me tournait si je restais plus d'une heure à parler avec lui.


Ce cube était d'une beauté déconcertante, le noir du savitrum était si brillant que sous certains angles, il semblait du vif-argent, et éblouissait. Et les quatre faces en cristaux liquides s'ornaient de couleurs si bien proportionnées entre elles, et dessinant de si belles figures pour symboliser les opérations en cours, que je me demandai si je n'allais pas conserver l'objet juste pour m'aider à m'endormir, les soirs où les deux lunes d'Ishkiel se croiseraient dans le ciel mauve de ma planète d'élection, privant de sommeil tous les êtres réceptifs, et les plongeant parfois dans de drôles d'inspirations imaginatives.


Considérant qu'il m'avait soufflé la suite de l'opération, Garten me réclama sa seconde prime, mais je lui rappelai que ses heures étaient vraiment bien payées, et nous coupâmes la poire en deux. Il trouva cela juste, en se défendant tant bien que mal, n'ayant jamais su évaluer la valeur de l'argent, dixit. Bref, la suite coulait de source. Nous prîmes encore différentes précautions en utilisant des relais transluminiques qui colportèrent notre message autour de la galaxie en transitant par une douzaine de mondes, à partir d'un serveur anonyme, brouillant les pistes à chaque station, puis nous fîmes parvenir à la Présidence galactique trois ou quatre courriers signés Stang, et que Garten avait, ce qui justifiait sa prime, fait partir de l'ordinateur de ce dernier...


La première lettre niait tout contact avec l'employé ministériel qu'il avait corrompu, la seconde réclamait un entretien particulier avec l'empereur lui-même, la troisième menaçait d'attaquer l'ordre des sherpas pour discrimination devant la Cour neutre d'Aldébaran, la quatrième voulait soumettre à l'autorité centrale l'approbation d'un congrès visant à recenser tous les représentants des dernières tribus aborigènes des mondes confédérés...


"Maintenant, cher ami, si vous n'en avez plus l'utilité, je vous conseille de revendre l'ouvre-boîte, me conseilla le Pégasien après avoir accompli la dernière manœuvre... Nous l'avons utilisé trois semaines, il venait d'être conçu quand nous l'avons acheté, il a voyagé trois mois standard. Il est presque obsolète, cinq ou six modèles ont déjà dû le remplacer... Il ne vaut pratiquement plus un clou... "


Presque toute ma fortune était passée dans l'opération, mais qu'importe, c'était de l'argent bien utilisé... Comme si j'étais connecté à mes amis de Vegan, les quelques mutants solaires que j'avais fréquentés et appréciés, je sus que j'étais un guerrier à mes moments perdus, qui savait se battre, et des images se manifestèrent. Avec cette subtilité informelle, comme les séquences des souvenirs... Les Karvojaques de Stellium Neuf, avec leurs yeux pleins d'innocence, leur langage chantant, leur sourire désarmant, seraient sauvés pour une ou deux générations supplémentaires. Les Tordonkils de Fomalhaut, frustes, mais possédant une gamme de chants extraordinaires, dont certains thérapeutiques, ne seraient pas éradiqués tout de suite, les Molotirs de Pégase IV, qu'on avait eu le culot d'embrigader dans quelques cirques survivants, et qui étaient des acrobates incomparables, pourraient encore vivre quelques décennies dans leurs arbres immenses, loin de toute civilisation. Je me sentis relié au groupe des mutants solaires, et une belle énergie s'abattit sur mon corps, comme pour m'aider à continuer mon combat.


Stang Varkan Kos serait bientôt grillé partout, et la graine du safari ethnique qu'il commençait à mettre en place dans la jungle de Stellium, ne pourrait pousser davantage. Ses complices le désavoueraient quand il chuterait, il suffisait d'attendre... Garten avait trouvé la trace de l'emplacement de l'entreprise "safari ethnique", ainsi que ses tarifs, dans un dossier si bien verrouillé qu'il avait fait suer le petit cube génial toute une nuit. Le karcher y était répertorié comme client. Bientôt, la presse recevrait le dossier de la chasse à l'homme primitif, et de ses prestations, des journalistes iraient sur place filmer les hélicos de guerre silencieux reconvertis en plateformes de tir pour génocides privés...


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C'est encore moi, Martong le coordonateur. La création d'une cour de Justice indépendante de tous les régimes, y compris du Gouvernement galactique, a été un des tournants de l'Histoire de la Confédération. Il a fallu plus d'un siècle standard pour la mettre en place, étant donné que ce contre-pouvoir était par définition convoité par tous. Trouver des magistrats incorruptibles posait déjà un problème de fond, mais il n'était pas insoluble. Le plus difficile à établir était la nature des requêtes, et comme il fut impossible de se mettre d'accord sur ce point, le tribunal d'Aldébaran devint une sorte de cour de cassation, qui choisissait ou non de reprendre des dossiers traités sur les autres mondes habités. Il ne pouvait s'agir, naturellement, que de cas particulièrement litigieux, ou difficiles à traiter, mais toutes sortes d'affaires y étaient débattues, souvent d'ailleurs les plus scandaleuses, qui embarrassaient les gouvernements quel que fût le verdict prononcé. Etant donné que l'auteur principal de ce livre l'a mentionnée, et que cet ouvrage est destiné à paraître sur tous les mondes, informer sur cette Cour fait partie de l'ensemble du projet, puisqu'elle possède à son actif quelques jugements réellement justes, c'est à dire éthiques, droits, généreux, rendus sans considération de fortune, de notoriété, ce qui n'est pas toujours la cas. Le fait que la magistrature favorise de manière naturelle les classes dominantes a été vérifié partout, et les anthropologues sont divisés sur les causes, mais unanimes sur le fait lui-même.


Aldébaran échappe à la règle, ce tribunal donne à l'ensemble de la Confédération une sorte de légitimité, d'unité, d'homogénéité rassurantes, et il est clair que si le souci de la vérité disparaissait de cet organisme, cela signifierait le déclin de la civilisation galactique toute entière. C'est là que les plus fameux instigateurs du jeu parfait ont été acquittés au début de cette mode, s'il n'avaient causé d'autre préjudice à leurs victimes que celui d'écorner leur image. Le cas s'était produit plusieurs fois où de richissimes personnes avaient été ridiculisées par un extraterrestre, qui avait eu raison de leur réputation. Dans tous les cas de figure où les soi-disant victimes dissimulaient des actes délictueux, et Dieu sait si en triant entre les rumeurs, il était facile de trouver des malversations sexuelles ou financières, ou des abus de pouvoir, elles repartaient la tête basse, et non seulement elles n'avaient pas obtenu gain de cause, mais risquaient de repartir chez elles montrées du doigt, ou sous de nouveaux chefs d'accusation, véniels certes, mais qui attestaient que le pouvoir de l'argent n'achetait pas tout. Car c'est une plaie sur tous les mondes habités de voir à quel point les pouvoirs en place ferment les yeux sur les actions des tout-puissants, comme s'ils étaient au-dessus des lois. Certes, Vega, Ishkiel, Fomalhaut et sans doute deux ou trois autres civilisations sont naturellement plus justes, mais cela ne représente qu'un septième des mondes habités, dont nul ne sait s'ils entraîneront dans leur sillage les autres à pratiquer une vraie justice.


Bref, pour ceux qui l'ignorent encore, avant de retracer le procès de Stang Vartong Kos, qui justifiait également que nous présentassions la Cour neutre, il faut retracer l'historique de la première affaire, qui fit couler beaucoup d'encre, mais que seuls les galactéens ont pu suivre de près, puisque, comme toujours, ils sont à la pointe de ce qui se dit et se pense dans la galaxie. L'empereur le plus puissant du système avait un fils extraordinaire, élevé dans le culte de l'ego, sous prétexte qu'un jour il devrait diriger six planètes, ce qui constituait une sorte de petite confédération indépendante, à cela près que les cinq mondes satellites étaient plutôt soumis au pouvoir central qu'autre chose. Mais là n'est pas la question. L'empereur représentait ses six mondes et adhérait au pouvoir central. Son ambassade était puissante, quasi guerrière, et Galapolis intervenait peu dans ce conglomérat. L'héritier, Arkon de Santys Junior, avait dès son plus jeune âge développé des capacités physiques hors du commun. Rien ne l'intéressait vraiment en dehors des sports, des arts martiaux, et des échecs, où il ne jouait que pour gagner, sans aucun égard pour les règles du jeu. Il battait facilement des joueurs plus forts que lui en les empêchant de se concentrer. Des champions perdaient, ne comprenant pas comment ils avaient pu laisser traîner une pièce importante, que le prince s'appropriait sans tricher. Le prince ne pensait qu'à une seule chose, réussir, gagner, vaincre, obtenir, soumettre. Accumulant les défaites amoureuses, plus aucune courtisane ne consentant à subir son autorité, il ne se consacra, dès l'âge de dix-huit ans, qu'à la perfection physique. Il ne pouvait fréquenter que des adolescents aussi durs et pervers que lui, soit les complices de toutes ses frasques, et c'était en général d'autres princes, ou des fils de dynasties millénaires.


La présidente du tribunal, une Vegane d'une grande distinction, n'y alla pas par quatre chemins, dès que l'accusé se présenta à la barre.


— Arkon de Santys, vous êtes accusé d'avoir délibérément provoqué un tsunami, qui a fait deux cent mille morts indigènes, sur le monde couramment nommé la planète bleue, à la périphérie de la Confédération. Est-ce exact ?


L'accusé regarda avec mépris toute l'assistance, fit jouer ses muscles parfaits, envoya quelques clins d'oeil aux jolies femmes dispersées dans l'immense jury (trois cents personnes triées sur le volet, représentant équitablement toutes les races), et affirma sans honte:


— Oui, votre honneur, je l'ai fait.
Vous revendiquez donc cet acte, reprit la Végane.
— Je ne suis pas un lâche, parvint à murmurer, avec une certaine dignité, le prince.
— Peut-on savoir à la suite de quoi vous avez cru bon d'attaquer au laser noir les plaques tectoniques pour qu'elles se chevauchent entre elles ?
— Mais certainement votre honneur. C'est à la suite d'un pari que j'ai pris la décision de déclencher ce raz-de-marée.
— Et quel était ce pari ?
— Le prince Bal Molsibar de Tune m'avait défié de surfer la vague, votre honneur.
— Et alors ?
— Et alors, il a perdu votre honneur. Mon hélico quantique m'a déposé sur la déferlante, et j'ai surfé pendant six kilomètres une vague de trente-cinq mètres de haut, puis j'ai abandonné, et suis remonté dans l'hélico, qui a filmé la performance.
— je suppose que vous êtes fier de cet exploit, Arkon?
— Naturellement, votre honneur, d'autant que Bal Molsibar de Tune a dû me céder une province entière de son royaume, que son père lui avait déjà assignée.
— Nous verrons les documents plus tard. Mais dites-moi, votre Altesse, puisque c'est ainsi que je dois vous appeler, saviez-vous que le tsunami allait tuer des centaines de milliers de... comment les appelle-t-on déjà; oui, des centaines de milliers de terriens ?
— Naturellement votre honneur, mais je ne vois pas de quoi je peux être accusé, étant donné que la planète bleue n'a aucune existence légale. Elle ne fait pas partie de la Confédération...


Il éclata de rire, comme à une plaisanterie irrésistible:


— Je ne vois pas comment j'aurais pu tuer des humanoïdes qui... n'existent pas!


La végane resta bouche bée un moment, et un des avocats du prince en profita pour s'affirmer, et lancer:
— Les hommes n'ont aucune existence juridique. Mon client n'a supprimé personne !
— La terre, cette planète bleue, est hors de notre juridiction, jura avec violence un second avocat, tandis qu'Arkon continuait à pavoiser, comme s'il jouissait du spectacle. Le jury était consterné. Mais comme aucun contact officiel n'avait été établi avec les terriens, en effet, l'acte d'accusation risquait bien d'être caduc... Le procureur demanda une suspension de séance jusqu'au lendemain. L'assemblée se retira en silence, abasourdie, digne, hésitante, prise au dépourvu.


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Je suis désolé, mes amis, un itinéraire n'a rien à voir avec un trajet, qui n'est pas vraiment l'équivalent d'un parcours, qui n'est pas non plus un chemin. Cessez de mélanger l'abstrait et le concret si vous voulez que la Mère des Mondes se penche sur vous. Des milliers d'itinéraires mènent au même endroit. Mais quand vous prenez un chemin, à la moindre erreur vous manquez la destination. Ceux qui croient aux itinéraires s'imaginent qu'ils peuvent gagner n'importe comment l'Un, ceux qui croient aux chemins marchent avec circonspection, et jettent les cartes topographiques. Elles sont fallacieuses, elles sont trompeuses. La route a changé de place depuis qu'elles ont été tracées, les cartes de la Voie. Ne vous fiez pas à des images. Les plans ne sont pas la maison, les doctrines ne sont pas des routes. Mais l'Un a joué au petit Poucet, et vous ne pouvez pas vous perdre. Il vous guide même dans vos égarements si Lui seul vous intéresse. Il vous détourne, même sur le bon parcours, si vous voulez Le soumettre. Déchirez vos représentations.


Vijratoueï, maître solaire de Vega.


Oui, j'ai été convaincu par l'éditeur d'ajouter mon grain de sel aux Mémoires de l'Amiral. L'équipe des éditions Multimondes m'a retrouvé plus de trente ans après mon rôle actif dans le complot qu'il avait ourdi contre le karcher Kos. Et comme d'autre part, quelques années avant, j'avais participé au congrès des trois clubs sur le jeu parfait, puisque je faisais déjà partie du conseil des quarante, voilà deux raisons suffisantes pour écrire ces lignes. L'éditeur en personne m'a expliqué que ce livre serait traduit en quelques trois cents langues réparties sur plus de vingt mondes différents, et qu'il devait donc avoir un certain profil de "compatibilité générale" avec l'esprit humanoïde, en tant que tel, hors particularismes... Faisant mine de ne pas comprendre, l'éditeur m'a proposé des droits d'auteur au pro rata de ma participation, pour me convaincre. En fait, m'intéresser n'expliquait pas pourquoi il tenait tant à mon témoignage, et après quelques détours, il m'affirma que la plupart des races n'aimaient pas s'en laisser compter par les autres souches mentales, et que mon récit donnerait de la consistance aux dires de notre cher auteur principal. J'ai en effet fait carrière au Conseil des quarante, dont je suis aujourd'hui le président, à titre honorifique, étant devenu l'un des plus anciens. Je suis finalement plus connu que l'Amiral lui-même, j'ai mes entrées à l'Universal Unik, je suis mentionné dans le bottin galactique comme inventeur. Je ne profite sans doute pas assez de mes divers privilèges de haute caste, mais que voulez-vous, je compare les langages des dauphins de différents mondes dans l'espoir d'y trouver des structures identiques, et ce travail inutile m'accapare beaucoup.


Je suis bien Garten Moloujek Tarkan, le hacker de Joko Banistar Narak, l'auteur principal de ce livre.


C'est moi qui ai piégé Kos.


D'abord, ne vous inquiétez pas pour moi, lecteurs des mondes lointains. Stang Vartong Kos a finalement été condamné pour crime contre l'humanité, et cette sanction a aboli toutes ses plaintes et requêtes à l'encontre des contrefacteurs de sa signature. C'est donc en toute impunité que je me vante d'avoir percé six coffres-forts numériques, grâce au cube en Savitrum que Joko avait acheté, sur mon conseil. Des hackers moyens seraient sans doute venus à bout des deux premiers dossiers verrouillés, qui ne contenaient rien de compromettant, mais plus je pénétrai, plus je trouvai chaque fois une fermeture résistante. Le troisième coffre de données était déjà quasi impénétrable et contenait des chiffres, factures aux clients, bénéfices sur sociétés etc. Je notai en passant que Kos était vertigineusement riche, et m'attaquai au quatrième coffre, qui contenait des documents confidentiels appartenant à ses clients. Puis je tombai sur une cinquième serrure qui faillit résister, et je me décourageai, en pensant toute la nuit qu'elle resterait invulnérable, le cube semblant hésiter à enchaîner les opérations nécessaires. Mais au matin, la fermeture sauta, et c'est là où nous découvrîmes les menaces du chef de cabinet. L'amiral apprécia ce trophée, mais par acquit de conscience, je continuai à vouloir ouvrir ce qui restait d'inaccessible. Un sixième coffre-fort résista plus d'une journée, ce qui n'a rien d'étonnant, son code à 124 chiffres permutait sans arrêt, et mon cube devait donc attendre la nanoseconde où ils seraient tous alignés dans le bon ordre pour frapper et immobiliser le mouvement. J'ai remarqué que l'Amiral avait omis de préciser le prix de cet ouvre-boîte, et je ferai la même chose. Sachez que ce minuscule objet valait vraiment une immense fortune, incalculable, sauf en carrédors peut-être, et qu'il était néanmoins fabriqué en petite série, et exporté sur tous les mondes habités. Les humanoïdes, toutes races confondues, ont donc plein de choses à cacher, des trésors d'informations explosives, les petits cachottiers, et plus ils les cachent, plus leurs secrets ont de prix, et plus on veut savoir ce qu'ils dissimulent.


Enfin, mes chers lecteurs qui lisez ce passage en plus de trois cents idiomes, sachez que l'ouverture du sixième sceau m'a rempli de joie: j'y trouvai la facture faramineuse d'une compagnie intitulée "safari ethnique", et en triturant autour, je trouvai un lien dissimulé avec une galerie. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir Stang le pied appuyé sur la poitrine d'un cadavre humanoïde très peu répandu, à la peau verdâtre, que l'Amiral et moi identifiâmes plus tard comme un aborigène des marais de Stillat. En arrière-plan, on voyait distinctement un hélicoptère silencieux à rotation quantique, comme en possèdent les polices urbaines des capitales, mais en tenue de camouflage, habillé de mousses et de végétaux. Une autre photo nous fit encore plus mal, par son ironie... Il s'agissait d'une sarbacane à laser, archaïque par sa forme et sa référence aux primitifs qui l'utilisent de partout, et ultramoderne par sa façon. Selon le mode d'emploi, il suffisait de souffler dedans, en proportionnant l'intensité du jet d'air à la distance envisagée pour tuer sans coup férir n'importe quelle proie... Décorée de diamants noirs de Cassiopée en forme de dents de requin, son prix de vente la réservait aux nantis les plus pervers les plus riches de notre galaxie... On tenait notre monstre. Bref, vous aurez compris que par la suite l'Amiral Banistar sut utiliser les données piratées pour faire tomber Stang, dans un procès d'anthologie sur Aldébaran, qui, comme celui-ci d'Arkon de Santys, a donné le ton de la magistrature suprême, au-dessus de tous les Régimes et de tous les Pouvoirs.


Quant au congrès des trois clubs, c'est encore le meilleur moment de mon existence. Oui, au bout d'une semaine, chaque groupe avait accepté sa propre utilité, différente de celles des deux autres. Je ne dis pas que cela a été facile, loin de là, surtout pour nous, les quarante. Sans déserter notre clan, certains se sont ouverts aux principes des maîtres de l'algèbre, et, revenus de leur jalousie, ils ont gardé des contacts, ils ont commencé à admettre que la réalité elle aussi avait du bon, et qu'ils pouvaient s'en occuper. Un certain snobisme corporatiste a bien été entamé chez nous, qui nous nous vantions d'être de purs esprits, inaptes aux choses matérielles et au jugement sur la société. Nous nous considérions comme tellement supérieurs, dans notre créativité pure, toujours en avant, mais nous avons pris une douche froide avec les maîtres de l'algèbre. C'est qu'ils comprennent tout ce qui se passe, n'importe où, ils voient le dessous des cartes, lisent votre âme à livre ouvert, devinent vos pensées, vos ambitions, vos faiblesses, et tout cela sans effort. Parmi les nôtres, quelques-uns se sont sentis humiliés, ils ne pouvaient plus décemment s'imaginer être les meilleurs, les plus forts, les plus intelligents. Soudain, d'autres couches du réel apparaissaient qu'ils n'avaient jamais vues jusque-là... Les egos des races humanoïdes possèdent quelques différences, et dans cette réunion, elles éclatèrent au grand jour, et c'était amusant. La vanité, c'est plutôt une manière de se donner du courage, de croire en soi par principe, elle est creuse. L'orgueil est en général fondé sur une racine objective, l'ego a de quoi se féliciter d'être ce qu'il est et il en rajoute une louche, l'arrogance est constituée par un attachement profond au besoin de gagner, de l'emporter, et la prétention est encore autre chose, souvent elle déguise la crainte sourde de se décevoir soi-même et d'être ridicule aux yeux des autres. La dépréciation de soi est un stratagème pour se demander beaucoup, et pratiquée en petite quantité, elle serait excellente selon les mutants solaires, le problème c'est qu'elle peut s'emparer de l'ego à tout moment, et l'étouffer sous les plaintes si les choses tournent trop mal.


Comme beaucoup de Pégasiens, je n'ai strictement aucun orgueil, je sais que je suis petit dans l'univers, et que mes créations proviennent de l'intelligence, mais mon arrogance est conséquente, génétique en quelque sorte. L'Amiral s'en souvient d'ailleurs, une prime par-ci, une prime par-là, ça me venait tout seul, sans effort, mais oui, j'avais fait du si bon travail que je croyais que cela allait avec de changer les règles à ma convenance.


Quant aux mutants solaires de Vega, passée la surprise de voir qu'ils sont à la fois là où ils se trouvent et complètement ailleurs, comme si l'espace émanait d'eux, on ne peut que se féliciter de les avoir rencontrés. On ne peut pas en sortir indemne, braves gens. Impossible. Après les avoir côtoyés, il est clair, évident, incontestable, que la Conscience évolue dans l'univers, et que le mieux à faire est de prendre son billet, s'embarquer, et faire de son mieux pour comprendre, avec les moyens du bord, ce qu'implique vivre avec la pensée. Pour certains, c'est le chemin de la mort, à cause de l'entropie, pour d'autres, comme les maîtres de l'algèbre et les mutants de Vega, c'est le chemin de l'Etre, à cause de la néguentropie. Quant à moi ? C'est une bonne question et je vous remercie de vous la poser à vous-mêmes.


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La présidente désigna de son marteau le procureur, un géant de Fomalhaut, encore jeune, qui prit donc la parole, sans emphase ni émotion, mais avec une intensité déconcertante:
— Messieurs les jurés, vous devez en premier lieu savoir que l'accusé a été acquitté sur son propre monde, dirigé par son père. Deux ou trois organismes humanitaires de réputation intermondiale ayant fait appel, le jeune Arkon, agé alors de vingt-trois ans, a été une seconde fois acquitté sur Galapolis. Parmi les nombreux dossiers reçus, ce dernier nous a interpellé, et nous avons décidé d'un nouveau procès. Le verdict prononcé ici ne pourra aucunement être remis en cause. Il sera définitif et exécutoire. La sentence sera imprescriptible. L'accusé a aujourd'hui quarante ans, il ne se repent pas de cette erreur de jeunesse qui a coûté la vie à deux cent mille humanoïdes. Il est déconseillé de s'abstenir, mais ce n'est pas interdit. Les votes blancs n'interféreront pas sur le quota demandé. Vous êtes trois cents. Vous devrez simplement voter coupable ou non coupable, le dépouillement du scrutin sera filmé en direct et ne prendra pas plus de quelques minutes. La majorité des voix décidera du sort de l'accusé. S'il est déclaré coupable, il ne pourra, premièrement, assumer les charges héréditaires qui lui seraient confiés s'il est déclaré innocent, il sera d'autre part, toute sa vie, assigné à résidence dans la prison de luxe d'Aldébaran, qu'il ne manquera sans doute pas de choisir pour alléger sa peine. Il sera néanmoins incarcéré dans un espace digne de sa condition, pour prévenir toute évasion.


Le procureur se tut, regarda quelques jurés de sa propre race en souriant, puis il se tourna vers la présidente, qui lui donna l'ordre de continuer.


— L'idée selon laquelle détruire la vie d'un individu n'est pas un délit s'il n'a pas d'existence juridique ne peut être retenue par l'ensemble des magistrats. Nous ne pouvons pas prendre en compte ce concept. En effet, il suffirait de supprimer des registres d'état-civil, par piratage, corruption, ou tout autre moyen, la personne qu'on décide d'assassiner pour perpétrer ce crime en toute impunité... Les registres d'état-civil n'étant pas inviolables, (sauf peut-être sur Galapolis et encore... ) si nous gracions Arkon de Santys à ce motif, nous donnons du travail aux hackers et semons la vocation de meurtrier sur tous les mondes de la galaxie. Nous donnerions également le coup d'envoi des exécutions sommaires, par des milices urbaines, de tous les indigents, à l'identité invérifiable, et qui hantent les banlieues des capitales. Acquitter Arkon de Santys serait, ni plus ni moins, que pousser au crime... L'identité physique et biologique précède l'identité sociale, et elle en est même indépendante. De nombreux humanoïdes vivent encore sans aucun papier d'identité, et ils ne s'en portent pas plus mal. L'accusé a froidement décidé de supprimer des centaines de milliers d'humanoïdes pour gagner un pari. Il s'agit d'un génocide... Faites entrer le premier témoin.


Vêtu de manière extravagante, d'une armure en cuir à soufflets, portant une arme blanche à la ceinture, un homme encore jeune se présenta à la barre, qui fit bien sentir qu'il méprisait tout le monde, des jurés aux magistrats, et jusqu'à l'accusé.


—Bal Molsibar de Tune, vous sentez-vous responsable de ce désastre ?
Lui demanda sans agressivité la présidente.
— Absolument, votre honneur.
— Pouvez-vous retracer l'origine de ce pari pour les jurés?
— Eh bien, l'accusé et moi-même avions sans douté abusé de l'épice, votre honneur. Nous n'avions rien à faire, et nous avons renchéri l'un sur l'autre sur nos capacités. J'ai prétendu avoir surfé un mascaret géant dans l'estuaire du Ramastone, un fleuve bien connu de la planète Surya, et j'ai défié l'accusé d'en faire autant. Le ton a monté, et il m'a dit, moi je peux surfer les raz-de-marée. Alors comment tu fais pour être sur place, idiot, que je lui lance. C'est là qu'il m'a dit, on parie... J'étais sûr de gagner, alors je lui ai dit oui, je parie gros sur ce coup-là. Il me dit moi aussi. Si je perds, donne-moi trois mois pour essayer, je te donne ma navette transluminique toute neuve. Je me voyais déjà dedans, votre honneur. Et moi, je te donne une province entière, que je lui dis. Avec son palais, et ses casinos...
— Et que s'est-il passé ensuite?
— Nous nous sommes perdus de vue, et Arkon a soudain réapparu avec le film. Et trois certificats d'experts agréés auprès des tribunaux comme quoi ce n'était pas truqué.
— Greffier, s'il vous plaît, faites l'obscurité et envoyez la pièce à conviction.


Tout le monde eut le souffle coupé. On vit d'abord la déferlante arriver de face comme pour engloutir l'engin d'où la prise de vues partait, huit étages de masse liquide qui fonçaient droit devant, et puis soudain, un bond vertical de l'appareil lui permettait d'être épargné. La crête scintillait, puis le véhicule se lança aux trousses de la vague, et quand il la dépassa, un rouleau gigantesque apparut sous la caméra qui visait le bas, un rouleau qui chuintait sagement, et qui donna le vertige à tout le monde. Cette course à vitesse égale dura bien deux minutes, tandis que toute l'assemblée était fascinée par l'ampleur presque silencieuse du déferlement monstrueux. Puis l'engin se rapprocha encore du sommet, à le frôler, il trouva la vitesse constante adéquate, et l'on vit l'adolescent se préparer. Il arrima solidement des bottes à la planche, une longboard en bois léger de Cassiopée, du balsa hydrofuge, puis il y glissa ses pieds, et enfin se lança dans le vide tout en pendant à l'hélicoptère par une corde qu'il tenait fermement avec les bras... On l'entendit donner des ordres au pilote. Celui-ci devait continuer de se rapprocher jusqu'à déposer l'athlète en douceur. On entendit un maintenant impérieux, la vitesse de l'appareil s'accrut au moment où la planche touchait la vague. Puis un cri déchirant glaça les quatre cents personnes présentes. Arkon venait de lâcher la corde, et dévalait de biais l'immense masse d'eau. L'hélicoptère s'éloigna du surfeur, afin de montrer les proportions de l'exploit. Il était minuscule dans l'immense rouleau, restait près de son sommet, bien latéralement, de manière à éviter d'être avalé par sa pente, et il parvenait régulièrement à réduire sa vitesse, en feignant de remonter. On avait beau savoir qu'il ne tomberait pas, la plupart avait de la peine à respirer. Le spectacle était hallucinant, et nul n'osa l'interrompre. Puis le film se remit à cadrer le funambule, qui se rapprocha. On le vit soudain juste en dessous de la caméra, et la corde se posa devant lui. Il se jeta dessus, et fut hissé dans l'appareil. Il regarda en face l'objectif, et déclara: je l'ai fait, à vous maintenant...Son regard était celui d'un vieux guerrier pour qui la vie ne comptait pas. Il avait chevauché l'impossible, et cela n'avait pas de prix. Quand le film fut fini, les jurés de la même race qu'Arkon, une bonne douzaine, se levèrent et applaudirent. Ils finirent par contaminer l'assistance. Tout le monde se leva et même les applaudissements semblaient rythmés par une seule scansion. Seuls la présidente et le procureur s'abstinrent de manifester de l'admiration. Arkon revivait, plein de fierté, son exploit, refoulant une fois de plus ce qu'il avait coûté en vie humaines.


Magnanimes, les magistrats laissèrent s'épuiser les applaudissements, quelques minutes, puis le procureur reprit la parole, les avocats de la défense ayant été déboutés par la Présidente.


— Une autre raison nous pousse sans conteste à déclarer l'accusé coupable. Certaines têtes brûlées sont prêtes à le détrôner, et il suffirait d'acquitter Arkon de Santys pour légaliser le tsunami volontaire... La jeunesse dorée de la galaxie attend de voir leur idole libre pour mettre en branle des tsunamis à surfer, sur les planètes indépendantes, juste pour ravir à l'accusé son record de six minutes.


A nouveau, une salve d'applaudissements retentit. Les avocats du prince se consultèrent avec embarras.


La présidente, altière, prit la parole:


— Cet exploit doit rester unique dans les annales. Et il le restera.


Impitoyable, elle scruta l'accusé sans complaisance ni mépris, comme une mère qui sait qu'elle doit infliger une punition au fils qu'elle aime.


Le procureur enchaîna: Et le seul moyen de conserver cet unique exploit, c'est de condamner l'accusé. Sinon, il fera école. Les princes se font les dents sur les armées impériales, comme pour leur apprendre l'avenir, et la plupart d'entre eux s'amuse à exercer un commandement indu, de temps en temps. Un colonel, voire un général, n'osera probablement pas désobéir à son futur empereur. Détourner un petit destroyer pour ouvrir des volcans qui fument ou provoquer des tsunamis, est à la portée d'une quantité non négligeable d'héritiers. Une sanction exemplaire dissuadera les futurs maîtres des mondes de s'amuser à détruire des terres, sous prétexte qu'elles ne sont pas enregistrées...


La présidente reprit:


— L'être préexiste à l'espace et au temps. Dorénavant, tout ce qui arrivera à la conscience individuelle fera partie de notre juridiction. Voilà un vide juridique comblé. Les frontières territoriales n'abolissent pas la conscience des humanoïdes qui sont au-delà d'elles. Ils existent sans nous. Ils sont. Nous représenterons désormais tous les êtres vivants, indépendamment du fait qu'ils appartiennent ou non à la Confédération. Nous défendrons les terriens, et d'autres indigènes indépendants contre l'impérialisme de notre Etat galactique et de ses sujets, s'il abuse de ses prérogatives.


Le procureur leva la main, et elle s'interrompit, tandis qu'il déclama avec une certaine ironie:
— Mais rassurez-vous tous! Cette cour défendra également la Confédération contre les manigances qu'elle pourrait subir de la part des mondes qui ne l'ont pas encore rejointe... Mais pour le moment (il leva les bras en signe d'impuissance), nous faisons avec ce que nous avons... Soit un génocide perpétré par un futur empereur pour remplir ses loisirs...


Il toisa tout le groupe qui accompagnait l'accusé, puis déclara solennellement:
— La parole est à la défense.


Un Pégasien, qui semblait avoir cultivé l'arrogance propre à sa race avec un grand soin, distribua un regard de mépris très chargé en direction des jurés, puis du procureur, mais il s'abstint de regarder la présidente. Agé, il devait travailler cet air important depuis des lustres, avec des gestes bien étudiés, faussement désinvoltes, et une élocution de Conservatoire.


— Messieurs les jurés, vous vous préparez à condamner un innocent !


Il parvint à dire cela comme si c'était évident et qu'il en était lui-même convaincu, ce qui provoqua quelques rires dans l'assistance. Il ne se laissa pas démonter, au contraire, l'hostilité lui permettait sans doute de donner le meilleur de lui-même, en oubliant la vérité au profit de l'intensité de l'enjeu.


— Prince héritier du plus grand Empire de la Confédération, Arkon de Santys a reçu une éducation exemplaire. Doué d'un esprit militaire dès son plus âge, il a accompagné des missions de surveillance des mondes indépendants pendant son adolescence. Il connaissait de réputation la planète bleue, et bien qu'il n'ait pas osé vous l'avouer, il a voulu lui donner une leçon... Cette terre est en train de détruire son système écologique, et comme ses autochtones sont encore quelque peu arriérés, notre futur Empereur voulait que ce raz-de-marée fût interprété comme un avertissement de la terre elle-même à ses habitants... Pour qu'ils prennent à bras le corps la question de leur survie... D'autre part, Arkon a monté cette expédition de manière scientifique... C'est-à-dire qu'il a consulté les archives, trouvé la faille la plus vulnérable à partir d'une lecture des données, puis il a magistralement, chi-rur-gi-cale-ment, envoyé trois salves de laser noir sous la mer, ce qui a été suffisant pour déclencher la catastrophe...


L'avocat s'arrête, regarde calmement autour de lui, et enchaîne:


— Ce tsunami allait se produire de toute façon, un jour, un an, dix ans plus tard au maximum. (Là, il envoya un regard de défi à la présidente) Oui je dis bien, ce tsunami préexistait au déclenchement volontaire décidé par notre héros... Il n'a fait qu'avancer les aiguilles du destin... Ces indigènes seraient morts de toute façon, ce nombre aurait été sacrifié par la nature. La terre avait déjà tué ces victimes quand de Santys a déclenché la mise en scène... Trois salves de laser noir... Autant dire une égragniture, et cependant cela a suffi... Arkon a simplement voulu changer l'horaire pour accomplir l'exploit sportif le plus remarquable de tous les temps... Laissez cet homme en liberté... Laissez-le devenir empereur, il continuera l'œuvre de son père, donnera à sa petite confédération le sens du mérite, de l'honneur, de la performance et du travail. Arkon est un véritable héros. Capable d'accomplir ce qui est impossible pour les autres. Il a l'étoffe d'un chef charismatique... Ne changez pas le cours de l'Histoire en tenant rigueur à cet homme exceptionnel d'avoir un peu trop joué avec les aiguilles d'une montre qui ne lui appartenait pas... Je vous remercie.


Le procureur reprit immédiatement:


— Des conquérants ont eux aussi sacrifié des milliers d'hommes et de femmes pour faire avancer l'Histoire, et nous nous rangerions au côté de son défenseur si l'accusé avait réellement infligé ce désastre pour réveiller la conscience des indigènes de la planète bleue. Malheureusement, il semble que cette intention soit on ne plus subsidiaire, puisque nous tenons là une nouvelle pièce à conviction, l'acte notarié de transfert de la province Mokushol, sise sur Dilkashoor, de la propriété de Bal Molsibar de Tune à celle d'Arkon de Santys, nouveau régent légal...


L'avocat fulmina et lança une attaque désespérée:


—Arkon de Santys est prêt à restituer ce bien, votre honneur !


— Belle mentalité, s'écria la présidente, maintenant les mobiles changent en cours de route, on choisit les causes des actes une fois qu'ils ont eu lieu pour leur donner la légitimité qui leur manque... Pas de ça ici, cher maître, vous déshonorez ce prétoire. Arkon a sacrifié deux cent mille personnes pour s'approprier un palais et quelques casinos, et flatter sa suffisance personnelle en faisant le mariole sur la crête d'une vague gigantesque. Le raz-de-marée naturel qu'il a anticipé, personne ne saura jamais combien de victimes il aurait pu faire. Si cette catastrophe avait eu lieu, qu'on ait dénombré le nombre de morts, et qu'Arkon se soit rendu dans le passé pour y substituer son propre tsunami, moins grave, avec une économie substantielle de victimes, alors oui, ce serait un héros... Mais non. Arkon de Santys a beaucoup de pouvoir, mais il ne remonte pas le temps, et il joue avec comme s'il lui appartenait... C'est un homme dangereux, que le goût de l'exploit et de l'impossible sépare de tous les autres, et lui confier des responsabilités serait de l'ordre de l'imprévoyance impardonnable. Cet homme s'est pris pour Dieu. Il faut qu'il soit condamné. Il vivra très confortablement dans une résidence surveillée, où il pourra pratiquer tous les sports qu'il souhaite et recevoir quiconque n'a pas de casier judiciaire. Nous ne voulons même pas davantage le punir que mettre toute la société à l'abri de se mégalomanie. On ne noie pas deux cent mille humanoïdes juste pour jouer avec une vague, messieurs les jurés... Cet homme en liberté, et qui plus est empereur, pourrait décider de n'importe quoi, à n'importe quel moment, et menacer l'hégémonie de la Confédération. C'est un danger public, une catastrophe ambulante, si je peux me permettre cette expression quelque peu triviale...


— Il est prêt à renoncer à ses titres pour rester libre, cracha l'avocat, qui voyait la condamnation se préparer dans l'attitude des jurés.


Le procureur répondit du tac au tac:


— Nous ne condamnons pas l'accusé pour les menaces qu'il ferait subir au futur des mondes, mais pour un génocide gratuit, un caprice de prince, qui remonte à près de vingt ans.


— Il pourrait y avoir prescription, supplia un autre défenseur. Depuis, Arkon n'a pas commis le moindre délit.


— Il pourrait y avoir prescription si les deux cent mille victimes étaient plus ou moins mortes, ou que le temps passé depuis leur disparition leur permette de ressusciter, mais ce n'est pas le cas. Ce qui fut, a été, et même l'oubli ne le supprime pas... Que l'accusé s'estime heureux d'avoir pu vivre dans l'impunité aussi longtemps après un crime d'une telle envergure. Nous rappelons au jurés que le motif d'accusation n'est pas une erreur de jeunesse, mais bien: génocide à l'encontre d'une race humanoïde... D'ailleurs, dès que la Terre nous aura rejoints, nous la mettrons au courant de cet incident, et le fait que son auteur soit puni présagera de bons rapports entre nous... Dans le cas contraire... Nous serions obligés de "porter le chapeau", et cela serait une source de conflits dès l'origine. C'est donc historiquement que le responsable de ce crime doit être puni, identifié, empêché de nuire. Sinon, eh bien, sinon, c'est comme si nous étions tous responsables de ce crime... Arkon de Santys, vous êtes accusé de crime contre l'humanité, de génocide à l'encontre d'une race humanoïde, nous réclamons la réclusion à perpétuité sur Aldébaran...


— Pourrais-je avoir un peu d'épice, votre honneur, si je suis condamné ?


La présidente fit claquer son maillet après avoir haussé les épaules. Une heure plus tard, le prince était condamné à 240 voix de majorité. C'est alors que son père entra dans le prétoire, et lui décocha un retentissant: Qui va pouvoir me remplacer, Arkon ? Ton frère passe sa vie dans les boîtes de nuit, et ta soeur est entrée au couvent.


— La démocratie, père, la démocratie, voilà ce qui attend nos six mondes. Si l'on pouvait faire machine arrière, j'aurais été acquitté pour vice de forme, les terriens n'existant pas institutionnellement, mais voyez-vous, père, la lettre ne peut pas toujours l'emporter sur l'esprit. La création de la Cour d'Aldébaran, c'est l'Histoire qui commence à en avoir assez des abus de pouvoirs des potentats. Je mérite sans doute cette sanction !
L'athlète avait l'air heureux du dénouement.
— Mais je m'évaderai, naturellement...
— Sans moi, cher fils, sans moi...


Puis l'Empereur se tourna vers les magistrats, sourit à tous, et avant de sortir en grande majesté, il prononça ces dernières paroles: J'ai toujours essayé de l'empêcher de jouer avec des allumettes, mais ça ne servait à rien, il me volait mes briquets !


Arkon ricana, et grand Seigneur, lança aux jurés: ils seraient morts de toute façon, mais ce n'était pas à moi d'en décider. Je m'inflige cette sanction à moi-même, je m'inflige ce jugement, je m'inflige cette condamnation. Merci à vous tous de me permettre ce choix !


Il s'inclina en direction des jurés, puis de la Présidente, et enfin du procureur, devant lequel il s'agenouilla.


Tout le monde resta stupéfait, et revit quelques secondes du film en esprit. Le cri d'Arkon lâchant la corde sur la déferlante haute de huit étages retentit dans la poitrine de chacun au même moment, et toute l'assemblée vit l'éternité en face d'elle quelques secondes. Et c'était comme si tous les jurés et les magistrats avaient eux-mêmes surfé le tsunami. Arkon avait transmis à tous l'amour de l'impossible. Il reçoit encore de nombreuses visites en prison. Ils s'évadera au bout de quelques années, selon les voyants exhaustifs de Fomalhaut, et formera l'ordre des glissants. Un ordre nomade qui cultive l'incertitude, déracine toute ambition, prend soin du corps, et ne croit en rien d'autre que l'instant qui passe. Un ordre itinérant, dont chaque membre ne doit jamais cesser de changer d'étoile, le nouveau tenant lieu de divinité. Et ce sera le premier ordre ouvert à toutes les races galactiques, au défi de trouver ensemble l'âme unique qui les anime toutes.