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Je m'appelle Joko Banistar Narak, et c'est moi
l'inventeur du jeu parfait. Je sais que je vais bientôt mourir,
puisque j'ai usé tous mes points de longévité, et comme
j'appartiens au petit sommet de la hiérarchie des Mondes, j'ai eu
le privilège d'utiliser quatre bons de cinquante années standard,
et je m'éteindrai donc vers l'âge de 260 ans, ce qui n'est pas un
record (l'empereur de Sridanne a vécu près de quatre siècles) mais
une belle performance quand même. Il est rare d'obtenir plus de
deux bons, trois c'est par dérogation spéciale, et quatre, il faut
vraiment avoir accompli quelque chose d'extraordinaire, ce qui m'est
arrivé servi par la chance. Maintenant que le jeu parfait est devenu
une mode, un fléau, une façon de vivre, une coutume, c'est
nécessaire d'en faire l'historique et surtout de rétablir la
vérité. Primo, je ne savais pas ce que cela se développerait,
secundo, que cela dériverait autant.
J'en
ai eu l'idée à l'âge de soixante ans, en prenant simultanément ma
retraite (disons plutôt qu'on m'a mis à pied, car j'aurais bien
continué) et mon premier traitement néguentropique. Vous devez tout
d'abord comprendre que j'étais amiral de la flotte galactique, où
je m'étais engagé à quatorze ans, pistonné par mon père
ambassadeur, et comme j'avais obtenu des diplômes mirobolants pour
mon âge, je devins assez vite la coqueluche de l'armée du vide, et
grimpai rapidement les échelons. J'ai passé ma vie dans l'espace,
et je souffre donc du syndrome de Carpenter, nom de l'inventeur de
cette curieuse maladie. Neuf sur dix des pilotes de la Confédération
ne supportent pas la terre ferme. Nous appelons le sol, quel qu'il
soit, le rafgaboul
(en phonétique), ce qui veut dire l'enfer dans une petite langue
sympathique de la planète la plus réputée de l'espace pour ses
plaisirs. Cela ne s'explique pas, les médecins ne trouvent rien, les
rescapés du vide, une fois démobilisés, se laissent mourir et ils
n'y peuvent pas grand chose. Ils se sentent déjà morts, même dans
les plus belles capitales de la galaxie, que leur retraite leur
permet de se payer... Pourvu qu'on renonce à vivre sur Galapolis, la
capitale centrale, toutes les autres sont abordables, puisque nous
sommes payés en carrédors, la monnaie du gouvernement général,
qui n'a cours que sur Galactée, notre planète centrale qui fédère
toutes les autres, et son taux de change est mirobolant, écrasant
pour les autres monnaies. Mais sans cette injustice, les cours
passeraient leur temps à varier, et rien ne serait possible, les
exportations chuteraient et toutes sortes de délits d'initiés
attesteraient d'embargos spéculatifs. La monnaie de référence ne
se déprécie jamais, elle ne fait qu'augmenter, elle nivelle toutes
les autres. Elle équilibre. Avec un carrédor, je peux me payer un
café dans le quartier le plus chic de Galactis, ou un terrain de
bord de mer sur Arianis, assez grand pour y construire une maison.
Si
l'on n'est pas né sur la capitale de tous les mondes, on n'a
pratiquement aucune chance de pouvoir y venir, sauf missionné.
Certains héritiers fabuleux des planètes confédérées y sont
venus dilapider leur capital en quelques jours, en quelques
mois pour les plus avisés, sans vraiment comprendre ce qui venait de
leur arriver. Le personnel des ambassades repart après quelques
années plein aux as, et vit la vie de château de retour chez eux.
Les places sont chères. Et les visas difficiles à obtenir pour les
commerçants, pour éviter les trafics.
J'avais
donc soixante ans, et j'étais vraiment très mal. Pourtant j'avais
choisi une belle capitale, où j'avais atterri plusieurs fois, celle
que je préférai, avec la race la moins arrogante de toutes, et qui
comme par hasard, est d'une intelligence moyenne naturelle supérieure
aux autres types. J'avais loué un très bel appartement sur une
avenue protégée des circulations diverses, et la solde qui restait
pouvait me permettre de goûter quand même à tous les plaisirs,
mais cela ne suffisait pas à me rendre l'euphorie que mon corps
éprouvait dans l'espace, depuis son adolescence. Pendant un moment,
je crus que je tiendrais le coup avec la gastronomie. Il n'y avait
pas moins de sept restaurants exhaustifs à Mirkaloo, et comme je
n'avais pas à regarder la note, je me mis en demeure d'épuiser les
recettes mélangées spéciales, soit ces plats imprévisibles où le
chef s'est amusé à combiner les ingrédients de pas moins de huit
planètes. ( Je n'ai pas les moyens de me payer les spéciales
mortelles, qui en comptent le double). Ce sont des combinaisons
éprouvées, et l'on peut donc parvenir à des extases matérielles
tout à fait convenables. Par exemple, le sitolapor
existe depuis que les principaux mondes sont fédérés, et seules
les proportions ont changé au fil des siècles, et c'est toujours
aussi bon. C'est un must.
Dans certains milieux, si vous n'avez jamais goûté au sitolapor,
c'est comme si vous n'existiez pas, vous êtes pestiféré.
D'ailleurs le plat existe sur les huit planètes qui lui ont donné
une part d'elle, avec de petites variantes bien entendu. Il y a
toujours un petit plus de l'ingrédient indigène. Bref, ce plat
possède de légères propriétés narcotiques, et la rumeur laisse
entendre qu'il était la drogue du grand écrivain multimondes
Baratsib Ketouch, d'Aldébaran, mais qu'il serait mort d'indigestion
quand même en mangeant trop vite une spéciale mortelle, dans le
restaurant le plus huppé de Galapolis. Bref, sur un lit de caviar
d'oursins de Betelgeuse (conservés dans de l'ozone naturellement),
du sauvage bien entendu, est étendue une fricassée d'algues bleues
fraîches de Centaure aux champignons violets d'Arawit, à la
périphérie du système, et les deux sont bien mélangés à une
crème de lait de waclax, cette sorte de petite brebis sauvage de
Cassiopée, tandis que sur le pourtour de l'assiette des mangues de
mer mi-cuites d'Alpha accompagnent des pommes de sel de Vega, des
fenouils poivrés de Siris, et des fleurs de glacier d'Aldébaran,
frites dans de l'huile de foie de chtombars de Regulus, la plus
fluide de toute la galaxie, avec son arrière-goût presque
impalpable des océans abyssaux.
L'inconvénient,
c'est que l'on sort de telles agapes dans un état second, ayant
voyagé sans bouger, et que l'on est quelquefois accosté à la
sortie par des opportunistes. L'on fait forcément partie des
« grosses fortunes » quand on sort de
chez l'arc-en-ciel,
un des plus réputés des sept fleurons. Des prostituées d'Alcyion,
très jeunes et magnifiques, avec leurs yeux en amande orange qui
vous hypnotisent en quatre secondes, des vendeurs d'aphrodisiaques
artisanaux, aussi efficaces que dangereux, des rabatteurs
physionomistes pour tripots où se jouent des fortunes aux cartes,
bref, si l'on ne se jette pas dans un taxi juste à la sortie, vous
ne pouvez pas rentrer chez vous. Cette vie a duré quelques mois, où
je tenais avec le sitolapor,
le ramduxil,
un étrange bouillon d'herbes qui fait des bulles sans bouillir, où
toutes sortes de crustacés minuscules semblent encore nager, les
plus fins de tout l'espace connu, comme les crabes des lacs
volcaniques de Pégase, de la taille d'une mouche, les langoustines
sacrées de Rigel, guère plus conséquentes, élevées aux œufs de
poisson doré, mais si vous n'y avez pas goûté, ce n'est pas la
peine que je vous soumette au supplice de Tantale, car vous feriez
des kilomètres nu sous la neige pour pouvoir récidiver, le potage à
lui seul déclenchant des plaisirs qui vous mènent près de
l'évanouissement.
C'était
seulement pour vous expliquer comment je tenais le coup, et je
pourrais encore vous décrire le kirtambol,
une combinaison de sorbets salés et sucrés, posés sur une crêpe
de farine de pollen de Célidoine de Kersat, cette belle planète qui
vient de nous rejoindre, tout juste croustillante, parce qu'elle aura
été broyée avec des amandes des jungles de Vargar, mais vous
finiriez par croire que je suis gourmand, ou pire, vous finiriez par
m'en vouloir, puisque vous n'aurez sans doute jamais les moyens de
vous offrir un mets
de ce genre. Je
les ai dégustés pour vous, et je vous en transmets télépathiquement
la saveur. Tant pis pour vous si vous n'êtes pas télépathe, ça
vous apprendra à refuser les cours gratuits du consortium
interfédéral d'empathie universelle.
Jusqu'au
jour où malgré les restaurants exhaustifs, ma vie est devenue si
triste que je n'avais plus aucun moyen de m'en sortir. Et c'est là
où j'ai trouvé l'idée qui depuis deux cents ans a changé le
monde, en évoluant, si on peut appeler ça évoluer. Etant donné
mon rang, j'étais invité à droite et à gauche dans la jetset
interplanétaire, à
des dîners souvent monstrueux, qui ne comptaient pas moins de dix ou
douze représentants de mondes différents. Vous devez savoir, si
vous n'êtes jamais sorti de votre trou, que tous les galaxiens sont
des humanoïdes, nous ne nous faisons pas peur entre nous, et
certains même s'essaient à des relations sexuelles, c'est très mal
vu, et c'est pour cela que c'est à la mode. On n'en retire aucun
plaisir, mais c'est comme pour le sitolapor, il faut avoir essayé.
Au
moins avec une autre espèce. C'est largement suffisant pour ne pas
avoir envie de recommencer. Ceci dit, comme il faut l'avoir fait, les
prostituées d'Alcyon parviennent à survivre, parce qu'avec elles il
n'y a jamais de problème. Leurs odeurs corporelles sont suaves, et
les plus affranchies essaient de vous vendre leur sueur pour du
parfum. Elles le font devant vous, sous les aisselles, elles
râclent en minaudant le haut de leurs bras, et comme vous êtes déjà
en leur pouvoir, vous acceptez d'acheter le petit flacon d'un cm 3
une petite fortune. Elles sont formidables. Le lendemain, vous vous
rendez compte que ça pue horriblement quand vous décidez de revivre
un peu la rencontre... vous revoyez la soirée, et vous réalisez que
vous avez cru faire l'amour avec, mais en fait c'était des
inductions imaginaires. Elles vous mettent en condition, vous croyez
qu'elles ne peuvent le faire que dans le noir absolu, et après, tout
ce que vous ressentez, c'est nerveux, des hallucinations tactiles si
vous préférez. Une fois que vous êtes nu, vous croyez que ça va
arriver, et tout se passe dans la tête, elles ne vous touchent même
pas, mais vous cajolent avec des mots étranges qui vous rendent
aussi ouverts qu'un bébé qui tète. La rumeur prétend que ce sont
des prêtresses, et qu'elles envoient tout leur argent sur leur monde
d'origine, où la pauvreté règne en maître en certains points,
pour améliorer l'ordinaire de leur peuple. C'est vraiment bien fait,
je ne leur en veux pas. Toujours pareil, j'avais essayé, l'occasion
faisant le larron, pour oublier la gravitation qui me ronge, mais
c'est une expérience de plus qui ne servait à rien, et qui m'a
poussé sans doute vers l'idée...
Dans
ces repas organisés par les plus puissants, je tenais lieu un peu de
singe savant, et l'on me faisait raconter chaque fois comment j'avais
sauvé le navire particulier de l'empereur Chamik Noon Zivod, qui
règne sur quatre mondes, ce qui m'avait valu l'étoile unique, et
quatre bons de longévité d'un coup. J'avais deviné, intuitivement,
que ce qu'il y avait devant, ne pouvait pas être un champ
d'astéroïdes, comme cela le semblait. C'était absolument
irrationnel ou presque,
mais je savais que ça n'en était pas un. C'était donc forcément
des artefacts, et comme il n'y avait aucune chance qu'ils se soient
perdus en se promenant, c'était nécessairement des armes. J'ai
juste eu le temps de changer la trajectoire. Il faut toujours qu'il y
ait de la dissidence quelque part, et quand on la chasse ici, elle
revient là. Le vaisseau fut quelque peu bousculé par la
conflagration, mais nous évitâmes la moindre brèche, à quelques
secondes près sans doute.
Ceci dit, Chamik n'était pas un
saint, et je comprenais qu'on ait voulu l'abattre. Chaque fois, une
belle femme qui s'ennuie pendant ces dîners fort convenus me
demande, en plissant les yeux, "mais comment avez-vous su mon
cher ? Les artefacts émettaient comme des astéroïdes, je suppose?
" Donc, j'ai mon petit speech qui fait toujours de l'effet, et
je dois le sortir, — j'ai été invité pour ça, et parfois
d'ailleurs il y a des spéciales
spéciales au menu,
des combinaisons de produits de douze planètes, ça vaut la peine
non, de frimer un peu ?
Dont
le fameux ortaleg aux onze saveurs, que j'ai goûté chez
l'ambassadrice de Galactée, et dont j'ai mis trois jours à me
remettre, avec ses œufs d'oiseaux confits sur canapés de fromages
d'ourses de Rigel, et les petits assortissements de différentes
graines torréfiées dans un coulis de baies rouges glacées sur
ruche de miel sauvage
des forêts de Vega, aux nombreuses fleurs bourrées d'alcaloïdes.
D'ailleurs, les trois journées consécutives, je n'ai rien pu
avaler. Je buvais du champagne de Kiretz, le meilleur, obtenu sur les
pentes d'un volcan toujours actif, coupé au jus de fraises des bois
de Vega, avec un peu de citron vert de Cassiopée, au fabuleux goût
d'essence de verveine. "Voyons
chère madame, je ne pouvais pas me tromper. Ou j'étais certain que
c'était des astéroïdes, et je passais, ou j'avais le moindre
doute, et ça ne valait pas la peine d'essayer étant donné les
conséquences mortelles... Or, je n'étais pas certain... la distance
entre les corps n'était pas correcte,
ils étaient un tout
petit trop irréguliers dans leur disposition. J'avais senti un effet
de dispersion aléatoire mathématique. L'effet de hasard avait été
poussé trop loin, car il y a toujours quelques configurations
convergentes dans un amas d'astéroïdes, dus à l'attraction, même
faible, des masses équivalentes entre elles, qui aboutissent à
quelques formes presque régulières d'organisation au fil du temps".
En
général, on enchaîne avec des plaisanteries pour éviter d'être
jaloux du héros que je représente à ce moment-là, quand tout le
monde est tendu vers mon discours, pour lequel, à force de
répétitions, j'ai trouvé les intonations les plus adéquates. "Et
avec les femmes, vous prenez toujours autant de risques ? ",
s'esclaffe en général un parvenu ou un fonctionnaire adulé par la
vie facile, et ce genre de saillies ridicules les font mourir de rire
à mes dépens, car je ne vous cacherai pas que bien souvent je me
sens méprisé, ma planète d'origine étant considérée par une
sorte d'élite du pouvoir (composée de trois ou quatre mondes),
comme légèrement "inférieure". Et nous vivons vraiment
dans un monde où seul le carrédor
fait la loi. A chaque dîner, ils veulent savoir si oui ou non
l'empereur m'a gratifié d'une récompense. Je me débrouille pour
que tout le monde comprenne que ne je cracherai le morceau qu'à la
prochaine invitation, et ces idiots, ça les turlupine vraiment de
savoir si ce vieux shnock de Chamik m'a gratifié, d'autant qu'ils
s'imaginent que ça peut aller d'une simple boîte de cigares
multivitaminés de Betelgeuse à un compte faramineux en écus
locaux, à la banque de Sounir, son fief, et je crois même, mais
cela reste entre nous, qu'ils vont pronostiquer sur le montant, en
pariant de l'argent, tous ces nantis, menacés à chaque instant par
l'ennui, car ils ont épuisé tous les plaisirs sans pour autant
avoir reconnu l'Unité insécable, à laquelle ils ne se sentent
d'ailleurs aucunement redevables, comme s'ils se devaient à
eux-mêmes leur propre existence éphémère.
Cela
m'arrangeait d'être invité pour chasser ma tristesse, et certains
disaient même à l'époque, dans ce milieu composite où ils se
connaissent tous, que j'étais le pique-assiette
le plus charmant qu'ils aient jamais connu, mais l'espace me manquait
vraiment, et j'ai donc profité de l'occasion d'être quasi humilié,
pour essayer pour la première fois ce qui deviendrait quelques
années plus tard le jeu parfait.
La
table de la princesse de Kan était une des plus réputées de la
capitale. Cette vieille jeune femme (qui n'était pas parvenu à se
marier, sans doute parce qu'elle ne savait plus distinguer les
flatteurs amoureux de son héritage des hommes de haut rang qui la
courtisaient pour sa finesse et même pour son charme), raffolait de
rassembler autour d'elle toutes sortes de personnages excentriques,
venus de tous les coins de la galaxie, et dès qu'elle apprit que je
m'étais retiré sur sa planète d'origine, où le nom de sa famille,
à lui seul, inspirait un respect considérable, elle se mit en tête
de m'observer, et de m'utiliser comme faire-valoir, ce qui est mon
lot depuis que j'ai sauvé in extremis le vieux tyran. Si quelqu'un
hésitait à se rendre à son invitation, et qu'elle comptait
vraiment sur sa présence, elle n'hésitait à mentionner à l'hôte
récalcitrant l'occasion qu'il allait perdre, puisque elle se faisait
fort d'obtenir de moi le récit, devenu légendaire dans d'autres
bouches, du sauvetage inespéré de la flèche
éternelle, nom
mirobolant du vaisseau que j'avais sauvé. L'empereur avait obtenu
par des intrigues que je fusse désaffecté de mes habituels
long-courriers à matrice transfinie pour diriger son navire
personnel, un jeu d'enfant pour moi. Il aurait obtenu mon nom par une
sorcière de l'épice à sa solde, se plongeant dans les plis du
temps sur son ordre, et qui aurait exigé le remplacement de son
pilote en ma faveur pour assurer sa sécurité.
Bref, j'aimais me rendre chez la princesse de Kan, qui
avait d'ailleurs un penchant pour moi, ce qui nous permit de nous
plaindre, en bons mondains galactiques, de ne pas être nés du même
sang. Nous essayâmes donc de transformer en amitié cette attirance
qui, si nous y avions cédé nous aurait sans doute dégoûté l'un
de l'autre, car des forces immatérielles étranges se manifestent
souvent lors d'accouplements entre personnes d'origine différente,
l'une tombant souvent sous la coupe de l'autre, ou les quelques
instants de plaisir obtenus au dernier moment étant suivis de
troubles, de remords, de honte, parfois de maladies. Mais il est vrai
que, le chaos faisant la loi autant que la convergence, quelques
couples extrordinaires avaient mêlé leur sang lointain l'un de
l'autre, non seulement sans préjudices, mais en vivant un véritable
amour durable. Mais l'attirance physique n'avait joué aucun rôle
dans les mariages de ce type, au demeurant exceptionnels, et c'était
plutôt comme si les âmes de deux mondes voulaient vraiment
apprendre l'une de l'autre, en utilisant deux personnes ouvertes et
sensibles dans cette entreprise.
Ce
soir-là, j'étais particulièrement en forme, sans doute parce que
je savais que j'allai rencontrer un Pégasien, ce qui ne m'était
encore jamais arrivé. Personne n'ose les définir, ils sortent de
l'ordinaire des races galactiques, et en l'occurrence, il s'agissait
de l'attaché d'ambassade. J'obtins au préalable d'être à ses
côtés, car la princesse honorait toute mes demandes dans le but que
je ne refusasse jamais de venir faire mon numéro devant de nouveaux
invités. Elle servit des "dialectiques", le nom donné aux
recettes qui comportent des ingrédients
de trois planètes différentes, dont le goût est souvent subordonné
à des effets euphorisants légers, qui ne tombent pas sous la
juridiction des drogues. Elle était passée maître dans ces
confections, en collectionnant les chefs, jusqu'à dénicher les plus
inventifs qu'elle formait à ses goûts. Ce soir-là, elle avait
prévu un "soliloque à trois voix", qui permet au mental
d'avoir de petites poussées hétérogènes qui lui dévoilent les
choses d'une autre manière, un peu comme le kif des nomades de
Pégase, que j'ai eu l'heur un jour de goûter à une escale, ce qui
me valut un avertissement, parce que j'avais enchaîné quelques
loopings interdits au voyage suivant. Ces plats doivent être testés,
car bien que nous soyons tous humanoïdes, la physiologie diffère
quelque peu d'une race à l'autre, et le fin du fin est d'inventer
des recettes qui permettent une communication agréable pour tous les
représentants de la vie mentale.
Bref,
le soir de la grande première était arrivé, et nul ne se doutait
que ce serait le point de départ d'une contamination qui gagnerait
tous les mondes dans les siècles à venir. Tout est parti en fait de
l'effet du "soliloque". Il était clair que les saveurs
faisaient la fête aux neurotransmetteurs,
puisque au bout d'une demi-heure, chacun était absolument fasciné
par les vêtements des autres. Nous avions tous envie de connaître
le nom de certaines matières inhabituelles, et il y eut même un
moment où de nombreux convives se déplacèrent pour toucher une
étoffe qui constituait la veste ou la robe de l'un deux, mais le
hasard avait voulu que nous ne fussions que deux à porter un
uniforme, et, à partir d'un moment indéfinissable, mais concret et
nouveau, chacun se mit en tête de déchiffrer notre habit, qui
faisait voyager leurs esprits dans notre propre existence. Je venais
toujours dans les soirées avec le costume d'apparat de la flotte
galactique, qui conférait à chaque dîner, à lui seul, un air de
grande cérémonie. Sa couleur varie selon l'intensité de la
lumière, il n'éblouit jamais et attire toujours l'attention. Quand
l'obscurité menace, il réagit, et une douce phosphorescence se
dégage. Sa couleur n'a jamais non plus été clairement établie, à
cause de ses variations de luminosité, elle hésite entre l'orangé
clair et le cadmium, mais comme les teintes sont en quelque sorte
tournées vers l'intérieur du tissu, leur impact est léger.
Certains s'imaginent même que le costume est rose, leurrés par
l'effet de transparence qui estompe le jaune à certains moments.
Bref, les épaulettes sont elles aussi d'un art consommé, de petites
tresses de fil d'or pur, incroyablement ouvragées, où se
superposent des dégradés. Au fond l'étoile à sept branches.
Surmontée d'un profil d'aigle stylisé, zébré de fils d'argent et
de titanium noir, un chef d'œuvre d'art fait main, et enfin quelques
caractères calligraphiés en relief sur le bec lui-même, dont le
logo de la Confédération taillé dans un diamant, que vous
connaissez tous, un carré contenant cinq sphères, celle du milieu
jetant de véritables éclats.
Je
me devais de ne pas oublier les accessoires, sinon on me le
reprochait, et j'avais donc ce soir-là à ma ceinture un kriss de
quartz naturel dans un fourreau de
néoprène incompressible, une très belle matière, souple et
indéformable, qui résistait à tout, et dont la couleur cuivrée et
vernie, telles les carapaces brunes de certains coléoptères,
s'assortissait admirablement. J'étais également arrivé avec la
fameuse cape d'exception sur les épaules, d'un blanc immaculé, sans
poche ni bouton, en latex de Betelgeuse, et que tout le monde s'amuse
à soupeser, tant elle est légère, tandis que son opalescence est
presque envoûtante. Elle n'est remise qu'aux seuls détenteurs de
l'étoile unique, la médaille la plus prestigieuse de l'univers,
aussi j'étais à moi tout seul une attraction, que certains savaient
s'offrir.
Je régalais souvent l'assistance en évoquant des
missions qui avaient été réhaussées par des événements
extraordinaires, si on me le demandait, et mon répertoire était
fort au point.(Comme la découverte d'insectes qui mangeaient l'acier
de la coque, et qui étaient parvenus à monter à bord d'un croiseur
que je commandais dans ma jeunesse, et qui se reproduisaient à une
vitesse extraordinaire. J'eus la présence d'esprit de demander à la
fraternité des mutants solaires de Vega s'ils envisageaient une
issue, en désobéissant aux ordres, mais cela nous valut la vie
sauve. Tous concentrés dans le même esprit, les frères de la
congrégation établirent qu'un certain son viendrait à bout des
prédateurs minuscules, et finalement il nous fut envoyé par câble
transluminique. Tout l'équipage mit des scaphandres de sortie, pour
se protéger de la vibration, et nous avons balancé un infra-son de
la gamme la plus grave par petites salves de centièmes de seconde,
pour éviter que le navire ne soit désintégré)
Cette histoire fait toujours sensation, et j'ai la
photo, au microscopique électronique, des insectes en question. Ils
ressemblent aux acariens, mais se délectent de l'acier, et même
d'alliages hyper-résistants. Une hypothèse veut que ce soient des
créatures artificielles, créées pour leur nocivité même, et la
pauvre princesse a failli tourner de l'oeil quand j'ai évoqué leur
éventuelle création en laboratoire, ce qui a constitué une
distraction appréciée par tous, tandis qu'elle feignait ou non
d'être dégoûté de la vie, en fracassant par terre son assiette de
sitolapor.
Bref,
avec l'effet étrange de la nourriture, l'autre homme en uniforme se
sentit blessé que j'attirasse toute l'attention et que je la
maintinsse, et il se mit dans la tête de s'imposer et de se faire
valoir. Il portait une chasuble verdâtre, terne, et pour tout dire
des plus tristes, le tissu lui-même semblant râpeux, épais,
grossier. Cela ne faisait qu'accentuer l'effet de l'espèce de
penditif incongru qui lui arrivait au milieu du buste, fait de
graines ovales de toutes les couleurs, de la même taille à peu
près, celle des perles de nacre. Enfin, le bas des manches recelait
sept ou huit anneaux pastels aux tons échelonnés, d'un tissu
brillant et soyeux, et bien que l'ensemble ne ressemblât en rien à
un habit militaire, il me vint à l'idée que les cercles qui
entouraient les manches ne pouvaient tenir lieu que de marques
distinctives. C'était bien les galons en effet, d'un nonce de la
religion des fleurs,
cette secte très importante que le gouvernement d'Arcturus laisse se
développer, car aucun de ses membres ne ferait de mal à une mouche.
Ashtor Basil Kreus nous prit tous de haut, nous fit savoir qu'il
était l'intelligence grise de son pape, et que, grâce à son
itinérance rapide, la doctrine se répandait sur des mondes
nouveaux. Il nous fit son petit catéchisme: nous devions tous,
dorénavant, prier les fleurs pour qu'elles nous accordent leurs
vertus, fuir comme la peste les marchands de végétaux, demander
pardon aux salades, boire des tisanes compliquées à des heures
précises, et diminuer notre consommation de viande jusqu'à nous en
passer définitivement d'ici moins d'un mois.
Il
s'emporta avec une certaine coquetterie, convaincu qu'il incarnait la
vérité même, et que nous allions nous plier à ses injonctions,
mais nous le laissions faire en riant sous cape, en feignant même de
l'encourager alors qu'il sombrait dans le ridicule, possédé par
l'effet du soliloque à trois voix. Puis, sans doute jaloux de ma
prestance, il crut bon de gendarmer plusieurs convives, en les
assassinant de reproches paternalistes, et plus personne ne sut où
se mettre. L'hôtesse nous envoyait des regards complices pour que
nous considérassions qu'il s'agissait là d'un simple spectacle qui
nous était offert, et qui ne nous mettait pas en cause. Le
théologien des herbiers apparut soudain à plusieurs comme
l'incarnation même de la fatuité, et nous croisâmes entre nous
quelques regards éloquents qui en dirent long sur ce que nous
ressentions. Après avoir ordonné sans vergogne à notre hôtesse si
racée de se mettre à l'angélique
sauvage de la même
provenance que lui, pour "retrouver des couleurs et la foi",
il eut le malheur de s'en prendre à moi. Il fit le malin, fit savoir
à tous que je souffrais du syndrome de Carpenter, — ce que
je ne dissimulai ni n'avouai, et il prétendit même que j'étais
ainsi puni de mes péchés, châtié pour être devenu "l'esclave
de l'espace et du temps", confiné dans des cockpits de
différentes fusées, qui, en tant que machines aveuglées par la
vitesse, avaient eu raison de ma vie spirituelle... qu'il serait prêt
néanmoins à me fournir clés en mains. Si je me soumettais à ses
conseils divins, et recevais le baptême qu'il voulait me vendre le
lendemain une petite fortune, dans un champ de marguerites. Il me
traita de "victime", " d'égaré," puis se
laissant emporter, il me mit l'étiquette de renégat, pour conclure
que j'étais même l'adversaire de Dieu, et que je contaminai
l'impiété sur tous les mondes.
Toute
la table attendait que je répliquasse, d'une manière ou d'une
autre, en laissant s'exprimer une survivance dynamique, mais je
refusai de tomber dans un piège aussi bas. Je ne quittai pas le
repas, ne fis aucun reproche au prélat, et ne me défendis même
pas. Sachant même que les plus fins comprendraient que je me moquais
de lui, je lui lançai un retentissant " Que ne vous-ai je connu
plus tôt, frère des fleurs, quel temps perdu !". Quelques-uns
éclatèrent de rire, mais le pauvre nonce me crut sincère, et c'est
alors que, dans les vapeurs ultimes du champagne volcanique que la
princesse de Kan faisait venir à prix d'or dans des navettes
de contrebande, l'idée se fit jour. Des images se succédèrent.
J'allai enfin retrouver goût à la vie en me jouant des fats, des
vaniteux, des orgueilleux. Je rabattrai leur prétention, en
commençant par celle d'Ashtor, prélat replet d'une religion
mystificatrice, au sommet de laquelle quelques richissimes
manipulateurs surnageaient, tandis que les fervents de basse caste
payaient une dîme mirobolante contre quelques tisanes au prix de
revient dérisoire.
- 2 -
Les
analyseurs de rencontre étaient devenus des objets indispensables.
Toute la confédération pouvait y avoir recours, dans des
dispensaires psychologiques, mais c'était quand même recommandé
d'acheter le sien, pour ne pas passer pour un "pauvre." Le
modèle standard était largement suffisant pour fournir de bonnes
analyses, avec de faibles marges d'erreur. Le
grand jeu, qui au
début n'était réservé qu'à l'élite, avait fini par gagner les
classes moyennes. La règle était simple. Il s'agissait de
déstabiliser une connaissance, par toutes sortes de moyens, de
ruses, de stratagèmes, sans vraiment l'anéantir. Juste de quoi
ruiner sa réputation, ses finances, sa carrière ou ses amours. Mais
pas n'importe quelle "connaissance." Le prédateur et la
victime seraient nécessairement d'origine stellaire différente.
Selon le professeur Krach, l'éminent psychiatre exhaustif, qui avait
étudié toutes les mentalités représentées dans la galaxie, le
jeu parfait constituait une rémanence ludique de l'époque oubliée
pendant laquelle tous les êtres mentaux, d'où qu'ils fussent
originaires, devaient se méfier des étrangers. Le fait est que tous
les pratiquants du jeu parfait, quelle que fût leur étoile,
trouvaient du plaisir à
rouler dans la farine
un extraterrestre. La chose ne s'expliquait pas vraiment, restait
assez distinguée, puisque les victimes n'aimaient pas qu'on apprenne
leur sort, mais la mode n'avait jamais pu être enrayée.
Elle avait commencé sur la douce planète Ichkiel, puis
avait gagné Galapolis, où elle commença à faire des ravages parmi
les milliardaires et les ambassadeurs. Puis, de la capitale des
capitales, le mal se répandit, par segments de dix à quinze années
standard en moyenne, d'un monde à l'autre. Un club galactique
s'ouvrit, qui enregistra les plus beaux coups, en les classant, ce
qui lança la mode d'une compétition ouverte, et le bruit courut
qu'un célèbre artiste décernait des prix aussi bien aux victimes
qu'aux bourreaux, ce qui fit alors du jeu parfait la première
institution vraiment galactique.
Les
pratiquants du verbum
solis, qui avaient
créé une langue artificielle pour qu'elle devienne la seule
pratiquée partout, virent leurs écoles décliner, tandis que des
catalogues entiers de malversations étaient archivées, disponibles
dans tous les medias, avec des scénarios en quelques étapes, qui
pouvaient donc servir de modèles aux néophytes, et d'avertissements
aux victimes potentielles. Tout
le monde se tenait au courant des dernières arnaques pour y
échapper, mais l'invention dans ce domaine n'avait jamais diminué.
Le
fameux conseil des
quarante se tint
pour chercher une résolution. Il était composé des plus brillantes
intelligences de tous les mondes, réunies sur Galapolis pour qu'ils
prennent au sérieux leur travail, car, pour la plupart, ils étaient
du matin au soir emportés dans des mondes de créativité pure, dont
ils se moquaient de savoir quelles correspondances ils pouvaient
entretenir avec la réalité. Ils avaient déjà déjoué bien des
menaces terribles, comme celle de la dévaluation du carrédor, il y
a maintenant plus d'un siècle, qui aurait ruiné la confédération.
Depuis, leur institution était demeurée sacrée, et le Président
de tous les mondes fédérés les consultait souvent. Ils étaient
assignés à résidence, mais vivaient dans un établissement où ils
ne manquaient de rien, où ils pouvaient convoquer qui ils voulaient,
mais toutes leurs rencontres étaient enregistrées. Ils ne se
plaignaient pas. Ils n'avaient rien à faire, en-dehors de se réunir
pour résoudre un problème, et ils trouvaient toujours une réponse
assez rapidement, assistés d'ordinateurs surpuissants. Ils venaient
de mettre au point l'analyseur de rencontres, le seul palliatif au
développement exponentiel du jeu parfait qui leur était apparu,
bien qu'ils n'osassent pas garantir le résultat.
Le programme de la machine était naturellement
ultrasecret, mais elle se faisait fort de déterminer si un contact
avec un extraterrestre quelconque constituait la menace d'avoir été
choisi pour cible dans le jeu parfait. Les seules contraintes,
c'était de donner les dates précises d'au moins six rencontres avec
la même personne d'une autre souche génétique, et de taper les
dates de naissance des deux individus, après quoi, en fonction de
calculs qui semblaient irrationnels, l'on savait à quoi s'en tenir.
L'objet avait la taille d'un gros livre, et contenait des milliards
de données, un écran esthétique et un petit clavier, ainsi qu'un
pavé numérique conséquent et bien disposé, afin de ne pas se
tromper de chiffre en inscrivant les données. Il était vendu par le
monopole de prévention, cette fabrique d'état qui avait déjà
commercialisé le transducteur d'ondes pendant près d'un siècle,
qui pouvait déceler des prédispositions télépathiques chez tous
les représentants des races connues.
On
suppose que des éphémérides sont intégrées à l'analyseur de
rencontres, et qu'il s'agit probablement de calculs astrologiques
éminemment complexes, qui président à donner un avis favorable ou
défavorable à la suite de la relation. Mais cet effet ne fut que de
courte durée, car les plus habiles partisans du jeu, qui en étaient
véritablement intoxiqués, répandirent la rumeur que les analyseurs
de rencontre étaient truqués pour augmenter considérablement les
chances défavorables, et que cette consultation entretenait la
méfiance entre les races, brisait des amitiés irréprochables, et
faisait le jeu des partis politiques et des religions rétrogrades,
qui n'avaient jamais apprécié les contacts entre extraterrestres.
Ils arguaient aussi que le commerce en souffrait, que les relations
diplomatiques périclitaient, et que tout le monde avait fini par
vivre dans la théorie du complot, au sommet de l'échelle sociale,
ce qui se répercuterait en descendant les marches, jusqu'à
pénaliser la vie du citoyen ordinaire. Le pouvoir central n'a jamais
osé s'attaquer au jeu parfait, de crainte de le rendre encore plus
populaire.
Le
jeu parfait animait tous les débats il y a peu, certaines victimes
expliquaient en long, en large et en travers comment elles avaient
été épinglées, et les chaînes médiatiques consacraient des
budgets considérables à filmer la réconciliation des prédateurs
et de leurs victimes, jouant sur l'exotisme de voir deux races face à
face dans une certaine intimité, se rabibocher après une
escroquerie. Les tribunaux avaient finalement décidé de ne
s'occuper que de très rares affaires, les plus importantes. La mode
était d'être fair-play,
c'est-à-dire d'accepter d'avoir été déstabilisé, ou ruiné, et
de féliciter son bourreau pour son astuce, tout en faisant son mea
culpa, et en prenant sur soi le succès du prédateur. Une compagnie
d'assurances avait ouvert un contrat spécial, et passait au crible
les affaires pour déjouer les contrefaçons.
"Cela
m'apprendra à être vigilant" était devenue une phrase citée
à tout bout de champ, une phrase que l'on retrouvait dans de
nombreuses chansons sur tous les mondes, et c'était aussi le
leitmotiv de
nombreuses publicités pour un nombre considérable de produits de
consommation indigènes. Après s'être remis de l'arnaque, il
suffisait de se venger sur un membre de la même espèce que
l'imposteur. " Toutes les races sont logées à la même
enseigne, déclara un des thuriféraires du jeu, c'est une magnifique
compétition universelle".
La consommation des drogues avait baissé depuis que le
jeu parfait était devenu une sorte de coutume, sauf celles qui
rendaient l'intelligence plus maligne, et celles qui permettaient de
jouer la comédie avec naturel. Korten Valabo Istak n'a toujours pas
été détrôné depuis huit ans. Il avait vendu deux fois à un
milliardaire considérable, une des plus grosses fortunes de la
galaxie, des sociétés très rentables qu'il possédait déjà
depuis quelques secondes, en jouant sur des décalages horaires.
Grand seigneur, il avait restitué les gains, après s'être assuré
d'avoir détrôné l'ancien champion, et la victime, pour l'en
remercier, l'a embauché derechef pour vérifier toutes sortes de
propositions, en le chargeant d'aviser ses hommes de loi, afin qu'ils
apprennent à détecter les futures menaces de cette pratique
mondaine, dont il serait probablement à nouveau une cible de tout
premier choix.
Certains
pensent que le jeu est édifiant: on s'attaque depuis l'origine aux
plus riches et aux plus célèbres, et qu'il libère d'une manière
intelligente de nombreuses survivances dynamiques. " Cela permet
au ressort de l'Inconscient de
s'exprimer et de se libérer", prétend Limek Vajek, historien
du jeu. D'autres estiment au contraire qu'il va peu à peu engloutir
la Confédération.
Encyclopédie galactique numérisée.
HISTOIRE DES COUTUMES PARTAGEES.
"Le jeu parfait, mythe ou réalité
intergalactique"
Article végan.
- 3 -
Depuis
trente ans que j'étudie le jeu parfait, j'en suis venu à une
conclusion définitive. Il n'y a que deux grandes catégories de
joueurs, les prédateurs et les vengeurs. Les prédateurs se lancent
dans le jeu et veulent se prouver quelque chose à eux-mêmes. Les
vengeurs attendent d'avoir été victimes du jeu pour lancer des
représailles.
Les
blessures infligées par les prédateurs sont brillantes,
spectaculaires, et les statistiques l'ont prouvé, moins profondes
que celles infligées par les vengeurs. Les vengeurs mettent plus
de temps à abattre leur cible, et vont souvent au-delà de la règle
éthique que les théoriciens prédateurs ont établie: ridiculiser,
blesser l'amour propre, forcer la victime à se voir autrement. Les
premiers maîtres se contentaient de donner des leçons. Mais le
contingent toujours plus important des vengeurs a changé la règle
du jeu, et les victimes de cette catégorie paient pour les
prédateurs de la même origine qu'eux.
Les
vengeurs n'hésitent pas à détruire. Ils sont la honte des
prédateurs. De là, la coutume dans de grandes familles sur les
mondes premiers de pratiquer cet art le plus vite possible, comme un
jeu de société, pour montrer son astuce, à l'adolescence, avant
même d'en avoir été soi-même la victime, ce qui ajouterait un
sentiment de vengeance rendant la procédure plus lourde, et souvent
méchante, voire sadique, à titre de revanche.
Archkan
Warloz
Sociologue
galactéen, membre du conseil des quarante.
Dès
le lendemain du dîner mémorable, je parlai de mon projet à
quelques connaissances en qui j'avais confiance, et qui, comme moi,
ne s'étaient jamais installés dans une posture de supériorité
quelconque, sociale ou spirituelle. Ils trouvèrent amusant le
scénario. Je commençai à faire les troupes de théâtre, j'
assistais à des représentations, jusqu'à ce que je sente qui
ferait l'affaire. Ce fut assez long et fastidieux, et j'abordai
l'acteur, au demeurant excellent, qui se morfondait dans un petit
établissement, ne parvenant pas à percer. Me doutant qu'une offre
alléchante le persuaderait, je lui exposai mon plan. Il devrait
jouer un bref moment le rôle de l'empereur d'Ichkiel, le président
de notre chère planète, et je lui recommandai donc de se fournir en
vidéos pour apprendre à imiter ses gestes et sa voix. Je lui
promettais de lui obtenir un masque de similipeau à la ressemblance
parfaite, ainsi que tous les habits nécessaires à donner
le change. Je le rassurai sur les moyens employés, qui garantiraient
le succès de l'opération, soit la présence de nombreux complices,
d'une limousine, d'un hélicoptère à rotation quantique, dont il
descendrait, pour créer une mise en scène crédible. Il empocha
l'avance conséquente avec satisfaction, comprenant qu'un tel pécule
signifiait également qu'il n'avait pas à poser de questions. Je
sentais que j'avais trouvé mon homme. Je savourai déjà le numéro
que j'allais mettre en place, avant même d'aller rencontrer celui
qui allait être la première victime historique du jeu parfait. Car
il fallait accumuler les préparatifs, faire des répétitions, tout
mettre en place et frapper du jour au lendemain. Cela prit une
quinzaine, pendant laquelle je me sentis revivre. Puis sentant que
tout était prêt, me régalant intérieurement, j'allai sonner chez
le nonce à une heure indue, et m'en justifiai avec une fougue et un
enthousiasme qui le laissèrent pantois. Je lui ai pris ses horribles
mains boudinées chaleureusement et lui ai dit: "mon cher
Ashtor, je me permets de vous réveiller car la nouvelle ne mérite
pas d'être ignorée une seconde de plus. Vous ne devinerez jamais ce
qui arrive !". Le pauvre homme, ensommeillé, se gratta le
menton, claqua des doigts, et une ravissante Alcyone arriva avec une
théière. J'attendais qu'il se réveillât complètement, tout en
faisant les cents pas, comme si j'étais en proie à une émotion
violente." Je n'y crois pas, non, je n'y crois pas",
répétai-je à son intention, comme si le ciel m'était tombé sur
la tête. Finalement, je m'assis en me frottant douloureusement les
mains, en fronçant les sourcils, puis je me lançai: "Mon cher
Ashtor, figurez-vous que j'avais pris la décision de recevoir le
baptême des fleurs, et que, je sais vous ne me croirez pas, mais
c'est la stricte vérité, et que j'en ai parlé incidemment à
l'empereur, en privé, pour m'assurer que cette cérémonie était
bien légale sur notre monde, et alors, et alors... L'empereur m'a
pris par le bras, m'a emmené dans un petit bureau calfeutré, à
l'abri de tous, et m'a chuchoté... " Là, je m'arrêtai de
parler, comme si j'étais dépassé par le souvenir de l'entretien,
et comme si j'allais me raviser. Je fis mine de me lever pour partir,
ce qui exaspéra cette outre gonflée d'orgueil, et il se mit à
hurler: Expliquez-vous, par les saintes vertus de l'héliotrope sacré
!
Je
revins docilement en arrière, et m'excusai. Je repris d'une voix
posée en vrillant mes yeux dans les siens: "Mon cher, êtes-vous
prêt, demain à l'aube, à me baptiser, moi... Et l'empereur dans le
plus grand secret ?" Le pauvre homme resta tétanisé quelques
secondes, puis son ego mirobolant sentit que c'était la chance de sa
vie, et il se mit à passer par toutes les couleurs, tout en jetant
des regards égrillards à la servante aux yeux en amande orange. "
Je comprends, je comprends, oui. Notre confrérie n'est pas
originaire de son monde à lui, il ne peut pas se permettre que ça
se sache... " Je le voyais déjà se vanter de l'avoir fait, un
quart d'heure après la cérémonie, auprès de son pape, qui
exploiterait toute de suite la nouvelle sous forme de propagande: Le
chef suprême d'une planète confédérée, l'empereur Jostel de
Telawout, président d'Ichkiel, nous a rejoint... Je savais qu'Ashtor
se débrouillerait pour faire prendre au moins trois ou quatre
photos par des complices, qu'il enverrait en supraluminique le plus
vite possible sur sa propre terre. Je le voyais s'imaginer tirer un
bénéfice considérable de cette affaire et je buvais du petit-lait.
Il était quand même profondément ému, et me laissa continuer. Je
lui expliquai que l'empereur arriverait par hélicoptère au centre
du parc nord, à six heures précises, au lever du soleil, et qu'il
voulait en repartir vingt minutes plus tard. Je demandai au prélat
en l'implorant si cette période n'était pas trop courte, tout en
enchaînant que c'était de toute façon une condition non
négociable. "Je comprends, je comprends, répéta-t-il, s'il y
avait des fuites... "
Bref,
je dormis chez la première proie de ce jeu qui allait devenir
historique, et lançai à l'aube l'opération, qui se déroula comme
prévu. L'acteur plia le genou avec une certaine réticence, digne
d'un empereur, quand le prêtre des fleurs lui enjoignit de se
courber devant l'autorité de la mère végétale, suprême déesse
unique de la galaxie. Ashtor prit un ton patelin et supérieur
quelques minutes, pendant lesquelles il nous rappela que "les
fleurs existent sur tous les mondes par centaines d'espèces, et
qu'elles veulent la paix de toutes les autres créatures, pour
lesquelles elles prient en permanence." Il nous arrosa de
quelques gouttes tirées de flacons merveilleusement décorés en
marmonnant dans sa barbe, l'air inspiré, tandis qu'un sous-fifre
encensait le parterre de glaïeuls alentour, avec des écorces
odorantes. J'aperçus quelqu'un bouger dans un arbre à quelques
centaines de mètres, et je fus convaincu que c'était un
photographe. Le piège avait fonctionné. L'acteur se permit de
regarder sa montre plusieurs fois, et prit un ton autoritaire à la
vingtième minute: veuillez recevoir ma reconnaissance éternelle,
Ashtor, j'attendais ce moment depuis longtemps. C'est fait, et je
vous quitte. Prévenez-moi de vos passages, vous serez reçu chez moi
confidentiellement" Il s'inclina. Nous nous dirigeâmes tous les
deux vers le véhicule volant, empreints d'une grave majesté, tandis
qu'un complice offrait un don conséquent dans une enveloppe (fausse)
aux armoiries impériales, afin qu'aucun doute ne s'emparât de la
première victime du jeu parfait. Et le prélat fut ramené chez lui
en limousine. Il quitta notre monde immédiatement, et quelques jours
plus tard, le journal télévisé intergalactique annonça la
nouvelle, appuyée par une photo. L'incident diplomatique fut énorme.
L'ambassadeur en poste chez nous manqua d'être lynché. L'empereur
entra dans une rage folle, démentit formellement, fit des pieds et
des mains pour interdire cette religion sur le maximum de mondes
possibles, et prétendit être victime d'un complot destiné à
ruiner Ichkiel, surveillée par des vautours affamés. Ashtor
redescendit tout au bas de l'échelle, devint cueilleur d'édelweiss
des glaciers, et cette tâche humble le ramena au sens des réalités.
Peut-être croit-il toujours avoir baptisé le véritable empereur,
et s'en veut-il d'avoir vendu la mèche... Le froid le rongera
longtemps, mais il devait payer sa faute, trahir le secret. Est-il
devenu un saint dans les austères hauteurs de son monde, où il dut
se transformer pour ne pas périr ? Le pape des fleurs fut accusé
par le gouvernement de toute une série de délits,
et il dut démissionner. Il serait devenu serveur dans un fastfood,
tout le monde l'ayant laissé tomber. Un contrôle fiscal eut raison
de l'organisation mère, tandis que des mouvements dissidents se
manifestèrent sur les planètes dernièrement conquises, qui
tentèrent de donner un ton transcendantal et intègre à la liturgie
florale. Quant à moi, mon syndrome de Carpenter avait disparu. Par
courtoisie, nul ne me dénonça. Je fréquentai un monde spécial où
le génie, quel qu'il fût, était respecté, ce qui me valait
parfois de rencontrer des escrocs exemplaires, recherchés par toutes
les polices. Eux et moi avions quelque chose en commun, le sens de
l'humour, et nous ne frappions que ceux qui le méritaient. C'est
cela peut-être qui expliquait notre impunité. Nous faisions justice
en nous amusant. C'est avec eux, également, que je discutai de
nouvelles opérations, autour d'une spéciale mortelle, car certains
d'entre eux étaient richissimes, mais s'en moquaient. Ils aidaient
en catimini beaucoup de monde, mais jouir finement de la vie restait
leur credo. Moi, je cherchais plutôt à ne pas retomber dans le
syndrome, et il me fallait prévoir de nouvelles actions.
- 4 -
Les
maîtres de l'algèbre possèdent la connaissance à travers les
nombres, et qu'ils analysent à partir de la dualité à
renversement, du ternaire dialectique, du quaternaire organisateur,
du pentagramme émergent, ou de l'hexagone des directions, dans tous
les cas leurs pronostics sont fiables. Mais tous les hauts
fonctionnaires enterrent leurs prospectives, et n'en tiennent pas
compte, car elles comportent toujours quelques catastrophes sans
remède apparent. Les bureaucrates galactiques n'aiment pas voir
l'avenir en face. Ils accepteraient les conclusions des maîtres de
l'algèbre si ces derniers prétendaient qu'il suffit de souffler
sur les problèmes ardus pour qu'ils disparaissent. C'est d'ailleurs
ce que font les ministres du Plan. Ils cachent les recommandations
des maîtres des nombres sous une pile de dossiers, pour faire
disparaître par la magie de l'oubli les menaces qui pèsent sur les
avenirs des mondes habités. La police bureaucratique, de guerre
lasse, ne sanctionne plus personne. Les catastrophes arrivent parce
qu'elles doivent arriver. Se sentir responsable de quelque chose qui
se passe sur un autre monde, au-delà du vide, seuls les mutants
solaires de Vega et les maîtres de l'algèbre en sont capables,
mais personne ne les suit ni ne les écoute. Même en haut lieu, la
fatalité est une idole respectée, c'est le dieu adulé qui ne
dérange rien, frappe au hasard et auquel on s'habitue. Prévenir
serait bien trop fatigant pour tout le monde.
Parjok
Binfrow Klass,
Mémoirs
d'un ambassadeur itinérant.
Par
la suite, mes chers amis, je m'entraînai à chaque fois nouvelle sur
une race différente, mais les quelques coups consécutifs n'avaient
pas l'éclat du premier, jusqu'à ce que je décide de m'en prendre à
la madone des stades, une femme qui chantait sur des bruits sourds,
en provoquant sexuellement son public, et qui était parvenue à
subjuguer les mâles sur pas moins de six mondes déjà. J'appris
qu'elle venait sur Ichkiel, et décidai de la rouler dans la farine.
Elle était insupportable,
narcissique au plus haut point, une vraie diablesse qui avait su
tirer des faiblesses des hommes de quoi réussir au-delà de toute
espérance. On la disait droguée à l'argent, elle aimait dévaliser
les boutiques les plus chic à la fin de ses tournées, emmagasinant
des vêtements, des sacs et des chaussures qu'elle ne porterait
probablement jamais, mais qui lui donnaient l'impression de posséder
l'univers entier, quand elle ouvrait sa garde-robe, un immense
entrepôt adjacent à son loft, surveillé par une garde nombreuse et
un météorologue, qui calculait température et taux d'humidité
selon les contenus des pièces. Dans le quartier le plus snob de
Galapolis, la star parvenait à déambuler seule sans problème, mais
dès qu'elle en sortait, il lui fallait une escorte. On la disait
également prodigieusement intéressée, payant mal son personnel,
éreintant les organisateurs de spectacle, organisant elle-même un
trafic au marché noir des places de ses concerts, avec une petite
mafia d'amants interchangeables et peu scrupuleux, qui lui mangeaient
dans la main. Elle était pourtant déjà richissime, pouvait tout se
permettre, mais cela ne lui suffisait toujours pas. Je pris beaucoup
de plaisir à élaborer un plan, et finalement je retins le plus
risqué, mais également le plus brillant, que je jugeai d'une grande
élégance. Il me coûterait énormément, mais le jeu en avait la
chandelle, si tout se passait comme prévu. Je passai au crible les
grandes familles locales, et tombai bientôt sur une bonne nouvelle.
Kartich Maldoo de Parse était un peu plus jeune que moi, et je lui
ressemblai, en dépit de notre origine différente. Il me suffirait
de porter un masque de similipeau parfait pour me faire passer pour
lui. Il habitait pour le moment sur une autre planète, et je
réduisais ainsi les chances d'être démasqué rapidement. Il était
considéré comme un des futurs héritiers les plus riches de notre
monde, et il suffirait donc de soudoyer le personnel de l'hôtel pour
qu'il renseigne la madone sur mon identité. Juste avant son arrivée,
je me débrouillai pour débusquer le palace où elle descendrait, il
suffisait de viser très haut, et quand il fut identifié, je pris
une suite dès que mon masque fut prêt. Pour les opérations
précédentes, j'avais embauché un faussaire pour de faux
certificats, et il n'eut aucune peine à m'établir une carte
d'identité que je pris soin de montrer au réceptionniste. Le bruit
courut vite qu'un de Parse occupait la suite royale, et il me
suffisait maintenant de ferrer le poisson. Cela ne fut pas bien
difficile. Je passai mes soirées au bar, à partir de minuit jusqu'à
l'aube, et je comptai bien que la Volcanique, comme on l'appelait,
l'apprenne, et vienne voir de ses propres yeux quel animal étrange
pouvait être un de Parse, qui serait bientôt l'un des hommes les
plus riches de la galaxie. Je n'eus pas à attendre plus de quelques
jours, et puis un matin vers 3 heures, elle vint au bar après son
spectacle, se mit à côté de moi, mais je ne lui prêtai aucune
attention, ce qu'elle jugea inadmissible au bout de son troisième
verre. Je pouvais la frôler du bras, son tabouret jouxtait le mien,
et pendant plus d'une demi-heure je restai absorbé dans mes pensées,
sans jamais me tourner vers elle. Elle finit par m'accoster, et me
demanda avec un sourire enjôleur: "vous êtes bien Kartich,
n'est-ce-pas ?" Je pris l'ai embarrassé, hésitai à répondre,
je fis la moue, et je lui balançai un très sec:
"Excusez-moi, mais à qui ai-je l'honneur ?" comme si je la
prenais pour la dernière des demi-mondaines venues, ce qui la
stupéfia. Elle resta sans voix quelques bonnes minutes. "Vous
devez habiter dans le trou du cul du monde pour ignorer qui je suis",
osa-t-elle rétorquer, profondément blessée, sur un ton assez
vulgaire, qui allait bien avec son décolleté où l'on devinait des
silicones à géométrie variable de dernière génération.
— Il est vrai que je possède de nombreuses demeures
et quelques îles privées, dis-je d'un ton fat, et que j'y suis à
l'abri des intrigues... ".
-— Mais pour l'heure, que je sache, dit-elle d'un ton
acide, nous sommes l'un et l'autre, presque dans l'intimité, dans le
plus sophistiqué des palaces, où d'étranges rencontres peuvent
avoir lieu entre gens de bien... ".
— Oui, c'est vrai concédai-je, nous serons à jamais
différents de ceux qui ne peuvent pas jeter l'argent par les
fenêtres. Quand je pense que pour la plupart des humanoïdes, un
million de carrédors représente une somme inimaginable, que dix
générations ne parviendraient pas à gagner, alors que c'est ce que
rapportent les intérêts de mes placements en quelques mois
standard, je dois bien reconnaître que j'ai de la chance. Je dois me
torturer pour parvenir à dépenser tout ça, et je n'y parviens pas
vraiment. Et quand Père sera décédé, ce sera encore pire... Le
pauvre homme touche à sa fin, et c'est pour ça que je suis ici. Il
veut absolument me marier avant de disparaître, mais je ne trouve
pas chaussure à mon pied... "
Je me mis à la regarder fébrilement à ce moment-là
pour qu'elle devine que je lui laissai une chance. Je feignis aussi
d'être plus ivre que ce que j'étais vraiment, afin de pouvoir
improviser quoi qu'il advienne, sans trop me compromettre. Elle
commença à me lancer des regards langoureux, et minauda sur un ton
de velours, tout en mettant en valeur sa prothèse mammaire: "Vous
ne devinerez jamais qui je suis... cher Kartich... Peut-être que vous
aurez davantage de considération pour moi quand vous
l'apprendrez... ". Elle se mit carrément à me caresser le
dessus de la main, et me lança un: "j'aime les hommes de votre
trempe".
— Vous savez bien que nous ne sommes pas de la même
origine" rétorquai-je.
— C'est
loin d'être un problème pour moi", assura-t-elle, en finissant
sur un au contraire,
très envoûtant.
Bref, nous restâmes ensemble, et je fis semblant de
tomber sous sa coupe. En revanche, j'obtins de ne pas assister à ses
tours de chant, prétextant que je devais surveiller mes banques.
Nous nous vîmes tous les soirs, et je pris de plus en plus
l'apparence de l'amoureux transi. Elle jouissait de me voir soumis à
ce point, et préparait sans doute une attaque, mais je lui coupai
l'herbe sous les pieds. "Père va passer, lui dis-je un soir,
feignant l'émotion, et je veux qu'il vous rencontre."
Mon acteur préféré ne fit aucune difficulté, se
débrouilla pour avoir des images du vieux comte, et je l'envoyai
chez le prothésiste esthétique. Je devais faire vite, car la
tournée allait finir, et ce genre de personnes adulées tournent les
pages plus vite qu'elle ne les lisent. Mais le plan continua
merveilleusement. Nous nous rencontrâmes tous les trois dans un box,
et je feignis un amalgame étrange de sentiments pour mon père,
adoration, crainte, respect, obéissance, de quoi faciliter la suite.
Mon acteur comprit ce qu'il avait à faire, il me parla de haut, mais
avec beaucoup de sentiments, tandis qu'à la dérobée il semblait
tester la Volcanique. L'entretien fut agréable, chacun avait de la
répartie, et cela se passa dans une franche bonne humeur. Puis mon
père prit un air contrarié, assura qu'il allait bientôt mourir, se
rapprocha pour nous prendre la main à tous les deux, et déclara:
"Kartich, c'est celle qu'il te faut", en faisant de l'oeil
à la diablesse. Nous restâmes gênés quelques secondes, puis père
se leva: j'exige que vous soyez mariés avant mon décès, et je
n'en ai plus pour très longtemps. Vous avez trois jours. C'est la
plus belle journée de ma vie, mon fils a enfin trouvé une épouse
digne de son rang... " Il partit, et se retourna, fidèle à
lui-même, et me dit mi-figue mi raisin: "N'oublie pas, je n'ai
pas encore fait mon testament, et je ne laisserai rien à un
célibataire... "
Je
vis l'éclat des carrédors briller dans les yeux de l'artiste,
transfigurée, et il me restait à donner un peu de mou avant de
conclure. Manifestement, la diva des stades était enchantée. Je
voyais déjà son esprit manigancer un divorce quelques jours après
le mariage, avec des avocats retors, pour me voler ma soi-disant
fortune, et c'était assez agréable. Je continuai à jouer le
caniche auprès d'elle, et c'est même elle qui avança le mariage.
J'avais monté une petite opération pour remplacer le vrai maire par
un comparse, et la pauvre fille se crut vraiment mariée à l'homme
le plus riche du monde. J'avais imposé pour seule condition qu'elle
ne ramène strictement personne de sa bande, et elle s'y plia en
comprenant que ce ne serait pas négociable. J'avais fourni les deux
témoins indispensables, et nous fîmes court. Elle insista pour
empocher le certificat à la fin de la cérémonie, ce qui n'était
pas très élégant, mais je m'empressai de lui fournir. Puis, comme
prévu, elle disparut. Et moi aussi. Elle n'aurait bientôt qu'un
recours, aller trouver le vrai père... C'est ce qu'elle fit au bout
de trois semaines. Elle parvint jusqu'à lui en insistant, avec trois
ou quatre avocats de talent, fulmina devant le vieil aristocrate,
l'accusa d'être responsable de la catastrophe de son union, et lui
promit de ruiner son fils, qui l'avait déjà rendue plus malheureuse
que les pierres, l'avait délaissée, méprisée, battue,
ce qui allait demander une réparation considérable. Elle montra de
faux bleus issus d'un maquillage résistant à l'eau, sur ses bras et
ses cuisses pulpeuses et nerveuses qu'elle exhiba jusqu'aux hanches
pour déstabiliser l'adversaire. Un avocat brandit triomphalement le
certificat sous le nez du vieil homme, qui partit d'un grand éclat
de rire, et qui fit mettre tout le monde dehors, tout en rendant le
papier avec un grand sourire. La Volcanique mit quelques temps à
comprendre, puis quand
un de ses sbires lui avoua que le mariage n'avait pas été
enregistré sur place, elle rugit de rage, s'en voulut à mort, et
sans doute m'admira-t-elle tout en me haïssant au dernier degré.
Les journaux et les medias intergalactiques ne
tarderaient pas à la ridiculiser. Le lendemain du mariage, elle
s'était faite filmer un bon moment. Elle n'apparaissait plus comme
la madone des stades, mais disait la joie qui était la sienne
d'avoir enfin pu s'unir, et elle avait susurré à plusieurs
reprises, "maintenant que je suis l'épouse de Kartich de
Parse... " Elle en avait plein la bouche, et feignait d'hésiter
à poursuivre sa carrière. L'émission remporta un succès
considérable sur tous les mondes où elle avait sévi, tandis que le
vrai Kartich, avant ou après le documentaire, jurait ses grands
dieux qu'il n'avait jamais épousé cette artiste, "qui sans ses
strip-tease sur scène tournerait à moitié-nue autour de la rampe
d'un cabaret louche de banlieue... " Puis il laissait entendre
qu'elle avait manigancé tout cela pour se faire de la publicité,
car sa carrière commençait à baisser. Il réclamait en outre une
somme considérable de dommages et intérêts, et la traîna devant
un tribunal, où quelques employés qu'elle avait démolis tout en
les renvoyant sans les payer, profitèrent de l'occasion pour se
venger. De Parse avait trouvé quelques vides juridiques qui lui
avaient permis de ratisser large pour présenter son chef
d'accusation, et ce procès fut un spectacle très apprécié, avec
un nombre invraisemblable de personnes, de toutes origines
stellaires, qui furent appelés à la barre.
Ce qui permit à la chaîne privée Transdistance de
tenir la dragée haute aux autres médias. Certains en oublièrent
même de regarder les demi-finales de football aérien, qui mettaient
aux prises les meilleures équipes des mondes habités, sport très
amusant, puisque il fallait se passer la balle en la dirigeant vers
la terre, étant donné qu'elle était bourrée d'hélium compressé.
Si nul ne la récupérait quand elle s'échappait vers le ciel,
l'équipe qui l'avait perdue perdait tout ses points. Beaucoup
mourraient en voulant la rattraper, tout en mettant à fond les gaz
de leurs tuyères antigravitationnelles, et ne savaient pas où
s'arrêter... Asphyxiés, ou manquant de carburant, ils venaient
parfois s'écraser sur le stade, et c'était le clou du spectacle. On
arrêtait le match par décence, dès qu'il y avait trois morts, mais
la scène du type qui s'écrasait au sol au milieu de ses comparses
était passée en boucle sur de nombreuses chaines, jusqu'à ce qu'il
soit détrôné par un film équivalent.
La
qualité de cette opération me rappela mon premier coup, qui fut un
coup de maître. La Volcanique ne put jamais encaisser cette blessure
narcissique, elle a dépensé une fortune pour me rechercher, et sa
cote a baissé rapidement. Je ne m'étais jamais vanté de cette
manipulation, et je savais que je devais rétribuer correctement mes
trois complices, si je ne voulais pas que cela se retourne contre
moi. Les secrets sont hors de prix. Mais ils étaient aussi devenus
mes amis, le faussaire,
le prothésiste esthétique, et l'acteur. Quand je les invitai tous
les trois ensemble à manger un sitolapor,
ils comprenaient que je préparai une nouvelle opération, et je
distribuai avec amour quelques avances. Ils avaient tous remarqué
que je ne m'attaquais qu'à des egos surdimensionnés, et mes
victoires les amusaient. Mon faussaire était un artiste, refusait
des affaires, et aimait travailler pour des réfugiés. Nous faisions
une belle équipe. J'avais été récompensé d'avoir mis si
longtemps à trouver l'acteur qu'il me fallait, il n'avait sans doute
pas assez intrigué pour monter plus haut, n'appréciait pas tous les
membres de sa confrérie, souvent superficiels et fats, et il prenait
très à cœur mes commandes. Nous fîmes un long chemin ensemble,
mais je ne pus obtenir pour aucun d'eux de bons de longévité. Je
leur ai survécu. Et comme ils étaient irremplaçables, je cessai de
jouer à la mort du premier. Mais il s'était passé pas mal de
temps, et le jeu avait continué sans moi. Les medias s'étaient mis
à raffoler des chutes tonitruantes, et j'avais fait école. Puis
deux ou trois déstabilisateurs se firent prendre, et c'est là qu'on
remarqua la constante qui donna définitivement au jeu parfait sa
règle sur tous les
mondes. Les instigateurs et leurs victimes étaient séparés par un
bon morceau de ciel. Et ce serait bientôt la mode partout, abuser de
la confiance d'un sang différent...
Maintenant que je vais mourir, je trouve amusant de me
rappeler ces faits. La vie de l'espace m'avais saturé de
responsabilités, et je crois que le syndrome de Carpenter était une
cristallisation, je dirais presque une maladie professionnelle. En
retrouvant l'espièglerie qui était nécessaire pour m'adonner au
jeu parfait, je me suis guéri. J'ai provoqué une quarantaine de
scandales analogues, qui tous semblaient inspirés par la justice
immanente, et c'est ainsi que le jeu avait commencé. Il s'agissait
surtout de donner des leçons à des puissants qui abusaient de leur
pouvoir. Au fil du temps...
- 5 -
Je m'appelle Martok Berschel Trong, et l'auteur de ce
livre a voulu entrelacer ses propres mémoires d'écrits essentiels,
aussi m'a-t-il demandé d'inclure dans son témoignage un résumé
qui relaterait l'extraordinaire congrès que j'ai eu à organiser
pour le Président de tous les mondes, il y a un demi-siècle.
L'éditeur de ce livre a en effet lourdement insisté pour que
l'ouvrage reste dans son ensemble dédié à une étude de cette
nouvelle coutume, et comme l'amiral, médaillé de l'étoile unique,
peinait à détailler la chose, s'étant contenté de ressusciter les
premières opérations originelles, dans leur esprit, donner des
leçons d'humilité, il a fait appel à certaines personnes pour
respecter l'exigence de son éditeur.
Je suis devenu coordonateur central après avoir occupé
plusieurs postes d'ambassadeur galactéen, et je me retrouvai donc,
vers l'âge de soixante ans, un des seuls humanoïdes, toutes
origines confondues, à connaître correctement l'esprit d'autres
terres importantes, ayant toujours été muté de manière
ascendante. Je finissais donc ma carrière diplomatique sur Vega, le
monde sans doute le plus évolué spirituellement, où les
pratiquants du jeu parfait était restés absolument fidèles à
l'esprit d'origine. Les Vegans étaient passés maîtres dans l'art
d'infliger des blessures d'amour-propre à toutes les autres races,
tandis qu'il demeure pratiquement impossible d'offenser ou d'humilier
un Vegan. D'autre part, ils sont si intuitifs qu'il est difficile de
les prendre pour cibles du jeu parfait, ou mieux, ils feignent de se
prêter à la chose, paraissent ignorer le supplice qu'on veut leur
infliger, et ils se défilent au dernier moment, évitent le piège à
la dernière seconde, comme par hasard, ce qui exaspère les
instigateurs qui voient s'effondrer leurs espoirs sur la ligne
d'arrivée.
Bref, je pouvais difficilement refuser le poste de
coordonateur central, cela me ramenait sur ma planète d'origine, à
un âge où il fait bon retrouver ses racines. C'était un poste
honorifique, où l'on me demandait surtout de superviser des enquêtes
et des projets, et je comptai donc finir mes jours paisiblement en
écrivant différents livres qui permettraient aux galactéens de
voyager par la seule magie du verbe. Néanmoins, quand on me donna
l'ordre d'organiser le congrès, je compris que je devais m'y
consacrer à plein-temps, tant le projet était ambitieux. Le
président Sharpor, chef de tous les mondes, qu'on pouvait appeler
Empereur ou Président selon la perspective dans laquelle on se
plaçait, en avait assez du développement anarchique du jeu parfait,
depuis qu'il avait touché le haut des classes moyennes, grâce à
l'effondrement du prix du transport transluminique. Cela devenait un
passe-temps agréable pour une partie de la haute bourgeoisie de se
payer des vacances à l'extérieur, souvent d'ailleurs sur la planète
la plus proche, et certaines races en particulier s'étaient
ingéniées à faire de ce déplacement l'occasion de "rouler
dans la farine" un indigène, qu'ils mettraient longtemps à
identifier. Quand la victime était trouvée, ils faisaient
"ami-ami", lui offraient un voyage pour leur monde, assorti
d'un emploi. Les pauvres ciblés arrivaient à l'astroport où
personne ne les attendait... Et sans billet de retour... Et les
ambassades devinrent, avant toute chose, des refuges sur la plupart
des mondes. Le temps que cette calamité soit vraiment éventée, que
la méfiance présidât aux propositions d'exil, elle avait fait de
nombreuses victimes. A l'inverse, certains mondes s'étaient fait une
spécialité d'abuser des touristes venus d'ailleurs, ce qui les
amusa le temps de constater que les arrivées d'extraterrestres
diminuaient, compromettant le commerce. Le jeu parfait avait tout
contaminé, et quand il s'épuisait sous une forme, à cause des
dégâts produits, il ne manquait pas de se développer ailleurs, ou
de se renouveler dans ses manières.
Les
meilleurs instigateurs avaient ouvert leur propre club, où ils
pavoisaient en racontant comment piéger une race qu'ils avaient dans
le collimateur, et dont ils avaient
également, parfois, été la proie. Les races se disputaient la
palme d'être les plus sournoises ou les plus naïves, les plus
capables d'infliger des blessures, ou les plus habiles à déceler
leurs prédateurs. Si le jeu parfait est somme toute assez ludique
dans les hautes sphères, où il ponctuait plutôt les différences
de mentalité, et possédait encore une forme de déontologie, quand
il se répandit vers le bas, il perdit de sa noblesse et de son
élégance, et il devint le défouloir de toute une catégorie de
personnes, qui se vengeaient ainsi d'une vie trop policée, en
humiliant un être au sang différent, cette différence, ce manque
d'identité
justifiant des attaques éhontées.
Je fus reçu en privé, avec quelques sherpas des mondes
les plus influents, et d'entrée de jeu, les avis furent partagés
sur l'évolution de cette mode. Certains s'en félicitaient en disant
que la seule et unique coutume vraiment galactique ne pourrait
évoluer que vers le bien, puisqu'elle unissait tous les mondes,
d'autres disaient qu'elle rongeait de l'intérieur l'hégémonie
universelle, et que cela finirait en clash quelque part. On avait
d'ailleurs déjà dénombré trois couples de mondes où de
véritables antagonismes se développaient, chacun d'eux ayant trouvé
sa "bête noire" dans l'identité d'une planète voisine.
Nous palabrâmes plusieurs jours pour trouver une solution, et n'en
trouvant pas l'ombre d'une seule, le sherpa du Président suprême
nous soumit une idée qui brassait beaucoup d'air, mais qu'il fallait
quand même étudier de plus près. Il proposa ni plus ni moins de
confronter sur la question les trois clubs les plus extravagants de
la galaxie. Il avait décidé que les représentants de ces trois
cercles pourraient chercher ensemble la solution au problème du
développement exponentiel du jeu parfait. J'eus la charge de faire
savoir aux trois groupes qu'ils étaient convoqués et même
réquisitionnés, aux frais de Galapolis, pour qu'ils ne puissent pas
refuser. C'est ainsi que je rassemblais les quarante du conseil qui
porte leur nom, qu'il était inutile d'aller chercher, les maîtres
de l'algèbre qui sont quelque peu disséminés et ont leur base sur
Pégase, et les mutants solaires de Vega, dont la convocation
prouvait au moins une chose, qu'ils n'étaient plus en disgrâce.
Ayant pour ma part beaucoup voyagé, je ne voyais pas
comment les imaginatifs du conseil des quarante, qui se rendent tout
juste compte qu'ils ont un corps, allaient pouvoir communiquer avec
les maîtres de l'algèbre, des sages rigoureux et enracinés, qui
n'avancent strictement rien avant d'en avoir établi le bien-fondé,
et qui jonglent avec les pouvoirs de l'intelligence, tandis que je
voyais mal ces derniers s'entendre avec les mutants solaires, qui eux
prétendaient avoir renoncé à toute analyse, tandis que leur corps
était investi par l'énergie subatomique originelle, qui
transformait leur perception, parce qu'ils reconnaissaient le Divin.
Mais il fallait tenter quelque chose.
- 6 -
Ma
plus belle proie fut une des dernières, et le simple fait d'y penser
me remet de bonne humeur, le cas échéant. Je m'attaquai au karcher
le plus connu de tous, Stang Varkan Koz. Il représentait une
nouvelle profession qui avait prospéré d'un coup, suite à
l'effondrement du coût et de la durée des voyages interstellaires.
D'un seul coup, les grandes compagnies s'implantaient dans d'autres
mondes, et il se signait des contrats d'exploitation assez
faramineux. Après quelques bévues produites par les machines
traductrices les plus sophistiqués, et qui avaient compromis des
alliances juteuses, quelques linguistes se firent fort de parler
correctement les langues les plus usuelles de différentes planètes,
et de les traduire les unes dans les autres. La corporation des
karchers, ce
qui veut dire en pégasien,
à qui rien ne résiste, allait
se développer à une vitesse incroyable, et ils allaient, tout
simplement, prendre le pouvoir. Tout malentendu entre deux races
pouvant provoquer un conflit d'un ordre quelconque, les meilleurs
furent si prisés qu'ils se permirent de demander des honoraires
mirobolants pour vérifier la signature de n'importe quel contrat,
commercial, administratif ou politique.
Certains
bâtirent une fortune considérable en demandant, par exemple, 1
pour cent des futurs revenus d'exploitation d'une mine, ou d'un
nouveau réseau de transport, et, la nécessité faisant loi, il n'y
eut plus moyen de rabattre leurs prétentions. Si, en prime, la
galactéen officiel était de la partie dans les pourparlers, ils
exigeaient d'être payés en carrédors, excitant la jalousie de
tous. En échange, ils étaient d'une honnêteté à toute épreuve,
absolument incorruptibles, et ne favorisaient aucun des partis en
jouant sur les mots, en trichant sur les signifiants. En général,
ils payaient leur exception intellectuelle de quelques vices ou
tares, n'étant pratiquement rien d'autre que des cerveaux plus
aiguisés que des kriss d'Albébaran, qui vous coupent la main en
deux si vous manquez de les prendre par le manche. S'entourer d'un
nombreux personnel était pour eux un moyen simple de se faire
valoir, et tout karcher qui était escorté par moins d'une
quarantaine de personnes ne pouvait pas prétendre encore jouer dans
la cour des grands. Plus on réussissait, plus il fallait le faire
savoir, et ils se haïssaient souvent entre eux, avides de marcher
sur les plates-bandes de ceux qui étaient devant. Plusieurs races
étaient représentées, bien entendu, puisque la loi les obligeait à
représenter leur terre d'origine, sans la favoriser, quand ils
arbitraient des échanges. Bref, Stang, comme beaucoup d'autres parmi
les premiers de sa caste, était odieux, toujours sur le qui-vive,
d'une exigence pathologique, et il martyrisait allègrement les
soixante personnes qui l'accompagnaient sans cesse. Des
vérificateurs, bien entendu, qui devaient savoir si certaines
expressions n'avaient pas changé de sens, quand la même langue,
pratiquée ailleurs, se laissait modifier par la nouvelle structure
ambiante, mais aussi une dizaine de linguistes, souvent des étudiants
brillants, ou de futurs karchers qui apprenaient les ficelles du
métier. Puis venaient une dizaine de préposés à l'intendance,
comprenant plusieurs cuisiniers et commis de table, un majordome
pour les vêtements, étant donné que, défoncé à plusieurs types
de produits, un vrai karcher devait changer de chemise tous les trois
ou quatre heures, pour ne pas indisposer ses clients avec ses odeurs
de transpiration. Toute sortes de chauffeurs spécialisés pour
gagner du temps ne le quittaient pas d'une semelle, dont les fameux
rastabouts
d'Aldébaran,
toujours impassibles, et qui savaient poser un hélicoptère,
traditionnel ou à rotation quantique, même dévoré par les
flammes, tout en lui faisant faire des voltiges, sans compter des
pilotes chevronnés, chargés de surveiller ceux qui conduisaient les
longs courriers, bâtiments ovoïdes qui constituaient le domicile le
plus usité par les ténors de cette profession. Etant donné que les
karchers étaient tous, sans exception, paranoïaques, toute leur
escorte guettait à chaque instant les demandes de leur seigneur et
maître, dont même les empereurs craignaient d'essuyer un refus,
quand ils voulaient leur confier une affaire intermondiale.
Suivaient encore une trentaine de secrétaires chargées
selon des futures affaires, des affaires en cours, des affaires
passées et des litiges, étant donné que les karchers se devaient
d'assurer un minimum de service après-vente, et qu'ils étaient
aussi les boucs émissaires tout désignés quand leur intervention
avait donné lieu à un grave conflit. Ils étaient donc entourés
d'avocats en début de carrière, et de juristes, les termes
législatifs variant d'un monde à l'autre, obligeant des rédactions
communes d'accords qui relevaient du casse-tête. Ils avaient aussi
trois ou quatre alter-ego qui veillaient à la concertation des
différents experts, afin que les papiers fussent irréprochables dès
le compromis, et que la responsabilité de leur patron fût très
clairement délimitée en cas de pépin. A cela venaient s'ajouter au
moins trois médecins, afin de ne pas afficher de standing faiblard.
Rien n'était pire que de passer pour un avaricieux au sommet de
cette caste, et il était de bon ton de jeter l'argent par les
fenêtres, si l'on voulait séduire les plus riches clients de la
galaxie. Stang aimait offrir des feux d'artifice à motifs érotiques,
qui demandaient une préparation très minutieuse, et que seules
quelques dynasties immémoriales se payaient pour les cérémonies de
mariage, étant donné leur prix. C'était très amusant de voir le
ciel se charger d'ébats stylisés provisoires, en grande dimension,
et ce spectacle clôturait un buffet mirobolant qu'il offrait en
général à ses deux clients et à leurs invités.
L'un
des médecins travaillait de concert avec les cuisiniers et tenait
lieu de goûte-poison, l'autre surveillait au jour le jour la santé,
le dernier était passé maître en adjuvants cérébraux
professionnels, les presque secrets A.C.P, nom pompeux donné à
toutes sortes de drogues pour les déguiser en médicaments, et par
lequel les karchers tenaient à ne pas être confondus avec de
vulgaires toxicomanes, ce qu'ils étaient néanmoins dans leur
immense majorité. Quelques mélanges d'amphétamines permettaient
d'apprendre et de retenir rapidement les composantes des langues
normalisées, sans trop d'effets secondaires. Bien sûr, quelques
karchers trop gourmands de performances, tombèrent dans l'ornière
de Shakeaspeare, et
ne s'en remirent jamais. Les mots devinrent pour eux, subrepticement,
la seule réalité, et toute sortes de délires venaient remplacer
les perceptions ordinaires, et l'usage des sens. Néanmoins, au début
de cette maladie, les humanoïdes qui en étaient frappés,
écrivaient au moins un article ou un livret d'une valeur
considérable, qui ouvraient des perspectives inédites, et c'est
sans doute pour cette raison que les A.C.P ne furent jamais frappés
d'interdiction. Puis le mal rongeait de l'intérieur, car le mental
devenait incontrôlable, et partait dans toutes les directions, en
abandonnant le sujet physique, qui se détruisait
allègrement... Quelques karchers renommés, qui en furent les
victimes, laissèrent derrière eux des œuvres monumentales, comme
une esquisse d'une théorie générale des échanges douaniers, ou
une ébauche d'un droit commercial universel, qui facilitèrent les
relations entre les mondes. C'était néanmoins pitoyable de voir ces
génies en fin de carrière diminués au point d'être internés, ou
paralysés, à moins qu'ils ne fussent redevenus au stade mental d'un
enfant de quatre ans, colérique et capricieux, pris en charge par
une petite escouade spécialisée.
Stang haïssait violemment toute personne incapable de
parler couramment trois ou quatre langues d'origine stellaire
différente, comme si l'habileté mentale était un signe supérieur
d'humanité. A part quelques rares personnes qui trouvaient grâce à
ses yeux, en général de plus puissants que lui, il méprisait tout
un chacun sans vergogne, et l'affichait toute honte bue. Il avait
déclaré au cours d'une émission galactique qu'il voulait favoriser
l'extermination des derniers peuples analphabètes ou illettrés de
quelques mondes qui venaient juste d'entrer dans la Confédération,
et dont le développement était faible. Je ne pus tolérer une telle
extravagance, et comme il était certain qu'il ne pouvait être
attaqué juridiquement pour cette déclaration, qui n'avait entraîné
aucune procédure concrète jusqu'à présent, — puisqu'elle
relevait de la liberté de penser, je décidai de l'inscrire à mon
tableau de chasse.
- 7 -
Une
atmosphère spéciale s'abattit sur le Congrès. Les êtres les plus
influents, les plus profonds, les plus extraordinaires de la galaxie
étaient réunis. L'air était saturé d'une présence intelligente
et informelle qui donnait beaucoup d'allure à ce qui allait se
passer. Afin d'éviter des réponses convenues et préparées, l
'objet de la réunion avait été dissimulé, et chaque groupe
s'attendait sans doute à autre chose. Quand le Président évoqua,
graduellement, la
menace du jeu parfait,
les mutants solaires se mirent à rire dans leurs barbes, et dès que
le débat fut lancé, ils prirent la parole. Vijratoueï se leva,
prit à partie l'assemblée et déclara: "je croyais qu'on nous
avait fait venir pour quelque chose de sérieux, et j'apprends que
nous ne sommes là que pour contrer le jeu parfait. Je vous remercie
de cette plaisanterie,
nous n'aurons pas l'impudence de nous considérer nous-mêmes comme
victimes de ce jeu à travers cette invitation obligatoire, mais nous
aimerions quand même bien retourner chez nous."
le Président avait donné carte blanche à son sherpa,
le grand stratège Toum Lasis Korp, qui ne se laissa pas démonter:
— C'est un grand honneur pour nous de recevoir des
mutants solaires, et même si nous ne comprenons pas exactement ce
qui vous arrive, ni comment vous voyez les choses, nous sommes
certains que votre seule présence est bénéfique à tous, et il
vous est donc demandé d'assister à toutes nos réunions, même de
manière entièrement passive. Nous ne vous réclamerons aucun compte
si vous désirez garder le silence jusqu'à la clôture, mais, je
vous en conjure, restez avec nous.
Vijratoueï
ajouta: "Dans ces conditions, nous sommes heureux d'assister à
ce merveilleux spectacle et nous en tirerons certainement de
l'intelligence et du plaisir". Le sherpa était heureux d'avoir
marqué un point, mais quelques jeunes génies du conseil des
quarante fit entendre sa réprobation. Une main se leva, et un
Régulien se mit debout: " A propos de spectacle, la question
est de savoir si le jeu parfait est un spectacle, auquel cas nous
pouvons y assister de manière passive (il foudroya du regard
plusieurs mutants solaires) en nous réjouissant des manœuvres
subtiles qu'il exprime, ou si ce n'est pas un spectacle... Dans ce
cas, qu'est-ce ? Le simple fait de se réunir pour prévenir sa
propagation laisse entendre que le jeu parfait pourrait bien
bénéficier dorénavant du statut de ( il posa un long silence)...
Délit universel.
Peut-on alors (il se tourna avec mépris vers les mutants solaires),
considérer qu'un délit pratiqué ouvertement sur tous les mondes
n'est qu'un spectacle à regarder de manière passive ?
Il
laissa quelques secondes s'écouler en silence, puis un membre âgé
de son groupe se leva, et dit d'une voie sépulcrale: nous
devons trouver une solution.
Un orage de responsabilités s'abattit sur l'assemblée, et quelques
mutants solaires eurent du mal à respirer. La plupart se mirent en
lotus pour pratiquer de la respiration consciente. Les quarante,
butés, lançaient des regards perçants autour d'eux vers les deux
autres groupes. Un maître des nombres se leva et déclara, "
Pour nous, mathématiciens des principes, nous ne cherchons pas à
éradiquer les effets avant de connaître les causes."
Les mutants solaires applaudirent, se mirent à rire joyeusement, et
clamèrent: continuez, continuez." Les quarante se sentirent
bientôt cernés, isolés, et leur délégué partit dans un discours
pour rattraper la situation, tandis que le Président se méfiait de
la suite de l'ouverture, en jetant des regards matois à son sherpa.
— Nous
sommes quarante intellectuels à avoir été choisis pour former ce
conseil, aucun de nous n'a brigué son poste. Nous étions de
parfaits chercheurs mais
le Pouvoir nous a pris en otage, et nous l'acceptons. Que notre
intelligence soit exploitée pour le bien de tous les peuples, nous
n'avons rien contre ce projet. Nous acceptons notre situation.
Quelques-uns parmi nous ont déposé des brevets qui changent le
cours des choses. Nous sommes déjà l'avenir. Mais nous ne sommes
pas pour autant omnipotents ni omniscients. (Regard narquois en
direction des Végans)... Nous savons pourquoi nous sommes là,
prisonniers... L'analyseur
de rencontres, qui
provient de notre initiative, n'a pas donné les résultats
escomptés depuis les trente ans standard qu'il est distribué par le
Monopole de salut public. Cependant, il est dissuasif, et sans lui,
la situation serait sans doute encore bien pire... Nous voulons bien
admettre que nous avons échoué. Si les mutants de Vega refusent de
coopérer, c'est donc au tour des maîtres de l'algèbre de trouver
une solution... (Silence) La nôtre s'est avérée insuffisante, et
nous ne voulons pas prendre le risque d'induire en erreur à nouveau
la Confédération avec une nouvelle initiative...
Des ricanements discrets envahirent l'espace, partagés
par les deux autres groupes. Le Président sentait le fiasco arriver,
et décida d'intervenir.
— Nous
devons trouver une solution pour que les humanoïdes de toutes les
races connues cessent d'avoir envie de se
rouler dans la farine les
uns les autres... En attendant des extragalactiques sous formes
d'araignées géantes ou de scorpions télépathes, qui nous
permettraient de resserrer nos rangs, nous sommes confrontés à
l'effritement de la mentalité humanoïde, qui régresse allègrement
vers la religion des racines contingentes. C'est dangereux. Une
solution s'impose, Est-ce clair ? Il tapa du poing sur son lutrin.
Personne ne sortira d'ici avant qu'un catalogue d'au moins cent
propositions ne voie le jour, après sélection démocratique. Aucun
groupe n'est soumis à un quota. Une distribution gratuite d'épice
est prévue à chaque pose. Formez immédiatement des radicelles
dialectiques. Je veux voir des groupes de trois se former, un maître
des nombres, un mutant solaire, un chargé de prospective du conseil
des quarante. Amusez-vous ou bouffez-vous le nez, peu importe.
Profitez de la situation pour vous connaître. J'en ai assez de vos
enfantillages. Des box numérisés sont à votre disposition dans les
salles voisines, avec enregistreurs vidéos et programmeurs d'élite
rapides et dociles.
Toum Lasis conclut d'une voix de stentor: le destin des
univers est entre vos mains, messieurs les meilleurs. Soyez digne de
la confiance qui vous est octroyée.
- 8 -
Humilier
Stang consistait en un beau projet, et je me sentais un guerrier,
tout en conservant ma désinvolture, qui en avait déjà exaspéré
plus d'un. Cet homme à qui tout avait réussi au point de croire
qu'il avait virtuellement pouvoir de vie et de mort sur des
aborigènes, méritait une leçon qui le laisserait knock-out
debout. Je me renseignai donc sur ce qu'il faisait de sa vie quand il
ne traduisait pas, mais je ne trouvai pas grand chose. En revanche,
un détail attira mon attention. Il ne figurait dans aucun club très
select de la Confédération, pas même à l'Universal
Unik, qui
réunissait toutes les races à partir de la qualité de leur pouvoir
d'achat. La cotisation annuelle était mirobolante, mais permettait
de rencontrer d'autres hyperfortunes, pour partager des jeux d'argent
dignes de ce nom, entrevoir des affaires, ou des mariages de
consolidation. Je fus également étonné de constater qu'aucune
médaille d'aucune sorte ne lui avait été attribuée, même pas la
palme des facilitateurs, décernée sur Vega, qu'obtiennent
normalement tous ceux qui favorisent les échanges entre les mondes
habités, et qui est une véritable institution depuis près de deux
siècles aujourd'hui. Je décidai donc d'employer un hacker
à temps complet. Je devais absolument savoir si ce karcher de
malheur refusait les distinctions, ou si, pour une cause inconnue,
nul ne voulait lui en remettre. Je payai rubis sur l'ongle mon
étudiant doué en transferts numériques, qui fut très zélé. Il
avait besoin d'argent, et moi d'informations. Heureusement, Stang
possédait bien un serveur multi-mondes, comme tous les puissants, et
sa base de données avait été dupliquée sur Ichkiel, ce qui était
un signe plus qu'encourageant. Mon complice passa des nuits blanches
à pénétrer toutes sortes de sites, mais certains résistaient bel
et bien. Il se fit fort de se procurer le dernier décodeur qui
ouvrirait les données protégées les plus récalcitrantes, même
celles caractérisées par des mots de passe en abîme, à
permutation horaire.
Comme toujours sur toutes les planètes, tout s'achète
et tout se vend, il suffisait d'y mettre le prix. Une fois de plus,
je me félicitai de ma naissance privilégiée, et de mon compte en
banque en carrédors. Il ferait venir le césame par package
transluminique de Régulus, qui dominait la galaxie en
nanotechnologie. Evidemment, cela me coûterait les yeux de la tête,
et je devrais attendre trois mois, mais j'avais un compte à régler
avec l'immense karcher. J'avais un karma avec lui, aurait dit un
mutant solaire de Vega, parmi lesquels je comptais quelques
connaissances que je considérai comme mes maîtres.
Bref,
l'ouvre-boîte arriva sous forme d'un carré noir très brillant,
peut-être du pur Savitrum, avec quatre écrans. Mon employé
prétendit que le monstre travaillait avec des cristaux liquides de
mercure à masse nulle, qui pouvait processer à des vitesses
inimaginables. Chaque côté était de la taille d'un paquet de
cigarettes, et quand je me remémorai la facture, j'en déduisis que
la petite chose fouineuse valait trente fois plus chère que les
diamants de Cassiopée, les plus réputés de tous. Je n'avais jamais
possédé d'objet de valeur, et si l'on m'avait prédit que le
premier serait un
dévérrouilleur de centième génération, j'aurais ri au nez du
devin. La vie change tous les jours, pour qui ne prend pas le temps
pour son majordome obséquieux. "Il
fournit la réponse avant que la question ne soit formulée",
plaisanta Garten, que je soupçonnai de vouloir utiliser l'appareil
pour son propre compte... D'infimes filaments de couleur parcouraient
ses quatre faces de monitor, au moins une trentaine de teintes, bien
différenciées les unes des autres, dont l'écart vibratoire devait
sans doute suivre une loi d'optique dérivée du principe de
Coriolis, et rien qu'à la regarder, la petite machine envoûtait, et
semblait vouloir défier votre intelligence, comme si elle murmurait
: "tu vois moi aussi je suis intelligente... ". Cela faisait
un très drôle d'effet. Celui d'être observé depuis partout et
nulle part. Mon ordinateur de dernière génération sembla éprouver
un orgasme quand il lui fut relié, tous ses menus étant
reconfigurés en quelques secondes, avec des sons divers qui
imitaient un crescendo d'opéra. Pour fêter ça, je nous achetai un
peu d'épice au marché noir, car Garten avait déjà épuisé la
dose gratuite à laquelle j'avais droit, d'ailleurs infime, en tant
que médaillé de l'étoile unique.
Il
travailla deux jours, puis revint triomphal, et me demanda une prime
assez correcte. Avec une joie aussi sincère que puérile, il me
brandit un listing de quatre pages. C'était toutes les demandes de
candidature de Stang pour obtenir quelque chose d'honorifique, une
titularisation honoris
causa d'une
université intermondiale, ou une distinction officielle quelconque.
Cela s'étalait sur une trentaine d'années. Etant donné le
personnel qu'il employait, nous ne trouvâmes pas étonnant, le
lendemain, de trouver le dossier qui contenait tous les refus
concernant ses nombreuses prétentions. Je l'épluchai avec amour,
afin de trouver ce qui lui aurait tenu le plus à cœur, et qu'il
avait échoué. Enfin, je tombai sur un trésor:
Cher monsieur, nous constatons que vous avez passé
outre notre avis, qui vous informait que nous ne retenions pas votre
candidature. Vous avez exercé différentes pressions depuis pour
nous faire revenir sur notre décision. Néanmoins, comme nous ne
pouvons pas fournir la preuve que vous ayez réellement été
informé, cette nouvelle ayant eu une chance statistique de se perdre
dans le réseau, votre accusé de réception ayant pu être quant à
lui envoyé par erreur, nous n'engageons aucune poursuite contre
vous. En revanche, nous vous apprenons la destitution de Karlim
Montong, qui soutenait avec insistance votre intention de figurer
dans l'équipe des sherpas présidentiels. Toute nouvelle démarche
de votre part pour renouveler votre candidature, d'une manière ou
d'une autre, à travers une recommandation subjective ou un dossier
administratif, sera donc considérée comme une tentative de
corruption et impliquera des poursuites judiciaires, ainsi que la
mention "persona non grata" sur les fiches de recensement
de Galapolis.
Si vous voulez des détails sur les allégations de
Karlim Montong, destitué pour abus de prérogatives, concernant vos
rencontres, vous pourrez les obtenir en nous envoyant un timbre
fiscal de trois cents carrédors, par câble aérien, au greffe
intérieur de la Présidence.
Veuillez recevoir, votre honorable, nos plus profonds
regrets pour cet incident.
Au nom de l'Empereur-Président,
Ashtoum Banakar Mo.
Chef de cabinet
Je relus avec délectation cette annonce, en me mettant
à la place de Stang, qui devait fulminer quand il en prit acte.
Ainsi le grand linguiste, que les plus puissants suppliaient pour
qu'il supervise un contrat interstellaire, rêvait-il d'autre chose,
d'un pouvoir encore plus grand que le sien,
celui
d'influencer
le chef de tous les mondes...
- 9 -
Le premier soir, nous fîmes le bilan en groupe. Les
hélices n'avaient presque rien donné, sauf trois ou quatre qui
voulurent rester semblables. Les autres permutèrent leurs places,
pour créer de nouveaux groupes de trois. Nous savions que les
affinités personnelles jouaient un grand rôle dans les créations
de groupe, aussi les permutations furent-elles bien accueillies. Le
lendemain, il n'y avait en tout et pour tout que six combinaisons qui
étaient satisfaites du travail en commun, et les permutations
continuèrent. Le troisième jour, deux nouveaux groupes voulaient
continuer à travailler ensemble. Le sherpa du président garda les
huit radicelles dialectiques, et donna quartier libre aux autres,
pour créer des groupes entièrement subjectifs, comptant parfois
plusieurs représentants du même club. Un représentant de chaque
organisme devait commencer à donner un commentaire, en quelques
lignes, en fin d'après-midi, et nous avons donc écouté les
allégations suivantes:
— Au nom des mutants solaires, moi qui m'appelle
Tardek Cavalessel de Boom, déclare que le jeu parfait permet aux
survivances dynamiques les plus ancestrales de se manifester dans un
cadre presque convenu. Nous redoutons qu'une pression forte pour les
faire cesser aboutisse à un apaisement factice, peut-être pendant
deux ou trois générations seulement, qui ne fera que réveiller
plus violemment la haine latente entre humanoïdes de souche
différente, à l'occasion d'un conflit amené un jour ou l'autre,
statistiquement, par les forces entropiques.
-— Chargé par mon conseil, moi, Elody Notish Maw,
déclare que les maîtres de l'algèbre continueront sans relâche à
chercher une manière de faire diminuer thuriféraires et pratiquants
du jeu parfait, sur tous les mondes. Nous nous engageons déjà à
déterminer un ordre qui permettrait de dissuader certains de
pratiquer le jeu. En rendant obligatoire une cible donnée pour
chaque race, nous nous faisons fort de compliquer le problème.
Chaque souche devrait nécessairement s'attaquer à plus fort
qu'elle. Si nous forçons chaque monde à ne s'attaquer qu'à plus
fort que lui, le jeu perdra de son attrait. En analysant l'histoire
des mondes civilisés, nous devrions pouvoir déterminer rapidement
le catalogue de l'adversaire obligatoire pour chaque type de mental
humanoïde. Nous savons déjà que les Vegans seront au sommet de
l'échelle, et qu'aucune planète n'aura le droit d'attaquer Ichkiel.
Pour les trente dernières, nous nécessitons du temps pour
départager leur force respective. Des amendes très lourdes seraient
réservées à ceux qui enfreindraient la loi, et choisiraient des
cibles autres que celles rendues obligatoires par décret universel.
— Au
nom du conseil des quarante, moi Harloop Vivekar Stromb, physicien,
déclare que notre groupe cherche des moyens de substitution au jeu
parfait. Il partage avec les mutants solaires l'idée que c'est une
survivance dynamique très profonde qui a permis le développement de
cette mode. Nous pensons pouvoir trouver d'autres modes de
canalisation pour cette pulsion primitive. Un jeu galactique où
toutes les races s'affronteraient par équipes, et où la mort
pourrait être donné à l'intérieur de règles précises,
permettrait un transfert de la compulsion de
la haine de l'étranger, qui
nourrit depuis un siècle et demi la coutume du jeu parfait. Le
succès du football aérien laisse présager qu'un jeu intense de ce
type, pourrait apaiser les démons des survivances dynamiques les
plus brutales, qui aiment projeter mépris et haine sur les
extra-terrestres, de quelque origine que l'on soit soi-même. Les
Végans, qui sont les seuls à s'être délivrés de l'aspect négatif
de cette compulsion, doivent montrer aux autres races le chemin de
l'amour entre intelligences nées sur des mondes différents.
- 10 -
Je m'appelle Arakond Nonal Klax, et je suis un ami de
l'auteur. Il a pensé que mon intervention servirait l'image du
livre, et j'ai décidé de témoigner. Pendant des années, un de mes
seuls plaisirs était de fumer du kif du désert chaque premier
dimanche du mois, et de repérer les dernières manipulations du jeu
parfait. Je me souviendrai toujours de celles qui ont manqué de me
faire mourir de rire, aussi je vous les livre. L'éditeur sera
content, et vous aussi, lecteurs, j'en suis convaincu.
Monsieur V a payé monsieur W l'équivalent de cent
mille carrédors pour un nouveau modèle de cuve cryogénique. Il a
reçu un simple congélateur aux dimensions de son cercueil, avec une
notice des plus laconiques. "Une fois mort, faites vous déposer
dans l'appareil, et vérifiez que vos narines et votre bouche
resteront hermétiquement closes. Puis mettez l'interrupteur en
marche. Nous déclinons toute responsabilité concernant l'échec de
votre résurrection en cas de panne de courant."
Monsieur C et monsieur D ont échangé un séjour, l'un
devant résider dans l'appartement de l'autre. Monsieur C a bien
profité du logement de monsieur D. Monsieur D, arrivé sur la
planète de C, a été accueilli par une équipe médicale. Elle
possédait un bordereau sur lequel il avait prétendument signé la
demande d'ablation d'un rein. Il eut toutes les peines du monde à
échapper à l'opération. Son organe était qui plus est, déjà
vendu, et il dut rembourser la somme correspondante pour ne pas finir
sur le billard. Il put rentrer chez lui, ruiné, mais sain et sauf,
pour préparer une revanche qui le renflouerait, sur un membre
expatrié de la race de son prédateur...
Monsieur X, qui boîte et marche avec une canne, a
acheté un studio à monsieur Z, en se félicitant de sa bonne
affaire. Arrivé sur la planète du vendeur, son achat était situé
dans une cité universitaire, réservée aux futurs professeurs
d'éducation physique. Son logement était au huitième étage sans
ascenseur...
Madame G ne tiqua pas, quand son robot à commande
vocale fut livré une heure seulement avant son départ en vacances.
Madame H lui en avait tellement parlé en bien qu'elle décida
d'accepter d'en hériter au départ de sa propriétaire, de retour
sur sa planète natale, qui était devenue sa "chère amie".
La machine refusa tout ordre avant de s'être appropriée tous les
codes et mots de passe de la domotique. Dès qu'il fut seul,
l'humanoïde se débarrassa de son armure et de son vocoder, pénétra
le saint des saints, et partit avec plusieurs toiles de maîtres
inestimables.
Prenez-en de la graine. Bon d'accord, moi-même j'ai
remporté le prix d'élégance décerné tous les quatre ans sous le
manteau par le club Universel Unik, qui m'a gratifié de sa carte de
membre, gratuitement, pendant un an.
- 11 -
Non,
je n'ai pas besoin de distraction, mais j'avoue être surmené. Je
me verrais bien tirer au laser, confortablement installé dans un
hélico quantique, des spécimens d'hommes sauvages. Leur masse
d'inertie mentale freine l'évolution des mondes habités. Ce serait
un sport de luxe, le
safari ethnique,
réglementé. Il faudrait payer une taxe exorbitante par tête, et
cet argent servirait à construire des écoles dans des régions
moins reculées. Oui, des animaux peuvent être confondus avec des
humanoïdes. Est-on vraiment digne de porter le titre d'humain,
quand on a pour tout vocabulaire quatre cents mots seulement ? Non.
Ce mental est si faible qu'il est purement mécanique. N'importe
quel robot domestique régulien est plus intelligent qu'un
aborigène des marécages de Stillat. Il faut trancher. Ou bien nous
abandonnons les machines pensantes, ou bien nous exterminons les
tribus primitives, de quelque monde qu'elles soient originaires. La
matière mentale n'est pas exponentiellement élastique. Les
primitifs retiennent une partie de notre potentiel... Ou encore, nous
les parquons toutes au même endroit, et ouvrons un musée vivant,
mais la situation ne saurait durer. Certains hominidés incarnent le
passé à un tel point, qu'ils paralysent une partie de l'avenir. Il
faut s'en débarrasser, ou les éduquer de force dans des zoos, où
nous les contraindrons à lire et à écrire s'ils veulent
survivre... Les réfractaires seront supprimés sans douleur, ils
auront choisi, avec leur peu de moyens, l'issue qui leur conviendra.
On ne pourra leur enlever leur peu de liberté, et ceux qui
préféreront mourir que d'apprendre, verront leur choix respecté.
Nous consentirons même à ce que des rites funéraires accompagnent
leur décision, et les leurs pourront conserver leur mémoire. Ils
seront piqués par des vétérinaires compétents, sous anesthésie.
Nos démocraties n'auront pas à rougir d'entreprendre ces mesures
de salut public. Des règles parfaites donnent de la valeur ajoutée
à n'importe quelle procédure, aussi risquée ou aléatoire qu'elle
paraisse en son origine.
Stang
Varkan Koz, dans l'émission "à cœur ouvert",
Transdistance productions.
Garten
se présenta un matin tout excité, et eut le culot de me demander
une nouvelle prime. "Quand vous saurez pourquoi, vous me
féliciterez " me dit-il, tout enjoué. Il sifflota tout en
manipulant le petit carré, qui, déconnecté, conservait en mémoire
les derniers éléments, et les présentait sous différentes
perspectives selon la face d'écran utilisée. C'était pratique. Je
le vis manipuler la petite machine sous tous les angles, puis il
s'arrêta sur un écran où des graphiques bougeaient en permanence.
"Vous ne me croirez sans doute pas, mais peu importe. J'ai
trouvé une astuce pour pénétrer n'importe où, y laisser des
traces, et repartir sans qu'on puisse remonter jusqu'à nous. On
trouvera l'effraction, il ne faut pas trop en demander quand même,
mais j'ai trouvé le moyen de brouiller les pistes." Je ne pus
le croire sur paroles, et prétendis que si le destinataire piraté
possédait le même ouvre-boites, il se ferait fort de retrouver
l'intrus, mais mon protégé, tout en absorbant une petite dose
d'épice, nia formellement que ce serait possible. Je lui demandai de
m'en fournir la preuve, ce qui nécessita l'achat d'un nouvel
ordinateur, qui devait être différent de celui d'où partirait la
tentative d'effraction. Il exigea un modèle de marque régulienne,
et sans doute la meilleure, quand il m'annonça le prix. Pour la
première fois de ma vie, je me sentis démuni, et tout près d'avoir
à demander un crédit. Mais je voulais rouler dans la farine Stang,
et détruire son ego, quitte à me rendre compte qu'il ne resterait
plus grand chose derrière si j'y parvenais. Le nouvel ordinateur,
comme le petit cube, respirait l'intelligence, et je me sentis mal à
l'aise dès qu'il fut branché. Cela faisait des lustres que
j'utilisais le même, et j'avais manqué les dernières générations.
Il me semblait qu'il y avait de la vie dans la machine, et Garten
approuva: " Oui, probablement, des cellules nerveuses
interfacées avec des conducteurs à masse nulle, du mercure
dégravité, ou de l'élecriticité froide, oui, ça vit là-dedans,
ça pense un peu, ces réguliens sont incroyables, mais on ne saura
jamais... Si l'on ouvre sous le capot, le processeur s'arrête,
explose, et on ne retrouve pas la composition de la carte-mère... "
Bref, pendant trois jours, je m'amusai à vérifier que les
différentes intrusions, qui laissaient des messages clairs de
plusieurs lignes, ne pouvaient pas être remontées, même avec
l'aide du dévérrouilleur dernier cri. La petite machine pouvait
bien venir à bout de n'importe quelle fermeture, même des codes à
cent chiffres à permutations irrégulière, mais ce n'était pas
vraiment son boulot de faire autre chose, quant aux traceurs
proprement dit, Garten me persuada qu'ils se perdraient dans les
réseaux, même les meilleurs appareils, car il avait trouvé le
moyen de produire des boucles dans les transferts, ce qui obligerait
les renifleurs les plus habiles à tourner en rond... Le temps de
retrouver le chemin, de boucle vaincue en boucle vaincue, Stang et
moi-même serions enterrés. Je n'avais pas choisi mon hacker au
hasard, j'étais parvenu à l'extirper provisoirement du conseil des
quarante. C'était un génie à l'état brut, Pégasien d'origine. Il
changeait en permanence les règles de notre contrat, mais ce n'était
pas de la malveillance ni de l'opportunisme. Il fonctionnait dans une
sorte de présent qui ne s'appuyait pas sur le passé, et qui voulait
déjà être de l'avenir. La tête me tournait si je restais plus
d'une heure à parler avec lui.
Ce
cube était d'une beauté déconcertante, le noir du savitrum était
si brillant que sous certains angles, il semblait du vif-argent, et
éblouissait. Et les quatre faces en cristaux liquides s'ornaient de
couleurs si bien proportionnées entre elles, et dessinant de si
belles figures pour symboliser les opérations en cours, que je me
demandai si je n'allais pas conserver l'objet juste pour m'aider à
m'endormir, les soirs où les deux lunes d'Ishkiel se croiseraient
dans le ciel mauve de ma planète d'élection, privant de sommeil
tous les êtres réceptifs, et les plongeant parfois dans de drôles
d'inspirations imaginatives.
Considérant
qu'il m'avait soufflé la suite de l'opération, Garten me réclama
sa seconde prime, mais je lui rappelai que ses heures étaient
vraiment bien payées, et nous coupâmes la poire en deux. Il trouva
cela juste, en se défendant tant bien que mal, n'ayant jamais su
évaluer la valeur de l'argent, dixit.
Bref, la suite coulait de source. Nous prîmes encore différentes
précautions en utilisant des relais transluminiques qui colportèrent
notre message autour de la galaxie en transitant par une douzaine de
mondes, à partir d'un serveur anonyme, brouillant les pistes à
chaque station, puis nous fîmes parvenir à la Présidence
galactique trois ou quatre courriers signés Stang, et que Garten
avait, ce qui justifiait sa prime, fait partir de l'ordinateur de ce
dernier...
La
première lettre niait tout contact avec l'employé ministériel
qu'il avait corrompu, la seconde réclamait un entretien particulier
avec l'empereur lui-même, la troisième menaçait d'attaquer l'ordre
des sherpas pour discrimination devant la Cour neutre d'Aldébaran,
la quatrième voulait soumettre à l'autorité centrale l'approbation
d'un congrès visant à recenser tous les représentants des
dernières tribus aborigènes des mondes confédérés...
"Maintenant,
cher ami, si vous n'en avez plus l'utilité, je vous conseille de
revendre l'ouvre-boîte,
me conseilla le Pégasien après avoir accompli la dernière
manœuvre... Nous
l'avons utilisé trois semaines, il venait d'être conçu quand nous
l'avons acheté, il a voyagé trois mois standard. Il est presque
obsolète, cinq ou six modèles ont déjà dû le remplacer... Il ne
vaut pratiquement plus un clou... "
Presque
toute ma fortune était passée dans l'opération, mais qu'importe,
c'était de l'argent bien utilisé... Comme si j'étais connecté à
mes amis de Vegan, les quelques mutants solaires que j'avais
fréquentés et appréciés, je sus que j'étais un guerrier à mes
moments perdus, qui savait se battre, et des images se manifestèrent.
Avec cette subtilité informelle, comme les séquences des
souvenirs... Les Karvojaques de Stellium Neuf, avec leurs yeux pleins
d'innocence, leur langage chantant, leur sourire désarmant, seraient
sauvés pour une ou deux générations supplémentaires. Les
Tordonkils de Fomalhaut, frustes, mais possédant une gamme de chants
extraordinaires, dont certains thérapeutiques, ne seraient pas
éradiqués tout de suite, les Molotirs de Pégase IV, qu'on avait eu
le culot d'embrigader dans quelques cirques survivants, et qui
étaient des acrobates incomparables, pourraient encore vivre
quelques décennies dans leurs arbres immenses, loin de toute
civilisation. Je me sentis relié au groupe des mutants solaires, et
une belle énergie s'abattit sur mon corps, comme pour m'aider à
continuer mon combat.
Stang
Varkan Kos serait bientôt grillé partout, et la graine du safari
ethnique qu'il commençait à mettre en place dans la jungle de
Stellium, ne pourrait pousser davantage. Ses complices le
désavoueraient quand il chuterait, il suffisait d'attendre... Garten
avait trouvé la trace de l'emplacement de l'entreprise "safari
ethnique", ainsi que ses tarifs, dans un dossier si bien
verrouillé qu'il avait fait suer le petit cube génial toute une
nuit. Le karcher y était répertorié comme client. Bientôt, la
presse recevrait le dossier de la chasse à l'homme primitif, et de
ses prestations, des journalistes iraient sur place filmer les
hélicos de guerre silencieux reconvertis en plateformes de tir pour
génocides privés...
- 12 -
C'est
encore moi, Martong le coordonateur. La création d'une cour de
Justice indépendante de tous les régimes, y compris du Gouvernement
galactique, a été un des tournants de l'Histoire de la
Confédération. Il a fallu plus d'un siècle standard pour la mettre
en place, étant donné que ce contre-pouvoir était par définition
convoité par tous. Trouver des magistrats incorruptibles posait déjà
un problème de fond, mais il n'était pas insoluble. Le plus
difficile à établir était la nature des requêtes, et comme il fut
impossible de se mettre d'accord sur ce point, le tribunal
d'Aldébaran devint une sorte de cour de cassation, qui choisissait
ou non de reprendre des dossiers traités sur les autres mondes
habités. Il ne pouvait s'agir, naturellement, que de cas
particulièrement litigieux, ou difficiles à traiter, mais toutes
sortes d'affaires y étaient débattues, souvent d'ailleurs les plus
scandaleuses, qui embarrassaient les gouvernements quel que fût le
verdict prononcé. Etant donné que l'auteur principal de ce livre
l'a mentionnée, et que cet ouvrage est destiné à paraître sur
tous les mondes, informer sur cette Cour fait partie de l'ensemble du
projet, puisqu'elle possède à son actif quelques jugements
réellement justes, c'est à dire éthiques, droits, généreux,
rendus sans considération de fortune, de notoriété, ce qui n'est
pas toujours la cas. Le fait que la magistrature favorise de manière
naturelle les classes dominantes a été vérifié partout, et les
anthropologues sont divisés sur les causes, mais unanimes sur le
fait lui-même.
Aldébaran
échappe à la règle, ce tribunal donne à l'ensemble de la
Confédération une sorte de légitimité, d'unité, d'homogénéité
rassurantes, et il est clair que si le souci de la vérité
disparaissait de cet organisme, cela signifierait le déclin de la
civilisation galactique toute entière. C'est là que les plus fameux
instigateurs du jeu parfait ont été acquittés au début de cette
mode, s'il n'avaient causé d'autre préjudice à leurs victimes que
celui d'écorner leur image. Le cas s'était produit plusieurs fois
où de richissimes personnes avaient été ridiculisées par un
extraterrestre, qui avait eu raison de leur réputation. Dans tous
les cas de figure où les soi-disant victimes dissimulaient des actes
délictueux, et Dieu sait si en triant entre les rumeurs, il était
facile de trouver des malversations sexuelles ou financières, ou des
abus de pouvoir, elles repartaient la tête basse, et non seulement
elles n'avaient pas obtenu gain de cause, mais risquaient de repartir
chez elles montrées du doigt, ou sous de nouveaux chefs
d'accusation, véniels certes, mais qui attestaient que le pouvoir de
l'argent n'achetait pas tout. Car c'est une plaie sur tous les mondes
habités de voir à quel point les pouvoirs en place ferment les yeux
sur les actions des tout-puissants, comme s'ils étaient au-dessus
des lois. Certes, Vega, Ishkiel, Fomalhaut et sans doute deux ou
trois autres civilisations sont naturellement plus justes, mais cela
ne représente qu'un septième des mondes habités, dont nul ne sait
s'ils entraîneront dans leur sillage les autres à pratiquer une
vraie justice.
Bref,
pour ceux qui l'ignorent encore, avant de retracer le procès de
Stang Vartong Kos, qui justifiait également que nous présentassions
la Cour neutre, il faut retracer l'historique de la première
affaire, qui fit couler beaucoup d'encre, mais que seuls les
galactéens ont pu suivre de près, puisque, comme toujours, ils sont
à la pointe de ce qui se dit et se pense dans la galaxie. L'empereur
le plus puissant du système avait un fils extraordinaire, élevé
dans le culte de l'ego, sous prétexte qu'un jour il devrait diriger
six planètes, ce qui constituait une sorte de petite confédération
indépendante, à cela près que les cinq mondes satellites étaient
plutôt soumis au pouvoir central qu'autre chose. Mais là n'est pas
la question. L'empereur représentait ses six mondes et adhérait au
pouvoir central. Son ambassade était puissante, quasi guerrière, et
Galapolis intervenait peu dans ce conglomérat. L'héritier, Arkon de
Santys Junior, avait dès son plus jeune âge développé des
capacités physiques hors du commun. Rien ne l'intéressait vraiment
en dehors des sports, des arts martiaux, et des échecs, où il ne
jouait que pour gagner, sans aucun égard pour les règles du jeu. Il
battait facilement des joueurs plus forts que lui en les empêchant
de se concentrer. Des champions perdaient, ne comprenant pas comment
ils avaient pu laisser traîner une pièce importante, que le prince
s'appropriait sans tricher. Le prince ne pensait qu'à une seule
chose, réussir, gagner, vaincre, obtenir, soumettre. Accumulant les
défaites amoureuses, plus aucune courtisane ne consentant à subir
son autorité, il ne se consacra, dès l'âge de dix-huit ans, qu'à
la perfection physique. Il ne pouvait fréquenter que des adolescents
aussi durs et pervers que lui, soit les complices de toutes ses
frasques, et c'était en général d'autres princes, ou des fils de
dynasties millénaires.
La
présidente du tribunal, une Vegane d'une grande distinction, n'y
alla pas par quatre chemins, dès que l'accusé se présenta à la
barre.
— Arkon
de Santys, vous êtes accusé d'avoir délibérément provoqué un
tsunami, qui a fait deux cent mille morts indigènes, sur le monde
couramment nommé la planète bleue, à la périphérie de la
Confédération. Est-ce exact ?
L'accusé
regarda avec mépris toute l'assistance, fit jouer ses muscles
parfaits, envoya quelques clins d'oeil aux jolies femmes dispersées
dans l'immense jury (trois cents personnes triées sur le volet,
représentant équitablement toutes les races), et affirma sans
honte:
— Oui,
votre honneur, je l'ai fait.
Vous
revendiquez donc cet acte, reprit la Végane.
— Je
ne suis pas un lâche, parvint à murmurer, avec une certaine
dignité, le prince.
— Peut-on
savoir à la suite de quoi vous avez cru bon d'attaquer au laser noir
les plaques tectoniques pour qu'elles se chevauchent entre elles ?
— Mais
certainement votre honneur. C'est à la suite d'un pari que j'ai pris
la décision de déclencher ce raz-de-marée.
— Et
quel était ce pari ?
— Le
prince Bal Molsibar de Tune m'avait défié de surfer la vague, votre
honneur.
— Et
alors ?
— Et
alors, il a perdu votre honneur. Mon hélico quantique m'a déposé
sur la déferlante, et j'ai surfé pendant six kilomètres une vague
de trente-cinq mètres de haut, puis j'ai abandonné, et suis
remonté dans l'hélico, qui a filmé la performance.
— je
suppose que vous êtes fier de cet exploit, Arkon?
— Naturellement,
votre honneur, d'autant que Bal Molsibar de Tune a dû me céder une
province entière de son royaume, que son père lui avait déjà
assignée.
— Nous
verrons les documents plus tard. Mais dites-moi, votre Altesse,
puisque c'est ainsi que je dois vous appeler, saviez-vous que le
tsunami allait tuer des centaines de milliers de... comment les
appelle-t-on déjà; oui, des centaines de milliers de terriens ?
— Naturellement
votre honneur, mais je ne vois pas de quoi je peux être accusé,
étant donné que la planète bleue n'a aucune existence légale.
Elle ne fait pas partie de la Confédération...
Il éclata de rire, comme à une plaisanterie
irrésistible:
— Je
ne vois pas comment j'aurais pu tuer des humanoïdes
qui... n'existent pas!
La végane resta bouche bée un moment, et un des
avocats du prince en profita pour s'affirmer, et lancer:
— Les
hommes n'ont aucune existence juridique. Mon client n'a supprimé
personne !
— La
terre, cette planète bleue, est hors de notre juridiction, jura avec
violence un second avocat, tandis qu'Arkon continuait à pavoiser,
comme s'il jouissait du spectacle. Le jury était consterné. Mais
comme aucun contact officiel n'avait été établi avec les terriens,
en effet, l'acte d'accusation risquait bien d'être caduc... Le
procureur demanda une suspension de séance jusqu'au lendemain.
L'assemblée se retira en silence, abasourdie, digne, hésitante,
prise au dépourvu.
- 13 -
Je suis désolé, mes amis, un itinéraire n'a rien à
voir avec un trajet, qui n'est pas vraiment l'équivalent d'un
parcours, qui n'est pas non plus un chemin. Cessez de mélanger
l'abstrait et le concret si vous voulez que la Mère des Mondes se
penche sur vous. Des milliers d'itinéraires mènent au même
endroit. Mais quand vous prenez un chemin, à la moindre erreur vous
manquez la destination. Ceux qui croient aux itinéraires s'imaginent
qu'ils peuvent gagner n'importe comment l'Un, ceux qui croient aux
chemins marchent avec circonspection, et jettent les cartes
topographiques. Elles sont fallacieuses, elles sont trompeuses. La
route a changé de place depuis qu'elles ont été tracées, les
cartes de la Voie. Ne vous fiez pas à des images. Les plans ne sont
pas la maison, les doctrines ne sont pas des routes. Mais l'Un a joué
au petit Poucet, et vous ne pouvez pas vous perdre. Il vous guide
même dans vos égarements si Lui seul vous intéresse. Il vous
détourne, même sur le bon parcours, si vous voulez Le soumettre.
Déchirez vos représentations.
Vijratoueï, maître solaire de Vega.
Oui,
j'ai été convaincu par l'éditeur d'ajouter mon grain de sel aux
Mémoires de l'Amiral. L'équipe des éditions Multimondes m'a
retrouvé plus de trente ans après mon rôle actif dans le complot
qu'il avait ourdi contre le karcher
Kos. Et comme
d'autre part, quelques années avant, j'avais participé au congrès
des trois clubs sur le
jeu parfait,
puisque je faisais déjà partie du conseil des quarante, voilà deux
raisons suffisantes pour écrire ces lignes. L'éditeur en personne
m'a expliqué que ce livre serait traduit en quelques trois cents
langues réparties sur plus de vingt mondes différents, et qu'il
devait donc avoir un certain profil de "compatibilité générale"
avec l'esprit humanoïde, en tant que tel, hors
particularismes... Faisant mine de ne pas comprendre, l'éditeur m'a
proposé des droits d'auteur au pro
rata de ma
participation, pour me convaincre. En fait, m'intéresser
n'expliquait pas pourquoi il tenait tant à mon témoignage, et après
quelques détours, il m'affirma que la plupart des races n'aimaient
pas s'en laisser compter par les autres souches mentales, et que mon
récit donnerait de la consistance aux dires de notre cher auteur
principal. J'ai en effet fait carrière au Conseil des quarante, dont
je suis aujourd'hui le président, à titre honorifique, étant
devenu l'un des plus anciens. Je suis finalement plus connu que
l'Amiral lui-même, j'ai mes entrées à l'Universal Unik, je suis
mentionné dans le bottin galactique comme inventeur. Je ne profite
sans doute pas assez de mes divers privilèges de haute caste, mais
que voulez-vous, je compare les langages des dauphins de différents
mondes dans l'espoir d'y trouver des structures identiques, et ce
travail inutile m'accapare beaucoup.
Je
suis bien Garten Moloujek Tarkan, le hacker de Joko Banistar Narak,
l'auteur principal de ce livre.
C'est moi qui ai piégé Kos.
D'abord,
ne vous inquiétez pas pour moi, lecteurs des mondes lointains. Stang
Vartong Kos a finalement été condamné pour crime contre
l'humanité, et cette sanction a aboli toutes ses plaintes et
requêtes à l'encontre des contrefacteurs de sa signature. C'est
donc en toute impunité que je me vante d'avoir percé six
coffres-forts numériques, grâce au cube en Savitrum que Joko avait
acheté, sur mon conseil. Des hackers moyens seraient sans doute
venus à bout des deux premiers dossiers verrouillés, qui ne
contenaient rien de compromettant, mais plus je pénétrai, plus je
trouvai chaque fois une fermeture résistante. Le troisième coffre
de données était déjà quasi impénétrable et contenait des
chiffres, factures aux clients, bénéfices sur sociétés etc. Je
notai en passant que Kos était vertigineusement riche, et m'attaquai
au quatrième coffre, qui contenait des documents confidentiels
appartenant à ses clients. Puis je tombai sur une cinquième serrure
qui faillit résister, et je me décourageai, en pensant toute la
nuit qu'elle resterait invulnérable, le cube semblant hésiter à
enchaîner les opérations nécessaires. Mais au matin, la fermeture
sauta, et c'est là où nous découvrîmes les menaces du chef de
cabinet. L'amiral apprécia ce trophée, mais par acquit de
conscience, je continuai à vouloir ouvrir ce qui restait
d'inaccessible. Un sixième coffre-fort résista plus d'une journée,
ce qui n'a rien d'étonnant, son code à 124 chiffres permutait sans
arrêt, et mon cube devait donc attendre la nanoseconde où ils
seraient tous alignés dans le bon ordre pour frapper et immobiliser
le mouvement. J'ai remarqué que l'Amiral avait omis de préciser le
prix de cet ouvre-boîte, et je ferai la même chose. Sachez que ce
minuscule objet valait vraiment une immense fortune, incalculable,
sauf en carrédors peut-être, et qu'il était néanmoins fabriqué
en petite série, et exporté sur tous les mondes habités. Les
humanoïdes, toutes races confondues, ont donc plein de choses à
cacher, des trésors d'informations explosives, les petits
cachottiers, et plus ils les cachent, plus leurs secrets ont de prix,
et plus on veut savoir ce qu'ils dissimulent.
Enfin,
mes chers lecteurs qui lisez ce passage en plus de trois cents
idiomes, sachez que l'ouverture du sixième sceau m'a rempli de joie:
j'y trouvai la facture faramineuse d'une compagnie intitulée "safari
ethnique", et en triturant autour, je trouvai un lien dissimulé
avec une galerie. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir Stang le
pied appuyé sur la poitrine d'un cadavre humanoïde très peu
répandu, à la peau verdâtre, que l'Amiral et moi identifiâmes
plus tard comme un aborigène des marais de Stillat. En arrière-plan,
on voyait distinctement un hélicoptère silencieux à rotation
quantique, comme en possèdent les polices urbaines des capitales,
mais en tenue de camouflage, habillé de mousses et de végétaux.
Une autre photo nous fit encore plus mal, par son ironie... Il
s'agissait d'une sarbacane à laser, archaïque par sa forme et sa
référence aux primitifs qui l'utilisent de partout, et ultramoderne
par sa façon. Selon le mode d'emploi, il suffisait de souffler
dedans, en proportionnant l'intensité du jet d'air à la distance
envisagée pour tuer sans coup férir n'importe quelle
proie... Décorée de diamants noirs de Cassiopée en forme de dents
de requin, son prix de vente la réservait aux nantis les plus
pervers les plus riches de notre galaxie... On tenait notre monstre.
Bref, vous aurez compris que par la suite l'Amiral Banistar sut
utiliser les données piratées pour faire tomber Stang, dans un
procès d'anthologie sur Aldébaran, qui, comme celui-ci d'Arkon de
Santys, a donné le ton de la magistrature suprême, au-dessus de
tous les Régimes et de tous les Pouvoirs.
Quant
au congrès des trois clubs, c'est encore le meilleur moment de mon
existence. Oui, au bout d'une semaine, chaque groupe avait accepté
sa propre utilité, différente de celles des deux autres. Je ne dis
pas que cela a été facile, loin
de là, surtout pour nous, les
quarante. Sans
déserter notre clan, certains se sont ouverts aux principes des
maîtres de l'algèbre, et, revenus de leur jalousie, ils ont gardé
des contacts, ils ont commencé à admettre que la réalité elle
aussi avait du bon, et qu'ils pouvaient s'en occuper. Un certain
snobisme corporatiste a bien été entamé chez nous, qui nous nous
vantions d'être de purs esprits, inaptes aux choses matérielles et
au jugement sur la société. Nous nous considérions comme tellement
supérieurs, dans notre créativité pure, toujours en avant, mais
nous avons pris une douche froide avec les maîtres de l'algèbre.
C'est qu'ils comprennent tout ce qui se passe, n'importe où, ils
voient le dessous des cartes,
lisent votre âme à livre ouvert, devinent vos pensées, vos
ambitions, vos faiblesses, et tout cela sans effort. Parmi les
nôtres, quelques-uns se sont sentis humiliés, ils ne pouvaient plus
décemment s'imaginer être les meilleurs, les plus forts, les plus
intelligents. Soudain, d'autres couches du réel apparaissaient
qu'ils n'avaient jamais vues jusque-là... Les egos des races
humanoïdes possèdent quelques différences, et dans cette réunion,
elles éclatèrent au grand jour, et c'était amusant. La vanité,
c'est plutôt une manière de se donner du courage, de croire en soi
par principe, elle est creuse. L'orgueil est en général fondé sur
une racine objective, l'ego a de quoi se féliciter d'être ce qu'il
est et il en rajoute une louche, l'arrogance est constituée par un
attachement profond au besoin de gagner, de l'emporter, et la
prétention est encore autre chose, souvent elle déguise la crainte
sourde de se décevoir soi-même et d'être ridicule aux yeux des
autres. La dépréciation de soi est un stratagème pour se demander
beaucoup, et pratiquée en petite quantité, elle serait excellente
selon les mutants solaires, le problème c'est qu'elle peut s'emparer
de l'ego à tout moment, et l'étouffer sous les plaintes si les
choses tournent trop mal.
Comme
beaucoup de Pégasiens, je n'ai strictement aucun orgueil, je sais
que je suis petit dans l'univers, et que mes créations proviennent
de l'intelligence, mais mon arrogance est conséquente, génétique
en quelque sorte. L'Amiral s'en souvient d'ailleurs, une prime
par-ci, une prime par-là, ça me venait tout seul, sans effort, mais
oui, j'avais fait du si bon travail que je croyais que cela allait
avec de changer les règles à ma convenance.
Quant
aux mutants solaires de Vega, passée la surprise de voir qu'ils sont
à la fois là où ils se trouvent et complètement ailleurs, comme
si l'espace émanait d'eux, on ne peut que se féliciter de les avoir
rencontrés. On ne peut pas en sortir indemne, braves gens.
Impossible. Après les avoir côtoyés, il est clair, évident,
incontestable, que la Conscience évolue dans l'univers, et que le
mieux à faire est de prendre son billet, s'embarquer, et faire de
son mieux pour comprendre, avec les moyens du bord, ce qu'implique
vivre avec la pensée. Pour certains, c'est le chemin de la mort, à
cause de l'entropie, pour d'autres, comme les maîtres de l'algèbre
et les mutants de Vega, c'est le chemin de l'Etre, à cause de la
néguentropie. Quant à moi ? C'est une bonne question et je vous
remercie de vous la poser à vous-mêmes.
- 14 -
La
présidente désigna de son marteau le procureur, un géant de
Fomalhaut, encore jeune, qui prit donc la parole, sans emphase ni
émotion, mais avec une intensité déconcertante:
—
Messieurs les jurés, vous devez en premier lieu savoir
que l'accusé a été acquitté sur son propre monde, dirigé par son
père. Deux ou trois organismes humanitaires de réputation
intermondiale ayant fait appel, le jeune Arkon, agé alors de
vingt-trois ans, a été une seconde fois acquitté sur Galapolis.
Parmi les nombreux dossiers reçus, ce dernier nous a interpellé, et
nous avons décidé d'un nouveau procès. Le verdict prononcé ici ne
pourra aucunement être remis en cause. Il sera définitif et
exécutoire. La sentence sera imprescriptible. L'accusé a
aujourd'hui quarante ans, il ne se repent pas de cette erreur de
jeunesse qui a coûté la vie à deux cent mille humanoïdes. Il est
déconseillé de s'abstenir, mais ce n'est pas interdit. Les votes
blancs n'interféreront pas sur le quota demandé. Vous êtes trois
cents. Vous devrez simplement voter coupable ou non coupable, le
dépouillement du scrutin sera filmé en direct et ne prendra pas
plus de quelques minutes. La majorité des voix décidera du sort de
l'accusé. S'il est déclaré coupable, il ne pourra, premièrement,
assumer les charges héréditaires qui lui seraient confiés s'il est
déclaré innocent, il sera d'autre part, toute sa vie, assigné à
résidence dans la prison de luxe d'Aldébaran, qu'il ne manquera
sans doute pas de choisir pour alléger sa peine. Il sera néanmoins
incarcéré dans un espace digne de sa condition, pour prévenir
toute évasion.
Le
procureur se tut, regarda quelques jurés de sa propre race en
souriant, puis il se tourna vers la présidente, qui lui donna
l'ordre de continuer.
— L'idée
selon laquelle détruire la vie d'un individu n'est pas un délit
s'il n'a pas d'existence juridique ne peut être retenue par
l'ensemble des magistrats. Nous ne pouvons pas prendre en compte ce
concept. En effet, il suffirait de supprimer des registres
d'état-civil, par piratage, corruption, ou tout autre moyen, la
personne qu'on décide d'assassiner pour perpétrer ce crime en toute
impunité... Les registres d'état-civil n'étant pas inviolables,
(sauf peut-être sur Galapolis et encore... ) si nous gracions Arkon
de Santys à ce motif, nous donnons du travail aux hackers et semons
la vocation de meurtrier sur tous les mondes de la galaxie. Nous
donnerions également le coup d'envoi des exécutions sommaires, par
des milices urbaines, de tous les indigents, à l'identité
invérifiable, et qui hantent les banlieues des capitales. Acquitter
Arkon de Santys serait, ni plus ni moins, que pousser au
crime... L'identité physique et biologique précède l'identité
sociale, et elle en est même indépendante. De nombreux humanoïdes
vivent encore sans aucun papier d'identité, et ils ne s'en portent
pas plus mal. L'accusé a froidement décidé de supprimer des
centaines de milliers d'humanoïdes pour gagner un pari. Il s'agit
d'un génocide... Faites entrer le premier témoin.
Vêtu
de manière extravagante, d'une armure en cuir à soufflets, portant
une arme blanche à la ceinture, un homme encore jeune se présenta à
la barre, qui fit bien sentir qu'il méprisait tout le monde, des
jurés aux magistrats, et jusqu'à l'accusé.
—Bal
Molsibar de Tune, vous sentez-vous responsable de ce désastre ?
Lui demanda sans agressivité la présidente.
—
Absolument, votre honneur.
—
Pouvez-vous retracer l'origine de ce pari pour les
jurés?
— Eh
bien, l'accusé et moi-même avions sans douté abusé de l'épice,
votre honneur. Nous n'avions rien à faire, et nous avons renchéri
l'un sur l'autre sur nos capacités. J'ai prétendu avoir surfé un
mascaret géant dans l'estuaire du Ramastone, un fleuve bien connu de
la planète Surya, et j'ai défié l'accusé d'en faire autant. Le
ton a monté, et il m'a dit, moi je peux surfer les raz-de-marée.
Alors comment tu fais pour être sur place, idiot, que je lui lance.
C'est là qu'il m'a dit, on parie... J'étais sûr de gagner, alors je
lui ai dit oui, je parie gros sur ce coup-là. Il me dit moi aussi.
Si je perds, donne-moi trois mois pour essayer, je te donne ma
navette transluminique toute neuve. Je me voyais déjà dedans, votre
honneur. Et moi, je te donne une province entière, que je lui dis.
Avec son palais, et ses casinos...
— Et
que s'est-il passé ensuite?
— Nous
nous sommes perdus de vue, et Arkon a soudain réapparu avec le film.
Et trois certificats d'experts agréés auprès des tribunaux comme
quoi ce n'était pas truqué.
— Greffier,
s'il vous plaît, faites l'obscurité et envoyez la pièce à
conviction.
Tout
le monde eut le souffle coupé. On vit d'abord la déferlante arriver
de face comme pour engloutir l'engin d'où la prise de vues partait,
huit étages de masse liquide qui fonçaient droit devant, et puis
soudain, un bond vertical de l'appareil lui permettait d'être
épargné. La crête scintillait, puis le véhicule se lança aux
trousses de la vague, et quand il la dépassa, un rouleau gigantesque
apparut sous la caméra qui visait le bas, un rouleau qui chuintait
sagement, et qui donna le vertige à tout le monde. Cette course à
vitesse égale dura bien deux minutes, tandis que toute l'assemblée
était fascinée par l'ampleur presque silencieuse du déferlement
monstrueux. Puis l'engin se rapprocha encore du sommet, à le frôler,
il trouva la vitesse constante adéquate, et l'on vit l'adolescent se
préparer. Il arrima solidement des bottes à la planche, une
longboard
en bois léger de Cassiopée, du balsa hydrofuge, puis il y glissa
ses pieds, et enfin se lança dans le vide tout en pendant à
l'hélicoptère par une corde qu'il tenait fermement avec les
bras... On l'entendit donner des ordres au pilote. Celui-ci devait
continuer de se rapprocher
jusqu'à déposer l'athlète en douceur. On entendit un maintenant
impérieux, la vitesse de l'appareil s'accrut au moment où la
planche touchait la vague. Puis un cri déchirant glaça les quatre
cents personnes présentes. Arkon venait de lâcher la corde, et
dévalait de biais l'immense masse d'eau. L'hélicoptère s'éloigna
du surfeur, afin de montrer les proportions de l'exploit. Il était
minuscule dans l'immense rouleau, restait près de son sommet, bien
latéralement, de manière à éviter d'être avalé par sa pente, et
il parvenait régulièrement à réduire sa vitesse, en feignant de
remonter. On avait beau savoir qu'il ne tomberait pas, la plupart
avait de la peine à respirer. Le spectacle était hallucinant, et
nul n'osa l'interrompre. Puis le film se remit à cadrer le
funambule, qui se rapprocha. On le vit soudain juste en dessous de la
caméra, et la corde se posa devant lui. Il se jeta dessus, et fut
hissé dans l'appareil. Il regarda en face l'objectif, et déclara:
je l'ai fait, à
vous maintenant...Son
regard était celui d'un vieux guerrier pour qui la vie ne comptait
pas.
Il avait chevauché l'impossible, et cela n'avait pas de prix. Quand
le film fut fini, les jurés de la même race qu'Arkon, une bonne
douzaine, se levèrent et applaudirent. Ils finirent par contaminer
l'assistance. Tout le monde se leva et même les applaudissements
semblaient rythmés par une seule scansion. Seuls la présidente et
le procureur s'abstinrent de manifester de l'admiration. Arkon
revivait, plein de fierté, son exploit, refoulant une fois de plus
ce qu'il avait coûté en vie humaines.
Magnanimes,
les magistrats laissèrent s'épuiser les applaudissements, quelques
minutes, puis le procureur reprit la parole, les avocats de la
défense ayant été déboutés par la Présidente.
— Une
autre raison nous pousse sans conteste à déclarer l'accusé
coupable. Certaines têtes brûlées sont prêtes à le détrôner,
et il suffirait d'acquitter Arkon de Santys pour légaliser le
tsunami volontaire... La jeunesse dorée de la galaxie attend de voir
leur idole libre pour mettre en branle des tsunamis à surfer, sur
les planètes indépendantes, juste pour ravir à l'accusé son
record de six minutes.
A
nouveau, une salve d'applaudissements retentit. Les avocats du prince
se consultèrent avec embarras.
La présidente, altière, prit la parole:
— Cet
exploit doit rester unique dans les annales. Et il le restera.
Impitoyable,
elle scruta l'accusé sans complaisance ni mépris, comme une mère
qui sait qu'elle doit infliger une punition au fils qu'elle aime.
Le
procureur enchaîna: Et le seul moyen de conserver cet unique
exploit, c'est de condamner l'accusé. Sinon, il fera école. Les
princes se font les dents sur les armées impériales, comme pour
leur apprendre l'avenir, et la plupart d'entre eux s'amuse à exercer
un commandement indu, de temps en temps. Un colonel, voire un
général, n'osera probablement pas désobéir à son futur empereur.
Détourner un petit destroyer pour ouvrir des volcans qui fument ou
provoquer des tsunamis, est à la portée d'une quantité non
négligeable d'héritiers. Une sanction exemplaire dissuadera les
futurs maîtres des mondes de s'amuser à détruire des terres, sous
prétexte qu'elles ne sont pas enregistrées...
La présidente reprit:
— L'être
préexiste à l'espace et au temps. Dorénavant, tout ce qui arrivera
à la conscience individuelle fera partie de notre juridiction. Voilà
un vide juridique comblé. Les frontières territoriales n'abolissent
pas la conscience des humanoïdes qui sont au-delà d'elles. Ils
existent sans nous. Ils sont. Nous représenterons désormais tous
les êtres vivants, indépendamment du fait qu'ils appartiennent ou
non à la Confédération. Nous défendrons les terriens, et d'autres
indigènes indépendants contre l'impérialisme de notre Etat
galactique et de ses sujets, s'il abuse de ses prérogatives.
Le
procureur leva la main, et elle s'interrompit, tandis qu'il déclama
avec une certaine ironie:
— Mais
rassurez-vous tous! Cette cour défendra également la Confédération
contre les manigances qu'elle pourrait subir de la part des mondes
qui ne l'ont pas encore rejointe... Mais pour le moment (il leva les
bras en signe d'impuissance), nous faisons avec ce que nous
avons... Soit un génocide perpétré par un futur empereur pour
remplir ses loisirs...
Il
toisa tout le groupe qui accompagnait l'accusé, puis déclara
solennellement:
— La
parole est à la défense.
Un Pégasien, qui semblait avoir cultivé l'arrogance
propre à sa race avec un grand soin, distribua un regard de mépris
très chargé en direction des jurés, puis du procureur, mais il
s'abstint de regarder la présidente. Agé, il devait travailler cet
air important depuis des lustres, avec des gestes bien étudiés,
faussement désinvoltes, et une élocution de Conservatoire.
—
Messieurs les jurés, vous vous préparez à condamner
un innocent !
Il
parvint à dire cela comme si c'était évident et qu'il en était
lui-même convaincu, ce qui provoqua quelques rires dans
l'assistance. Il ne se laissa pas démonter, au contraire,
l'hostilité lui permettait sans doute de donner le meilleur de
lui-même, en oubliant la vérité au profit de l'intensité de
l'enjeu.
— Prince
héritier du plus grand Empire de la Confédération, Arkon de Santys
a reçu une éducation exemplaire. Doué d'un esprit militaire dès
son plus âge, il a accompagné des missions de surveillance des
mondes indépendants pendant son adolescence. Il connaissait de
réputation la planète bleue, et bien qu'il n'ait pas osé vous
l'avouer, il a voulu lui donner une leçon... Cette terre est en
train de détruire son système écologique, et comme ses autochtones
sont encore quelque peu arriérés, notre futur Empereur voulait que
ce raz-de-marée fût interprété comme un avertissement de la terre
elle-même à ses habitants... Pour qu'ils prennent à bras le corps
la question de leur survie... D'autre part, Arkon a monté cette
expédition de manière scientifique... C'est-à-dire qu'il a consulté
les archives, trouvé la faille la plus vulnérable à partir d'une
lecture des données, puis il a magistralement, chi-rur-gi-cale-ment,
envoyé trois salves de laser noir sous la mer, ce qui a été
suffisant pour déclencher la catastrophe...
L'avocat
s'arrête, regarde calmement autour de lui, et enchaîne:
— Ce
tsunami allait se produire de toute façon, un jour, un an, dix ans
plus tard au maximum. (Là, il envoya un regard de défi à la
présidente) Oui je dis bien, ce tsunami préexistait
au déclenchement volontaire décidé par notre héros... Il n'a fait
qu'avancer les aiguilles du destin... Ces indigènes seraient morts de
toute façon, ce nombre aurait été sacrifié par la nature. La
terre avait déjà tué ces victimes quand de Santys a déclenché la
mise en scène... Trois salves de laser noir... Autant dire une
égragniture,
et cependant cela a suffi... Arkon a simplement voulu changer
l'horaire pour accomplir l'exploit sportif le plus remarquable de
tous les temps... Laissez cet homme en liberté... Laissez-le devenir
empereur, il continuera l'œuvre de son père, donnera à sa petite
confédération le sens du mérite, de l'honneur, de la performance
et du travail. Arkon est un véritable héros. Capable d'accomplir ce
qui est impossible pour les autres. Il a l'étoffe d'un chef
charismatique... Ne changez pas le cours de l'Histoire en tenant
rigueur à cet homme exceptionnel d'avoir un peu trop joué avec les
aiguilles d'une montre qui ne lui appartenait pas... Je vous remercie.
Le procureur reprit immédiatement:
— Des
conquérants ont eux aussi sacrifié des milliers d'hommes et de
femmes pour faire avancer l'Histoire, et nous nous rangerions au côté
de son défenseur si l'accusé avait réellement infligé ce désastre
pour réveiller la conscience des indigènes de la planète bleue.
Malheureusement, il semble que cette intention soit on ne plus
subsidiaire, puisque nous tenons là une nouvelle pièce à
conviction, l'acte notarié de transfert de la province Mokushol,
sise sur Dilkashoor, de la propriété de Bal Molsibar de Tune à
celle d'Arkon de Santys, nouveau régent légal...
L'avocat fulmina et lança une attaque désespérée:
—Arkon de Santys est prêt à restituer ce bien, votre
honneur !
— Belle
mentalité, s'écria la présidente, maintenant les mobiles changent
en cours de route, on choisit les causes des actes une fois qu'ils
ont eu lieu pour leur donner la légitimité qui leur manque... Pas de
ça ici, cher maître, vous déshonorez ce prétoire. Arkon a
sacrifié deux cent mille personnes pour s'approprier un palais et
quelques casinos, et flatter sa suffisance personnelle en faisant le
mariole sur la crête d'une vague gigantesque. Le raz-de-marée
naturel qu'il a anticipé, personne ne saura jamais combien de
victimes il aurait pu faire. Si cette catastrophe avait eu lieu,
qu'on ait dénombré le nombre de morts, et qu'Arkon se soit rendu
dans le passé pour y substituer son propre tsunami, moins grave,
avec une économie substantielle de victimes, alors oui, ce serait un
héros... Mais non. Arkon de Santys a beaucoup de pouvoir, mais il ne
remonte pas le temps, et il joue avec comme s'il lui
appartenait... C'est un homme dangereux, que le goût de l'exploit et
de l'impossible sépare de tous les autres, et lui confier des
responsabilités serait de l'ordre de l'imprévoyance impardonnable.
Cet homme s'est pris pour Dieu. Il faut qu'il soit condamné. Il
vivra très confortablement dans une résidence surveillée, où il
pourra pratiquer tous les sports qu'il souhaite et recevoir quiconque
n'a pas de casier judiciaire. Nous ne voulons même pas davantage le
punir que mettre toute la société à l'abri de se mégalomanie. On
ne noie pas deux cent mille humanoïdes juste pour jouer avec une
vague, messieurs les jurés... Cet homme en liberté, et qui plus est
empereur, pourrait décider de n'importe quoi, à n'importe quel
moment, et menacer l'hégémonie de la Confédération. C'est un
danger public, une catastrophe ambulante, si je peux me permettre
cette expression quelque peu triviale...
— Il
est prêt à renoncer à ses titres pour rester libre, cracha
l'avocat, qui voyait la condamnation se préparer dans l'attitude des
jurés.
Le procureur répondit du tac au tac:
— Nous
ne condamnons pas l'accusé pour les menaces qu'il ferait subir au
futur des mondes, mais pour un génocide gratuit, un caprice de
prince, qui remonte à près de vingt ans.
— Il
pourrait y avoir prescription, supplia un autre défenseur. Depuis,
Arkon n'a pas commis le moindre délit.
— Il
pourrait y avoir prescription si les deux cent mille victimes étaient
plus ou moins mortes, ou que le temps passé depuis leur disparition
leur permette de ressusciter, mais ce n'est pas le cas. Ce
qui fut, a été, et même l'oubli ne le supprime pas...
Que l'accusé s'estime heureux d'avoir pu vivre dans l'impunité
aussi longtemps après un crime d'une telle envergure. Nous rappelons
au jurés que le motif d'accusation n'est pas une erreur de jeunesse,
mais bien: génocide
à l'encontre d'une race humanoïde... D'ailleurs,
dès que la Terre nous aura rejoints, nous la mettrons au courant de
cet incident, et le fait que son auteur soit puni présagera de bons
rapports entre nous... Dans le cas contraire... Nous serions obligés
de "porter le chapeau", et cela serait une source de
conflits dès l'origine. C'est donc historiquement que le responsable
de ce crime doit être puni, identifié, empêché de nuire. Sinon,
eh bien, sinon, c'est comme si nous étions tous responsables de ce
crime... Arkon de Santys, vous êtes accusé de crime contre
l'humanité, de génocide à l'encontre d'une race humanoïde, nous
réclamons la réclusion à perpétuité sur Aldébaran...
—
Pourrais-je avoir un peu d'épice, votre honneur, si je
suis condamné ?
La
présidente fit claquer son maillet après avoir haussé les épaules.
Une heure plus tard, le prince était condamné à 240 voix de
majorité. C'est alors que son père entra dans le prétoire, et lui
décocha un retentissant: Qui va pouvoir me remplacer, Arkon ? Ton
frère passe sa vie dans les boîtes de nuit, et ta soeur est entrée
au couvent.
— La
démocratie, père, la démocratie, voilà ce qui attend nos six
mondes. Si l'on pouvait faire machine arrière, j'aurais été
acquitté pour vice de forme, les terriens n'existant pas
institutionnellement, mais voyez-vous, père, la lettre ne peut pas
toujours l'emporter sur l'esprit. La création de la Cour
d'Aldébaran, c'est l'Histoire qui commence à en avoir assez des
abus de pouvoirs des potentats. Je mérite sans doute cette sanction
!
L'athlète avait l'air heureux du dénouement.
— Mais
je m'évaderai, naturellement...
— Sans
moi, cher fils, sans moi...
Puis l'Empereur se tourna vers les magistrats, sourit à
tous, et avant de sortir en grande majesté, il prononça ces
dernières paroles: J'ai toujours essayé de l'empêcher de jouer
avec des allumettes, mais ça ne servait à rien, il me volait mes
briquets !
Arkon
ricana, et grand Seigneur, lança aux jurés: ils seraient morts de
toute façon, mais ce n'était pas à moi d'en décider. Je m'inflige
cette sanction à moi-même, je m'inflige ce jugement, je m'inflige
cette condamnation. Merci à vous tous de me permettre ce choix !
Il s'inclina en direction des jurés, puis de la
Présidente, et enfin du procureur, devant lequel il s'agenouilla.
Tout
le monde resta stupéfait, et revit quelques secondes du film en
esprit. Le cri d'Arkon lâchant la corde sur la déferlante haute de
huit étages retentit dans la poitrine de chacun au même moment, et
toute l'assemblée vit l'éternité en face d'elle quelques secondes.
Et
c'était comme si tous les jurés et les magistrats avaient eux-mêmes
surfé le tsunami. Arkon avait transmis à tous l'amour de
l'impossible. Il reçoit encore de nombreuses visites en prison. Ils
s'évadera au bout de quelques années, selon les voyants exhaustifs
de Fomalhaut, et formera l'ordre des glissants. Un ordre nomade qui
cultive l'incertitude, déracine toute ambition, prend soin du corps,
et ne croit en rien d'autre que l'instant qui passe. Un ordre
itinérant, dont chaque membre ne doit jamais cesser de changer
d'étoile, le nouveau tenant lieu de divinité. Et ce sera le premier
ordre ouvert à toutes les races galactiques, au défi de trouver
ensemble l'âme unique qui les anime toutes.
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