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S'il
est besoin de croire, c'est que la chose n'est pas certaine, et si
elle n'est pas certaine,
pourquoi
lui octroyer de l'importance ?
Les
faits ne suffisent-ils pas ?
Ils
sont la réalité et notre esprit aussi est la réalité, mais leur
mélange n'a jamais rien donné de décisif.
Il faut les disjoindre, puis les examiner chacun séparément.
Leurs
autorités respectives se combattent et elles aiment se déchirer
l'une l'autre,
la
guerre est leur éternelle blessure partagée.
Bilashtir
Too Galawan
Maître
des Nombres septième Dan, patriarche d'Alphacentaurus.
Quand
j'ai vraiment compris que je finirais par mourir, comme tout le
monde, n'ayant plus aucun recours pour bénéficier d'un nouveau
traitement de longévité, j'ai décidé de rapporter mon activité
de maître des Nombres, que j'avais toujours dissimulée, afin que
sur tous les mondes l'on puisse apprendre que certains êtres
creusent dans la réalité comme des taupes dans la terre obscure, et
qu'ils finissent par la voir autrement, — peut-être même telle
qu'elle est. Les maîtres de l'algèbre font partie de cette élite,
et sont en général des individus qui ne s'attachent qu'à
comprendre le fonctionnement de la conscience dans le but de
l'améliorer. J'ai été pressenti pour entrer dans l'Ordre après
avoir sauvé un empereur et son vaisseau d'une mort certaine. Il fut
établi que le danger était si bien dissimulé (de faux astéroïdes
parfaitement conformes aux vrais) que seul un prédestiné
avait pu le déceler. Cette étiquette me fut affublée, à tort ou à
raison, car l'empereur était si content d'être resté en vie qu'il
ne cessa de parler de notre aventure commune. Il pensait secrètement
peut-être que le fait de révéler qu'on en avait voulu à son
existence, la rehaussait d'une qualité d'exception. Aussi l'affaire
fit-elle grand bruit, et je devins le pilote le plus recherché de la
galaxie, ce qui obligea mon chef d'Armée à me promouvoir
rapidement, plusieurs fois, afin de ne pas me perdre. Le gouvernement
central se veut en effet très libéral, et il est assez aisé, même
dans la carrière militaire, de pouvoir s'en aller à condition
d'avoir atteint un grade suffisamment élevé pour que cette décision
ne passe pas pour de la désertion. Comme il était compatible pour
moi d'être à la fois soldat et maître des Nombres, mon
cantonnement jouxtant presque le Monastère central de l'Ordre en me
déplaçant en taxi aérien, je fus finalement fidèle à l'armée
stellaire, qui me permettait de passer de longs moments à terre
pendant les années où je remplissais certains devoirs parmi les
hommes en gris. La couleur de notre uniforme est à équi-distance du
blanc et du noir.
Mais
les épaulettes sont de couleur vive, et indiquent le grade, tandis
que les ceintures, de beaux cordons — des tresses brillantes mêlant
les fils d'une couleur dégradée, ne servent à rien d'autre qu'à
indiquer l'ancienneté. L'année grise est très importante, nous
portons alors une ceinture de la même teinte que l'habit, et cela
veut dire que nous entrons dans une nouvelle catégorie, celle des
endurants, qui ont « tenu le coup » douze ans .
Beaucoup de départs s'effectuent la neuvième et dixième années,
car tout est alors conçu pour que, selon l'expression consacrée, ça
passe ou ça casse. Les supérieurs font semblant d'humilier les
novices avec des réprimandes très sèches, et parfois même
injustifiées, et ceux qui n'ont pas transformé l'émotionnel
finissent en général par partir, soit en pleurant devant leur
échec, soit en claquant la porte. Personnellement je ne risquais pas
de tomber dans le panneau, car ma vie aventureuse m'avait confronté
à de tels dangers, et à des épreuves si drastiques qu'aucun
comportement ne pouvait plus me déstabiliser, d'autant qu'en tant
que militaire, obéir — et faire taire mes impressions
personnelles était une seconde nature. Quand j'obtins la ceinture
rouge, — celle de la quinzième année, il me fut confié la
gestion des koans pour les impétrants de quatrième année.
Il s'agissait déjà d'individus aguerris, constants, de plusieurs
souches planétaires différentes, et qui prenaient plaisir à
dépasser leurs particularismes en se vouant à la cause de l'Ordre.
La plupart avaient moins de trente ans, mais ils côtoyaient des
vocations tardives, plus rares, en majorité des indigènes des
mondes les plus éloignés de Galapolis. Tout ce petit groupe était
exclusivement masculin, l'équivalent pour les femmes s'appelant
l'Ordre des Chiffres, une institution moins répandue ou plus
secrète.
Je
recevais donc mes trente-deux élèves deux fois par semaine. Le jeu
consistait à poser une question, et chacun enchaînait une réponse
rapide, qui se devait naturellement d'être différente de toutes les
autres. Ceux qui étaient interrogés vers la fin hésitaient
parfois, et ils étaient éliminés. Si la réponse me paraissait
trop éloignée de la question, je prononçais faux, si au
contraire elle me paraissait excellente, je prononçais et avec
ça. Un candide, novice de la première année, tenait le
registre des extrêmes, et chacun pouvait aussi bien être félicité
à la fin que réprouvé. Voilà par exemple le compte-rendu d'une
séance.
L'Un
se sépare-t-il ?
—Bien
sûr que non.
|
—Il
peut en avoir la volonté.
—Un
divisé par un égale 1.
—L'Un
devrait avoir un devenir pour se séparer, mais en possède-t-il un
?
—L'Un
n'est pas la dualité. Il ne se sépare pas.
—L'Un
n'intéresse que ceux qui souffrent de la dualité, et tel n'est pas
mon cas (Et avec ça !)
—L'Un
reste l'Un même en se séparant à l'Infini.
—L'Un
n'est pas représentable, aussi la question ne se pose-t-elle pas
(Et avec ça!).
—L'Un
possède plusieurs aspects, donc oui, il peut se séparer.
—De
quoi l'Un pourrait-il se séparer s'il est indivisible ?
—L'Un
n'est qu'un fourre-tout pratique pour éviter de se confronter à la
dualité (Et avec ça).
—L'Un
est une invention pour noyer le poisson. Quand je pense l'Un, il y a
déjà deux, pour le moment je ne suis pas l'Un, et je ne saurais
donc dire s'Il se sépare ou non (Et avec ça)
—L'Un
est forcément une somme, donc il est séparation (faux!).
—L'Un
n'est différent de rien, il est probable qu'Il puisse autant se
séparer de lui-même que se réunir.
—L'Un
précédait l'espace-temps, et c'est ainsi qu'il se sépare (Et avec
ça !)
—L'Un
possède toutes les qualités, pourquoi pas celle de se séparer,
mais alors Il ne s'appelle plus l'Un, évidemment (Et avec ça !)
|
Ce
genre de joutes oratoires était passionnant pour tout le monde,
d'autant que cela me permettait d'appéhender parfois par des éclairs
la différence de constitution des psychologies planétaires.
Certains, il n'est guère la peine de les nommer, avaient beaucoup de
peine à ne pas prendre au sérieux ces questions, à cause d'une
main-mise tyrannique de la raison dans leur esprit, tandis que
d'autres sentaient, sans même que je les mette sur la voie, que les
questions étaient tout bonnement insolubles ou possédaient tant de
réponses possibles qu'elles étaient destinées à faire prendre
conscience des limites du Mental, et non d'y répondre correctement.
Il n'était donc pas question pour moi de laisser entendre que ces
exercices étaient des jeux, et même des leurres. C'était aux
impétrants de s'en rendre compte peu à peu, en se cassant chaque
fois les dents sur l'énigme du jour. A force d'accumuler des
séances, les meilleurs finissaient par se rendre compte qu'il y
avait anguille sous roche, et demandaient un entretien
particulier avec moi. Afin de ne pas créer d'intimité subjective,
cette procèdure n'était pas recommandée et s'accompagnait de la
part du plaignant d'un service supplémentaire à assumer dans la
congrégation, qui prenait quelques heures très laborieuses. Mais
les plus subtils finissaient par obtenir un rendez-vous, et ils n'y
allaient pas par quatre chemins, prêts à exploser.
|
—Mentor
µ, je ne comprends pas votre rôle. Je suis complètement
déboussolé. Nous passons des heures à travailler la concentration
le reste du temps, et quand vous intervenez avec vos questions
stupides, à entendre les autres dire tout et n'importe quoi,
je perds le bénéfice de mon travail, et mon esprit se met à
nouveau à tourner en rond. Si l'Ordre consiste à manipuler les
esprits, ce que je suis en train de m'imaginer dans une crise de
paranoïa, il m'appartient de le quitter sans tarder. Si l'on
détruit d'un côté ce que l'on construit de l'autre, c'est pour
nous maintenir en esclavage. Je vous prie de m'éclairer, sans quoi
je démissionne, mentor µ.
—Mon
cher moine, dis-je, afin de vérifier à qui j'avais affaire, tu
trouves donc stupides les sentences interrogatives, toutes sans
exception ?
—Peut-être
pas, votre Bienveillance. Je reconnais qu'il m'est arrivé, une ou
deux fois sur l'ensemble, c'est-à-dire une fois sur dix à peu
près, de progresser dans l'absorption du Réel insécable grâce à
une réponse, et étrangement, ce ne fut jamais la mienne qui venait
faire tomber un pan d'obscurité qui limitait ma vision du Champ.
Mais depuis peu, je sens que cet exercice devient répétitif,
m'épuise, et brise mes progrès dans le silence intérieur.
—Combien
de remarques as-tu recueillies depuis le début ?
—Douze
faux, et sept avec ça.
—Je
n'attribue pas la mention fausse au hasard. Pour une raison
quelconque, ton esprit parfois passe à côté du sujet proposé, —
il le manque autrement dit. Des trous dans la perception du Champ
seront bientôt rhédibitoires, ne l'oublie pas. Et cette maigre
performance n'est pas rachetée par les étincelles, puisqu'au
nombre de sept elles ne compensent pas ton déficit. Voilà, de mon
côté, comment les choses apparaissent.
—A
vrai dire, mentor µ, je ne fonctionne plus comme avant. J'ai
vécu une sorte de rupture d'avec le monde des représentations, et
pour vous le confirmer, je vous ferai humblement remarquer que les
mentions contraires ne sont pas entrelacées. Mes cinq dernières
appréciations sont des avec ça, je n'ai plus fauté depuis plus de quatre mois, grâce à cette expérience sans doute, qui me fait
considérer ces exercices comme superficiels...
—Voire
une perte de temps ?
—Oui,
d'un point de vue contingent, cela est pour moi une perte de temps,
mais sachez bien que je ne suis pas là pour remettre en question
votre parole, ni pour demander une dérogation, bien que j'ai ouïe
dire par certains anciens qu'il était possible de l'obtenir.
—Crois-tu
pouvoir affirmer que ton expérience récente, qui te donne autant
de recul sur mon travail, correspond à l'obtention de la
transparence sans objet ? As-tu bu à la source du présent sans
second ? Jusqu'à quel point as-tu intégré que tu n'es plus
personne de particulier ?
—Je
sens que j'ai perdu toutes mes caractéristiques subjectives ou
presque. Je suis l'Etant, je suis le Champ, mais je sens
aussi que d'autres possibilités m'attendent.
—Et
tu doutes que l'Ordre te mène plus loin ?
—Exactement
!
—Tu
as parfaitement raison. Notre confrérie n'annonce pas la couleur,
nous travaillons de façon indirecte. C'est à chacun de comprendre,
que dis-je, de vivre l'impuissance du Mental, mais si nous en
faisions un but, ce serait le mental lui-même qui jouerait à se
combattre, et cela nous savons que c'est impossible. L'ego ne
détruira jamais l'ego, pas plus que le Soi sera jamais un agrégat.
Tu es en train de démettre le mental avec autre chose, de plus
profond, mais jamais ton mental n'aurait trouvé ce passage qui le
voue à la destruction. La seule chose que je vois pour toi, c'est
de te changer de centre. Tu ne pourrais pas rester ici avec le
statut que je peux t'octroyer, en tant que mentor µ agréé.
—Vous
voulez dire qu'en ce moment même je ne suis pas subversif ?
—Loin
de là, trouveur. Les meilleurs passent par ce trou de souris. Ceux
qui remettent en question la manœuvre interrogative pour de bonnes
raisons, comme toi, — ce qui n'est pas toujours le cas évidemment,
deviennent des récepteurs. C'est une catégorie supérieure,
qui n'est d'ailleurs pas forcément dévoilée. Ce statut s'obtient
généralement au cours de la neuvième année quand nous mettons
les bouchées doubles pour pousser la pensée dans ses
retranchements. Si la préparation a été bonne, le mental qui
poursuit peut s'effondrer en quelques mois, de manière naturelle,
donnant sur une sorte d'illumination progressive. En tout état de
cause, si tu me confirmes avoir bu à la source impersonnelle, et il
me semble bien que c'est le cas, je te mute en te faisant sauter
quatre ceintures ! Réfléchis-y. Mais dorénavant tu es tenu au
secret. Si tu dévoilais le pot aux roses, à savoir que les séances
de koans ne servent strictement à rien d'autre que de voir
de l'intérieur les limites étroites du Mental, tu serais extradé
de cette planète, est-ce clair?
|
Voilà
par exemple un épisode de ma vie, et comme j'ai reçu carte blanche
pour parler de L'Ordre suite à l'extension de la paix dans la
galaxie toute entière, je suis heureux de faire savoir au public
multimondes que des natifs de tous horizons se réunissent pour
percer l'unique secret de la conscience de l'univers, afin d'aborder
de plus haut et avec des principes supérieurs les réalités
contingentes qui éprouvent énormément de difficultés à évoluer
rapidement. Autrement dit, la Confédération recrute parmi les
septièmes Dan quelques maîtres des Nombres particulièrement
dévoués à la tâche exponentielle, qui deviennent soit des
ambassadeurs itinérants (mais aussi des espions chargés d'informer
des menaces politiques), soit des sherpas pour le compte des quelques
présidents hégémoniques, qui dirigent une planète entièrement
unifiée, ce qui arrive forcément quand un monde habité parvient à
ne pas s'autodétruire au cours de milliers d'années qui voient se
former toutes sortes de complots contre la vie elle-même, souvent
déjoués au dernier moment. Etant donné que je suis extrêmement
vieux, j'ai pu suivre l'évolution de l'Ordre sur une période
conséquente, et j'avoue que malgré tous nos efforts diplomatiques,
l'Histoire des Mondes réunis nous donne régulièrement du fil à
retordre. Les problèmes de violence individuelle ou collective ne
sont pas encore résolus sur les deux-tiers des Sphères qui nous ont
rejoints, ce qui montre bien que le progrès de la conscience
n'accompagne pas le progrès scientifique. La planète Mère possède
donc encore une base militaire aérospatiale, qu'elle préfererait ne
jamais utiliser, mais le Mental d'expansion caractérise encore
quelques civilisations en voie de développement, qui profitent de
leur progrès technologiques pour s'imaginer conquérir d'autres
mondes et les piller. Les impétrants de l'Ordre qui parviennent au
cinquième Dan participent à la rédaction d'une constitution
galactique toujours en mouvement, avec les sommités des derniers
mondes annexés, mais il existe néanmoins tellement de différences
patentes que notre gouvernement central ne sait jamais jusqu'à quel
point une nouvelle Terre restera fidèle à la Confédération,
essaiera de la voler ou de s'en affranchir. Comme nous ne cessons
d'apprendre dans l'Ordre, quel que soit le grade atteint, nous
finissons par devenir, à partir du sixième Dan qui est le mien, des
spécialistes de l'entropie. Nous sommes chargés de déceler les
signes avant-coureurs de désordre dans la galaxie, qui proviennent
des planètes vassales, pas toujours à l'abri d'une félonie
quelconque, surtout après quelques siècles de docilité, ou des
mondes extérieurs lointains tout juste repérés, que nous décidons
de ne pas encore intercepter, mais qui ont découvert notre
existence. Notre Consistoire fait le point deux fois par an, un état
des lieux géopolitique, destiné à prévenir les graves conflits,
qu'il vaut mieux étouffer dans l'œuf que de laisser prospérer
jusqu'à leur développement coercitif. Les meilleurs réceptifs
sont délégués sur chacun des
mondes, et flairent le présent comme des chiens, pour y déceler les
auras de révolte, leur légitimité et la part d'inconscience qui
entre dans de nombreux mouvements d'émancipation locale ou
galactique. Il existe ainsi des mondes fort développés
culturellement, où il est néanmoins impossible d'empêcher —
sporadiquement, des massacres à grande échelle, tant la conscience
du territoire y est archaïque et sombre, et tant le goût du Pouvoir
y est sacro-saint. Nous devons bien admettre que l'évolution se
déroule à la vitesse d'un pas de nain alors que notre esprit
légitime, celui qui pressent un avenir meilleur que le passé,
voudrait la voir courir à la vitesse d'un géant champion de course.
2
Vivre,
cest prendre de bonnes décisions, et prende de bonnes décisions,
c'est ne pas se tromper.
Le
temps est irréversible. Faire deux fois la même erreur,
c'est
cracher au visage de L'un,
et
blesser le temps, qui se vengera.
Kolibar
Bool Srigi, troisième Mentor général de l'Ordre.
Il
m'est arrivé plusieurs fois de favoriser des adeptes, de leur faire
sauter plusieurs ceintures, et j'ai suivi la carrière de la plupart
d'entre eux. Les meilleurs devaient changer de centre souvent,
pouvant sauter des années, mais pour ne pas déroger complètement,
ils portaient néanmoins la ceinture grise au bout de douze ans de
présence effective, ce qui était amusant, puisque certains étaient
ainsi rétrogradés quelques mois. Mais ils en profitaient pour se
rapprocher des moins avancés, et cherchaient à améliorer leurs
prestations pédagogiques. C'est ainsi que Sat Hamsa, qui possédait
déjà le septième Dan et la ceinture violette de la trentième
année à quarante ans, décida de réformer une partie de
l'enseignement, de l'alléger, tout en faisant davantage confiance à
la créativité personnelle des adeptes. Il mit longtemps à faire
valoir son opinion auprès du Collège suprême dont il était
membre, mais finalement il eut gain de cause. Après avoir élagué
certaines branches mortes de l'Ordre déjà ancien, il décida de
cesser de s'en occuper, et de rencontrer les hommes et femmes les
plus remarquables de la galaxie, en tant qu'ambassadeur — aussi
bien de Galapolis que des maîtres des Nombres. Il obtint par son
charisme que je devinsse le pilote de ses déplacements, ce qui
obligea l'Armée à me changer de catégorie, car elle ne pouvait
plus m'avoir sous la main, mais elle préféra ce compromis à me
perdre, et je fus dès lors promu au plus haut grade, tout en étant
détaché. C'est alors que je ne cessai de voyager. Nous venions
juste d'apprendre à comprimer l'espace pour gagner du temps sans
créer de perturbations dans le vide sidéral, ce qui nous avait pris
quatre siècles standard, et nous en profitions pour supprimer les
distances impunément, sans nous douter que la vitesse supraluminique
(au-delà du transluminique) créerait une addiction profonde, qui
finirait par nous rendre dépendants de ce que nous appelions, en ne
riant qu'à moitié, l'éternité.
J'ai
déjà mentionné que j'ai créé le jeu parfait en état de
manque, pour essayer de remonter la pente. Je m'étais également
arrêté de comprimer l'espace et de manger le temps, car je perdais
mon identité — déjà bien maigre — à me trouver dans plusieurs
endroits à la fois. Bien sûr, l'ivresse de voir qu'on laisse la
lumière derrière soi constitue l'impression la plus profonde qu'un
être incarné puisse éprouver, mais, constitués aussi par
de la matière physique, Sat Hamsa et moi-même fîmes un jour le
point, et nous sentîmes que nous ne pouvions pas continuer comme ça.
Nous étions les premiers à avoir accompli un tour complet des
vingt-deux mondes réunis par la Confédération, grâce à ce
nouveau système de déplacement, qui relèguait le transluminique
dans la préhistoire. A notre retour sur Galapolis, nous tombâmes
l'un et l'autre dans un état épouvantable. Notre esprit était
d'une lucidité insupportable pour les autres, nous étions la
connaissance ni plus ni moins, et le réservoir de la vie en marche,
mais en ce qui me concerne le cœur commença à avoir des ratés dès
que je devais marcher quelques minutes, et Sat Hamsa eut des
problèmes de vue, assez conséquents, dès qu'il devait lire quelque
chose, ne serait-ce que le numéro de l'étage dans un ascenseur.
Mais nous avions des souvenirs magnifiques en commun, et une vision
d'ensemble des natifs de la Confédération. Sous des formes
différentes, nous retrouvions à peu près les mêmes données. Nous
partagions l'idée que seuls les Arcturiens et les Végans étaient
impénétrables et que les Pégasiens étaient « étranges »,
tant ils s'étaient particularisés par rapport à la souche
morphologique mentale qui semblait bien commune, en dépit des
proportions du corps souvent différentes à cause des masses
gravitationnelles variées des terres habitées.
Nous
avions perdu l'habitude de nous inquiéter tant nous étions saturés
d'expériences profondes, de dangers extravagants et de surprises
insupportables, ce qui fit que nous acceptâmes sans broncher le
décret du président de Galactée qui ordonna une mise en
quarantaine dans la clinique la plus huppée de la galaxie. Un docte
médecin nous expliqua que nous étions en train de créer un
précédent, et qu'aucune méthode n'existait donc pour appréhender
notre état consécutif à nos exploits concernant la contraction de
l'espace pour réduire le temps à sa plus simple expression. Nous
fûmes pendant des journées interminables, testés, auscultés,
passés dans des machines à rayons, réduits à des centaines de
cartes holographiques de couleur en relief, mais l'équipe ne trouva
absolument rien d'anormal. Ce fut presque humilant de nous entendre
dire que c'était notre esprit qui
créait chez l'un un cœur capricieux et chez l'autre une vue
intermittente, mais il était clair que pour des raisons de sécurité,
malgré nos états de service, nous avions une chance sur deux ou
trois de finir internés, et drogués du matin au soir. Il faut
préciser que notre présence était insupportable. Nous étions
comme des rocs vivants, des pierres fluides, des esprits solides
comme du métal, et nous émettions des ondes d'une fréquence si
élevée qu'il nous arrivait de provoquer des malaises physiques chez
certains membres du personnel soignant. Nous étions capables de
réveiller une peur viscérale enfouie, celle qui ne se manifeste que
dans de grandes occasions, comme le sentiment de la mort immanente,
ou une rencontre avec un humanoïde d'une autre souche, qui serait
menaçant. Certains médecins refusaient notre présence, et même
derrière la vitre en fibroglass indestructible, ils affichaient
davantage que de la méfiance. La rumeur se développa donc que nous
avions sans doute, — au cours de nos péripéties, été
manipulés pour devenir autre chose que ce que nous prétendions
être. Des espions dangereux. Ou bien nous étions attaqués par une
maladie inconue, implantée consciemment ou non, qui pouvait, par des
canaux encore non détectés, être contagieuse. Tout le monde tomba
dans le panneau, et nous fûmes en moins de deux mois considérés
comme des bombes à retardement qu'on ne savait plus par quel bout
prendre.
Bien
que chacun de nous deux éprouvât la jouissance exhaustive de chaque
seconde comme indépendante des circonstances, il nous restait un peu
de mental physique pour nous situer par rapport à la situation, et
la situer par rapport à nous-mêmes. Nous voulions bien convenir que
cela était absolument homogène dans l'Ordre insécable souverain.
Nous avions nous-mêmes mis en place des facteurs hétérogènes pour
la première fois dans la Galaxie, comme des compressions répétées
de l'espace-temps, et nous avions tant soit peu dérangé la trame
des cordes habituelles de la matière. Il fallait payer le tribut de
nos audaces, et nous l'acceptions, mais nous savions bien que nous
n'étions pas fous. Il nous fallait donc une stratégie pour nous
évader, ou que nous fussions libérés sur ordre. Si le Président
avait signé notre mise à l'écart, il était le seul à pouvoir
ouvrir la porte de la prison. Nous essayâmes de sonder son souverain
ego à distance, en obtenant par des subterfuges des images de ses
interventions publiques, dont nous avions prétendu avoir absolument
besoin pour notre prochaine mission, et nous passâmes des heures à
le voir accomplir la fonction suprême. Nous nous concertâmes et
nous fûmes du même avis. Il était un peu trop sec. Il prendrait
mal le fait que nous le convoquassions ou demandassions un entretien,
même si l'invitation venait du Mentor Général, ou du chef de
toutes les Armées, chacun de nous pouvant obtenir de sa hiérarchie
ce document. Même en les joignant, il s'avérait que le chef suprême
pouvait ressentir comme un défi à son autorité cette demande, et
il nous fallait supprimer cette hypothèse. Quant à ceux qui
pouvaient avoir du poids auprès de l'homme le plus puissant du ciel
habité, nous cherchions à les identifier afin de les amener à
notre cause. Mais nous ne trouvâmes aucun coup à tenter et plutôt
que de perdre une partie jouée d'avance, nous nous prîmes au jeu de
créer une grammaire psychologique universelle, pour tuer le temps,
qui regrouperait tous les aspects psychologiques communs aux
vingt-deux espèces humanoïdes que nous avions croisées, ce qui
nous demanda de labourer notre mémoire comme une terre agricole pour
y jeter les graines d'Idées irréductibles.
Nous
prîmes plaisir à travailler, à élucider ensemble des points
obscurs sur certains comportements d'espèces nouvellement
répertoriées, nous demandant si elles jouaient franc-jeu avec les
« visiteurs de l'espace » qui venaient en toute liberté
les observer sans vouloir en tirer quelque chose. Il était
intéressant de refaire le parcours. D'un autre coté, nous
envisagions toujours l'Ordre et son avenir, et il nous sembla que
nous devions encore réfléchir à son amélioration, aussi nous
passâmes en revue les ingrédients spirituels presque inconnus qui
nous étaient parvenus des nouvelles Sphères évoluées, et nous
nous demandions s'il ne fallait pas en opérer une synthèse qui
permettrait de représenter toutes les démarches verticales des
mondes habitées dans notre système, en tirant le meilleur de
chacune.
Nous
vîmes bientôt, quatre mois après notre incarcération médicale,
que tous ceux qui devaient s'occuper de nous commençaient à
s'énerver. Nous comprîmes que les médiateurs
avaient dû avoir entendu parler de notre tour de la Confédération,
repérer notre piste, et qu'ils devaient exercer des pressions sur
l'établissement, soit pour nous rencontrer, soit pour obtenir un
bulletin de santé officiel. Cette lassitude électrique dont nous
observions chaque jour l'augmentation à de petits indices pouvait
jouer en notre faveur, et nous décidâmes que ce serait une grave
erreur de manifester la moindre impatience. Les responsables,
inquiets de devoir rendre des comptes au Président, ne se
mouilleraient pas à nous libérer et préféreraient nous sacrifier
et nous enfermer plutôt que de subir les conséquences néfastes de
notre libération, et ils devaient davantage en supposer de ce
côté-ci que de celui de notre détention, qui, après quelques
plaintes sans lendemain ou même des procès tenus secrets pour
raison d'Etat, serait admise et justifiée, puis oubliée. Aussi,
nous prîmes tous les réseaux impliqués dans notre situation à
contrepied. Tandis qu'ils s'attendaient à une réaction d'animal en
cage un jour ou l'autre, une explosion, une fureur, une colère qui
finirait par confirmer leurs préjugés, — à savoir que nous
représentions un danger (ce qui leur aurait permis d'en finir en
nous internant), nous commençames à jouer une comédie dont nous
étions convaincus qu'ils n'avaient pas pu la prévoir. Nous faisions
désormais savoir, — du personnel de ménage aux sommités
médicales les plus hautes, que nous étions fort reconnaissants
d'être ici. Nous y étions heureux, bien traités, soignés et bien
nourris. Nous proclamions avec entrain que ce lieu nous
protégeait du monde extérieur.
Cette attitude déstabilisa autant ceux qui voulaient nous garder
sous surveillance ad vitam aeternam que
les rares médecins qui laissaient entendre qu'on finirait par en
sortir. Alors que tout le monde attendait qu'on fît des pieds et des
mains pour protester et s'enfuir — ce qui aurait été suspect
pour leur esprit conditionné par la panique sécuritaire, tout au
contraire, en nous félicitant d'y vivre, nous étions devenus du
jour au lendemain les coqueluches des six étages, et tout le monde
voulut rencontrer « les voyageurs exceptionnels ». Enfin,
il nous parut clair qu'il fallait entériner la ruse par une sorte de
rituel. Nous fîmes savoir que nous voulions rencontrer le chef
d'établissement pour le féliciter de son accueil. Quand il se
présenta, nous lui certifiâmes que nous voulions nous installer
chez lui, obtenir un meilleur logement que nous étions prêts à
financer de notre poche, pour améliorer nos conditions de travail,
que nous jugions d'ores et déjà remarquables. Il répartit avec
l'idée que nous étions parfaitement sains, responsables, et qui
plus est sympathiques. Nous étions certains que si l'idée de nous
incruster venait de nous, et non pas du système médical, ils
finiraient par avoir bien vite envie de nous expulser.
Vouloir
sortir, de notre part, signifiant que nous devions rester incarcérés,
vouloir rester pouvait indiquer — dans un cerveau binaire,
qu'il était temps de nous relâcher. Tandis que nous étions de plus
en plus à notre aise, l'ensemble du personnel, même radouci,
éprouva une certaine gêne à notre égard. Nous en déduisîmes que
nous étions au cœur des préoccupations du groupe, et que tous les
participants devaient se chamailler sur le chapitre de notre santé
mentale, de notre dangerosité, de notre retour au monde extérieur.
Nous étions devenus le centre de l'établissement, sans rien faire,
en six mois seulement. Les examens permanents ne recelant rien de
nouveau, tandis que mon cœur tournait mieux car j'évitais de
marcher, il était clair de mon côté que les symptômes
s'amenuisaient. Sat Hamsa également voyait s'espacer ses
obscurcissements visuels. Nous le fîmes constater par des
spécialistes, en réclamant de nouvelles données. Un petit progrès
fut enregistré et consigné sans doute possible. Quant à
l'hypothèse d'une contamination invisible, après six mois
d'isolement, elle ne pouvait plus tenir debout, face à la dernière
série d'examens très poussés de tous les composants de notre
métabolisme. Nous commençames à essayer de tester si les médecins
en charge pouvaient communiquer notre dossier au Président, étant
donné les nouveaux éléments, ou si un bureaucrate quelconque et
mal informé voulait contrôler l'affaire et la mener selon sa
gouverne personnelle. Nous devinâmes à demi-mot que c'était le
chef des services secrets, et nul autre,
qui pouvait prendre la décision d'informer le Président de notre
évolution. Etait-il motivé ? N'avait-il pas intérêt à faire de
l'ombre à deux esprits totalement libres, qui surplombaient les jeux
de Pouvoir, et ne visitaient la galaxie que pour s'émerveiller des
créatures produites à long terme par une explosion inoubliable qui
semblait décider où aller, en inventant des merveilles comme la
gravitation, l'équilibre physique, l'homéostasie organique,
l'équilibre de la vie, le libre arbitre, l'équilibre des contraires
dans la pensée ?
Ne
nous soupçonnerait-il pas, en restant conforme à sa charge, d'être
de possibles intrigants décisifs pour l'avenir de la Confédération,
si nous révélions quelques secrets glanés pendant notre périple ?
Ne devait-il pas conserver et consolider le fiable, et éviter tout
risque de turbulence ? Ne se méfiait-il pas du pouvoir à moitié
occulte des Maîtres des Nombres, qui avaient, à leur sommet, leur
mot à dire dans l'équilibre géopolitique sidéral ? Si nous
devenions des personnages publics, relatant notre tour des Mondes,
des mots ne nous échapperaient-ils pas qui pourraient laisser
entendre au plus grand nombre qu'il existe encore trop de
dysfonctionnements dans l'économie générale des mondes réunis ?
Qui avait peur de notre parole ? Serions-nous enfermés à vie ?
3
Remercie
l'ennemi qui te vainc. Grâce à la défaîte qu'il t'inflige,
tu
te battras mieux la prochaine fois.
Considère
les victoires comme des cadeaux empoisonnés.
Celui
qui te laisse les remporter en s'enfuyant à temps,
reviendra
t'écraser par surprise,
car
tu auras fait l'erreur de te croire le plus fort.
Et
il t'achèvera en révélant ton orgueil.
Albok
Kajaro Myxol,
Maître
d'armes et mentor µ de Sat Hamsa,
Principal
du centre originel.
« Sentence
prononcée pour la remise des ceintures grises. »
Nous
passâmes encore deux mois à modeler la grammaire, sans que rien de
nouveau advienne, et nous commencions à avoir du mal à dissimuler
notre besoin d'évasion, l'entropie routinière commençant à faire
son office malgré notre entraînement. Nous venions de remplir une
demande pour pouvoir recevoir les membres de l'Ordre, dont nous ne
savions pas par quelles mains elle passerait pour être agréée,
quand nous fûmes prévenus de la visite d'une éminence.
Ce terme désignant n'importe quel haut fonctionnaire, nous sentîmes
que le Pouvoir avançait masqué. Un homme d'une taille ridicule, au
grand front, fit son entrée en brassant beaucoup de vent, comme
pour nous faire sentir qu'il n'était pas vraiment n'importe qui, et
qu'il nous tenait en son pouvoir. Il semblait vouloir nous écraser
avec son regard, ce qui était étrange, car il devait monter les
yeux sur nous. Il nous ordonna de nous asseoir, et lui resta debout,
pour pouvoir nous fixer de haut. Son entrée en matière mérite de
rester dans les Annales de la Confédération, tant elle est
bouleversante de sincérité.
|
—J'espère
que vous n'avez pas une dent contre les pervers narcissiques, car
j'en suis un de la pire espèce !
Sat
Hamsa étant rompu à toutes les excentricités de ceux qui sont
possédés par le Mental, étant lui-même fils d'un ambassadeur
dévoré par l'ambition, répondit du tac au tac:
—C'est
peut-être ce que vous aimeriez être, Eminence, mais ceux
dont vous vous réclamez ne peuvent en aucun cas monter aussi haut
dans la hiérarchie... Je parie que vous êtes tendre comme un
agneau.
Le
petit homme fusilla du regard mon Supérieur, s'éclaircit la voix,
fit mine de se détendre, puis reprit l'air de vouloir mordre.
—Allons
droit au but, maîtres de l'Algèbre. Vous vous doutez bien qu'il y
a des conditions à remplir pour qu'on vous fiche la paix, non ?
—Vous
vous trompez, éminence, répliqua Sat sans la moindre hésitation,
la mission de faire le tour des mondes habités nous a été confiée parce que nous sommes incoercibles. Aucun chantage, aucun
marchandage n'est envisageable avec nous. Vous serez relégué à un
poste subalterne par le Président lui-même.
—L'incoercibilité
est-elle stipulée sur votre mandat d'ambassadeur itinérant ?
—Bien
entendu, éminence. C'est une qualité attribuée d'office à partir
du cinquième Dan chez les maîtres des Nombres, et nous sommes tous
par définition agréés par le Pouvoir central à partir de cet
échelon, en tant que possibles espions, ambassadeurs, ou pédagogues
civiques de la Confédération.
—Et
vous êtes ?
—Je
suis septième Dan, et mon subalterne sixième. Nous sommes
intouchables.
—Je
vois que je suis un piètre juriste, se plaignit le petit homme,
humilié, et il sortit un poinçon avec lequel il se piqua la paume
jusqu'à faire apparaître du sang. Je ne peux pas me permettre de
vous laisser filer dans la Nature, sans contrepartie, de quoi ça
aurait l'air, hein ? J'adore négocier. Je n'ai pas l'intention de
vous relâcher. Je tiens à profiter de la situation, une
opportunité en or massif convenez-en, pour obtenir de vous quelque
chose d'impossible ou presque. Donnant-donnant. Je ne suis pas un
philanthrope. Vous devez bien posséder quelques informations qui me
seraient utiles, et auxquelles je sens que vous n'attribuez aucune
importance.
—Nous
n'avons rien à vous offrir sinon des menaces, reprit Sat Hamsa, que
vous semblez chercher à toute force.
—Vous
ne savez même pas qui je suis, chers maîtres des Nombres. Et par
définition vous avez des comptes à me rendre. Je suis un dieu,
savez-vous. Tout passe par moi, ricana-t-il, en se passant la main
dans les cheveux.
—Mais
ça n'y reste pas ! m'exclamai-je en éclatant de rire, et je
décidai de regarder l'éminence droit dans les yeux, tout en lui
signifiant qu'il ne m'impressionnait pas.
Le
petit homme sembla apprécier que nous fissions front comme un seul
homme.
—Bien
bien ! Nous sommes tous les trois hyperspontanés, nous allons
pouvoir nous entendre. D'abord, vous êtes en état d'arrestation
pour ne pas avoir remis de rapport sur votre périple. Trois des
Sphères vivantes que vous avez visitées posent des problèmes
connus à la Confédération, et vous nous avez dissimulé les
informations nécessaires à notre contrôle. C'est passible de la
Cour Martiale, pour collusion avec l'ennemi, étant donné qu'une
des trois, Strinium Alba, a déclaré entrer en dissidence. Vous
êtes faits mes amis. Comme des rats. ( Il arbora une mine réjouie).
Faute gravissime pour des incoercibles. Impardonnable !
Il
pavoisait, tout en jouant au désinvolte qui ne faisait que son
métier. Sat et moi échangeâmes un regard innocent, et je lançai
: le pauvre, il n'est pas au courant !
—Au
courant de quoi ! Glapit-il en commençant à faire les cent pas,
tout en se permettant d'allumer une cigarette rouge, que nous avons
reconnue pour être une mortdélice, sans doute une saisie
des douanes, la drogue la plus recherchée de la galaxie. Un fumet
d'encens se mit à envahir la pièce tout en agissant déjà sur
notre esprit.
—Eh
bien Strinium Alba s'est ravisée, déclara Sat.
—Et
où est le document ?
—En
lieu sûr, dis-je pour l'exaspérer.
—En
lieu sûr ? Vous vous foutez de ma gueule, amiral ?
—Chère
Eminence, reprit doucement Sat, vous semblez avoir oublié le
dix-septième axiome technique, je trouve cela assez lamentable.
—Que
viennent faire les axiomes techniques là-dedans, vous voulez me
rouler dans la farine ?
—Sauriez-vous
l'énoncer ? Ne l'avez-vous pas prononcé en prêtant serment ?
—Sans
doute, mais je ne m'en souviens plus, figurez-vous, j'ai d'autres
chats à fouetter, voyageur !
—C'est
une grave erreur de votre part, un manquement même. Les 26 axiomes
techniques grarantissent notre champ d'action et leurs limites.
Quant à celui que j'évoque, je vais l'énoncer: Plus nous
sommes prêts du Pouvoir, moins nous en avons, car nous devons gérer
un tel espace du Champ que nous en méconnaissons des paramètres
entiers par la force des choses. Pouvoir en connaissance de cause
est un enjeu majeur, et un art difficile.
—Et
où voulez-vous en venir... s'emporta-t-il.
—Que
le document qui nous absout est arrivé dans un autre service, tout
simplement.
—Comment
ose-t-on passer par dessus ma tête ?
Le
nain fulminait comme s'il n'était plus le maître du monde.
—Nous
n'avons pas cherché à le faire, intervins-je. La langue des
Striniumiens est si complexe que le document est consigné chez un
Karcher agréé par la Confédération. Peut-être est-il arrivé
directement chez les sherpas du président, mais nous n'avons pas pu
suivre la procédure habituelle. Nous étions si heureux de ce
revirement que nous avons concédé quelques points, autrement dit,
les strinumiens feront à nouveau traduire dans leur espèce de
langue l'accord conclu écrit en languemère. La méfiance est un de
leurs traits de caractère majeurs, et nous n'y pouvons rien, et
cela a retardé la procédure. C'est une espèce assez paranoïaque.
Les choses vont lentement, mais c'est gagné.
—Félicitations,
messieurs ! Et comment les avez-vous retournés ?
—Nous
ne sommes pas là pour révéler des secrets d'Etat, éminence, se
moqua Sat que l'arrogance horripilait, tandis que les effluves de la
meilleure camelote de toutes les Sphères réunies l'avaient déjà défoncé sans qu'il s'en rende vraiment compte. Je me
demandai dans quel état pouvait se trouver notre inquisiteur,
étant donné qu'il n'avait pas peur de remplir ses poumons à fond,
et qu'ensuite il restait en apnée le plus longtemps possible.
—Messieurs,
voici mon accréditation. Il jubilait comme un gamin. Il nous
présenta un hologramme, qu'il déclencha en se tapotant une dent
tout en tendant le bras devant lui, et une carte d'un mètre carré
se dessina à hauteur du bureau. Olatyr Hijaq Boox, délégué
spécial du Gouvernement. S'ensuivait des états de service.
C'était un véritable curriculum vitae, une fantaisie. Aucun mandat
officiel n'est fait de cette sorte, mais le logo infalsifiable en
quatre dimensions, était bien là. Une sphère bleue se changeant
en carré doré et revenant à sa position initiale à chaque
seconde. En laser froid, avec cette lumière qui ne brillait pas,
dont aucune contrefaçon n'avait vu le jour. Nous passâmes les
doigts au travers, et le mouvement s'interrompit, puis reprit dès
que nous les eûmes retiré. C'était une preuve de l'authenticité.
—Vous
nagez en eaux troubles, éminence, dit mon supérieur en
plaisantant. Votre job est plutôt vague, non ? Sans agressivité,
Sat voulait maintenir le lien, compromis par la montée de l'ivresse
chez notre interlocuteur.
—C'est
pour mieux noyer le poisson, mes braves. (Il était clair que
la cigarette rouge elle aussi n'était pas une contrefaçon). La
personna du petit homme venait de s'effondrer en quelques
secondes révélant un être vulnérable et joueur, toujours à
l'affût de se mettre en valeur. Il avait l'air d'être seulement un
sale gosse gâté et hyperactif, totalement dépourvu du sens de
sa propre identité, mais reconnaissant d'exister. Nous savions que
le high tenait peu de temps, pas plus de dix minutes, et il
fallait en profiter pour porter l'estocade. Nous nous concertâmes
d'un regard, et Sat me laissa entendre qu'il me déléguait le
commencement:
—Nous
comprenons que votre posture vous pousse à une intransigeance
extrême, et sachez bien, éminence (je faillis devenir obséquieux
pour mieux jouer mon rôle à cause de l'odeur magique qui traînait
et parvenait à mon cortex) que nous respectons cette position.
Mais comme nous nous employons à vous le dire, nous sommes tous les
deux considérés par le Président lui-même comme des diplomates
compétents. Aussi, faites-moi l'honneur de penser que nous savons
bien que tout se négocie, que l'échange est la base de la vie
elle-même, et que nous ne demandons pas mieux que de collaborer
avec vos services. Nous sommes tout ouïe pour vous faciliter
n'importe quelle tâche, mais nous vous déclarons — sans vouloir
vous offenser, qu'en ce qui nous concerne, toute forme
d'intimidation passe à côté de la plaque, et pourrait même finir
par se retourner contre vous. Je vous remercie de m'avoir écouté.
Sat
enchaîna avec une douceur exaspérante qui pouvait passer pour une
forme raffinée de condescendance:
—Que
voulez-vous savoir au juste, et qu'êtes-vous censé obtenir ?
Peut-être que les deux choses peuvent coïncider, éminence ?
Olatyr
consentit à s'asseoir à moitié sur le bureau, car il commençait
à être groggy. Son regard était toujours aussi perçant, mais un
beau rouge entourait l'iris. L'agressivité avait disparu. Il
restait parfaitement lucide, mais avec un certain détachement qu'il
ne maîtrisait sans doute pas, et qui pourrait disparaître comme il
était venu, par enchantement, quand « mortdélice »
s'évaporerait.
—Jouons
cartes sur tables et tombons les masques. La vérité, c'est que
nous ne savons pas les retombées de l'annonce officielle de votre
exploit, et que nous en craignons les conséquences. Voilà tout.
Vous êtes des anges tous les deux, j'en conviens, et vous n'avez
pas plus de malice qu'une fleur, mais vous êtes des exceptions. Le
Président m'a brieffé trois heures, messieurs. Trois
heures. (Il tapa du point sur la table, excédé, et mima le
Suzerain absolu sur un ton de femmelette). « Et que va-t-on
penser de la Confédération dans les Sphères satellites si on
apprend qu'elle a assez de pouvoir et de savoir pour avoir fait le
tour de tous les mondes en une seule fois, avec un seul équipage ?
Qui croiera une chose pareille ? Combien de terres voudront nous
voler ou nous acheter le principe de la contraction inoffensive de
l'espace ? N'est-ce pas de la pure propagande ? Où sont les preuves
d'un tel périple ? N'est-ce pas une intoxication de grande
envergure pour symboliser une omnipotence politique destinée à
affaiblir les Sphères satellites ? Dans quel but avons-nous bouclé
ce tour des planètes vassales ? N'est-ce pas pour mieux les
connaître, établir leurs particularismes, afin de les monter les
unes contre les autres et de garder la main-mise sur l'ensemble ?
N'allons-nous pas profiter de la découverte de la contraction de
l'espace pour revoir à la hausse notre budget militaire et partir
conquérir dans le ciel inconnu, en saignant les contribuables de
tous les Mondes ? Ne pourrions-nous pas dériver le principe et en
faire l'arme la plus dangereuse de tous les temps ? Certains ne
vont-ils pas s'imaginer que si nous déplaçons l'espace, nous
allons aussi pouvoir déplacer le temps, et les renvoyer dans le
passé ?
L'éminence
se remit à marcher nerveusement: « tout y est passé, des
arguments stratégiques aux peurs les moins fondées, le Président
me mettait sur le dos sans vergogne toute la responsabilité
de l'affaire. J'avoue en avoir ma claque ! » Il était au bout
du rouleau, et l'avouait toute honte bue. Il reprit, après avoir
amoureusement écrasé son mégot sous sa botte, avant de le mâcher
voluptueusement:
—Trois
heures à se plaindre, entouré de ses conseillers muets, mais
encouragé par le dernier sherpa recruté, un Arcturien, — à
se demander comment il est arrivé là, qui ne m'inspire pas
confiance. Car je suis odieux et je le reconnais. Une teigne, et je
l'assume. Mais je vis pour la Confédération et rien que pour elle.
Même si mes dents rayent le parquet, et c'est le cas bien sûr,
c'est pour jouer un rôle consistant et consolider les acquis de
notre vieux navire. La Confédération a aujourd'hui neuf cents ans
locaux messieurs, trois mille ans standard, et on la sert dans ma
famille depuis douze générations. Même mes gènes respirent le
pouvoir. Je suis elle, elle est moi. C'est tout. Je veux bien
admettre que d'autres vivent la même chose, et certainement que
vous en faites partie vous-mêmes, en vous situant sur un autre
plan. Mais je vous rappelle le troisième axiome technique,
(montrant par là qu'il voulait nous prendre à notre propre jeu):
la hiérarchie n'est qu'une apparence verticale, dans
l'horizontalité, le chef ne serait rien sans les subalternes qui
exécutent, qu'il les respecte donc comme il respecte ses
supérieurs. Les quatre dimensions ne doivent pas nous leurrer, mais
le fonctionnement sait rarement les prendre toutes en compte.
Humilité est l'autre nom de compétence.
Une
complicité venait de voir le jour, et sans vouloir complaire, Sat
sentit qu'il pouvait se confier au petit homme survolté, et
partager ses impressions.
—Votre
éminence, nous sommes tout-à-fait prêts à profiler avec
vous des espèces qui appartiennent à la Confédération, en
mettant à jour les données sommaires de certaines, car l'entropie
ne chôme pas, et il nous revient, à nous les plus haut gradés de
l'Ordre, de lui tenir tête, afin de chevaucher les contraires dans
leur stricte combinaison présente. Olatyr... (il risqua de crever
ainsi la posture avant qu'elle n'apparaisse de nouveau) l'Ordre ne
fait pas plus confiance que vous aux Arcturiens, ce qui est une
donnée secrète que je vous révèle bien volontiers, puisqu'on la
dénonce comme une simple rumeur pour ne pas alerter ceux qui en
font les frais. Je vous approuve entièrement. Il est suspect
qu'un sherpa de cet origine ait pu devenir l'oreille
privilégiée de notre Président.
L'éminence,
pour la première fois, esquissa un sourire, et nous regarda enfin
comme autre chose que des adversaires.
—Messieurs,
j'ai ce que je voulais savoir, car je sens que vous dites la
vérité. L'habileté d'Arcturus est telle que dès que nous la
soupçonnons, cette terre parvient à endormir nos soupçons, et
elle fait ça depuis longtemps, croyez-moi. Le problème est que cet
homme, dont le nom est quasi imprononçable, et que j'appellerai
donc par son nom de code tout court, scorpion bleu, est la plus
proche oreille du président. Mettre en garde le Décideur contre
lui, nul ne peut le faire... Et un retour de manivelle serait
désastreux, puisqu'il se sentirait démasqué. Il me semble que
Jepeuxtout est déjà sous sa coupe... Mais, si nous nous n'en
tenons qu'aux faits, — Boox redevint calme et confiant et distilla
lentement ces paroles: disons que votre mission a été
« psychologiquement » sabotée dans l'esprit du
Souverain Unique. Car nous sommes plusieurs à penser, bien au
contraire, que la Confédération pourrait en tirer partie, et
c'était la position initiale du Grand Décideur, décida-t-il
de railler.
Il
nous regarda chacun tour à tour en silence, satisfait de nous et
surtout de lui, avant de se diriger vers la porte... « Sur ce,
je vous ferai savoir dans moins d'un mois de quoi il en retourne. Je
vais signer un permis de sortie pour des périodes de vingt-quatre
heures seulement. Vous serez surveillés. Ce n'est pas pour vous
agréer, mais vous tiendrez lieu de chèvre dès ce soir. Nous
espérons surprendre ceux qui pourraient vous suivre pour vous
soutirer des renseignements. Si chacun de vous part de son côté,
nous aurons plus de chances de réussir, aussi serait-il plus
judicieux que vous vous sépariez pendant ce laps de temps. Pour
éviter les média qui assiègent l'établissement, vous sortirez
par l'issue la plus discrète de toutes, celle dont nous sommes
certains qu'elle n'est pas repérée. Nous vous enfermerons chacun
dans un sac poubelle et vous prendrez le toboggan des ordures. Vous
serez recueillis dans un véhicule de transport des déchets, et
libérés. C'est le seul moyen. Ensuite, nous ferons tout pour que
vous soyez repérés, puisqu'il y a des fuites dans notre service et
en profiterons pour pièger la taupe. Pour faire d'une pierre deux
coups... N'ayez surtout pas l'air de vous méfier, nous mettons toute
une équipe sur votre dos, et vous ne craignez absolument rien. »
Olatyr
Boox prit congé avec un salut militaire (j'avais eu le temps de
lire qu'il était commandant de réserve, sorti de l'Ecole Martiale,
la meilleure référence), et il fit une petite courbette à mon
supérieur. Bien que nous commencions à voir la fin du tunnel, le
petit homme issu d'une longue lignée de serviteurs des Mondes
Réunis, avait apporté de mauvaises nouvelles.
|
4
La
langue principale, et maintenant quasi unique des Zolbadoriens, ne
connait pas le verbe mentir. Le problème est qu'ils ne disent
jamais la vérité.
Imlac
Kad Fu, mémoires d'un dilettante voyageur.
Nous
suivîmes à la lettre les instructions, et après avoir changé de
véhicule, nous fûmes accueillis dans un centre désert, où des
vêtements nous attendaient, que nous pûmes revêtir après une
douche. Chacun de nous avait deux gardes du corps banalisés, dont
une jeune femme au profil de simple étudiante, qui pouvait passer
pour une fille ou une maîtresse. L'homme ne payait pas de mine, et
était sans doute un « invisible », un soldat
spécialement formé à faire oublier sa présence, capable de
l'effacer télépathiquement dans l'esprit de ceux qu'il pouvait
croiser. La discrétion absolue. Nous devions maintenant annoncer
notre itinéraire et nos intentions, afin de provoquer la fuite dans
les services secrets. Sat décida de se rendre à l'Ordre, tandis que
j'allais rendre visite à un ancien pilote, qui avait une bonne
expérience d'Arcturus. Son adresse fut retrouvée rapidement par nos
agents, et ils me permirent de l'appeler moi-même. Il ne m'apprit
rien de nouveau quand il nous reçut, et j'en fus quelque peu déçu.
En-dehors qu'il était établi que personne ne saurait jamais ce que
pensait vraiment un Arcturien, nos soupçons n'avaient pas lieu ni de
croître ni de diminuer. Nous fûmes agréablement hébergés, elle
et moi, tandis que l'homme garda l'entrée et dormit sans doute caché
dans une bouche d'aération ou un ascenseur bloqué à l'étage. Rien
ne se passa de mon côté, mais une tentative d'enlèvement concerna
Sat Hamsa, ce qui permit d'arrêter un agent infiltré...Nous n'en
sûmes pas davantage. Chacun fut ramené sous escorte, et cet épisode
de notre vie s'acheva brusquement. Nous fûmes libérés par Olytar
dès le lendemain. Il n'y aurait pas d'annonce officielle de notre
tour de la galaxie, qui avait duré cinquante sept ans standard. Les
media pourraient raconter ce qu'ils veulent, aucun commentaire ne
serait fait, et surtout pas un démenti, qui relancerait l'affaire.
Nous restions libres, mais inquiets. Boox avait à l'oeil le sherpa
étranger, mais qui était le plus habile?
Seul
un Vénérable, un maître du jeu liquide, utilisant l'Oracle
Absolu, pouvait rendre un verdict. Il n'en restait que sept sur Véga.
Il était urgent de voir le meilleur. Sat ne m'accompagna pas, mais
jugea la démarche indispensable. Altaïr Bor, cinquième Dan et
réceptif exceptionnel, fut désigné par le Principal pour
m'accompagner. J'obtenais de l'Armée, en échange de secrets de
Polichinelle, un ordre de mission factice qui me permettait
d'utiliser la contraction de l'espace pour rejoindre Vega, afin de
gagner un temps précieux. Mais c'était insuffisant. Je fus obligé
de me justifier auprès d'Olytar, qui me fit confiance, et me
prodigua un visa exhaustif avec un passeport neuf. Il s'était
débrouillé pour récupérer le document de la nouvelle alliance
avec les Striniumiens, et croyant que Sat et moi y étions pour
quelque chose dans leur nouvelle allégeance, il affecta une
déférence qui me surprit. Je lui indiquai en échange une nouvelle
piste. Les Arcturiens étaient très bien implantés sur cette
Sphère, y jouissaient d'un prestige considérable, et maintenant que
le sherpa présidentiel s'avérait peut-être noyauter le Pouvoir
Central, plus rien n'empêchait de les soupçonner — pour une
raison inconnue — de vouloir diviser la Confédération. Lors de
notre visite, les Striniumiens avaient tenu à renouer avec nous des
liens étroits, comme s'ils regrettaient de s'être lancés dans une
dissidence, qui ne leur avait strictement rien apporté pendant les
quarante années standard de sa mise en place. Si mon hypothèse
était la bonne, les comploteurs croyaient avoir le temps devant eux
pour faire de cette Sphère une colonie d'Arcturus. Mais le voyage
par compression de l'espace avait tout changé, et nous y étions
revenus un siècle avant ce qui était prévu pour reprendre les
choses en main. Il devait y avoir un lien, mais lequel, entre la
découverte du déplacement supraluminique, et la nouvelle attitude
d'Arcturus. Ni plus ni moins qu'une jalousie obsessionnelle. Nous
avions dû leur couper l'herbe sous les pieds. Eux qui étaient
pratiquement les meilleurs dans toutes les techniques, venaient
d'être devancés dans ce que le primate vertical pensant cherchait
depuis toujours. Se jouer du temps. Le début d'une épopée qui
durera sans doute des millénaires. L'entropie commençait à rendre
gorge, c'était pour moi le signe que la conscience ne pourrait plus
jamais régresser. Même à la vitesse d'un gastéropode paresseux,
l'évolution avançait, avec l'éternité devant elle. Et finalement,
à l'échelle des milliards de galaxies donnant sur autant
d'antimondes, peut-être bien que son progrès était d'une extrême
rapidité...
Je
retrouvai l'espace avec plaisir, et quand je passai en mode de
compression, l'éternité m'accueillit et sembla me reconnaître.
Emu aux larmes, je doublai la lumière et la laissai presque sur
place, comme un concurrent dans une course de vitesse qui
abandonnerait. On ne se lasse pas de cette impression
invraisemblable, alors que le corps devient une sorte d'élastique
spongieux qui se demande bien ce qui lui arrive. L'estomac se
retourne, mais comme de toute façon plus rien ne veut dire quoi que
ce soit, qu'il y a seulement l'envers du décor, la réalité qui est
peut-être la bonne, il se suffit de se laisser aller... Mais combien
d'êtres vivants avaient-ils éprouvé ça ? Et comment pouvaient-ils
en parler ? Le mot initiation sonnait creux, révélation aussi. Le
mieux était de se taire et d'en profiter. Mon collègue lui aussi
pleura, sentit qu'il venait d'entrer dans le saint des saints et que
plus rien ne serait jamais pareil.
5
L'idée
que le temps a commencé n'est pas plus absurde que celle qui
voudrait le voir finir.
Mais
avant qu'y avait-il, et après, qu'est-ce qui lui succèdera ? Même
l'immobilité s'étend.
Et
c'est sa mesure qui provoque le mouvement.
Ol
Su Ji, inventeur de la contraction inoffensive de l'espace,
Membre
honorifique du Conseil suprême.
Dès
que l'on débarque sur Véga, on sent que rien n'y fonctionne comme
ailleurs. Tout semble parler, et une fleur vous interpellerait que
vous n'en seriez pas étonné. Et pourtant, c'est un monde qui ne
paie pas vraiment de mine. L'espèce mentale s'y est manifestée, et
les indigènes s'imaginent qu'elle s'est plusieurs fois détruite
elle-même, sans l'aide de personne, même pas celle des cataclysmes.
Cette conviction est très ancrée, et les habitants cette fois-ci,
essaient de ne pas reproduire la même erreur. Depuis dix mille ans,
ils ont développé une sagesse qu'on ne trouve nulle part ailleurs.
Ils savent s'arrêter avant d'aller trop loin. Ils ont une belle
technologie qu'ils n'ont jamais poussée, ce qui épate toutes les
autres Sphères. Ils ne sont jamais allés plus avant que le
téléphone et la télévision, interdisent l'importation d'objets
informatiques, et en revanche, ils se déplacent avec de merveilleux
véhicules antigravité, de toutes les tailles. Leur médecine est
extraordinaire, d'une efficacité déconcertante, mais là encore,
ils n'ont pas besoin de beaucoup de machines, qu'ils réservent à la
chirurgie et à la dentisterie. Au lieu de tourner des heures autour
du pot, je dirais qu'ils « savent » avant d'analyser, ou
qu'ils analysent à une telle vitesse, et sans faire de calcul, que
rien ne leur échappe ou presque. Ils ne sortent pas de l'idée que
la vie est un don précieux, et ils la respectent infiniement. Ils
ont suffisamment de concupiscence pour se reproduire et considèrent
la sexualité comme sacrée, mais l'esprit de lucre leur est
totalement étranger. Personne n'y est vraiment riche, et les pauvres
n'existent pas. Ils ont consenti à faire partie de la Confédération
il y a trois siècles standard, à condition de ne recevoir des
étrangers qu'en très faible quantité, et sans leur donner de longs
visas de séjour. Sinon, toute la galaxie s'y serait installée et ce
ne serait plus pareil. Ce sont eux qui ont fourni le pourcentage le
plus élevé de Maîtres des Nombres, et l'on pourrait même croire
que notre confrérie en est originaire. Mais comme ils vivent
collectivement ce que nous destinons à une élite, même s'ils ne
poussent pas aussi loin l'usage de la connaissance, ils n'ont guère
besoin de ce genre d'institutions. Il existe l'équivalent sur place,
avec moins de decorum, moins d'enjeux, moins d'examens, et Vega
possède de nombreux prêtres pour les grandes cérémonies, et
toutes sortes de guérisseurs. Ils ont la spiritualité dans la peau.
Je suis heureux de revenir.
J'ai
mis ma médaille à la boutonnière, ce qui nous a permis de
traverser le bureau d'immigration sans être interrogés. Puis nous
avons foncé à l'ambassade, où j'avais fait en sorte que nous
soyons attendus, sous le prétexte d'une enquête ethnologique de
grande importance. A la manière dont Altaïr m'envoie des regards en
coin, je sens qu'il se pose la bonne question: « Mais comment
donc vais-je pouvoir quitter cet endroit ? ». L'air que nous
respirons semble nourrir notre intelligence, les poumons cherchent,
semble-t-il, à devenir conscients. Nous n'y comprenons plus rien, et
la végétation est magnifique. Le parc de l'Ambassade contient de
nombreux arbres et des centaines d'oiseaux d'espèces différentes
piaillent, mais on dirait qu'ils se parlent entre eux. Je ne sais pas
pourquoi, mais me vient une image qui me fait sourire avec force.
J'imagine Boox avec nous, allumant une cigarette rouge, et décidant
d'en profiter pour vraiment mourir, les yeux rivés au ciel, au
sommet du high. Mon alter ego est bouleversé, mais parvient à
marcher normalement. Nous gravissons les marches du perron, puis
l'ambassadeur se présente. Sans ma décoration, il aurait sans doute
délégué un sous-fifre, mais là, c'était plus difficile. Altaïr
me transmet ses impressions, car il est plus réceptif que moi.
J'entends sa voix dans ma tête: c'est une corvée pour lui.
Pourtant il n'y paraît pas. Le petit déjeuner est cordial, et
j'obtiens un guide indigène en qui il a toute confiance, qui est son
chargé de relations culturelles. Je suis obligé de mentir car
l'ambassadeur ne me paraît pas fiable. Nous prétendons, Altaïr et
moi, venir recueillir le témoignage d'un des derniers maîtres du
jeu liquide, pour en incorporer l'enseignement dans la
congrégation, s'il veut bien nous en transmettre les éléments.
|
—Vous
avez raison, approuve le diplomate, ils sont en train de
disparaître. Personnellement ces coutumes ne m'intéressent pas,
mais il est vrai que ce sont des hommes extraordinaires. J'en ai
croisé un sur ma route une seule fois, et il m'a fait forte
impression. Il lisait en moi à livre ouvert, et bien que cela fût
sans aucune mauvaise intention, j'ai quand même subi un viol
psychologique, affirma-t-il avec détachement, pour qu'on ne le
prenne pas pour une mauviette.
—Aucun
Vegan n'a quoi que ce soit à cacher, intervint son attaché, sur un
ton qui en disait long. Le terme de viol l'avait blessé, c'était
un concept inconnu dans sa langue, mais il étudiait la languemère
depuis son enfance, ses parents étant déjà ouverts aux contacts,
même excessivement rares, avec d'autres humanoïdes. Ce que nous
apprîmes plus tard, car il nous guida jusqu'au laïshkafel
le plus agé.
|
L'ambassadeur
avait l'air d'être satisfait de se débarrasser de nous. Il fut
content de nous fournir un véhicule, notre guide, un pilote, et un
médecin indigène. Il est courant de tomber malade en arrivant, mais
c'est la plupart du temps le signe que le corps veut se débarrasser
de ses toxines ou de son stress. C'est alors que nous survolâmes des
paysages enchanteurs, envoûtants, d'une douceur à couper le
souffle. Les fleurs s'incrustaient partout, même dans de magnifiques
rochers irisés, de nombreux torrents chantaient, et quand nous
demandions de ralentir pour déguster un site, nous parvenions à
voir une variété étonnante d'insectes volants, papillons de la
taille d'un oiseau, scarabées moirés paresseusement installés sur
d'énormes fleurs jaunes, libellules irisées. Quand une senteur
délicieuse se dégageait d'un lieu, nous ralentissions davantage,
des milliers d'abeilles semblaient orchestrer des choeurs de
vrombissement tandis que des myriades de fleurs minuscules, d'un vert
tendre, paraissaient tendre un long pistil magenta vers elles, d'un
seul élan. Nous croisâmes quelques mammifères herbivores au pelage
beige et rose, de minsucules antilopes si nous les comparons, qui
broutaient des sortes de mousses bleues sur de belles pierres
débordant d'éclats cristallins. Avec leurs yeux immenses et
sombres, d'une profondeur qui nous mit mal à l'aise, Altaïr et moi,
elles nous dévisageaient avec... amour. J'appréciai tout cela plus
que je ne peux le formuler, mais je sentais que mon jeune collègue
était encore sous le charme écrasant de l'arrivée, et qu'une
partie de lui-même cherchait déjà un moyen d'envisager
sérieusement de ne pas repartir avec moi, la mission terminée. Il
n'osait plus me regarder, oscillant entre un air héberlué, que je
trouvais bien conforme à la situation, et une mine soucieuse, qui
elle, devait venir de l'intérieur. Dans la douce chaleur, avec la
brise du déplacement, nous avançames ainsi jusqu'à la tombée de
la nuit, en mangeant sur le pouce sans nous arrêter, traversant des
plaines rutilantes, grimpant des collines boisées aux parfums
merveilleux, longeant parfois des rivières qui chuchotaient
gaiement, tandis que de rares kolliatopys venaient s'y
abreuver, des sortes de petits éléphants graciles et hauts sur
pattes, d'un jaune éclatant, aux grandes oreilles mobiles, aux yeux
en amande bleus, agitant une trompe atrophiée. Ils dégageaient une
innocence massive qui nous arracha des larmes.
Nous
descendîmes du véhicule au crépuscule, saturés de merveilles.
Nous fûmes néanmoins tétanisés quand nous vîmes en marchant le
soleil violet disparaître derrière une chaîne de montagnes,
couronnée d'une neige bleue d'azur, qui étrangement semblait à
portée de main, et qu'un écho lointain, et presque inaudible,
parvint jusqu'à nos oreilles. Le son de la vie, sans doute. De
belles maisons en bois doré, octogonales, couvertes d'immenses
feuilles sèches superposées disposées en pente, nous attendaient.
Les ouvertures ne comportaient pas de porte, et un côté sur deux
était vide à partir de la moitié de la hauteur pour laisser entrer
le jour. Les constructions étaient séparées les unes des autres
par une bonne centaine de mètres, occupée par des potagers, des
ruches, et des aménagements pour enfants, comportant des agrès et
des balançoires. Après un accueil sommaire et sobre, sans simagrées
mais bienveillant, nous fûmes installés dans une grande maison
étroite, chacun disposant d'une chambre, et des fruits et légumes
chauds nous furent apportés. Nous n'avions rien à dire, sinon
assimiler, et nous préparer à la journée du lendemain qui serait
sans conteste — quoi qu'il arrivât, un fleuron dans notre emploi
du temps.
6
La
Confédération est une unité galactique, et nombreux sont ceux qui
pensent qu'elle ne sert à rien, dans toutes les ambassades des
Sphères réunies, et dans certains gouvernements planétaires. Cette
alliance de Mondes séparés par le Ciel est un phénomène naturel,
dont nous nous féliciterons si des visiteurs proviennent un jour
d'une autre galaxie. Car rien ne laisse supposer qu'ils viendront de
si loin simplement pour nous aimer. Leur apparence nous semblera
peut-être monstrueuse, leur mental indéchiffrable, et leurs
intentions malsaines. L'univers étant immense et le temps sans
limites, qui sait si ce que nous construisons aujourd'hui sans trop
savoir s'y prendre, ne sera pas la source de notre survie dans
quelques milliers d'années. Qui sommes-nous pour juger du processus
d'ensemble, du développement, du fonctionnement global ! Agglomérons
l'homogène et dissolvons l'hétérogène, de Sphère en Sphère,
jusqu'à ne former qu'une seule espèce humanoïde, solidaire et
solide, mais fluide et subtile, et qui renoncera autant au superflu
qu'au périmé. La plupart des faux avenirs sont bâtis sur un socle
dans lequel le passé tient trop de place. Brûlons les souvenirs de
haine dans le feu de l'amour.
Noon
Baltor Fiwa,
troisème
Président de la Confédération.
Le
matin à l'aube, nous fûmes réveillés, et emmenés tous les trois
jusqu'à une maison hors du village. Il nous fallait un interprète.
Le pilote ne fut pas convié, et le médecin ne voulait pas être
indiscret. Un vieil homme, habillé d'un pagne multicolore, saluait
le soleil tout en faisant des exercices, sur le pas de sa porte.
L'attaché, Nalkilij, s'avança d'abord, et dut expliquer la
cause de notre venue. Le laïshkafel nous sourit, et nous
dévisagea longuement, en passant rapidement de mon subordonné à
moi. Il parla en riant au traducteur, qui nous dit que c'était la
première fois qu'il avait deux extraterrestres d'origine différente
devant lui (Altaïr est siriusien). Puis il en conclut que l'affaire
devait être très importante, et il sembla se concentrer. Il dit
encore quelques mots et le guide nous expliqua qu'il était d'accord,
mais que la procédure prendrait une journée entière. Nous devrions
nous-mêmes en échange consacrer un jour à collecter quatre ruches
dans les montagnes, selon ses instructions, avec des abeilles rouges,
une variété rare, pour laquelle nous ramènerions aussi des graines
d'une fleur spéciale qu'il nous dirait où trouver. Nous acceptâmes
le marché. Nous le suivîmes alors sur un sentier flanqué de
massifs de feurs, qui rattachait les champs à une forêt. A l'entrée
de celle-ci, nous tombâmes sur une magnifique cabane de bois
ouvragé, d'une vingtaine de mètres de diamètre, aux si grandes
ouvertures qu'elle était en fait un dais végétal débordant de
lumière. Nous y entrâmes, et le vieil homme sortit d'un coffre
douze planchettes sculptées, aux symboles différents, dans un bois
d'un ocre brillant, patiné depuis des siècles. Il nous laissa
apprécier les objets, tout en commençant à les cirer, avec une
belle pâte odorante provenant sans doute du travail des abeilles.
Nous nous rendîmes compte assez vite que chaque planchette était
unique. Chacune disposait de douze figures alignées dans l'ordre
vertical. Le trait était esthétique, mais simple, parfaitement
enfoncé, ce qui permettait au relief d'embellir les formes en les
faisant briller. Il y avait des figures géométriques, bien sûr,
des animaux, des fleurs, quatre visages fort différents, et enfin ce
qui semblait bien être des mots, un amalgame de quatre ou cinq
lettres serpentiformes, toujours en septième place. Nous prenant
sans doute pour des personnages importants, le laïshkafel
Ilkaju se proposa de nous expliquer en quoi consisterait la
cérémonie:
|
—Nous
croyons qu'il existe un ordre, et que tout ce que nous voyons n'est
que le mélange des principes qui constituent cet ordre.
Il
fit silence et se mit à rire doucement, et nous comprîmes qu'il
connaissait les principes en question, à la façon dont il en
parlait, avec joie et déférence.
—Nous
croyons qu'il n'existe que cent quarante-quatre principes, dont
n'importe lequel d'entre eux peut actionner chacun des autres.
Cet
énoncé déclencha en lui un fou-rire de plusieurs minutes, qu'il
mit à profit pour finir de raviver les planchettes avec la cire. Le
réceptif qui m'accompagnait entra dans mon esprit et me dit que le
vieux Végan passait en revue les 144 racines immatérielles pendant
son émotion, car la cérémonie venait de commencer. Je le crus
bien volontiers. Un homme entra en scène, qui se présenta comme
son assistant, et son futur successeur. Il était entre deux âges,
vêtu d'un seul pagne enrichi de fils irisés étincelants, sans
doute réservé à ce genre d'activités. Il se mit à apostropher
le traducteur, avec bienveillance mais fermeté, et il parla deux ou
trois minutes. Notre guide nous dit que la matinée allait consister
à attraper douze serpents, tout le village s'y mettrait, car par la
suite ce sont eux qui détermineraient (en les lâchant dans le
cercle circonscrit par les planchettes) l'ordre des douze colonnes,
c'est-à-dire l'oracle. La première touchée par un animal serait à
gauche, la seconde serait la deuxième, et ainsi de suite. Pendant
cette occupation, nous devions nous entretenir avec l'officiant et
lui demander ce que nous aimerions savoir. Le tirage de l'après-midi
nous fournirait toutes les indications nécessaires. Mon subalterne
m'envoya dans la tête une impulsion qui indiquait que je devais
être direct, ne pas y aller par quatre chemins, et m'impliquer dans
la question « comme si ma vie en dépendait ».
|
Je
me tournais donc vers l'attaché d'ambassade que je regardais bien
droit dans les yeux, pour lui signifier qu'il devait être attentif.
« Dis à cet homme que je suis proche du Président de toutes
les Sphères, et que je m'inquiète pour lui, à cause de l'influence
qu'un Arcturien exerce sur lui, un conseiller qui est au plus
près du Pouvoir.». Je regardai juste après l'énoncé mon
compagnon de fortune qui, en acquiesçant, me fit savoir qu'il avait
télépathiquement vérifié la traduction. Le laïshkafel se
cacha les mains dans le visage, sans doute qu'il absorbait le choc de
l'enjeu en question, se demandant à lui-même d'être à la hauteur.
Puis il nous fixa avec un regard entendu. Nous sentîmes qu'il nous
fournirait la bonne réponse. L'assistant nous demanda de regarder
les symboles avec attention, et déclara que nous avions trois heures
pour essayer de les retenir. « Vous êtes partie prenante,
stipula-t-il sèchement, l'oracle ne fonctionnera que si les images
des forces sont déjà en vous. Peu importe que vous ne sachiez pas
ce que les figures représentent, votre esprit doit simplement
reconnaître ces 144 moteurs, affirma-t-il selon notre attaché,
— qui hésita sur le terme moteur...
Des
femmes nous observaient depuis l'entrée et nous apportèrent des
boissons chaudes et du pain au miel, avec une sorte de confiture de
dattes. Le laïshkafel s'étendit et, après avoir prononcé
quelques paroles chantantes, s'endormit au milieu des larges bâtons
gravés qu'il avait disposés en cercle autour de lui. Je décidai de
mémoriser les symboles par catégorie. Je commençai par les fleurs,
qui n'avaient pas le même nombre de pétales, puis je passai aux
animaux, il y avait des insectes, des reptiles, des oiseaux, des
quadrupèdes, puis je continuais par les figures géométriques. Je
me rendis compte qu'il fallait éviter de confondre un cercle, avec
un autre pratiquement le même sur une autre planchette, mais avec un
point minuscule au milieu. La plus complexe des figures était un
dodécaèdre. Puis je distinguais les quatre visages, en fonction de
leur âge car cette lecture pouvait s'y appliquer, même si c'était
tiré par les cheveux. Enfin, ce fut les cinq indicateurs comportant
une suite de signes, ou de lettres, qui me demandèrent le plus de
travail, mais en récapitulant plusieurs fois, je fus convaincu à la
fin de la matinée que les cent quarante-quatre garants de l'ordre
universel avaient trouvé une étagère dans mon cerveau. Je ne
doutais pas qu'Altaïr en fît autant, quant à notre guide, il était
dispensé, et ne ferait que traduire la suite des événements.
Nous
prîmes un repas léger au bout de ces heures d'effort, et c'est
alors que nous assistâmes à quelque chose d'incroyable, après un
petit son de cloche qui amena le silence. Tandis qu'il dormait
encore, trois enfants ouvrirent des sacs dont le contenu tomba sur le
vieillard allongé. Douze serpents (il y en avait de trois ou quatre
espèces différentes), qui avoisinnaient tous la taille des
planchettes — soit un mètre standard, atterrirent un par un sur le
ventre du laïshkafel qui ne broncha pas pour autant. Les
reptiles s'éloignant lentement, l'assistant, secondé par une petite
troupe joyeuse, repéra dans quel ordre les bâtons de pouvoir furent
touchés. Les participants laissaient parfois s'enfuir certains
specimens, en se dégageant de leur passage tout en leur parlant
gentiment, mais s'emparaient de ceux qui avaient évité les supports
divinatoires pour les relancer au centre du jeu, ce qui se dessina
vers la fin, puisque les planchettes « reconnues »
étaient immédiatement retirées du site. Celles qui restaient
étaient alors rapprochées en cercle autour du corps du vieillard, pour
obliger les sinueux officiants à s'évader sans les éviter. Nous
n'en crûmes pas nos yeux évidemment, et ne sûmes jamais si
certains ophidés étaient vénimeux ou pas. La onzième gravure sur
bois ayant été désignée par le passage paresseux d'une sorte de
couleuvre blanche tachetée de bleu lapiz, l'assistant réveilla le
devin en l'aspergeant d'une eau étrange, qui sembla s'évaporer dès
qu'elle toucha son visage, ce qui fit éclater de rire les enfants
présents, six ou sept. Le vieil homme afficha une innocence
déconcertante, étant donné l'enjeu de la pratique et le nombre de
spectateurs. D'où revenait-il ? Il nous congratula d'un regard
bienveillant, et vérifia sans doute que nous parvenions à suivre la
cérémonie sans trop d'étonnement, ce qui aurait pu falsifier notre
jugement. J'en avais vu d'autres. Mais je lançai un regard pointu à
mon jeune subordonné, pour qu'il assimile ce qui se passait comme
si de rien n'était. Ce n'était pas le moment d'encombrer son
esprit avec des réticences ou des questions.
Un
signe distinctif se trouvait désormais près de chaque planchette,
qui indiquait son ordre de reconnaissance par les chers petits
animaux rampants, et le vieil homme agença l'oracle sans se presser.
Toutefois, il eut une petite grimace malgré lui, qui ne nous
échappa pas, et nous comprîmes que la succession des colonnes, à
elle seule, ne présageait rien de bon. L'assistant se rapprocha du
vieux maître et sembla boire ses paroles, quand celui-ci lui relata
sans doute quelques oracles difficiles qui avaient été rendus avec
la même disposition. Puis nous fûmes informés de la suite. Un
dodécaèdre numéroté, dans un joli bois parfumé, qui tenait juste
dans la main et que nous essayâmes, serait jeté douze fois par des
personnes différentes, de la plus agée à la plus jeune, chacune
d'elles tirant une seule fois, afin d'aller jusqu'au bout possible du
jeu, si le 12 sortait douze fois de suite. Nous qui posions la
question n'avions pas à faire partie du groupe des tireurs, notre
peur ou notre attente pouvant piper le dé, selon une remarque
gourmande que fit l'assistant en nous regardant par en-dessous à
notre traducteur, pour bien nous faire comprendre que ni le devin ni
lui n'étaient tombés de la dernière pluie, en dépit de leur
apparence quasi primitive. Au terme des douze essais, primo,
le chiffre qui serait sorti le moins, d'un à douze, appartiendrait
forcément à la première rangée, et il indiquerait la nature de
l'obstacle à vaincre ou déjouer. (S'il y en avait plusieurs, le
plus éloigné du chiffre le plus souvent représenté ferait
l'affaire). Secondo, la place correspondant au chiffre obtenu
par la somme des douze coups donnerait le principe en action,
et il suffirait de compter à partir du bas à gauche et de remonter
les colonnes, pour la trouver. Tertio, un enfant approchant les deux
ans, choisi au hasard, devrait envoyer le dé le plus loin possible
après avoir été gendarmé pour le faire, et le nombre sorti
désignerait la force capable de vaincre l'obstacle, compté sur une
rangée si c'était une fille, sur une colonne si c'était un garçon,
le chiffre restant le même que l'on compte verticalement ou
horizontalement. L'ensemble s'appelle le jeu liquide, car
l'oracle prend d'innombrables formes si l'on tient compte des trois
sorts, et qu'il s'évapore dérechef si la mise en œuvre qu'il
implique est discontinue ou ajournée. (D'entrèe de jeu, il est
décrété que seul un engagement spirituel permet de réaliser le
potentiel obtenu, ce qui distingue cette pratique des multiples
formes de charlatanisme qui prétendent prédire un avenir
indépendant des efforts du consultant pour l'obtenir). Je vous
épargnerai les détails de la manœuvre, qui amusa une bonne
vingtaine de personnes de tous âges, mais qui resta grave et sans
solennité. Les Vegans ignorent « le drame » si cher à
de nombreuses espèces humanoïdes.
Bref,
le principe en action était le Mensonge, l'obstacle à vaincre « la
machine », et l'énergie à appliquer, la patience (ou
consolider l'appui, même faible, quand nous demandâmes des
précisions). Nous fûmes convaincus que l'Arcturien, le nouveau
sherpa, ne jouait pas franc-jeu. Nous nous en doutions, mais cet
oracle sacré, qui reposait sur des fondations plus solides que
certaines civilisations arrogantes, ne pouvait pas se tromper.
Impossible, puisque l'approximation suffisait, et que c'était à
nous de faire le nécessaire pour la rendre plus précise. Nous fûmes
joyeusement reconnaissants et passâmes une excellente soirée au
village, pendant laquelle nous dûmes répondre à de nombreuses
questions par l'intermédiaire de notre guide. Le lendemain, ce fut
enchanteur de partir à la recherche des ruches d'abeilles rouges. Le
médecin était ravi, le pilote content et notre guide utilisa
correctement les données. Nous dûmes acheter des vêtements chauds
au passage. Le véhicule antigravité se déplaça vite et nous
atteignîmes rapidement les contreforts des sommets enneigés. Les
abeilles de cette espèce supportent le froid, mais s'habituent à
des climats plus tempérés. Nous achetâmes les ruches en plusieurs
points rapprochés, mais trouver les graines de bamindars cendrés
nous prit du temps. Ces fleurs atteignent une taille supérieure,
paraît-il, dans des conditions plus favorables, et le miel qui en
est issu serait un des seuls luxes de l'île, à moins qu'il ne soit
ingéré lors de cérémonies spéciales.
7
Il
n'y a pas d'autre sens à la vie que l'authenticité avec laquelle la
créature pensante aborde chaque instant. C'est ce qui se dégage
d'une étude comparée des mentalités des Sphères recensées.
Morale grossière, déontologie particularisée, éthique
personnelle, don de soi en signe de reconnaissance pour jouir de la
vie, et enfin mysticisme ouvert et rationnel sont autant de degrès
de cette recherche. L'authentique est rare, et quand il se présente,
le conserver est ardu. Les héros racontent cette histoire.
Hikjaka
Hujkar Lamanatu
Maître
d'ethonologie galactique au centre Intermondes de Galapolis.
Altaïr
et moi sentîmes que nous avions vécu un rapprochement conséquent
avec des humanoïdes différents de nous, dont la sagesse ne cessait
de nous interpeller. Ils ne cherchaient pas à s'exclure du monde
global, ils venaient de le prouver avec brio, mais étaient décidés
à se protéger de la colossale mode matérialiste qui s'emparait de
toutes les étoiles, à un moment donné ou à un autre et qui, si
elle permettait à l'individu de « vivre sa vie » sans se
sentir obligé d'obéir à des règles strictes, permettait aux plus
forts de dominer les autres, dans des sociétés où tout semblait
facile, et le plaisir roi, mais dans des milieux qui annonçaient des
avenirs chaotiques, tels des chocs en retour d'une négligence
accumulée. Tel était le profil de la Manifestation,
et maintenir un cap sain, tel était l'enjeu que se fixaient les
maîtres des Nombres, auxquels j'étais heureux d'appartenir. La
raison secondaire de ma venue consistait dans le projet de rencontrer
au moins un mutant solaire, dont j'avais eu le privilège de
connaître l'un d'entre eux au cours d'une conférence au sommet déjà
relatée dans ce livre. Encore plus avancés que les maîtres des
Nombres du point de vue évolutif, ils affirment être en contact
avec l'énergie originelle d'avant la création des dieux. Elle
agirait dans leur corps physique, élargissant considérablement leur
conscience, libérant des mémoires enfouies dans les cellules du
corps, qui ainsi, retraçaient en venant à la surface l'histoire de
l'humanité et de ses souffrances, et la contrainte de capituler
devant la mort. Cette
énergie produisait aussi une « connaissance par identité »,
au fur et à mesure qu'elle travaillait dans l'adepte, susceptible de
le faire « être » ce qu'il percevait, reléguant ainsi
le mental à un fossile. Pour ma part, ne mettant pas en doute
l'Harmonie insécable, il était clair que ma dévotion au Grand
Principe n'était pas encore assez puissante pour que je bénéficiasse
d'une telle possibilité à mettre en œuvre, mais comme ma vie avait
toujours été remplie d'une profonde gratitude, je trouvai mon sort
des plus enviables déjà, tout en me demandant comment améliorer l'écoute qui ferait de moi, — sans doute dans une autre vie, un
candidat à la mutation solaire. J'avais compris qu'elle était
excessivement difficile à supporter, en dépit de merveilleuses
découvertes, et des gains considérables quelle apportait sur le
plan de la conscience individuelle, aussi je n'étais pas pressé de
m'y atteler. Dans une autre vie sans doute.
Nous
ne passâmes que deux jours à l'ambassade, traités comme des coqs
en pâte, avec un ambassadeur faussement curieux et enjoué, mais qui
en réalité voulait nous tirer les vers du nez...
Il n'en était pas question. C'est comme si nous visualisions déjà
le rapport qu'il ferait parvenir dans les plus brefs délais à un
organisme quelconque, surveillé par les sherpas, et qui saperait
notre entreprise. Deux Maîtres des Nombres ensemble, il faut les
surveiller, et qui plus est guidés par un oracle infaillible. Autant
dire qu'ils savent ce que les autres ignorent, et qu'il faut se
méfier de l'usage qu'ils peuvent faire de ce surcroît.
Heureusement, il était clair que notre guide ne tenait pas à nous
trahir, d'abord pour rester fidèle à son peuple, et ensuite parce
qu'il ne parvenait pas à estimer l'ambassadeur, qui pour lui était
passé à côté des Vegans « sans nous voir alors
que nous longeons la même route au même pas. »
Connaissant bien l'espèce mentale même vegane, au risque de
pratiquer une certaine corruption, nous fîmes des cadeaux
conséquents au pilote et au médecin, qui auraient pu incidemment
apprendre la question du cérémonial, en leur faisant comprendre
qu'ils étaient sous le sceau du secret par la même occasion. Même
si cette opération m'avait coûté, elle s'était imposée avec une
telle évidente nécessité que je n'eus aucun scrupule à offrir à
chacun un bibelot ancien de Galactée, des sculptures de la taille
d'une main dans une pierre rare translucide et bleue représentant un
dorkinam, ce petit
quadrupède intelligent, aux allures espiègles — vieil emblème de
la planète mère, que j'avais trouvées dans les bagages.
Interrogeant Altaïr, il m'avoua que le Principal les avait lui-même
apportées, en lui faisant un clin d'oeil: monnaie
d'échange pour des secrets...
Les deux récipiendaires sentirent qu'en cas de besoin ils pourraient
monnayer au prix fort ces objets, le prix de leur silence étant
inclus dans la transaction. Nous prîmes plaisir Altaïr et moi à
noyer le poisson en improvisant au cours d'un dîner somptueux dont
il était clair qu'il avait été préparé pour nous mettre en
condition de parler. Je reconnus deux plats intermondiaux des plus
snobs à défaut d'être les meilleurs, et des vins à se damner,
dont le rutislak ambré
de Pégase titrant dix-sept degrés d'alccol passant inaperçus dans
une onctuosité inégalable, mais nous étions entraînés à
résister à toutes sortes de tentations, et nous sûmes refuser
quelques verres. La version officielle que nous fournîmes fut que
nous avions consulté un laïshkafel simplement
pour savoir s'il était probable
qu'une nouvelle espèce humanoïde soit bientôt découverte. Je
prétendis que c'était une intiative chapeautée par le conseil
suprême des Anciens, sur un ton docte et emphatique pour feindre d'y
croire moi-même. La réponse intéressait trop notre hôte pour
qu'il fût libre de l'ignorer, et nous fûmes convaincus qu'il avait
reçu des instructions. Je pris l'air assuré d'un expert qui sait de
quoi il en retourne et lançai: peut-être que d'autres
intelligences vont se manifester, mais cette fois cela ne dépendra
pas de nous, notre flotte a assez affaire avec les Sphères
recensées. Désormais,
toute nouvelle Sphère devra nous rejoindre sans que nous allions à
sa rencontre. Cette parole
creuse sembla ouvrir des abîmes de réflexion aux convives, et nous
trouvâmes cela fort drôle mais affligeant.
8
Nous
trouvons partout les traces d'une différence entre exister et être.
Ceux qui existent ne changent jamais rien à rien, et la plupart du
temps ils persécutent ceux qui sont, qui ont remplacé les ambitions
par des aspirations à une meilleure condition d'existence.
Considérés comme traîtres, les étants sont rejetés avant de
représenter des siècles plus tard, l'autorité. L'esprit humanoïde
varie, mais dans le fond il est le même. Craintif, il finira par se
soumettre au progrès même s'il ne le comprend pas, ce qui retarde
le progrès suivant.
Imlac
Kad Fu, précis d'ésotérisme galactique.
Tandis
que je pilotais avec plaisir le déplaceur loué dans la capitale,
mon esprit fut traversé par un éclair, suivi d'une sorte de
grondement de tonnerre, comme l'amorce d'une colère sourde, ce que
je n'avais pas connu depuis des lustres. « Par le cheval
fou qui chevauche la mort, m'écria-je, nous avons dû passer pour de
fieffés imbéciles! » Altaïr éclata de rire, et me demanda
de préciser.
|
—Non,
cherchez vous même Cinquième Dan, quelque chose de bizarre dans le
tirage, vous ne voyez pas ?
—Je
suis de Sirius, votre Bienveillance, je ne me départis
jamais du sens de l'étiquette, c'est plus fort que moi.
—Qu'insinuez-vous
?
—Devinez
vous-mêmes mentor µ, dit-il en riant.
—Si
je comprends bien, même si j'allais droit dans le mur, vous ne m'en
feriez pas part pour respecter la hiérarchie, c'est cela ?
—J'hésiterais
votre Exellence, j'hésiterais. Alors que je suis votre subordonné,
si je vous révèle un manquement quelconque de votre part, je vous
mets en position d'infériorité, et tel n'est pas mon rôle. Sirius
est guindé, je le reconnais, mais nous aimons que les choses soient
à leur place et y restent — quitte à avancer lentement,
sans audace comme le jour se lève en passant par l'aube puis par
l'aurore, sans aveugler personne.
—
Autrement
dit, vous avez repéré une anomalie ?
—
Quelque
chose qui pose question, et je m'y suis mis, rassurez-vous.
Son
visage s'éclaira.
—Sommes-nous
d'accord ? Il s'agit bien du tirage de l'enfant ?
—Bravo,
votre Bienveillance. Cela n'a aucune importance que ce soit
un garçon ou une fille qui tire la force concluante, puisque le
chiffre qui sort est à la fois celui de la colonne et celui de la
rangée, étant donné que la grille est carrée.
—Exactement,
quand le devin nous a montré le neuf, c'était en quelque sorte le
neuf absolu dans la grille du jour, à sa place aussi bien
horizontale que verticale, un neuf, occupant la même neuvième
place dans les deux sens possibles de la lecture. Qu'on compte
horizontalement ou verticalement, c'est du pareil au même !
—Oui,
patience, ou consolider était représenté par un animal indigène
qui doit être déterminé, têtu, obstiné, persévérant, ne
lâchant jamais la proie pour l'ombre... et sans doute capable de
guérir lui-même ses blessures, si j'ai compris l'intention du
dessin, — puisque cettte bête au regard noble semblait lécher
une patte dont le sang coulait, avec un air consentant.
—Nous
aurions dû demander des explications, étais-je obligé de
reconnaître en avouant mon erreur, le tirage aurait été plus
performant, ne croyez-vous pas ?
—Nous
n'avons pas le choix, regretta Altaïr, ou bien nous trouvons la
nuance nous-mêmes ou nous devrons y retourner. Un oracle bâclé ne
peut pas mener très loin, nous qui sommes les plus prévoyants de
tous les humanoïdes, avec les Vegans bien entendu, nous savons
qu'il est indispensable de marcher sur des œufs pour avancer des
intiatives qui ne dérèglent pas l'ordre établi, pour aussi caché
soit-il.
—Ajoutez-y
que nos clairvoyants nous ont peut-être trouvés à côté de la
plaque, cela ne les aura pas poussé à vraiment nous aider.
—
Je
crois bien que c'est une enfant qui a jeté le dé, conclut Bor en
m'envoyant un regard complice.
—
A
moins que les Vegans fassent tout à l'envers, récapitulai-je, cela
signifie que ce neuf dépend de la rangée. Il est moins puissant
que s'il dépendait de la colonne. Les rangées sont variables, les
colonnes non.
—Oui,
c'est le même symbole, mais il est moins fondamental attribué à
la rangée. Ou alors, cela veut dire que cette force sera moins
franche, moins directe, peut-être plus sinueuse, ou encore plus
lente.
—Effectivement,
donc nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Ce jour là, le féminin
présidait, il nous faudra donc être comme des femmes pour
consolider notre entreprise, ne pas voler trop haut, et rester dans
l'observation permanente.
—Oui,
ne pas renoncer à la ruse, qui est la force des faibles, rester
concret, ne pas se perdre en dilemmes, en considérations, en
stratégies embryonnaires. Avancer un peu chaque jour, même en
tâtonnant plutôt que de compter sur des plans tirés sur la
comète.
|
Je
me sentis un peu pantois, et un silence pesant s'installa. Mon cher
Altaïr me prouva une fois de plus que sa réceptivité était sans
défaillance. Il voulut mettre un terme à la gène instaurée. Il me
dit en me regardant bien en face: « Vous commenciez à baisser
dans mon estime, votre Excellence, car vous auriez dû immédiatement
dévoiler le pot aux roses, plaisanter sur le sexe de l'oracle en
mentionnant que cela revenait au même que ce fût un garçon ou une
fille, et vous avez laissé passer l'occasion de vous faire préciser
de quoi il en retourne. Je ne vous cacherai pas que j'ai été déçu».
|
—Mais
je me rachète trois jours plus tard heureusement, tentai-je sur un
ton léger.
—Il
est presque certain que notre mutant solaire saura à quoi s'en
tenir. Comptez-vous lui exposer le tirage ?
—Absolument.
S'il y a bien des êtres dont nous n'avons rien à craindre, ce sont
eux. Ils auraient atteint le Moi universel et le pousseraient encore plus loin que nos maîtres les plus avancés.
—C'est
lui qui nous trouvera un jour ou l'autre n'est-ce pas ? Vouloir
s'approprier l'identité avec tous les êtres ne se fait
qu'avec la complicité du Grand Principe. Mais oui, je sais que cela
existe, et j'ai hâte de rencontrer votre mentor.
|
Ashboc
Woj nous reçut avec une extrême désinvolture. Il était clair
qu'il n'attendait rien de spécial de cette entrevue, et qu'il ne
nous serinerait sur rien. La pureté même. Nous passions par là, et
il se prêtait au jeu, sans y préter d'importance particulière et
sans pour autant le négliger. Il lut quand même dans nos yeux que
nous avions une vague idée de ce qu'il vivait, un rêve qui était
au-dessus de nos moyens, ce que nous reconnaissions dans une humilité
non feinte. Il savait donc que ses paroles auraient une grande
importance pour nous, et nous sentîmes qu'il les choisissait avec un
soin tout particulier. S'il prétendait être ce qu'il était, il
participait tout autant que nous à l'histoire du complot qu'on
subodorait, les informations que nous lui donnions lui permettant de
reconstituer fidèlement la situation. Nous en venions rapidement au
tirage quand il nous avoua qu'il avait lui-même été quelques
années laïshkafel, ce qui mérite d'être rapporté.
« J'étais un enfant qui se mêlait de peu de choses,
partageait difficilement les jeux, excellait dans plusieurs matières
et ne cessait de poser des questions insolubles. Dans notre cité, ce
type de caractère est identifié dans la catégorie des
« responsables » et nous sommes traités à part dès la
puberté. Regroupés, nous entrons dans des collèges, dans lesquels
nous est expliquée notre différence. Nous apprenons donc que les
autres enfants ne voient pas les choses comme nous, se préoccupent
de beaucoup moins de questions et de réalités — ce dont la
plupart d'entre nous n'avait pas conscience. Sans évoquer pour
autant une supériorité quelconque, qui pourrait gâter le fruit de
nos jeunes années, la vanité étant à l'œuvre même (et surtout)
chez les meilleurs, nous sommes considérés comme ayant un avenir
prometteur si nous entrons dans le jeu de travailler dur. A dix-huit
ans, plusieurs branches s'offrent à nous, et j'ai choisi celle
baptisée Tradition philosophique, qui regroupe les devins,
les psychologues qui s'appellent ici les connaisseurs, et les
guérisseurs qui n'utilisent pas de machines, et qui n'empruntent
donc pas la voie de la médecine. J'ai appris la langue officielle
très tôt, ce qui m'a permis de me sentir appartenir à la
Confédération. Mon grand père ayant été devin, — un homme qui
m'apprit beaucoup, je pris sans hésiter le même chemin, le statut
de laïshkafel me convenant parfaitement. On y gagne peu, mais
comme il est sous-entendu que la méditation permanente des principes
autant que celle des procédures prend beaucoup de temps, nous sommes
entièrement libres et travaillons peu. Enfin, nous bénéficions
d'une estime considérable qui nous permet d'entretenir les
meilleures relations avec les autres. Ce sont des femmes évoluées
et intuitives que nous attirons, qui se moquent de la fortune, et nos
mariages durent généralement longtemps ou se dégradent moins vite
que les unions communes »
|
—Mais
alors pourquoi abandonner cette vocation ?
—Tout
simplement, j'ai accédé, sans le vouloir bien entendu, à
l'énergie d'avant la création des dieux. En vérité, elle se
manifeste depuis peu, et elle est très exigeante. Mon Ordre a
validé mon expérience, en présence de trois de mes prédécesseurs
et de Vijratoueï, un mutant resté très ouvert sur le monde, et
j'ai pu quitter mon office pour me consacrer à recevoir l'influx
primordial qui réactive tout l'organisme à la vitesse originelle.
Le peu d'argent dont j'ai besoin — vous savez à quel point les
Vegans préfèrent le troc plein d'humanité, m'est fourni par des
amis, voire par ma famille qui n'est pas contre la chose. Mais si
vous le voulez, cela me ferait plaisir de revivre ma fonction
passée. Parlez-moi donc de votre tirage.
|
Altaïr
se précipita sur l'occasion, d'autant qu'il m'avait mouché avec une
grande délicatesse, et qu'il était donc entendu qu'il avait suivi
la procédure plus attentivement que moi.
|
—Ilkaju
a fait la grimace quand l'ordre de succession est apparu. Notre
question s'est matérialisée dans le mensonge comme principe
d'action, la machine comme obstacle, et la patience comme force de
résolution.
—Bien.
Si vous me dites le chiffre qui a donné le mensonge, je trouverai
la place de la colonne des fruits pourris auquel le mensonge
appartient, et cela donnera quelque chose.
—78.
—D'accord.
Bien, cela signifie que les fruits pourris constituaient la septième
colonne, puisque le mensonge occupe la sixième place du bâton et
que 72 représente le terme des six premières colonnes en comptant
verticalement. Et oui, c'est déjà mauvais signe, et je vais vous
l'expliquer. Voici l'ordre idéal des colonnes: planche des racines
profondes, planche des racines déviées, planche des troncs droits,
planche des troncs noueux, planche des branches droites, planche des
branches tarabiscotées, planche des fleurs épanouies, planche des
fleurs séchées, planche des fruits mûrs, planche des fruits
pourris, planche des semences semées, planche des semences
perdues... Vous voyez, toutes les colonnes impaires sont conformes,
et toutes les colonnes paires déviées, délétères, nocives... Le
bâton merdeux des fruits pourris occupe la place qui est idéale
pour les fleurs épanouies d'une part, et d'autre part, nous tenons
au chiffre sept, ce qui fait que la paire de bâtons des fleurs nous
est particulièrement chère. Qu'il s'agisse donc des qualités ou
des défauts, des alliés ou des obstacles, des aspects favorables
ou défavorables, nous portons un soin particulier à envisager les
conséquences des symboles des fleurs. Car ce sont elles qui
préparent le fruit, et ce n'est vraiment pas le moment de se
tromper, — le fruit étant équivalent à résultat tangible,
réussite ou échec. Les fleurs indiquent donc un moment fragile.
—Merveilleux,
dis-je, c'est une structure parfaite. Mais nous avons été
contrariés (Altaïr me lança un regard entendu) par le syllogisme
de la force qui vient en aide. Car qu'il s'agisse d'un petit garçon
ou d'une petite fille, le chiffre désignant à la fois la place
dans le bâton et le bâton lui-même dans son ordre d'alignement,
où est la différence ?
—Ah
messieurs ! Vous voilà au fait de la finesse de notre espèce, qui
évalue non seulement les forces en présence, mais la manière dont
elles sont arrivées au pouvoir... Vous savez bien que je ne me
vante pas, et que c'est peut-être la nature de cette Terre qui nous
pousse à une telle sagesse et à être reconnus, d'ailleurs par
tous, comme le Monde dans lequel le mal a le moins de place. Bref,
nous ne sommes pas contre les jeux de l'esprit s'ils font comprendre
des choses fondamentales, mais à cette condition-là seulement, ce
qui nous distingue de toutes les autres espèces. Et quand nous
apprenons le système du tirage du jeu liquide, il y a un moment de
flottement chez les quelques deux ou trois élèves qui suivent la
formation. Rangée pour les filles, colonne pour les garçons ! Le
plus vif (Altaïr en profita pour se moquer de moi en faisant
semblant de ne pas écouter) intervient immédiatement en s'écriant
: mais voyons c'est le même nombre, la même place... Et
l'instructeur n'en disconvient pas, et félicite l'intervenant.
C'est à ce moment-là qu'Ashboc décida de cesser de parler, pour
prendre l'air de s'intéresser à autre chose. Plusieurs minutes
passèrent ainsi dans un silence soutenu par des chants d'oiseaux,
mais je crus bon d'intervenir pour en finir avec cette affaire.
|
|
—Ah
oui, et bien réfléchissez. Cette même place est considérée
comme ayant un sens différent, selon qu'elle provienne d'une
rangée ou au contraire d'une colonne, d'une fille ou d'un garçon.
D'accord, il s'agit de la même place et du même symbole mais, lue
horizontalement elle s'inscrit dans un ordre linéaire, alors que
lue verticalement elle s'inscrit dans un ordre structurel. Autrement
dit, un grand expert sent que c'est homogène verticalement — la
sixième place dans la colonne ascendante suit la progression voulue
entre les principes du même bâton, tandis que dans l'ordre
horizontal cette même place est précédée par cinq signes dont
l'ordre est aléatoire selon les tirages, les serpents décidant de
la disposition. Il y a même moyen, pour les plus vieux pratiquants,
de tirer des indications des symboles de la grille horizontale qui
entourent le sort, mais cela demande trente ans de pratique !
Peut-être qu'Ilkaju a vu certaines choses que vous ignorez — des
linéaments possibles dont il vaut mieux ne pas parler. Cela
complique tout et introduit des rivalités dans les hypothèses...
Le mental s'y perd et le fil conducteur aussi. Voilà, tout notre
système repose sur des approximations justes et certaines ...bien
plus fiables que des précisions séduisantes... mais aléatoires.
Notre art divinatoire sacré ne fait que « dégrossir »
le terrain et ne cache pas qu'il tâtonne, mais il fournit la base
qui révèle l'intention de la réalité dans le moment présent.
—D'accord,
acquiesça Altaïr, impatient, mais cela ne nous dit pas la
différence. Qu'est-ce que cela aurait-il changé si un garçonnet
avait obtenu le même résultat ?
—La
force concluante aurait été plus explicite, c'est tout.
—Vous
voulez dire que la patience qui nous est demandée sera difficile à
incarner ?
—Si
vous voulez, ou plutôt elle risquera d'être discontinue, parfois
compromise, ce qui n'aurait pas été le cas si le signe avait été
interprété dans l'ordre vertical, puisqu'il aurait été fortifié
par les symboles précédents du même bâton.
—Bref,
c'est un tirage qui ne fait pas partie de ceux que l'on pourrait
qualifier de « favorables », non ? se plaignit mon
subordonné.
—Pas
du tout, s'écria Ashboc en éclatant de rire. Le favorable y est
simplement beaucoup mieux dissimulé... Nous ne pratiquons pas
la divination pour perdre si cela est écrit de perdre. Nous l'avons
inventée pour déjouer le mauvais sort, dans le but de transformer
ce qui est négatif. Un oracle sombre, dangereux, est donc
aussi pertinent qu'un oracle clair qui montre que les choses
avancent selon ce que l'on souhaite. Seulement, ce n'est pas la même
chose... Etre prévenu de l'inextricable, s'attendre à l'accidentel
voire au catastrophique permet de déjouer le mauvais destin,
puisque nous l'attendons au tournant. Voyons, chers amis,
rien n'est plus favorable que voir le danger, sinon l'on
adopte des solutions médiocres qui n'en sont pas et qui mènent à
une suite répétée d'échecs, et qui mène aussi à recevoir des
coups de poignards dans le dos. Jusqu'à, excusez-moi du peu...
l'irréparable. Comme le disait mon grand père, vaut mieux
jeûner plusieurs jours que de manger des rats crevés, sous
prétexte qu'ils sont la seule nourriture disponible dans le
contexte, dont rien ne dit qu'il restera éternellement le
même...puisque l'imprévu scande l'habituel... Nous mesurons
simplement l'échelle de difficulté à travers l'apparence
favorable ou défavorable. Et en ce qui vous concerne,
détrompez-vous, vous n'êtes pas confronté à l'impossible. Sur
l'échelle de riche terre, qui va jusqu'à dix en montant
vers l'inaccessible, je vous mettrais 7. D'autres tirages possibles
étaient virtuellement bien pires. Vous vous en tirez bien.
D'ailleurs, cela n'aurait aucun sens de venir consulter de si loin
pour tomber sur un résultat facile, de l'ordre de 4 ou même 5.
Contracter l'espace pour se retrouver face à une situation somme
toute banale ou d'une complication ordinaire, franchement cela
n'aurait pas valu le déplacement. Va-t-on chez le médecin pour
avoir éternué quatre fois de suite ? Vous auriez vraiment manqué
d'intuition en vous débrouillant pour parvenir ici ......pratiquement
avant d'être partis, si cela relevait de la simple broutille !
—Pas
tout à fait, plaisantai-je, pas tout à fait.
—Pour
conclure, mes amis, je dois vous dire que je suis très embarrassé
quand même. La machine est un symbole positif qui appartient
au bâton des branches droites, mais lui est attribué une force
contraire. Les inversions de polarité ne favorisent pas l'oracle,
croyez-moi, et c'est pour cela qu'il faut si longtemps pour
interpréter correctement. Il faut alors faire dans la dentelle.
Comment un moyen illicite débouche sur une fin propre, ou comment
un intermédiaire sain amène une fin sale... .Le négatif peut
devenir positif, et inversement. Dernièrement, nous avons demantelé
un organisme criminel sur une Sphère lointaine, qui se cachait
derrière une institution caritative spécialisée dans la collecte
de fonds pour enfants aveugles. Le symbole de la vérité se
trouvait à la place de l'adversaire. Tout ça ...est d'une grande
finesse, et assez informel, voilà pourquoi la pratique seule permet
de devenir un guide efficace pour cesser de subir les événements.
Mais ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas venu pour rien. Vous
avez vraiment du souci à vous faire, et mieux valait le
savoir.
|
Rien
ne pouvait entamer la bonne humeur du jeune Ashboc, qui voulut en
savoir plus sur la contraction inoffensive de l'espace. Nous lui
avouâmes que nous étions certains qu'il ne fallait pas en abuser.
|
—C'est
comme le jeu liquide, mes amis, nous ne l'utilisons que dans
les grandes occasions, quand les enjeux sont formidables. Sinon,
d'autres méthodes, au demeurant fort agréables également, font
l'affaire, comme compter le nombre de petits cris consécutifs du
cawalakil, selon une division horaire ancestrale, qui attribue
une signification holistique à l'expression sonore, mais rare, de
ce reptile fort répandu, que nous apprécions car il dévore
beaucoup d'insectes nuisibles. Mais nous respectons ce qui est, et
nous ne mettons pas en cage ces petits oracles vivants sous prétexte
d'en savoir plus quand ça nous chante, pas plus que nous repérons
leur habitat pour aller guetter le nombre de leurs salves
d'onomatopées. Nous avons terrassé le mental il y a bien
longtemps, il rêve de toute-puissance et nous le savons par cœur,
et y avons renoncé. Si par hasard nous l'entendons en chemin, le
cawalakil nous renseigne sur de petites choses, et sur de grandes
choses s'il prononce un nombre de sons très inhabituel. Tout se
tient, et donc si ce petit animal lance sa parole gutturale et brève
dix fois de suite, c'est si rare que cela veut dire qu'il se produit
autre chose d'aussi rare, qui nous concerne peut-être. Le hasard
est un langage comme un autre, et j'ai appris à le déchiffrer.
Mais pour les défis... Trouver la direction de la fuite quand
l'incendie semble encercler, oui, par l'abeille qui gouverne
l'aurore, nous avons besoin de la grille du carré de douze, mise au
point pendant plus de six mille ans.
—Par
le cheval fou qui chevauche la mort (Altaïr me fit un clin d'oeil
en prononçant l'exclamation) vous sous-entendez, Ashboc, que nous
devrions nous réjouir d'apprendre que des menaces conséquentes et
sournoises pèsent sur le Président, et partant sur la
Confédération elle-même, même si le règlement de cette histoire met notre patience à l'épreuve indéfiniement, avec des chances
faibles de réussir !
—Bien
entendu, voyageurs, puisque ces menaces sont réelles: vous avez la
chance de pouvoir, d'abord les identifier, puis les mesurer, et
enfin les circonvenir ! Que voulez-vous de plus par le
premier soleil ? Le tirage magique peut-être, avec tous les bâtons
à leur place originelle, et la sortie de 72, obtenue par douze
tirages de 6 ? Allons donc ! Avec le mensonge comme adversaire et la
vérité comme force concluante, et l'équilibre comme principe
d'action tant que vous y êtes ? L'idéal est statique, mes chers
amis, et c'est l'adversaire le plus acharné du guerrier qui parfois
perd un combat pour avoir voulu porter un coup parfait, mais trop
difficile. Nous seuls, Végans, savons utiliser les modèles si
parfaitement que nous en sommes totalement libérés. Plus aucun de
nous ou presque — en tout cas dans les milieux proches de notre
culture millénaire, ne se laisse berner par la moindre projection
psychologique, même déguisée en jugement de valeur imparable. A
ce propos, chers étrangers, dit-il malicieusement, apprenez que la
profession d'avocat est pratiquement inconnue chez nous, sauf pour
les affaires qui, comme par hasard, concernent des transactions avec
des espèces étrangères. Oui, nous sommes fiers d'avoir dompté le
mental, — ce tigre aux griffes acérées qui passe son temps
à déchiqueter l'avenir conforme à l'ascension pour recréer
sans cesse du passé exsangue, aphyxié, révolu, perclus de
blessures qui ne se referment jamais... Nous avons d'ailleurs
joué un rôle décisif quatre générations en arrière dans le
contenu pédagogique de votre Congrégation. L'équilibre parfait,
paradigme tautologique qui soumet les esprits les plus brillants de
toutes les Sphères en présence... est un monstre immatériel
farouche et sauvage, — furieux sous des apparences rondes.
C'est un concept, une vue de l'esprit, un leurre, un piège à Idées
— une vision artificielle de la dualité originelle, privée de sa
vérité essentielle — le mouvement qui l'anime ! Car sans
mouvement, l'Un n'engendre ni le deux ni le jour et la nuit, et
encore moins le positif et le négatif, qui deviennent (pour toute
psychologie binaire) le bien et le mal. S'il se manifestait — le
parfait équilibre, eh bien ! (le jeune homme semblait à présent
possédé par une vision irrévocable) tout disparaîtrait, les
contraires s'annuleraient, les polarités se dissolveraient l'une
dans l'autre, l'espace s'effondrerait sur lui-même, ce qui tuerait
le temps par la même occasion, et le vide indifférencié se
confondrait avec une nuit éternelle, la matière brute de
l'inconscience absolue reprendrait le dessus ! Et figurez-vous qu'll
faudrait tout recommencer. Oui, quinze milliards d'années standard
seraient à nouveau nécessaires pour dégager un minimum de
néguentropie ! Voilà le tableau. Le bon et le mauvais, autant
dire le favorable et le défavorable l'emportent alternativement,
c'est la loi du jour et de la nuit, le secret de la Manifestation, —
et la cause bien entendu de la suprématie du temps qui coule et qui
ne sera jamais conforme à nos attentes. Une aurore ou un crépuscule
infini, ça n'existe pas. Il faut se brûler dans le feu et se noyer
dans l'eau, et enfin se lasser de tout excès pour aborder
l'ensemble des facteurs convergents, et se soumettre à ce qui est
— et que notre mental veut ignorer.
Il
fit une pause tandis que nous étions subjugués, ce qu'il décrivait
semblait pouvoir se matérialiser, une vision concrète descendait
d'on ne sait où.
—
Voilà
pourquoi il nous faut trois sorts. L'un fait avancer, l'autre
fait reculer, le troisième montre le chemin. La profondeur est
d'une extrême simplicité, et la simplicité — ce qu'il y
a de plus difficile à obtenir. Compliquer les choses, c'est le
travail du mental humanoïde, et même si Pégase et Sirius ne s'en
tirent pas si mal, ces Sphères peuvent encore élaguer beaucoup
sans rien perdre de leur génie propre, mais tout cela est bien
lent. L'énergie d'avant la création me sort définitivement de ce
bourbier des oppositions entre les faits et les intentions, le passé
qui traîne et l'avenir qui s'impatiente, tandis que le présent est
écrasé entre les deux. Je ne sais pas où je vais. Je n'invente
pas l'itinéraire, je ne vis plus les fictions de mes préférences,
et n'évite plus les décors de mes aversions. Les faits bruts
m'assaillent. Le jeu liquide m'a préparé à cela, les formes ne
sont que des formes éphémères, et c'est se suicider que de
les prendre pour des principes, car alors on immortalise du périmé,
et la néguentropie s'évapore. La divination m'a révélé la
plasticité infinie des formes et des mélanges, autant que le
nombre réduit des principes stables, immuables, inaltérables, qui
soutiennent le temps lui-même ! Principes invariants sur lesquels
on peut compter, tandis que les combinaisons se dérobent, et
fondent comme neige au soleil avant de se reformer dans un ordre
différent.
—Nous
souhaitons nous aussi parvenir à intégrer tous les principes !
Affirma Altaïr avec innocence.
—Que
demander de plus ? Comment ferait un peintre qui ignorerait le
mélange des couleurs ? Le pauvre, il devrait travailler avec une
palette de trois cents nuances qui prendrait toute la place de son
atelier et ferait sécher la peinture avant qu'il ne puisse s'en
servir. Choisir le contraindrait à des hésitations sans fin, alors
qu'un artiste consacré se débrouille avec du blanc, du magenta,
du bleu terne et du jaune, et parfois du noir s'il ne sait pas
encore s'en passer, et basta ! Trouver le fondamental, telle est la
loi, — le reste, c'est du miel de bamindars, mes amis.
—Nous
sommes bien d'accord, conclus-je en le remerciant.
—Je
vous souhaite de trouver le sens de la machine en place
d'obstacle, mais figurez-vous que cela est admirablement assorti au
problème, si un Arcturien est impliqué. D'une certaine manière ce
sont des machines... qui reproduisent des machines. Tout le contraire
des Vegans. Aucune sagesse, tout est calculé d'avance et doit
correspondre à du préétabli. Les progrès sont nombreux mais sont
tous de la même veine, le prolongement d'un esprit calculateur,
arrogant, ambitieux, et qui ment effrontément chaque fois que cela
permet le contrôle d'une situation quelconque, sans sortir du
matérialisme le plus étroit, bien entendu. Que ce soient les
meilleurs mécaniciens de la galaxie, nous n'en disconvenons
pas, mais à quel prix ! Bon courage messieurs...
|
9
Si
chercher le sens de la vie évite de la vivre, il vaut mieux le
trouver sans détours. En plongeant dans le mystère corps et âme,
sans arrière-pensées, sans autre repaire que le besoin de la
Vérité.
Balchowoon
Tajil Falawan.
Maitre
des nombres originaire de Fomalhaut,
fondateur
de l'Ordre sur sa Sphère d'origine.
Nous
fûmes interceptés au spatioport, tandis qu'une escouade armée
jusqu'au dents gardait le vaisseau, le Savitri. Kavalessel, ce
cher mutant solaire que j'avais croisé par le passé, s'élança
vers nous:
|
—Amiral,
vous ne pouvez pas partir. Vous risqueriez de faire exploser la
galaxie en passant en mode supraluminique !
—Drôle
de plaisanterie, ami, nous sommes pressés.
—Hélas,
c'est la stricte vérité. L'inventeur du procédé est là depuis
six mois et nous travaillons ensemble.
—Vous
abritez Ol Su Ji ?
—En
personne, et il va vous dire dans moins d'une heure de quoi il en
retourne.
Pour
la première fois depuis un demi-siècle je sentis que le ciel me
tombait sur la tête, Altaïr était encore plus abattu. Nous fûmes
envahis par un tel sentiment d'impuissance que nous nous laissâmes
guider sans résistance, transformés en légumes. Une belle maison
blanche, sans doute une ambassade désaffectée, servait de centre
au petit groupe de mutants solaires, dans le quartier chic des
administrations étrangères. Nous étions attendus par une dizaine
de personnes agées dont quatre femmes, qui vinrent rapidement nous
prendre dans leurs bras en nous félicitant pour avoir bouclé le
tour de la galaxie. Cet accueil diminua notre trouble, et nous
reprenions nos esprits quand un petit homme tout fripé, au regard
d'acier, entra dans la pièce en s'aidant d'une canne. On lui
réserva une place centrale au milieu des fauteuils disposés en
demi-cercle, tandis qu'Altaïr et moi fûmes confortablement
installés en face.
—Je
suis vraiment désolé, dit Ol Su Ji d'un air contrit, car je sais
que vous avez une mission magistrale à finir, mais que voulez-vous,
maintenant que l'euphorie relative à la mise en activité du
Savitri est retombée, nous pouvons aborder les problèmes
qui restent en suspens...
Il
se racla la gorge, et je compris que nous allions passer un très
mauvais quart d'heure. Mais j'avais été terrassé par une telle
surprise que je devais remonter au créneau tant j'étais impatient.
—Pas
de détours, s'il vous plaît, je connais les circonlocutions des
intellectuels qui tournent autour du pot pour présenter des
désastres comme de simples incidents de parcours, par des
enchaînements délétères de concepts qui finissent par noyer le
poisson. Foin des justifications ! Allez droit au but, Ol.
Il
comprit que sa présentation allait être amputée, que je ne
supporterais pas de le voir se justifier. Il se reprit et entra dans
le jeu, sous la pression de l'assemblée.
—Okay
d'accord, amiral, inutile de se fâcher. Vous aviez effectivement
une chance sur cent de faire exploser l'univers en repartant en sens
inverse. Même faible, vous conviendrez qu'il fallait s'abstenir de
risquer cette probabilité.
—Naturellement.
Expliquez-vous.
—Je
regrette, ce sera un peu long. Enfin, allons-y. Nous sommes restés
quatre siècles le bec dans l'eau. Tous nos vaisseaux
supraluminiques qui réintégraient l'espace-temps, ne serait-ce que
pour rentrer au bercail, ont explosé, ce qui nous a confiné
longtemps dans le transluminique, déjà très performant bien
entendu, mais qui...
—Oui,
nous avons failli abandonner, tranchai-je péremptoirement pour
avancer.
—C'est
alors que je suis apparu, dit-il avec une pointe de vanité qui
l'aidait à supporter son humiliation présente. Et j'ai lancé un
nouveau programme qui a mis cinquante ans à aboutir, et a employé
sept mille personnes.
—Bravo
! Lança Altaïr avec condescendance, mais venons-en au fait.
—J'ai
inventé la décélération exponentielle qui permet au Savitri de
réintégrer l'espace en douceur, sans provoquer de fracture, sans
exploser, et le terme inoffensive a dès lors caractérisé
la contraction des distances. Cela m'a d'ailleurs valu un traitement
de faveur, un bon de longévité qui grâce à Dieu me permet d'être
encore parmi vous. Cela a bien marché jusqu'à présent,
mais... nous avons caché certains éléments.
—C'est
cette culpabilité qui a poussé Ol à venir se réfugier ici, dit
une femme, il a fait ce qu'il fallait faire, exactement.
—Vous
savez tous que ces engins archaïques qui volent assez vite pour
dépasser la vitesse du son émettent un bruit fracassant au moment
où ils doublent leur propre bruit ? Eh bien c'est la même chose,
sachez-le, quand le Savitri s'arrache à l'espace-temps et
double la lumière, il laisse traîner derrière lui un écho d'une
puissance incommensurable, sur lequel nous ne savons pratiquement
rien... Et donc, puisque vous voulez des raccourcis, le voilà: si
le Savitri croise cet écho à son retour, au moment même où il
passe en mode supraluminique, étant donné que les vitesses
s'ajoutent, la choc frontal peut avoir raison de la
résistance du navire. C'est simple comme un affrontement de deux
bêtes à cornes qui se lancent l'une contre l'autre pour se
disputer une femelle. Le choc frontal ne pardonne pas.
—La
belle affaire, s'écria Altaïr. La Confédération aurait perdu son
prestige et deux maîtres des Nombres, peut-être qu'une pluie de
météorites aurait ravagé Véga, mais de là à nous faire croire
qu'une réaction en chaîne aurait provoqué un petit big-bang
capable d'arracher à la Voie lactée une bonne partie de son
espace, non, vous délirez professeur, ou vous êtes manipulé par
quelque puissance qui en échange de cette intoxication vous promet
dix mille larbins et des fonds illimités.
—Suffit
jeune homme, s'insurgea Kavalessel. Continuez, Ol.
—C'est
que, l'homme allait tourner autour du pot quand il se lâcha comme
un enfant qui fait un caprice, c'est que nous avons menti, nous
avons menti.
Il
sortit un mouchoir pour essuyer quelques larmes, corrigea son air
penaud, et affronta mon regard.
—La
centrale nucléaire qui permet de projeter les particules du
parachute de décélération ne fonctionne pas à l'uranium.
Altaïr
avait déjà compris et je sentis qu'il aurait bien étranglé le
père de notre vaisseau sur le champ.
—
Il
fallait pouvoir éjecter les particules du frein sous une pression
incroyable, sinon à cette vitesse-là, elles ne pouvaient pas être
expulsées étant donné la résistance extérieure. Et alors, nous
avons profité de l'exploration des dernières sphères recensées.
On a découvert, au moment où nous butions sur le problème, un
minerai inconnu sur Ishtakfal, la dernière petite vassale. Nous y
avons vu un clin d'oeil du destin, par la foi en l'avenir !
L'énergie tirée de l'uranium, à côté, c'est de la poudre à
canons, ce premier explosif ridiculement faible qui a permis les
premières armes à feu.
Je
n'en pouvais vraiment plus, et j'avais envie de faire un grand
numéro, une sortie historique. Je pris une voix flûtée,
m'imaginant dans une cour d'assises, plaidant la survie des
humanoïdes, et je me mis debout tout en faisant les cents pas.
|
—
Vous
voulez dire, Ol Su Ji, que j'ai piloté une bombe atomique d'un
nouveau modèle, cent fois plus puissante que les autres, transformée
en fer à repasser volant, et qui fait exploser l'univers s'il lui
prend la malencontreuse idée de croiser son ancienne trajectoire par
inadvertance ?
— Hélas
oui, Amiral, croyez bien que...
|
—Il
a raison, gloussa une femme, si tu repasses trop vite là où tu
viens de passer, tu brûles ta chemise. Le Savitri est un fer à
repasser d'un nouveau genre.(Rires)
—Vous
êtes un héros, Amiral, lança une autre, chacun sait que les héros
ne reviennent jamais en arrière, ils ne reviennent jamais sur leur
pas !
Cette
fois, un fou rire général s'abattit sur les indigènes, mais
Altaïr perdit le contrôle, et entra dans une fureur noire.
—Eh
bien cela va faire du bruit, je vous le dis, messieurs-dames. Quand
je vais expliquer à mon gouvernement qu'à quelques heures près
j'aurais pu abattre la Confédération toute entière en appuyant
sur un bouton, car le Savitri est, — comme l'étaient les
premières automobiles à roues et à combustion, dépourvu de
marche arrière, nous allons peut-être en profiter pour sortir
de la Confédération ! Parfaitement. Il n'y a pas un jour sans que
mon espèce soit attaquée, ridiculisée, nous serions des couards,
des lavettes, des mauviettes mais quand il s'agit d'exploiter nos
compétences uniques, là, la Confédération ne se gêne
pas. Un procès, messieurs, voilà ce que j'ai l'intention de mettre
en place, un procès jugé à la cour suprême d'Aldébaran, Sirius
contre la Confédération. Car enfin, mon peuple est considéré
à juste titre dans de nombreux domaines comme excellentissime. Nous
sommes les meilleurs en statistiques, calculs des probabilités,
prévisions en tous genre, nous sommes les meilleurs en mécanique
des fluides, et tout le monde le sait. Nos sismographes, distribués
dans toute la Confédération sauvent des millions de vies presque
chaque jour, nos météorologues sont si perpicaces qu'on les
débauche à prix d'or pour améliorer les prévisions climatiques
partout où de la vie existe, car l'effet papillon ne nous fait pas peur, et nous savons le dériver. Nous sommes les seuls à savoir
fabriquer des horloges différentielles qui continuent à mesurer le
temps ordinaire dans les vaisseaux les plus rapides, pour permettre
de conserver des repères extérieurs, et qui s'adaptent
automatiquement aux variations de la vitesse, et qui sont plus
précises que les calculs informatiques. Et j'en profite pour avouer
au grand jour — et devant témoins conséquents, pourquoi
nous n'avons pas besoin de courage: il n'y a pas de désordre chez
nous, pas de menaces, pas de contentieux... Oui, nous sommes des
planificateurs obsessionnels, mais nous savons traiter l'hétérogène
mieux que personne. Voilà la vérité, et en tant qu'indigène de
Sirius je veux faire valoir les droits de ma Terre maternelle, bien
que je sois gagné à la souveraineté de la Confédération.
Il
distribua un regard tranquille et fier à chaque membre de
l'assemblée.
—Et
j'apprends que nous avons été mis à l'écart du projet Savitri !
J'ai bien senti que dans ce fer à repasser il n'y avait aucune
trace du génie de ma mèreterre. Nous aurions dû faire
partie du projet, professeur ! Cela justifie un procès.
—Mais
je vous ai réclamés, protesta Ol Su Ji, en criant et en se levant
d'un bond, à bout de nerfs et en moulinant ses poignets. Je vous ai
attendus, je savais que vous seriez les seuls à pouvoir résoudre
cette question de l'onde de choc qui nous préoccupe aujourd'hui.
Mais !... Je fus gendarmé, et on m'avoua au bout des six mois que
je croyais consacrés à votre venue, que vous étiez éliminés,
que vous n'étiez même pas en route. Oh ! Ce fut bien monté,
croyez-moi. « Non, Sirius ne provoquerait que des embarras,
ses ressortissants retarderaient le projet, exigeraient des normes
de sécurité telles qu'il faudrait tout revoir en permanence. Vous
voulez mettre trente capteurs de panne, ils en exigeront soixante,
vous voulez des parois d'un mètre en carbone de tungstène pour
contenir le réacteur du parachute, ils réclameront le double, vous
voudrez utiliser quelques rivets, ils conseilleront une plaque d'un
seul tenant presque impossible à réaliser, vous vous contentez
d'un cockpit effilé, ils vous canuleront pour qu'il soit en lame de
couteau et renforcé pour une meilleure aérodynamique, ils se
mêleront de tout, et il faudra concevoir un vaisseau plus lourd
encore et plus cher, et ce sera beaucoup plus long... »
Le
vieil homme haussa les épaules et esquissa un faible sourire en
coin.
—Je
me suis résigné, voilà tout, et nous avons quand même réussi !
Mais
Altaïr restait toujours aussi échauffé:
—Oh,
je ne vais pas seulement vous attaquer pour nous avoir mis à
l'écart, bien que cela ait compromis la validité des normes de
séurité, ce que nous ferons valoir sans peine, en rappelant
l'ensemble de nos compétences dans le Prévisionnel. Non, cela se
comprend, on écarte les empêcheurs de tourner en rond, c'est de
bonne guerre, mais le crime est d'avoir déclaré le vaisseau comme
fonctionnant à l'ancienne. Vous vous êtes bien gardé de dire que
les réacteurs du parachute étaient une bombe, — vous
avez noyé le poisson.
—Nous
étions obligés jeune homme, ce minerai sur lequel pèse un secret
d'Etat, n'avait jamais été utilisé. Et c'est dans le secret
absolu que nous l'avons testé. Mes amis (il prit un air goguenard),
la fission obtenue par ce procédé n'a plus rien à voir avec ce
qui existait auparavant. Une puissance vraiment gigantesque,
inimaginable. Sinon, comment aurions-nous pu expulser des particules
latérales le long du vaisseau pour le ralentir et qu'elles semblent
y être attachées, alors qu'il va plus vite que la lumière ? Nous
n'avions pas le choix, désolé ! Il fallait vaincre la friction du
déplacement, et j'ai passé dix ans là-dessus... Alors, s'il vous
plaît, finissez de me reprocher ce qui se produit. Nous vous avons
empêché de repartir, nous avons tout notre temps pour savoir quoi
faire du Savitri, et vous avez bouclé le tour de la
Confédération en cinquante-sept ans, un exploit historique sur dix
mille ans de civilsation galactéenne.
—Quelle
emphase, professeur, alors que vous avez compromis la sécurité de
la Vie... Le procès que je vois se dérouler sur Aldébaran n'aura
pas pour but de montrer du doigt qui que ce soit, reprit, impérial
et radouci, Altaïr, il visera l'interdiction de vol. Car le
Savitri, s'il s'échouait
—par
inadvertance, lança Kavalessel qui déclencha ainsi un nouveau
fou-rire
—Car
le Savitri, s'il s'échouait par inadvertance sur du Solide, une
planète, un astéroïde, voire un météore, provoquerait une telle
explosion en chaîne, que des dégâts considérables
s'ensuivraient, dans tous les cas de figure où il se trouverait
filer moins vite que la lumière, c'est-à-dire près d'une Sphère
pour y décoller ou y atterir. Cet engin est vraiment une bombe...
(à retardement), et ce n'est pas parce qu'elle se déplace en
tordant le coup à la durée que nous devons l'oublier, par l'amour
du soleil central.
—Et
qui vous dit qu'il s'échouerait, glapit l'inventeur, hors de lui.
—Et
qui vous dit qu'il ne s'échouera pas, rugit Altaïr, je suis
précognitif et bien placé pour savoir que l'imprévisible
n'est jamais à écarter, et Dieu sait si je préférerais le faire,
en tant qu'originaire de Sirius, nous qui avons horreur de
l'aléatoire et en faisons des cauchemars la nuit !
Un
vieil homme au tempérament sec et aux yeux éclatants crut bon de
détourner la conversation:
—Calmez-vous
Altaïr. Le président savait, et lui seul peut délivrer
l'autorisation de vol du Savitri. La circulaire a envahi tous les
bureaux de sa base, interdiction de vol sans le sceau présidentiel,
et Kalchil Mantrok Goukash, qui est ce qu'il est, mais reste un
président fort consciencieux, avait pris les choses en main pour
éviter cette menace. Tous les services qui de près ou de loin
concernent un départ du Savitri étaient au courant qu'il
s'agissait en quelque sorte du vaisseau personnel du président,
totalement tabou. Tous les surveilleurs du ciel, à tous les
niveaux de la hiérarchie, veillaient, du lieutenant de maintenance
au contrôleur général en passant par les décideurs des services
administratifs.
—Mais
alors Olatyr Boox a produit un faux, m'écriai-je.
—Naturellement,
nous ne voyons pas d'autre explication, conclut le même
participant. Nous avons d'ailleurs examiné votre autorisation de
vol, c'est un faux. Qui est donc cet homme ?
—C'est
un guerrier fou, précisa mon second, dévoué mais incontrôlable.
Il aura pris sur lui de nous laisser partir pour être certain que
nous le pourrions, le président aurait pu refuser.
—Cela
peut-être un complot, lança une femme.
—Non,
je suis réceptif et télépathe, cet homme n'en savait rien, il a
juste dépassé ses prérogatives, ce qui est son sport préféré.
A moins que ...mythomane invétéré, il ait décidé de se suicider
en faisant disparaître avec lui la galaxie...
(Rires
qui détendirent l'atmosphère)
—Toute
cette histoire est ridicule, m'emportai-je, en dévisageant Ol comme
un animal dangereux. Il suffisait de me parler de ce problème
pendant ma formation. J'en aurais tenu compte, il était prévu que
je fusse le seul pilote encore quelques années, c'est dans mon
contrat, je me serais tu.
—Il
suffisait, renchérit mon second, de bloquer les commandes du
passage supra si l'ordinateur retombait sur des coordonnées
inverses ou dangereuses, pourquoi donc l'appareil n'a-t-il pas été
bridé — tout simplement ?.
L'inventeur
ne savait plus où se mettre, quémandait des regards compréhensifs
autour, que seules les femmes lui accordaient. Son visage se
décomposa, et il se mit à rougir de honte:
—Le
Savitri n'a jamais été conçu pour effectuer le moindre retour en
sens inverse... Le Savitri avait été condamné dès le
départ à ne tourner dans la galaxie que dans un seul sens,
toujours le même, celui qui a d'ailleurs déjà été établi,
celui que vous avez effectué en cinquante-sept ans standard, en
tenant compte des orbites afin que l'echo les traverse dans le vide,
loin de la présence des Sphères. Ce calcul n'était pas si
compliqué et a déterminé la succession des escales...
—C'est
ce qu'on appelle mettre la poussière sous le tapis, s'indigna une
belle femme au regard d'une grande douceur. Toujours de l'avant,
toujours de l'avant. Fuyons les conséquences indésirables du passé
en priant pour qu'elles ne nous rattrapent pas. Mais si nous jouons
sur les mots, semer le passé veut autant dire qu'on le laisse
derrière soi qu'on en jette toujours les graines même dans le
présent. Pour du double sens, c'est du double sens, par l'aurore
indélébile du premier jour... N'ayons honte de rien, laissons la
lumière derrière nous et ne nous retournons surtout pas ! Au
sens symbolique, voilà la définition même de l'ignorance... Faire
fi des erreurs sous prétexte qu'elles appartiennent au passé.
Comme s'il ne passait pas son temps à nous rattraper.
—Cela
me fait penser aux légendes de bien des mondes, conclus-je en
plaisantant, un petit animal étrange aurait une patte plus courte
que l'autre, car il tournerait toujours du même côté au sommet
d'une montagne.
—Oui,
il faut débaptiser ce vaisseau, et l'appeler l'oulangshim,
railla Kavalessel, le nom que nous donnons sur Vega à ce petit
animal, qui ne sait rien remettre en question, seulement tourner en
rond, en rond, en rond... sans jamais regarder en arrière.
—Messieurs
j'ai peut-être une solution, proposa un participant chenu, au large
visage débonnaire, et qui dégageait une paix considérable. Si ce
fameux echo peut être détecté, pourquoi, au retour,
l'Amiral n'attendrait-il pas de l'avoir franchi, à la plus basse
vitesse possible, pour repasser en supraluminique ?
—Bien
vu, cher Maltor, dit Kavalassel, mais il semble que l'onde soit de
toute façon dangereuse, même prise en-deça du transluminique,
n'est-ce-pas Professeur ?
—Tout
le problème est là. Comme l'homéostéasie gouverne tous
les systèmes de l'univers, les atomes, les cellules, les
organismes, les climats jusqu'à la gravitation et sans doute...
l'équilibre entre les quasars et les trous noirs, il est possible
que l'onde de choc s'organise toute seule et se tranforme
d'elle-même sans qu'on n'en sache rien, en agglomérant des
particules, qui ne sont jamais loin des ondes. Si cet echo devient
un tout au fur et à mesure de sa survivance, comment savoir quelle
forme il a bien pu prendre, un rideau compact, un éclatement
hétérogène ? Si cette trace de malheur apparaît comme une
vapeur, la traverser ne pose pas de problème, mais si au contraire
le refroidisssement lui a permis de rétrécir et de se contracter,
elle aura maillé des atomes, et Dieu sait quelle forme elle aura pu
prendre. Il se peut qu'elle se soit créée une masse —
aussi faible soit-elle — et que tout se tienne. Cette masse sera
d'autant plus dangereuse que sa superficie sera élevée. Elle
pourrait alors former une sorte d'astéroïde élastique comme du
chewing-gum, très léger certes, mais suffisamment solide pour
absorber le Savitri comme dans un immense filet, avant de
l'emprisonner et avoir raison de son mouvement, les deux vitesses
contraires finissant par s'annuler. Et cet écho, d'autre part, rien
ne dit qu'il ne soit pas capable de pousser devant lui les
particules rencontrées, — de toutes catégories et de toutes
tailles, et qu'il les rassemble... Il y a de la matière qui se
promène dans le vide au hasard et si tout cela s'agglomère
sous l'impact d'une onde ultrarapide... nous avons de fait un
tsunami minéral en puissance... Cette vague freinerait peu à
peu le navire tout en s'entortillant autour.
—
Comme
un petit poisson fonçant dans une énorme méduse... illustra
Kavalessel.
—Tué
par son propre pet, glapit une femme, on aura tout vu, sur ce... je
m'en vais, les problèmes de l'espace commencent à m'indisposer.
Il
était clair qu'il fallait commencer à refroidir nos cafetières,
sinon le mental nous emmenerait là où il règne, l'atermoiement,
le conflit, la discorde. Nous restâmes silencieux d'un commun
accord, et gagnâmes la salle à manger. Chacun commença son repas
en gobant son petit verre de miel de bamindars. Je compris
d'où venait l'expression par l'abeille qui gouverne l'aurore.
Une seule bouchée nous remit les idées en place. Vega l'emportait.
Altaïr reprit son air collet monté d'origine, et tout rentra dans
l'ordre.
|
10
Qu'est-ce
qu'un humanoïde ? Un petit être qui commence par croire que la vie
lui doit des comptes. Quand il en revient, il s'imagine que Dieu lui
doit des comptes, et il s'acharne à essayer de le piéger comme une
vulgaire proie. Quand il en revient, il lui reste juste le temps —
pour mourir en paix, de voir qu'il ne doit des comptes qu'à
lui-même. Il repasse sa vie au tamis, n'en garde que le vrai
mouvement et s'en félicite. Le superflu rejeté, une âme s'apprête
à un nouveau départ moins rempli d'illusions, les décisons se
redressent et acquièrent un sens absolu, tandis que le corps accepte
sa défaîte sans amertume. L'arbre de la vie produit des semences
devenues immortelles. Le temps soutiendra au lieu de détruire,
l'éphémère ne cachera plus les choses qui doivent durer au sein du
changement, l'amour, la gratitude, la plénitude de chaque instant
subsisteront, et les douleurs éviteront de s'acharner dans un esprit
qui les juge usurpatrices.
Boklosh
Artak Jaloo.
Fondateur
de l'ordre des Nombres sur Sirius.
Avant
de vous révéler comment nous avons pu finalement revenir sur
Galapolis, je vais décrire quelque peu les moeurs étranges de la
Capitale, dans ses quartiers les plus huppés où se déroule
l'action présente, ceux qui regorgent d'expatriés de toutes les
Sphères, venus assumer des fonctions diplomatiques, des directions
de succursales de firmes interplanétaires, des enseignements
médicaux dans des cliniques réservées à leurs ressortissants, ou
des formations scientifiques et juridiques spécialisées. Vingt-deux
races mélangées dans la même fournaise libidinale (les dernières
recensées sont très éloignées et ne disposent pas encore
d'ambassades), — et ce depuis plusieurs siècles pour
certaines, c'est suffisant pour créer une petite culture à part. Ce
ghetto doré est soit valorisé par des imbéciles qui aiment
recevoir de la poudre aux yeux et en envoyer, ou bien il est
systématiquement dénoncé comme un enfer par de multiples personnes
jalouses des richesses qui s'y échangent, de la liberté ambiante et
du Pouvoir qui s'y consomme. En réalité, si nous regardons les
tournures argotiques utilisées dans le monde des Puissants de toutes
origines ici rassemblés dans le même effort politique et lucratif,
les égophiles, comme on les nomme dans notre Ordre, ne
manquent pas d'humour ni de distance sur les choses. Ainsi, comme
tout originaire des planètes satellites est horrifié à son arrivée
par le niveau de vie qui règne au cœur de la galaxie, il serait
tenté de devenir pingre afin de thésauriser un trésor, sou après
sou, pour repartir très riche, le carrédor étant en moyenne
vingt fois supérieur au change des monnaies extérieures. Certains
en tombent malade, quand ils comparent ce qu'ils obtiendraient chez
eux avec une somme équivalente — presque dérisoire sur
« Cosmo ». Mais justement, le jeu de la Capitale
consiste à dépenser tout ce que l'on possède pour rester dans le
bain social. Afficher un esprit d'économie, c'est demander à être
méprisé, c'est enfreindre les règles, — des règles d'autant
plus puissantes qu'elles sont reconnues par vingt-deux espèces
pensantes différentes depuis plusieurs siècles. Il est obligatoire
dans ce milieu d'inviter chaque mois un subalterne ou un supérieur,
et cela serait pris comme une offense de se retrouver dans une simple
brasserie. Il faut y aller de la gastronomie multi-mondes, balancer
en une seule soirée le tiers de son salaire, dans des sipolators
ou équivalents gastronomiques. La fiche des sorties conviviales est
mise à jour avec délices, chaque matin, dans le hall des
administrations et des entreprises, et trône derrière le bureau
d'accueil dans un affichage géant; elle comprend les noms des deux
protagonistes, l'établissement et l'heure prévue, et ainsi un
roulement assez facile à établir se produit, le casier se
garnissant des invitations au fur et à mesure en suivant l'ordre
hiérarchique. Tout le monde peut vérifier ainsi qu'aucun cadre
supérieur ou responsable de bureau ne manque à son devoir. De même,
ne pas être abonné à Holomultitech, qui vous sert à
domicile les catastrophes les plus confirmées des vingt-deux Sphères
avec une célérité déconcertante, et vous voilà traité de paysan
et tenu à l'écart, aussi consentez-vous à payer la facture
exorbitante chaque mois, qui permet à cette compagnie de connecter à
prix d'or des satellites de relais dans tout le ciel de la galaxie.
Vous ne pouvez guère échapper à cette contrainte, car il est très
mal vu de ne jamais faire visiter son home, et bien sûr les
premiers à s'y rendre, inspectent les lieux pour les autres, qui
seront vite mis au courant de votre cadre intime. Si l'on peut
afficher sur un mur une toile de prix, cela renforce votre image de
bon citoyen de la capitale, et il est naturellement hors de question
de se réfugier dans un quartier populaire pour épargner. Enfin,
comme il serait antisocial de refuser les nombreux déplacements de
groupe au théâtre, au concert, ou à l'holographone, et que
personne ne peut se permettre d'avoir l'air près de ses sous, la
place hebdomadaire dans une rangée prisée finit par engloutir votre
salaire mensuel, compte tenu du fait que vous n'échappez pas non
plus aux déplacements en taxhyper privé pour venir au
bureau, ce qui grève aussi salement votre budget. Si un subalterne
vous voyait utiliser un transport en commun, réservé aux
techniciens de surface et aux innombrables plantons, votre réputation
serait faite, votre réseau finirait vite par vous considérer comme
un pestiféré, et vous perdriez l'estime de tous. Passer pour un
pingre, c'est la seule chose vraiment grave dans ce microcosme de
fonctionnaires galactiques, d'entrepreneurs au sommet, de médecins
réputés, d'avocats sachant jouer avec les vides juridiques de
plusieurs législations planétaires, de karchers fixant des accords
commerciaux entre Sphères, de couturiers extravagants produisant des
pièces uniques, sans compter les artistes renommés, au demeurant
fort nombreux, étant donné que chaque Sphère tient à pouvoir
faire bénéficier les autres de son propre patrimoine musical,
théâtral et pictural.
Ceux
donc qui n'entrent pas dans le jeu et qui sont pris en flagrant délit
de « rognage », voient leur carrière détruite. Ils
repartent, déconfits, voir petit sur leur terre d'origine (attention
! car les bureaux antifraudes sévissent partout, un certificat
médical de complaisance pour sauter son tour d'inviter, l'excuse la
plus répandue, peut coûter la carrière du praticien et la vôtre,
alors gare au moyens de vous défiler quand vous évitez de passer à
la caisse).
Selon
les races, les expressions diffèrent pour évoquer l'avarice. Si
l'on vous y prend, un natif de Sirius dira dans votre dos: il achète
ses lacets à crédit, ou il mange sans son dentier ( pour ne pas
l'user pour ceux qui ne devinent pas les sous-entendus). Un Arcturien
s'esclafferait: il vend son sang pour faire des saucisses, ou il
finit ses médicaments une fois guéri (sous-entendu pour les
amortir). Un indigène d'Aldébaran lancerait: il ne mange que des
stalboukoffs, ces brouets infects à base de céréales et de
vitamines synthétiques qu'on sert dans les prisons et hôpitaux pour
indigents, plus bourratifs que les gâteaux les plus manqués,
dégustés à moitié-cuits et qui méritent la comparaison avec le
plâtre humide. On peut s'imaginer que l'esprit de Fomalhaut n'est
pas des plus tristes, au moindre soupçon le pingre est accusé
de repriser ses chaussettes avec ses cheveux, ce qui devient avec ses
poils quand la soirée est avancée, ou de s'inviter chez le
concierge dont il repartira avec un doggy-bag. Les Vegans,
toujours dans la litote, disent de l'avare qu'il ne manque jamais de
pièces de monnaie, ou encore qu'il les collectionne, ou qu'il aime
déformer ses poches, ou bien qu'il a vendu son corps à la Science
pour s'acheter des jouets, ou encore qu'il trouve plus utile
l'argent qui ne sert pas.
Mais
si vous ne rectifiez pas le tir après avoir été prévenu par
l'opprobre ordinaire, les expressions se corsent et vous pouvez
compter les jours qui vous restent à passer dans le Centre du Monde.
Ainsi, les galapolitains d'origine disent de celui qui dépense peu,
quelle que soit son espèce, qu'il loue sa mère à son père.
Ce n'est pas une image. La vie trépidante de la capitale brisant
rapidement la plupart des ménages venus des planètes alentour,
c'est le hobby préféré des enfants et des adolescents de mettre au
point des scénarios plausibles de nouvelles rencontres entre
leurs géniteurs. Ils monnaient avec le parent le plus faible de
petites pièces de théâtre dont ils mettent en scène les ressorts
pour réunir les deux adultes (à couteaux tirés) sur un terrain
neutre. Pendant la période de divorce, l'enfant propose de manipuler
le conjoint le plus récalcitrant pour qu'il se rabiboche avec celui
qui devient son complice. Les parents finissent par trouver un
terrain d'entente « pour faire plaisir au petit », dont
les émotions et les larmes sont dictées par le seul appât du gain.
Cette procédure, comme toutes les manœuvres sérieuses de ce genre,
se fait payer moitié d'avance. Si l'affaire est bien montée, les
exigences financières de la mère peuvent baisser, et si
l'intervention s'effectue dans l'autre sens, la femme se donne
frénétiquement à celui qui la quitte pour en tirer un avantage
quelconque, et le parent berné par l'astuce de son gamin dont il se
fait complice, s'y retrouve de toute façon. Cette procèdure serait
courante, et s'appellerait dans le jargon des adolescents, faire
ses preuves, ou encore apprendre le théâtre. Etant donné
le caractère hyper sophistiqué du milieu des égophiles, les
tranches d'âge forment des clans, possèdent leurs propres règles,
et il est aujourd'hui admis que cette coutume était parvenue à
rester secrète plusieurs générations. Eventée depuis peu par
quelques flagorneurs qui se sont vantés de s'être enrichis de cette
manière, il est devenu beaucoup plus difficile de la pratiquer
impunément depuis trois décennies, ce qui prouve une fois de plus
que rien n'échappe à l'entropie, seul le délai varie. Cette
pratique permettrait de tripler l'argent de poche des jeunes
expatriés les plus sournois, qui ne vivent que pour dépenser, et
qui auraient recours à ce stratagème deux ou trois fois par an, le
temps d'une nouvelle indignation légitime concernant la séparation
appelant la nouvelle scène de retrouvailles, fort lucrative. Un pur
numéro de cirque entre les deux complices, souvent répété dans
les moindres détails pour fléchir la victime dans la douceur, en
anticipant sur l'enchaînement de ses réactions. Il va de soi que
c'est le plus souvent la mère et le fils contre le père, qui
doivent de nos jours travailler longtemps leur intervention pour ne
pas être soupçonnés de leur arnaque, et la fille et le père
contre la mère. (Les égophiles se donnent rarement la peine d'avoir
davantage qu'un seul rejeton). Pour s'enrichir à ce jeu-là, il faut
naturellement savoir arracher des larmes aux pigeons, en sachant en
verser soi-même au moment opportun, quand le naïf commence à
fléchir, quitte à humecter son mouchoir d'une fine marmelade de
balichtags, ce condiment qui fait pleurer quand on l'écorce,
au moment de jouer l'émotion qui doit renverser l'intransigeance du
conjoint — en train de se faire berné par le duo qu'il aime
(ou a aimé) le plus au monde.
Rien
ne vaut la pente naturelle pour agir sans effort, comme le disait
Foltony Balal Jok, le célèbre auteur des sentences anonymes. Il a
parfaitement raison: mimer des émotions primaires remporte souvent
des suffrages que les arguments les plus aboutis ne séduisent pas,
et il suffit de les laisser épouser le discours. Les mots sont les
notes de la partition, les émotions les notes jouées par
l'instrument. Si l'on ose dépasser les bornes et affronter la
vindicte en sacrifiant toutes les dépenses jugées inutiles —
envers et contre tous, l'économe convaincu est accusé de pousser
sa femme dans les bras de son supérieur, ce qui sous-entend
qu'il préfère qu'elle se prostitue, ou qu'elle « mène sa
vie » plutôt que de l'entretenir, ou même qu'elle donne, si
elle travaille, une part de ses gains à son époux en échange d'une
liberté totale. Les particularismes des mentalités sont eux aussi
traités avec un humour qui dissimule une certaine malveillance, ou
en tout cas qui cache l'étonnement. On dit ainsi des indigènes de
Sirius qu'ils paient leurs obsèques avec leur premier argent de
poche, ou qu'ils « encadrent » l'échographie de leur
embryon, accrochée au-dessus du lit. On dit des Arcturiens qu'ils
vendent les appareils d'occasion plus cher que les neufs, l'usage
prouvant qu'ils fonctionnent, des Vegans qu'ils ont peur que
l'argent les mange la nuit en sortant du coffre, tandis que les
Centauriens, extrêmement durs en affaires, rachètent à moitié
prix ce qu'ils viennent de vendre, en montrant ainsi au client
grugé qu'il est encore temps pour lui de ne pas tout
perdre... L'exagération prédomine bien entendu, mais toute cette
délicatesse verbale est sans doute le fruit d'une longue maturation,
d'un métissage parfois tendu et laborieux, parfois complice et
universel. Venir d'ailleurs et vivre sur « Cosmo »,
c'est un rêve qui n'a pas de prix, et tous ceux qui ont fait la
fine bouche sont vite repartis. Ici l'argent coule à flot, c'est la
loi. Il faut apprendre à le laisser filer, à ne pas regretter les
économies manquées qui auraient fait de vous à votre retour un
prince sur votre Sphère d'origine. C'est le prix à payer pour
entrer dans le cercle des égophiles. Nul ne s'autorisera à penser
qu'il est indécent de s'offrir un café à une terrasse de la Grande
Avenue, cette dépense journalière somptuaire et rapide qui équivaut
à un mois de nourriture sur un monde lointain pour un budget de
base. Faut-il s'imaginer que tout est comparable, pour souffrir de ce
qui semble injuste, inégal, disproportionné quand on provoque des
collisions entre des mondes singuliers? Non. Qu'y-a-t-il en commun,
en effet, entre la vie d'un Ambassadeur sur la planète mère et
celle d'un Kashtallien, perdu sur son île abandonnée, et qui ne
sait toujours pas comment les enfants arrivent au monde ? Certains se
contentent de suivre la vie au jour le jour sans rien demander
d'autre que respirer, observer et aimer la nature, être épargnés
par les cataclysmes et les invasions, quand d'autres manquent
d'autant plus de nouvelles choses qu'ils accumulent plaisirs, pouvoir
et richesse.
Ne
cherchons pas de logique pour faire cadrer toutes les expériences de
la vie dans le même moule, sinon nous en perdrions la raison, et
nous tomberions dans la shtoulkalvasse redondante, cette
mélasse psychologique toxique, cette âme du ressentiment glorieux,
dont certains guerriers imprudents ont fait les frais, en mourant
dans des hospices pour avoir voulu creuser dans les arcanes du mal.
Non, elle se suffit à elle-même la souveraine vie, puis se prolonge
dans les secrets de l'Etre, pour lesquels tous ne sont pas faits,
— les gardiens du seuil se postant à des portes étroites,
par lesquelles ni les flagorneurs ni les redresseurs de tort n'auront
la moindre chance de passer. Est ce qui est.
Mais,
si
tu hais celui qui hait, toi aussi tu hais,
comme
le stipule le quatrième amendement du justicier repenti, enfin prêt
à recevoir l'initiation de l'Insécable (intronisation à la
ceinture jaune, soit la sixième année dans l'Ordre). L'horreur
n'est que l'envers du délice, et l'un n'ira pas sans l'autre, —
pour quelques millénaires encore, car la néguentropie ne fait que
commencer à s'exprimer sous la houlette des mutants de Vega.
D'ailleurs, si nous restons au plus près des visions des maîtres de
l'algèbre, si seul l'Un existe, il n'y a pas de comparaison
possible. Tout se tient, seul un panorama d'ensemble indique l'accord
des montagnes et des plaines, des terres et des océans, et surtout,
comment la lassitude du mal engendre le bien tandis que la lassitude
du bien engendre le mal. Les montées et les descentes sont le même
itinéraire parcouru dans les deux sens, l'aller et le retour sont le
même, Kölajoc cojalök amal, en vieux végan. C'est
peut-être ainsi que les choses se révèlent: chaque homme contient
dans son unicité son mystère unique et sa différence. Tout être
fait maladroitement l'expérience de l'Un par l'identification, et
voue sa vie à réunir ce qui n'a jamais été séparé autrement que
par son ignorance.
Je
sens que j'ai envie de m'emballer et de dériver vers l'exposé de ma
fonction, qui a été longtemps secrète, de maître des Nombres au
service de la Confédération. Mais le lecteur s'impatiente, et veut
savoir si nous sommes restés le bec dans l'eau à Vega, hantés par
la menace du soliton quantique issu de notre passage au-delà de la
lumière (et donc de sa vitesse). Altaïr et moi nous nous sommes
réfugiés à l'Ambassade, où notre rang nous a valu un superbe
hébergement dans des bungalows noyés dans le parc aux oiseaux. Nous
y passâmes deux jours à méditer, au pied des grands arbres aux
feuilles bleues où semblaient se parler de beaux ashtalors blancs
aux yeux gris pétillants d'intelligence, qui nous parurent porter un
regard quelque peu condescendant sur leurs frères volants, qu'ils
apostrophaient sans vergogne — pour se moquer d'eux
vraisemblablement. Puis nous repartîmes à la charge chez le petit
groupe qui avait hébergé l'inventeur de la contraction — pas
si inoffensive que ça — de l'espace.
11
Il
n'y a finalement que deux sortes d'individus, ceux qui sentent qu'ils
doivent autant donner que recevoir, et ceux qui, énivrés par ce
qu'ils reçoivent, finissent par oublier de donner. Malheureusement,
il est très difficile de les distinguer, et il n'est pas rare de se
tromper de catégorie. Le coup de poignard dans le dos dissipe les
incertitudes. Son but est d'éveiller le plexus solaire au pardon.
Mixolo
Fa Swest, créateur de l'art Martial synthétique.
Co-fondateur
de l'ordre des Errants.
La
même petite assemblée était là, prévenante et intense, mais
aussi tranquille, à l'exception de Ol Su Ji, qui mâchait toujours
quelque chose, son stylo ou son mouchoir, il n'en pouvait
manifestement plus. Ce fut Altaïr qui présenta notre plan.
|
—Chers
amis, nous comptons en savoir plus sur l'écho de malheur. Nous
voulons nous en rapprocher, faire demi-tour dès que nous le
détecterons, afin qu'il ne nous rattrape qu'au moment où nous
serons à la même vitesse et dans le même sens, ainsi les forces
s'annulant, il nous poussera en avant comme tout le reste, en
exerçant une pression sans danger. Nous mettrons alors en marche
les rideaux de particules du jet atomique du bouclier, par petites
salves pour ne pas craquer la coque, ce qui le trouera de part en
part. Nous le traverserons de cette manière. Pendant ce temps, nous
l'analyserons pour évaluer sa dangerosité, et nous tenterons de
mesurer notre accélération cette opération terminée, afin d'être
certains de ne laisser qu'un faible echo tout en dépassant la
lumière. Cela nous prendra beaucoup plus d'énergie, mais comme le
voyage n'est pas long, c'est sans doute faisable.
—Nous
aimerions savoir ce que sentent les mutants solaires à ce propos,
lançai-je désinvolte, avant de recueillir (j'envoyais un regard
appuyé au physicien) le témoignage de Ol.
Kavalessel
se fit le chairman, comme d'habitude, et toisa son voisin de gauche:
—A
toi, Bartosh.
—C'est
une bonne solution, il faut toujours être conscient des
conséquences de ses actes, plutôt que de se laisser rattraper par
elles d'une manière imprévue et nocive, j'approuve.
—Qu'en
dis-tu ma chère Ilkavol ?
—La
vitesse de la lumière est restée déclarée infranchissable
pendant des millénaires. Depuis qu'elle ne l'est plus, de nouveaux
problèmes apparaissent, il faut tirer cela au clair, renoncer au
navire ou qu'il se déplace sans écho. J'approuve le début de
cette enquête.
—Et
toi, mon cher Sctholgoj ?
—Il
y a assez de dangers dans l'espace pour ne pas en inventer de toutes
pièces. L'histoire de cet écho, — de ce pet mortel n'est
pas édifiante. Si Altaïr maintient son projet, qu'il sache que je
suis toujours avocat et que je peux plaider sur Aldébaran l'arrêt
du vol de cette bombe projectile. Puissions-nous seulement enrayer
le karman de cette affaire dès à présent.
— Et
toi, Ichtouline, qui a l'air soucieuse.
—
Je
me sens très concernée par cette histoire... Oh, attendez,
attendez, mon Dieu, qu'avons-nous fait ? Ça y est, je le vois, je
le vois, donnons-nous la main, je vois l'écho du Savitri.
—Nous
t 'écoutons, gardienne de la Vie, déclara Kavalassel, frisant
le solennel.
—C'est
une pluie de météorites d'une vitesse fantastique, pour le moment
je ne peux pas la calculer, son front doit faire quatre cents mètres
de haut, toutes sortes de petites pierres, de blocs tournent sur
eux-mêmes à une telle vitesse de rotation que ce sont de
redoutables armes tranchantes. La largeur, attendez, une centaine de
kilomètres, et la profondeur est faible, une centaine de mètres.
C'est un tsunami que rien ne semble pouvoir arrêter ! Aha mon Dieu,
quelle horreur !
|
A
ce moment-là, la Vegane s'endormit ou tomba dans les pommes. Tout
ses amis l'entourèrent, mais avaient l'air de trouver cela normal.
Le physicien m'envoyait des signaux de détresse. Rationaliste comme
il l'était, cette sortie l'avait achevé. Il donnait l'air de
vouloir mourir dans quelques instants pour se débarasser de tout ce
fardeau. Altaïr avait perdu son air guindé, et affichait une
détermination martiale qui faisait plaisir à voir. Kavalessel parla
avec conviction à la voyante, qui parvint à se réveiller. Elle se
mit à pleurer à chaudes larmes. Les mutants se concertèrent du
regard, et une onde télépathique sembla les parcourir, mon
secondant la capta puis me la transmit d'un petit air entendu.
|
—Avez-vous
compris pourquoi la gardienne de la Vie a vu votre satanée trace
d'orgueil, Amiral, le pet le plus toxique de toute l'histoire de la
Vie ?
Il
avait l'air tenté par une colère qui l'aurait libéré de quelques
surivances dynamiques vivaces. Pour ma part, j'aurais préféré
tourner un peu autour du pot, pour ménager Ol.
|
|
—Sans
doute parce que cela la concerne, concédai-je, la gueule enfarinée.
—Mais
encore !
—
Elle
n'a qu'a nous le dire, tranchai-je sur mon ton de commandement, qui
n'admet aucune réplique.
Je
m'avançai vers elle et lui prit les mains: expliquez-vous,
Ichtouline, que s'est-il passé ?
—Mon
cher Amiral, la seule raison pour laquelle j'ai pu voir cette
horrible chose, c'est qu'elle se dirige droit sur nous. Elle entre
donc dans mon champ de conscience, et c'est pour cela que j'ai pu
m'en rapprocher. Cette chose peut détruire Vega, elle est dans
notre axe.
Ol
pouvait enfin revenir au créneau.
—Oui,
ça se tient, concéda-t-il plus penaud qu'un hérisson descendant
d'une brosse, ça se tient que l'écho reste dans l'axe du cap, oui,
ça se tient parfaitement.
Il
essuya ses larmes, et sortit des cachets qu'il avala goulument avec
un verre d'eau.
—Okay
d'accord, s'écria alors le vieil Xoshan Taa, le plus discret de
tous. On ne savait lui donner d'âge, dépourvu de cheveux, de
sourcils et de poils, ses belles rides pouvaient signer une centaine
d'années, sans doute bien davantage.
—Eh
bien ces messieurs vont être obligés de se rapprocher au plus près
de ce tsunami. Ils passeront en monde supraluminique au
dernier moment, et détruiront l'ancien écho avec le nouveau. Les
deux vont quasiment s'annuler, c'est du gateau. Un beau choc frontal
en perspective !
—C'est
comme si c'était fait, dit Bartoch en se foutant de la gueule du
monde, et en m'envoyant un regard de défi.
—Exactement
! Une formalité, renchérit Ilkavol, tout en riant jaune, l'Amiral
en a vu d'autres, n'est-ce-pas, Amiral ?
—Affirmatif,
chers amis, plastronai-je, cela ne devrait pas poser trop de
problèmes, affirmai-je avec une pointe de préciosité pour faire
distingué et inspirer confiance. (Quelle autre attitude adopter,
par le cheval fou qui chevauche la mort ?)
—Et
si vous ratez ? S'exclama Kavalessel, gourmand, joyeux et armé d'un sourire béat.
—Nous
déménagerons en temps utile, lança une autre femme, qui n'aimait
pas se faire remarquer. Toutes les forces vives iront apporter notre
sagesse aux Sphères nouvelles, et ce sera un nouveau départ. Quant
aux plus agés, qu'ils meurent un peu plus tôt ou un peu plus tard,
quelle importance. Si le Savitri existe, c'est que le Divin l'a
permis.
—Indirectement,
indirectement, s'insurgea Ol en prenant un air outragé et en
agitant ses bras maigres. Le Savitri c'est moi, et il n'a
encore détruit personne pas plus que je n'ai jamais fait de mal à
une mouche... Au contraire, cet engin a prouvé que la Confédération
était bien unique et surtout — unie. Un seul équipage a
foulé toutes les terres habitées regroupées en un seul Empire
galactique, nous avons réuni réellement (il insista sur le
mot) toutes ces Sphères qui jusqu'à présent se toléraient
bureaucratiquement, à travers une fédération administrative
lourde et sans vie. Mais deux hommes, dont l'un est parmi nous, les
ont toutes visitées et ont ramené au bercail de la Civilisation
Galactique toutes ses cultures... Plus rien ne sera jamais plus
pareil. Le Savitri est le symbole de l'espèce humanoïde, de
son génie et de son unité, et il n'est pas question qu'il devienne
un engin de mort. Cette mission réussira.
—Mes
amis, déclara Ichtouline avec gravité mais sans emphase,
j'accompagne l'Amiral, ses dons, ceux du jeune homme prévoyant et
les miens pourront ne faire qu'un. C'est alors que nous saurons
décider ensemble du moment opportun, pour créer la collision des
échos dans les meilleures conditions.
—Ce
fut vraiment une belle journée, conclut Kavalessel, n'est-ce pas
professeur ?
Nous
ne pouvions plus parler. Nous restâmes à préparer des boissons, à
nous observer, à épier peut-être une dernière saillie qui
viendrait donner au projet encore davantage de consistance et de
chances de réussir. Mais nous savions que c'était déjà inespéré
de pouvoir rattraper in extremis les conséquences de notre
négligence.
|
12
Dieu
ne joue pas aux dés, mais le temps distribue néanmoins les cartes.
Il
déroule successivement ce qui ne peut se produire au même moment.
Seules
la naissance et la mort sont entières, tout le reste est découpé.
Septième
point de la charte des Aïshkafels.
Bien
entendu, le périple sur Vega sembla d'un seul coup un rêve, puisque, grâce à la gardienne de la Vie, nous sûmes nous dégager du
soliton meurtrier juste à temps tout en le frappant de plein fouet
avec notre sillage, grâce à une acrobatie. Toutes les angoisses des
derniers jours fondirent. Ce cataclysme reprendrait ainsi rapidement
des proportions naturelles, une dispersion inoffensive, et quant à
la nouvelle turbulence, quoi qu'il en fût, elle entraînerait de
toute façon un changement de trajectoire. Véga serait donc
sauvé. Nous savions que nous avions réussi, mais, à moins qu'une
autre adepte de l'énergie Originelle ne possédât des dons
équivalents à ceux de notre compagne de voyage, la nouvelle
mettrait des années à parvenir sur Véga. Nous étions partis sans
pouvoir déterminer la vitesse d'approche de la menace, et chacun
savait que le tsunami de pierres était encore loin, son origine
s'étant formée au large de la planète-mère, dès que nous avions
pu passer au-delà du temps.
Il
nous fallait maintenant tourner la page, et tandis qu'Ichtouline se
réjouissait d'être reçue par la Mater principale de l'Ordre
des Chiffres, grâce à l'entremise de Sat Hamsa, nous avions déjà
en tête de revenir foncer droit dans le mur défendu par Boox. Nous
hésitâmes entre la stratégie du crapaud ivre et celle de la
grenouille dévote, car tabler sur celle du chien debout nous parut
risquée, Olytar étant plus fin que ce qu'il voulait laisser
paraître. Tout cirage de pompes lui paraîtrait suspect, et en même
temps, la moindre attitude susceptible de l'inférioriser nous le
mettrait à dos, aussi faudrait-il jouer les imbéciles, afin que nos
impairs puissent être imputés à l'énorme jetlag dont nous
pouvions être victimes. Nous nous corrigions mutuellement nos mines
afin que nous ayons vraiment l'air de naïfs irrécupérables,
agissant au ptibonheur la chance, et pour cela, il fallait
afficher un enthousisame d'adolescent juste déniaisé, parfois
ponctué de l'angoisse d'une femme du monde qui n'a plus rien à se
mettre, un mood qui pourrait aussi bien passer pour une
intoxication de l'air Végan que pour les séquelles du voyage.
Aussi, nous ne perdîmes pas de temps, et arrivâmes sans prévenir
comme deux joyeux lurons. Nous avions retrouvé sa trace grâce à la
Confrérie chargée de l'affaire avant notre voyage. Le veilleur
occupait un immense bureau dans une société d'import-export
d'œuvres d'art, une couverture parfaite. Il avait ainsi pignon sur
rue, s'avisait de tous les trafics entre les Sphères, et pénétrait
les milieux ultrariches qui ne manquaient pas de venir visiter les
nombreuses galeries qui exposaient des œuvres — toutes origines
confondues, depuis de simples bijoux ethniques créés il y a des
milliers d'années, jusqu'à des peintures laser de grand format, en
fait des hologrammes très sophistiqués, sans compter toutes sortes
de bibelots en pierres précieuses, de sculptures de toutes les
tailles, de meubles en bois invraisemblables aux formes d'une
limpidité absolue ou au contraire tarabiscotés jusqu'à en rendre
l'usage difficile, dans toutes sortes de matières bizarres ou de
végétaux inconnus, aux couleurs déconcertantes, comme le lakshti
d'un bleu presque transparent qui constituait la matière de
merveilleux bureaux en demi-cercle, ou le kolenvyr, d'un
orange qui semblait irradier la lumière, et qui donnait aux
baignoires ouvragées de sa composition l'assurance de devenir des
objets vintage inabordables — accessibles aux seuls
richissimes membres de la Confédération. Le moindre objet de
collection valait une petite fortune, comme ces pots de chambre
royaux en peau de shloton des neiges, décorés de dessins
d'animaux fantastiques (censés avoir deux mille ans selon leur
étiquette et provenir des chaînes d'Aldébaran), qu'Altaïr
identifia, après les avoir scrutés seulement deux minutes, comme de
simples contrefaçons à la portée de n'importe quel taxidermiste ou
tatoueur récupérant au meilleur prix des chats errants tués par
les pauvres en mal de ressources.
Nous
n'avions pas le profil d'acheteurs, aussi, sans les pouvoirs mentaux
de mon collègue étranger, nous ne serions pas passés. Mais ce
dernier sentit exactement ce qu'il fallait dire, et se présenta
comme un prince de Sirius, ce qui était plausible s'il se donnait la
peine de dégager tant soit peu d'autorité. Et de bomber le torse.
Il pénétra avec conviction le cerveau de l'agent de sécurité, qui
s'inclina respectueusement.
|
—Bravo
d'être parvenus jusqu'ici, mes braves. Moi qui croyais que vous
feriez juste l'aller-retour, je commençais à me demander si le
Savitri n'avait pas été intercepté par des aliens qui en
auraient bouffé les occupants en les laissant vivants le plus
longtemps possible, trop contents de survivre à leur pénible
exploration. Votre retour a-t-il été retardé, mes soldats ? Huit
mois déjà que nous ne nous sommes plus concertés.
—Exactement,
votre éminence. Le Savitri est un prototype, et la manœuvre du
passage en translumière s'est bien effectuée, mais celle qui
devait nous propulser en supraluminique s'est bloquée!
—C'est
bien la première fois, n'est-ce pas ? Quémanda-t-il d'un air
gourmand.
—Oui,
votre éminence, et sans doute la dernière, par le dieu des
obstacles.
—Avez-vous
pensé à un sabotage, mes braves ?
—Cela
n'a pas été la peine de le faire, trancha Altaïr, contrit de ne pas pouvoir continuer sur cette piste qui excitait le nain drogué. Ce
fut, votre éminence, par mesure de sécurité que le Savitri ne
voulait pas transcender la lumière. Un capteur indiquait une masse
inconnue sur le parcours de l'accélération exponentielle.
—Je
vois, je vois, fieffés veinards. Et cela a duré près de huit
mois, soldats ?
—Absolument,
éminence, crus-je bon de renchérir, l'alarme a dû rester
bloquée, comme si le navire était doué de raison et qu'il avait
eu si peur que, désormais il ne voulait plus avancer (plus c'est
gros plus ça passe, car l'énormité vient de loin). Nous avons
donc lancé plusieurs fois le programme de réparation interne, sans
succès, conclus-je avec un air mi-figue mi raisin.
—Finalement,
c'est mécaniquement et manuellement que nous avons pu tout faire
rentrer dans l'ordre. Désolé pour le temps perdu, votre éminence,
ponctua Altaïr en se fendant d'un salut militaire qui était si
naturel qu'il sentait les nombreuses heures de répétition.
L'agent
fêta l'événement en allumant une mortdélice, tout en nous
regardant par en-dessous, comme s'il n'avait pas cru à notre
explication mais qu'il sentait qu'il n'aurait pas le fin mot de
l'histoire.
—L'enquête
avance, votre éminence, dis-je sur un ton enjoué, tout en voulant
le tester prudemment. Au fait, félicitations pour avoir obtenu
l'autorisation de décollage du Président, quand nous avons vu le
sceau suprême à l'arrivée, nous avons compris que vous aviez
vraiment le bras long, votre éminence, nous en sommes restés
admiratifs, vous nous avions sous-estimé, par les larmes des morts.
Boox
s'enfonçait dans sa jouissance préférée, l'approbation, et fit
quelques gestes langoureux, comme un félin domestique qui vient de
se réveiller et qui fait l'effort de se souvenir comment il
s'appelle.
—Je
me suis laissé dire que j'avais à ma botte le Président himself,
mes très chers collègues: je demande, il obtempère, (il
tira avec une volupté démoniaque sur sa cigarette tout en croisant
les jambes sur son bureau), oh je sais, certains crétins disent que
les rôles sont inversés et que c'est moi qui le promène en
laisse, que c'est moi le vrai Président de tous les mondes, mais...
la question n'est pas là, messieurs les initiés, non, par le
premier soleil fragile, un Président n'y suffit pas... à
grenouiller dans les marécages de la « maison ». Bref,
je supplée, je suis en quelque sorte le Jepeuxtout en second.
— Nous
avons glané quelques renseignements sur Vega, et vous avez raison:
il faut se méfier du sherpa qui vient du Sud.
—Bien...
(il haussa les sourcils, contrarié) et c'est tout ?
—Nous
comptons nous mettre sur l'affaire, affirma Altaïr avec force, avec
votre permission bien entendu, et trois agents multitâches ne
seraient pas de trop, un soldat tueur, un hacker diplômé, et un
spécialiste d'Arcturus bien entendu.
—Je
vois que vous me prenez pour un benêt, mes braves, c'est que je
cache bien mon jeu, figurez-vous. J'aime à me montrer stupide, cela
endort la vigilance des mes adversaires. Bon, que me scellez-vous, à
moi votre Supérieur, à quoi bon cette rébellion, jeunes recrues,
d'ailleurs voici votre mandat en bonne et dûe forme, contresigné
par le très-haut, c'est une opération légale qui vous est
confiée, et vous ne devrez rendre compte qu'à ma personne, est-ce
clair, Maîtres ?
Nous
évitâmes autant l'insolence que la soumission en arborant un air
martial et, pour la circonstance, le sérieux du subordonné qui
écoute son chef se dessina sur nos deux visages. Le nabot, lui
aussi, jouait au second degré, sous la coupe de la drogue.
—On
ne va pas sur Vega glaner des renseignements (il se mit à sangloter
avec une complaisance qui nous fit douter de sa sincérité), j'en
ai la nostalgie mes soldats, j'y ai grandi, par le rat qui mange la
nuit, que c'était agréable. Ah les ashtalors blancs du Parc
de l'Ambassade, quand j'y pense, ils venaient se poser sur mon
épaule quand j'avais huit ans, ils m'apportaient de petits objets
et prononçaient leur nom, c'était touchant ! Certains noms de
fleurs dérivent de leurs onomatopées, le saviez-vous n'est-il pas
? Koualkoc, par exemple, c'est la pivoine rouge, Ulki, la rose
battifolante aux mille pétales, Ar ror, le nénuphar aux fleurs
arc-en-ciel (quel numéro d'artiste avec les intonations
d'origine!), tout ça me manque autant qu'une mortdélice après
trois jours d'abstention, j'en crève d'être privé de Vega. Mais
bon, passons sur mes coups de cœur autant que sur mes vices que
j'espère proportionnels pour toujours retrouver ma route en
sinuant, et allons-y, droit au but, sans y aller par quatre chemins,
presto, sans détours... Vous êtes donc allés consulter les
laïshskafels, derniers survivants d'un âge d'or, petits
cachottiers.
L'ivresse
apparaissait par saccades, et le petit bonhomme devenait plus
vulnérable. Son point faible était donc sa force. Pour une raison
insondable, il était très attachant. Le savait-il, en jouait-il ou
non ?
—Alors
que dit le tirage, bon sang ? Accouchez mes braves !
—Il
est trop vague, malheureusement, s'avança mon subordonné, pour que
nous l'évoquions.
Inutile
de chasser le vent avec de la fumée, votre éminence.
—Dites
toujours, mon ami, ne jouez pas au plus fin, ou je vous enlève la
mission de votre vie. Je trouve des indices, figurez-vous, dans les
moindre quanta d'informations. Je subodore, je hume, je devine, puis
enfin je vois ! Alors j'extrapole et la cible est touchée dans le
mille — les yeux fermés. Faire feu de tout bois, tel est
l'art du trappeur cerné par les glaces que je suis, et tel je me
complais dans ma rude existence d'aventurier solitaire, qui dispute
ses lièvres au léopard des neiges, et troue la glace pour pêcher
quelques chtafignax dorés qu'il dévorera d'un coup de dent
vengeur en admirant le pâle lever du jour qui le dispute au linceul
de la nuit, reculant dans la honte silencieuse de la défaîte,
tandis que les archtoums aux plumes soyeuses s'envolent
puiser dans les rayons de l'astre du jour la bénédiction de la vie
sévère et belle du royaume où il ne pleut jamais, mais où
crissent de cent mille manières différentes les couches de neige
écrasées par le pas souverain du héros du froid, vainqueur de
toutes les peurs. Oui, chers amis, j'aime la forêt primaire aux
neiges éternelles... mais je vous en prie, continuez, agents
spéciaux.
—Nous
avons une chance de réussir, dis-je vivement en prenant le relais,
à condition d'exercer une patience sans faille, ce qui veut dire
que vouloir régler l'affaire rapidement reviendrait à s'étrangler
par mégarde en nouant sa cravate avec un nœud de cabestan.
—Mais,
avons-nous le temps, au moins, combien de mois, sans vous commander
l'issue ?
Son
regard commençait à chavirer sous les paupières mi-closes, il
partait...
—Sans
doute plusieurs, votre éminence, c'est la seule bonne nouvelle,
grave est la situation, mais pas d'urgence.
—Halte
donc au désespoir et au dépit, passons à l'attaque, soldats ! Et
quel est le principe en action ?
—Le
Mensonge en personne, votre éminence.
—On
fait rarement pire, n'est-il pas ? Ah oui, je me souviens de ce jeu,
comme c'était amusant, les bâtons gravés, les serpents de
différentes marques, l'eau qui s'évapore, le calculs des places,
ah si vous aviez vu la tête de mon père ! Bref, mes chers soldats,
aurez-vous la bonté de me révéler sans que je vous l'ordonnasse
outre mesure, la force adverse qui soutient ce mensonge, chers
seconds couteaux ?
—C'est
là que le bât blesse, votre éminence, reprit mon subalterne, en
s'inclinant comme un domestique car il ne semblait plus pouvoir
évaluer dans quel état d'esprit l'espion naviguait, et il avait
opté pour le profil bas, aussi hypocrite que prudent. Vous
comprenez, le symbole signifiant renvoie à une grande
quantité de signifiés possibles, une bonne vingtaine, et,
par le cheval fou qui chevauche la mort (il nous roula des yeux
épouvantés, quel comédien !) nous sommes plus désorientés
qu'une boussole antique sans aiguille transformée en toupie pour
enfants, votre éminence. Et enfin, (il se radoucit en fixant la
barbouze qui n'en pouvait plus mais en atteignant le high) ......nous
ne voyons pas en quoi cette précision — qui n'en est pas une au
demeurant — pourrait vous être d'un secours quelconque...
Elle indiquerait tant de fausses pistes que nous célerions
volontiers cette partie de l'oracle afin de vous prémunir de courir
plusieurs lièvres à la fois, dans le blizzard mordant.
—D'accord
sur le fond, jeune lavette, mais dites-moi quand même de quoi il
s'agit car c'est moi qui commande nonobstant, par l'épée de
Justice et le fait du Prince. Oui, chers témoins de l'Histoire,
c'est le moment pour moi d'inscrire cette révélation dans mon
enveloppe charnelle dévouée, avant que je dévorasse le mégot de
cette mortdélice qui annonce la fin prématurée de l'extase sans
second que vous n'aurez jamais la grâce de connaître, de par
devers-moi qui vous l'interdis, cette drogue étant prohibée pour
tous, et obligatoire pour moi seul.
—Vous
êtes donc prêts à tourner en rond, votre éminence, à partir
dans les huit directions en même temps, et à vous délabrer le
cabochon pour flairer la trame du complot dans toutes ses plus
infimes virtualités ?
—Absolument,
jeune homme. Affirmatif. 5 sur 5. J'adore ça, minauda-t-il, comme
mes ancêtres depuis bien des générations. Traquer le traître
dans ses refuges les plus inaccessibles, extirper la manipulation
des discours généreux où elle se dissimule, éviter au dernier
moment le coup de poignard dans le dos diligenté par un proche,
déceler la stratégie de qui veut me tuer dans le baiser même de
l'amante complaisante, voilà mon lot quotidien de héros ordinaire,
de surhomme politique, je ne m'ennuie pas, n'est-il pas ? Ah ! Vivre
avec un grand V, voilà mon job n'en déplaise au specimen de Sirius
que j'ai devant les yeux.
Il
toisa sans amenité le jeune cinquième Dan, comme s'il s'était agi
d'une nouvelle sorte de cafard géant.
—Pauvre
ami (il leva les yeux au ciel comme terrassé par la pitié la plus
grasse), votre espèce ignore autant l'audace que le courage, tous
autant que vous êtes vous rasez les murs, du sous-fifre au
Président, vous autres specimen de Sirius ! Les assureurs
gouvernent votre empire, les avocats lancent des représailles pour
une courbette oubliée ou un juron pronconcé sans intention de
blesser, les touristes sont parqués dans des camps de concentration
déguisés en parcs naturels, avec de fausses cascades pour ne pas
se noyer, et des zoos holographiques pour ne pas risquer la moindre
morsure ni la moindre évasion...Et votre Etat, grâces lui
soient rendues ! Il se porte à merveille car il n'y a même pas le
moindre fraudeur ! Vous êtes la honte de la Galaxie, il fallait
bien que Dieu se fût trompé quelque part dans cette collection de
nouveaux produits, eh bien c'est sur Sirius, on a déjà vécu le
lendemain le jour même, mais si, je connais, j'y suis allé, ce
n'est pas si loin, pour la dernière mutation de Boox senior. Une
vie sur formulaire ! Tout était prévu à l'avance. Tenez, je me
souviens d'avoir été arrêté par la police, j'avais vingt ans,
parce que je me promenais, et que je n'avais pas pu caractériser
dans quel but je me promenais. Véridique. On a trouvé ça suspect,
pas même un musée à visiter à se mettre sous la dent, pas une
seule adresse digne de ce nom à fournir, pas même le nom d'une rue
à leur jeter en patûre, je flane que je leur ai dit, mais
mon traducteur a pris une mine consternée et m'a affirmé qu'aucun
verbe correspondant n'existait dans cette langue. J'ai été pris
pour un terroriste: un type qui ne sait pas où il va, ça ne
laisse rien présager de bon. Se promener au hasard relève de la
psychiatrie ou cache un complot, l'ambassade a dû intervenir. Une
drôle d'espèce, n'est-il pas ? Vous ne faites pas un pas en avant
sans vous demander si vous ne risquez pas la mort, vous êtes
vraiment ...la lie de la Confédération, susurra-t-il d'un
ton joyeux, en scrutant Altaïr bien dans les yeux.
|
Mon
attaché n'avait pas obtenu son cinquième Dan en le trouvant dans la
poubelle du réfectoire. Il avait été formé à résister aux
manipulations psychologiques les plus directes autant que les plus
sournoises. Il renversa facilement le jeu du nain qui voulait le
faire exploser pour l'avoir à sa merci, après l'avoir humilié en
constatant le surgissement brutal d'une survivance dynamique de base,
indigne de sa condition.
|
—Mon
cher Olatyr, vous avez vu juste (se permit-il de l'interpeller comme
s'il lui tapait sur le ventre depuis des lustres), et c'est bien
pour cela que je suis devenu Maître des Nombres sur la planète
mère, pour échapper à cette mentalité de comptables pinailleurs,
qui font dans leur froc en entendant un moustique s'approcher.
—Et
renégat avec ça, pontifia Boox, l'air méprisant, pour rendre coup
sur coup dans un réflexe de survie.
—Si
pour échapper à ce qui vous détruit, vous devez renier certaines
choses, je veux bien être considéré comme un félon. En mon for
intérieur, je n'ai trahi que la complaisance éhontée de mes
frères qui vivent à la solde du moment purement répétitif, et
pour qui le terme nouveau résonne comme une menace.
—Bien
! Emotionnel maîtrisé, quoi d'autre ? Avez-vous des dispositions
particulières, jeune homme ? Car j'aimerais bien vous confier une
mission.
—Je
suis seulement un réceptif pur, selon mes différents mentors. Un
seul moine sur quatre-vingt à peu près possède un tel niveau
d'empathie, qui se décline de différentes manières. Ainsi,
Olytar, je perçois que vous désespérez d'être à la hauteur de
la moitié de vos ancêtres, et cela vous ronge. Je vous
conseillerai d'entrer dans notre Ordre, et en quelques années, vous
seriez débarrassé de ces fantômes, mon cher.
Tandis
que nous nous attendions a voir Boox blessé, sa sincérité nous en
boucha un coin, était-ce l'effet du joint, ou une parade savamment
mise au point ?
—Affirmatif
! Comment égaler Jilosh Jilosh Boox, qui ramena à la Confédration
deux Vassaux en une seule existence, Aldébaran et AlphaCentaurus ?
Et Albokerj, mon arrière-grand père, n'a-t-il pas obtenu la
démission du Président de la Confédération, dont il prouva qu'il
se laissait corrompre par les financiers de Regulus, en échange de
postes clés ? Oui, je suis un petit minable, mais j'ai la chance de
m'aimer quand même. Aussi, il m'est loisible de monter en épingle
mes moindres succès, et d'oublier mes fautes retentissantes, mes
échecs cuisants, mes manquements impardonnables. C'est un moyen
efficace pour tenir le coup. Je suis un pervers narcissique, et je
m'en félicite en m'infligeant de petits supplices. D'ailleurs le
moment est venu.
Il
se poinçonna l'avant-bras, afficha une grimace extatique, de nature
érotique peut-être, et se lécha voluptueusement le sang qui
suinta. Altaïr profita de la diversion pour tenter une clé à
laquelle l'autre ne s'attendait pas:
—Cher
Olatyr, êtes-vous... vraiment originaire de la planète-mère
?
L'éminence
resta pétrifiée quelques secondes avant d'envoyer un regard
admiratif à mon lieutenant, qui se termina dans mes yeux avec une
nette approbation.
—Ah,
nous y voilà mon brave ! Je ne peux rien vous cacher étant donné
que je suis sous la coupe de mortdélice, l'infaillible qui ne ment
qu'aux menteurs, primo, et que je ne me vois pas balader un
duo de maîtres des Nombres fichtrement gradé, secondo.
Affirmatif, ma mère n'était pas de ce monde. A l'époque, il y eut
quelques expériences d'hybridation dans les milieux les plus
huppés, sous contrôle médical, et vu le résultat, les mélanges
ont vite été interdits, pas plus d'un an après ma propre
naissance, entre parenthèses, et j'étais un des premiers... Bien
que la souche de ma mère fût la plus proche génétiquement de
celle de l'espèce centrale, tous les commanditaires reconnurent que
ce n'était pas une réussite, surtout à la suite du parricide dans
la famille Klashkavarkil, puisque le fils tua son père à l'âge de
dix ans, avant de violer sa mère. Mon père n'a pas cessé d'être
humilié à cause de cet écart, de la rumeur qui s'empara des
nantis après ce meurtre qui se produisit quand j'avais moi-même
seulement cinq ans. Vous dire comment j'ai été considéré à
partir de ce drame serait une façon de m'apitoyer sur moi-même,
qui n'est pas dans mes cordes. Ma mère est morte trois ans après
ce fait divers, qui avait ruiné sa psychologie et sa
crédibilité... Mon père fut délégué après l'enterrement, in
extremis, sur Vega, tout en étant rétrogradé dans ses
fonctions, devenant le dernier sous-fifre de l'ambassade. Mais
c'est bien fait pour leur gueule (ricana-t-il en chantant), par la
musique muette des neutrons asexués, toute cette clique, toutes ces
dynasties plusieurs fois centenaires qui avaient misé sur le
mélange des races en voulant en incarner la primeur, n'avaient en
vue rien d'autre que l'accroissement de leur propre prestige. Il
n'entrait pas une once d'amour dans ces fécondations de luxe, mes
amis, non; le projet cachait le besoin sordide d'être adulé,
envié, admiré, suivi peut-être, car une maffia d'obstétriciens
s'était déjà emparé du marché, et aurait reversé des subsides
aux premières dizaines de parents passés par leur clinique. C'est
l'horreur qui entoure ma naissance... Que voulez-vous, les mères
étrangères avaient été subjuguées à coups de cadeaux, de
promesses, de comédies, et vivre dans un beau quartier de la
capitale de toutes les Sphères n'était pas sans attrait, avec un
compte en banque quasi inépuisable. La vie s'est vengée d'avoir
été ainsi achetée aux fins de l'orgueil le plus abject, car aucun
de nous n'est fiable. C'est le projet d'épater la galaxie toute
entière, en promenant les nouveaux bébés comme des singes
savants, qui était à l'origine de ce rapprochement de sangs, dont
il aurait été facile, si les choses avaient bien tourné, de tirer
un profit considérable, ne serait-ce qu'en monnayant photos,
vidéos, documentaires, ne serait-ce qu'en vendant à des prix
exorbitants aux Nantis de toutes les Sphères des rencontres brèves
avec les nouveaux petits chéris bâtards, les merveilleux joujous
vivants... Aussi rares que chers à serrer dans ses bras. La nouvelle
race triomphale, riche de deux origines, aurait pu rapporter gros
lors de la première génération... Mais la mode n'a pas pris, et
ceux qui voulaient s'enrichir sur son dos ont été bien attrapés.
Après tout (le maître des basses œuvres s'intériorisa avec une
distinction naturelle qui nous surprit), je suis ce que je suis,
et ......comparé à n'importe quel larbin soumis à la pensée
sécuritaire, ou à n'importe quel affranchi aux ordres de la
Tentatrice éternelle au seins interchangeables, et qui se vautre du
matin au soir dans les plaisirs des sens, je suis un modèle de
sainteté, n'est-il pas ? Et de responsabilité, n'est-il pas ? Avec
en prime, une lucidité infaillible vis-à-vis de mon misérable
tempérament. Car je vous le confesse, j'aime soumettre, par
le comédon le plus humble de mon nez qui contient des milliards de
galaxies emboitées en gigogne où je vis à différentes échelles,
j'aime soumettre, mais c'est pour la bonne cause.
Il
arrêta sa tirade, et comme un comédien qui salue avec complaisance
lors d'un dernier rappel, il mit sa main sur le cœur, et nous
dévisagea avec ravissement. Le silence aurait pu lui donner un
avantage tactique déplaisant, et Altaïr riposta avec une clé en
caoutchouc:
—
Je
suis honoré de connaître un hybride (il parut impressionné et
compatissant mais sa sincérité ne sautait pas aux yeux), ne
serait-ce que pour la rareté de votre sang qui rend cette
rencontre exceptionnelle. Sachez, votre éminence, que je
suspends tout jugement à votre égard, et que je vous félicite
d'avoir craché le morceau sur votre origine. Je ne pouvais
pas laisser passer cette impression sans renier ma nature de
précognitif, et il nous fallait donc éclaircir le tableau,
je vous suis infiniment reconnaissant de ne pas avoir triché.
—
Je
suis un de ceux qui sont le moins ratés, plastronna le bouillant
ministre, et je n'ai rien à perdre à dire la vérité à ceux que
j'estime. Oh je sais bien que de très rares mélanges d'étoiles
ont parfois donné du bon, et qu'il existe bien mille hybrides
parfaitement viables dans toute la confédération, mais aucun à
partir de ma propre combinaison génétique. Quelques autres de mes
semblables sont internés, deux ou trois ont réussi dans les Arts,
et ne vivent que pour l'approbation de leur public sans quitter
d'une semelle leur médecin particulier, un charlatan beau parleur
qui les assassine de prescriptions médicales, bref ce sont des
drogués irrécupérables... Nous nous détestons cordialement, la
petite vingtaine qui reste, puisque nous nous renvoyons l'échec de
notre condition, mais quand l'un d'entre nous meurt — le plus
souvent par le suicide, nous rappliquons néanmoins à son
enterrement en quatrième vitesse, comme un seul homme, et nous
pleurons comme des mauviettes pendant l'office en nous tenant par la
main, nous sentant tous appartenir à la même famille maudite, mais
extraordinaire, géniale, incomparable, qui n'a jamais vu le quota
de la moindre série se produire, étant donné l'originalité
caractéristique de chacun de ses membres, inégalable par l'esprit,
la modestie et la compétence. Notre mentalité est abyssale, et
nous ne la contrôlons pas. Nous sommes la chair du paradoxe, mes
braves, les étoiles noires de la Vie, les anges du Chaos, les
apnéistes de la nuit pour lesquels aucun secret n'est jamais caché
assez profondément dans l'obscur. Nous sommes les amants
indéfectibles de ce qu'il advient, les prophètes attitrés des
catastrophes inévitables, et les thuriféraires des triomphes
interdits et impossibles. Nous sommes les guerriers de cristal
perdus dans les méandres des flots psychologiques filandreux, qui
s'affrontent pour s'arracher le pouvoir, le plaisir et la sécurité.
Nous sommes le fouet de Dieu...Quant à moi, je me sens le
chien fidèle du Président, certes délaissé mais qui — de temps
à autre (son visage large et intelligent s'éclaira) consent à me
promener dans le parc. Et oui, je suis le limier à qui le chasseur
donne à flairer les gibiers les plus dangereux, les anus des
complots les mieux orchestrés. L'échange est clair— Jepeuxtout
me demande l'impossible en échange de sa considération la plus
haute, bien que fort distante à mon goût. Voilà le tableau, mes
chers collègues. (Il frappa la table d'un coup sec, comme pour
la fendre en deux). Et je vous félicite d'admirer sans que je vous
le demandasse, le contexte poignant dans lequel je m'ébats pour la
gloire de la Confédération, qu'on appelle — dans ma famille —
la maison ! depuis si longtemps que la mémoire s'en est
perdue. Vous avez devant vous une des seules créatures qui obtient
des entretiens privés avec le Décideur absolu ! Et maintenant
dégagez et lisez votre ordre de mission, mes braves lieutenants, et
revenez demain à la même heure: j'ai un plan à vous proposer
pour avancer masqué.
Il
nous congédia d'un salut militaire atrophié, pressé d'affronter
seul la descente. C'était donc ça le secret des hybrides
galactéens, une sale tambouille génétique manquée, avec de
pauvres diables hors normes, dont Olytar Boox était sans doute le
représentant le plus accompli, le survivant le plus acharné. Pas
étonnant que l'affaire ait été étouffée, après l'oubli du
scandale du parricide, chassé du devant de la scène par de
nouvelles atrocités glanées aux quatre coins de la galaxie.
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13
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Nous
ne savons même pas nous-mêmes pourquoi l'Ordre a essaimé aussi
rapidement sur toutes les Sphères, peu après qu'elles ont rejoint
la Confédération. A moins qu'il n'y ait des constantes dans les
aspirations des humanoïdes, et qu'en dépit de nos différentes
espèces, la même chose nous anime, cela relèvera sans doute d'un
hasard contagieux. Mais après tout, pourquoi ne s'agirait-il pas
toujours de la même chose: de la chair consciente face à l'énigme
de la vie et de la mort, et du verbe qui dit je allègrement,
conjuguant indisctinctement les verbes haïr et aimer, avec une
certaine prédilection emphatique pour le verbe posséder ?
Kashalone
Freg Vujil, fondateur de l'Ordre sur Regulus, élu régent général
sur Cosmo, premier sherpa officiel issu de l'Ordre auprès du
Président de la Confédération ( 7864 de l'ère nouvelle).
Le
héros de ces mémoires sera différent pour chaque lecteur, et
c'est dans ce sens que j'ai sélectionné les épisodes de mon
existence, en prenant bien soin qu'ils présentent un jour varié,
qu'ils oscillent entre la fantaisie et l'horreur, entre le sérieux
et le futile, puisque je me suis rendu compte au cours de mes
nombreux voyages, que les contraires étaient proportionnels. J'en
ai tiré une sorte de haine abstraite pour tout ce qui est
nivellement, écrêtage, réduction, compression et découpage. Dès
le quatrième Dan, nous sommes considérés par nos supérieurs
comme des maîtres de l'holisme, capables de voir, percevoir, sentir
en permanence que tout se tient dans la réalité. Il n'existe
d'ailleurs aucune chance de parvenir à ce grade si l'esprit
conserve en tête qu'il existe des oppositons entre les choses. Nous
avons appris à distinguer, mais c'est à travers un long
apprentissage que nous avons su reconnaître toutes les couleurs
comme égales. Cela permet d'être à son aise dans toutes les
circonstances. Mais j'avoue qu'enfant je n'aimais que l'orangé. Par
la suite je me suis épris du bleu, puis du jaune. Pendant longtemps
j'ai détesté le vert. Puis, tandis que ma conscience progressait,
je me souviens exactement du jour où j'ai intégré le noir.
Jusque-là, je trouvais cette couleur sale ou menaçante, mais le
jour où je fus moi-même nettoyé jusqu'à l'âme des scories de
mon éducation, je fus ébloui par la pureté du noir. Je fus un
autre à ce moment-là. Entretemps, j'avais intégré le rouge et le
vert, mais cela n'avait pas eu l'effet formidable de la vision du
noir, qui représente pour moi le fait brut, la matière,
l'incontournable, au contraire du blanc dont la pureté est parfois
indécise ou perverse. Enfin, le jour où, sans le vouloir, je
trouvai belle la couleur kaki, ou caca de gallinacée, je sus que
j'avais intégré la Manifestation. Depuis, je mets toute mon
attention à parler des choses en respectant les proportions qui
existent entre elles. Il nous fallait donc du saignant en quelque
sorte, avec la dérive du jeu parfait, et le cas lamentable du
karcher qui tirait des aborigènes comme des lapins, et que je suis
parvenu à faire tomber. Cela devait être équilibré par une très
belle histoire, et voilà pourquoi j'ai choisi entre toutes
l'incursion sur Véga, avec le tirage du jeu liquide. Cela m'amène
d'ailleurs au véritable héros de ce livre qui n'est autre que le
temps lui-même, notre maître à tous, et que j'ai vu représenter
— alors qu'il est sans doute semblable à lui-même dans
l'Absolu, beaucoup de choses différentes selon les espèces et les
individus. Pour moi, il est mon Seigneur, je ne peux rien faire sans
lui, mais il me donne carte blanche pour l'utiliser à ma guise, ce
dont je ne me suis jamais privé. Je le considère comme un Etre,
car parfois je sens qu'il est content de moi, comme s'il sentait que
j'avais découvert quelque chose grâce à lui, ce qui accroît sa
majesté initiale. Oui, j'aime le temps mon maître et je suis son
esclave. Mais j'ai vu l'inverse bien souvent, des espèces qui se
font fort de domestiquer la suite des jours, et qui ne vivent que
dans le révolu. C'est le cas pour Sirius, mais sur la terre de mon
cher Altaïr, cette maîtrise est en quelque sorte intelligente, et
chasse le chaos ordinaire et la violence, tandis qu'un certain
bonheur incontestable remplit presque tous les habitants. Mais sur
Arcturus, le temps est une denrée comme une autre, une marchandise,
et toute personne incapable d'en tirer un profit quelconque se
trouve rabaissée au bas de l'échelle sociale. Le mensonge y règne
car il permet toutes les combines, toutes les astuces, toutes les
manœuvres qui emballent de petites choses mesquines dans de beaux
présentoirs où elles deviennent ainsi capitales, importantes,
primordiales. Le plus curieux est que ces deux systèmes
fonctionnent bien et, bien que différents dans leur forme, les deux
complètent l'usage extraordinaire et singulier que les Vegans font
de la flèche du temps. Car pour eux, le temps qui se déroule n'est
pas une grosse affaire. Il ne fait qu'alterner du favorable au
défavorable et vice versa, mais dans le fond, il reste le même,
immuable, inchangé, à l'abri des mouvements précipités que la
nature et la gravitation font subir aux créatures. Voilà donc de
quoi s'émerveiller, de la plasticité de cette chose que l'on
s'imagine changeante, mais qui demeure peut-être toujours la même
si les Vegans et les maîtres des Nombres ont raison. Et enfin, non
seulement ces trois modes d'utilisation du grand Mystère sont
compatibles dans des lieux différents, mais il existe aussi des
modes qui restent inimaginables d'une espèce à l'autre. Ainsi sur
Fomalhaut, les êtres sont captivés par ce qu'ils font et ne
possèdent guère de recul sur leurs actes et leurs sentiments, mais
il s'en tirent quand même fort bien, car finalement rien n'est
important pour eux. Leur versatilité triomphaliste est telle qu'à
plusieurs reprises la Confédération a voulu se débarrasser de
cette Sphère, mais elle envoyait des diplomates si brillants et si
légers que finalement nous étions contents de les garder, jusqu'à
la prochaine affaire où il s'avérait une fois de plus qu'ils
n'avaient pas respecté un contrat quelconque. Mais comme partout
ailleurs, certains indigènes veulent transpercer l'énigme de la
durée, et notre Ordre a donc pignon sur rue sur cette terre
également. C'est le centre le plus ouvert aux contacts avec les
autres, et il est devenu naturellement le lieu de rencontre général
lors des sommets intermondiaux de notre Ordre, une fois par siècle
standard. Ne jetons donc pas la pierre au temps adultère. Il nous
trompe, mais rien ne nous empêche de creuser au-delà de ce qu'il
représente — grosso modo — pour chaque espèce, ou culture. Et
pour terminer, comment ne pas nommer la tribu des Karvoplajs, pour
qui les règles l'emportent sur la vie, et qui condamnent à mort,
même des enfants, pour des broutilles ? Là aussi, le temps doit
représenter quelque chose de précis, et il est si facile d'en
faire un mauvais usage et d'être condamné pour cela, que les
meilleurs parviennent à s'enfuir avant l'adolescence, sur des
radeaux de fortune, et sans savoir ce qui les attend. Mais ils
préfèrent une mort probable à rester sous le joug de lois
écrasantes du matin au soir, d'autant que chacun est chargé de
surveiller, d'espionner tout le monde, et de le dénoncer au moindre
écart d'étiquette. Les rescapés parviennent dans des terres quand
même plus hospitalières après parfois plusieurs semaines, et sont
accueillis à bras ouverts, choyés et bientôt énormément
respectés. Mais leur île est tabou, et les continents plus évolués
la laissent de côté, d'autant qu'ils accueillent les meilleurs qui
auront pris le risque de s'enfuir. Et si vous trouvez que sa Majesté
le temps n'est pas encore assez souple, apprenez que sur Régulus,
rien n'est plus chic dans certains milieux que de « perdre son
temps ». Un oisif qui parvient à ne rien faire, ni lire, ni
se distraire, ni même réfléchir ou méditer, et qui prouve qu'il
est parfaitement inutile à la collectivité jouit d'un prestige
considérable. Ce sont en général des fils ou filles de familles,
qui n'ayant pas à travailler se consacrent uniquement à chérir
leur ego, à entourer leurs parents de prévenances, et qui sont
parfois plein de génie, car ils suivent tout ce qui se passe sans y
participer le moins du monde, comme si la réalité leur appartenait
de droit avec tout ce qu'elle comporte. Etrangement, beaucoup de ces
individus qui ne savaient pas quoi faire de leur temps, sauf
organiser des festivités régulières, et qui y étaient contraints
par leur milieu, devinrent des maîtres des Nombres conséquents,
après avoir trahi leur famille. Ils disposaient en effet d'une
ouverture exceptionnelle au mystère de l'instant, ouverture qu'il
suffisait d'orienter vers les principes. Voilà donc la vérité du
voyageur: tout est permis dans la Manifestation, tout peut s'y
produire, mais un jour ou l'autre, il faut choisir son camp. Etre du
côté du temps qui passe ou de celui qui ne passe pas.
Mais
quant à vous transmettre ce qu'apporte l'au-delà du temps, c'est
plus difficile. Sat Hamsa et moi-même nous nous sommes consultés
pour savoir si nous vivions la même chose dans le
supraluminique, et apparemment c'est oui, avec des nuances
seulement, dûes à notre différence d'origine ou d'évolution
intérieure. Passer dans l'impossible est indescriptible, ce qui
reste du moi est si ténu que l'on est souvent traversé par l'idée
que l'on va mourir dans les minutes qui suivent. Le corps se trouve
dans plusieurs endroits à la fois, et l'estomac refuse le passage.
Je ne me suis « habitué » à la chose qu'au septième
passage, dans la mesure où à partir de ce moment-là, j'ai conçu
que je n'en mourrai pas forcément. A la treizième tentative, j'ai
remis en question le principe et il s'en est fallu de peu que
j'abandonne, mais je suis sorti de cette épreuve grandi. Ensuite,
chaque incursion a été différente et moins mouvementée, sauf la
dix-huitième, avec l'énorme surprise d'avoir failli finir dans un
trou noir, à quelques parsecs près, et pendant la vingtième,
l'éternité m'a parlé, sans pour autant se révéler sous la forme
que connaissent les mutants de Véga. Le temps ? Je ne sais
pas ce que c'est. Un jour lui et moi nous nous quitterons, je ne le
remercierai jamais assez de m'avoir donné tout ce qu'il m'a donné.
Il s'est certes vengé de ma volonté de l'abolir grâce à la
contraction inoffensive de l'espace, en déréglant mon cœur un bon
moment, et même auparavant, le syndrôme de Carpenter avait
rendu ma vie difficile et triste, mais le jeu parfait a vu le jour
pour me sortir d'embarras.
Créer
peut-il être aussi le héros de ce livre ? Oui, bien sûr, si l'on
pense à mes premières impostures qui ont fait boule de neige, ou
si l'on s'arrête un moment sur les siècles qui ont été
nécessaires à l'élaboration de la grille de 12 du jeu liquide,
sans compter le travail acharné d'Ol Su Ji, qui a permis la
fabrication du Savitri. Quant aux nombreuses procédures d'éveil
mises au point par l'Ordre, certaines ont bien été inventées avec
amour, habileté, efficacité, avant d'avoir été polies par de
longues pratiques qui ont elles aussi permis de les améliorer. Je
souhaite donc vous donner envie de créer quelque chose qui vous
représente exactement aux yeux innombrables du temps souverain, et
que vous pourrez utiliser comme un talisman. Cela peut être
n'importe quoi, d'un poème innocent à une tasse d'argile façonnée
ou un bol de bois sculpté, cela peut être un tableau, ou vos mots
préférés calligraphiés après de nombreux essais infructueux. Ne
vous attendez pas à ce que le Temps réponde rapidement à vos
exigences, mais votre artefact personnel vous permettra de conserver
l'innocence de votre enfance, quand un doudou, un nounours ou une
poupée, symbolisait pour vous l'appartenance à la réalité, une
appartenance « qui valait le coup ». Je me suis fait ma
petite boite à musique avec des ressorts d'horlogerie en provenance
de Sirius, et j'écoute mon thème de temps en temps pour me
rappeler que j'existe vraiment, ce dont il m'arrive de douter pour
avoir abusé de la transvitesse.
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14
Les
certitudes sont les gouttes de pluie de l'eau de l'esprit.
Elles
sont inutiles dans le courant et indistinctes dans les nuages.
Barachal
Golax Laj, poète alphacentaurien.
Ni
Altaïr ni moi ne savions pourquoi nous avions confiance dans Olytar
Boox, mais le fait était là, rassurant, avec l'arrière-plan
vaporeux et indistinct du bureau du président manipulé par un
Arcturien. Aussi, nous nous rendîmes à sa convocation avec
enthousiasme, et sans doute pour finir de nous avoir à sa botte, il
ouvrit une porte dérobée dans son bureau et nous pénétrâmes dans
une grande salle de conférences occupée par pas moins d'une
quinzaine de personnes, en majorité d'origine de la planète mère.
Tout le monde se leva comme si Dieu en personne venait d'entrer, et
nous comprîmes que l'hybride voulait ainsi officilaliser son pouvoir
à nos propres yeux.
|
—
Voilà
deux maîtres des Nombres qui vont suivre cette affaire.
L'assemblée
nous gratifia d'un regard bienveillant, tandis que l'éminence, en
la désignant, déclama comme sur une scène, « messieurs les
mentors, voilà les plus fidèles gardiens de la « maison »,
parmi eux des ministres incorruptibles, des hauts fonctionnaires
reconnus, des historiens contemporains, des géopoliticiens hors
normes, presque des prophètes. Toutes ces belles personnes
fonctionnent autrement qu'avec la minable raison intellectuelle qui
ne voit pas plus loin qu'une circulaire, ils ont des dons intuitifs,
ou des capacités d'analyse panoramique confirmés, bref, ce sont
des humanoïdes qui n'ont pas pour habitude de se tromper. Ce qui
les met à l'écart des autres. Plus lucides, ils sont critiques
et prévoyants. Tous ensemble, nous devons protéger la maison,
n'est-il pas ?
Un
arcturien, d'ailleurs le seul, se leva, après avoir capté le
regard de l'organisateur.
—Mon
nom de code est Surya, et mon vrai nom est imprononçable, et vous
devez l'ignorer. Je suis ici pour la Confédération, et je suis un
traître. J'ai été gagné par les valeurs de la planète mère,
subrepticement, depuis que je suis venu assister notre ambassadeur,
en tant que traducteur assermenté, voilà déjà trente ans. Peu à
peu je me suis rapproché de l'esprit des étoiles, tout en
m'éloignant de celui de ma terre d'origine. C'est ainsi que j'ai
basculé, et que je suis devenu espion pour le compte d'Olytar Boox
il y a déjà sept ans. J'ai des révélations à faire, et que vous
me croyez ou non, peu importe, vous ferez comme si, car l'heure est
grave.
Il
respira longuement, s'assit pour cesser de nous dominer de sa très
haute taille, et regarda d'abord l'éminence, avant de dévisager
très rapidement chacun de nous.
—Sachez
tout d'abord qu'Arcturus n'est pas Arcturus. Nous avons pris le nom
de nos colonisateurs, hommes de très haute tenue, et au cours des
milliers d'années consécutifs à leur ensemencement culturel, nous
avons dévié vers le matérialisme éhonté que nous connaissons
aujourd'hui. Où est passée la véritable Sphère Arcturus ? Nous
n'en savons rien, des bruits courent qu'elle n'intervient plus dans
le destin des espèces mentales, suite à certains échecs, et
qu'elle se dissimule aux yeux de la Confédération. Nous prétendons
être beaucoup plus que ce que nous sommes, mais nous ne sommes que
des zolbadoriens, des imitateurs opportunistes sans aucun
génie propre, sans aucune intégrité, et nous le reconnaissons
dans les quelques cercles très fermés du Pouvoir, car enfin ce ne
sont pas nous qui sommes allés chercher ceux qui nous ont
instruits. Nous sommes une espèce qui doit tout à Arcturus, mais
qui s'est approprié son esprit pour le déformer. Certains pensent
que nous avons fini par les mettre dehors au bout de trois siècles
standard, d'autres qu'ils sont partis d'eux-mêmes, sans attendre de
mesurer les conséquences de leur atterrissage. Toujours est-il
qu'ils nous ont initié à toute la physique opérative, et que nous
nous sommes lancés corps et âme dans l'élaboration et la
construction de toutes sortes de machines pendant trois millénaires,
au fur et à mesure des découvertes naturelles. Nous en exportons
partout. Aujourd'hui, et depuis un siècle, nous sommes imbattables
en robotique, et c'est grâce à cela que nous nous infiltrons
partout... Voyez-vous ce que je veux dire ?
—Non,
protesta Altaïr, ne me dites pas que les réseaux informatiques du
Gouvernement sont des mouchards.
—Cela
pourrait être détecté, une machine sur cent seulement collecte
les informations à travers des fibrobugs d'une complexité
infinie, les techniciens étant des agents de renseignements,
évidemment. Mais tout cela est relativement récent, aussi, s'il y
a complot mes chers amis, il date d'une dizaine d'années, ce qui
correspond au changement de gouvernement sur ma planète. Quant à
mon compatriote qui s'insinue dans l'esprit du grand Chef, il n'est
en place que depuis deux ans, mais son pouvoir s'accroît de jour en
jour.
Une
femme se leva à son tour, et prit la parole.
—Je
suis la porte-parole de l'Ordre des Chiffres, et en tant que telle,
j'ai eu vent, Amiral, de votre voyage sur Vega, et n'ai pas perdu
une minute depuis l'arrivée de la représentante des mutants. Vous
lui aviez confié l'oracle pendant le retour, et nous savons donc
que le signe « machine » marche main dans la main avec
celui du Mensonge. Nous devons trouver le signifié, et nous avons
un plan.
Elle
désigna du menton un participant en face d'elle. Un homme encore
assez jeune se leva, dont je ne pus me rappeler la planète
d'origine, et qui se présenta comme géopoliticien galactique,
employé au ministère de l'Interieur.
—Mes
amis, je connais une personne de mon espècce tout-à-fait
remarquable, une jeune femme, à vrai dire une princesse. Dans cette
lignée, les femmes se transmettent des dons de voyance et elles
sont donc toutes systématiquement employées, avec les égards dûs
à leur rang, dans les divers gouvernements de notre Sphère. Depuis
un siècle, il arrive que certaines changent d'étoile et mettent
leur talent au service d'hommes de pouvoir estimables, en qui elles
ont confiance. J'en ai parlé à Olytar Boox, « le chien de
garde de Jepeuxtout », comme il se désigne lui-même, et il
m'a donné son feu vert... Nous voulons, cher Altaïr, que vous
tiriez les vers du nez de la princesse Omlapur Fussawaï de
Kavor, sur le signifié de « la machine », et vous
pouvez certainement y parvenir.
Mon
subordonné ne savait plus où se mettre, et me lança des regards
interrogatifs violents. Fidèle à son espèce, il se mit à
transpirer comme une serpillère qu'on essore, et lança cette pique
en criant presque:
—Et
si j'échoue ?
—Nous
trouverons un autre plan, dis-je pour le calmer, et m'assurer de sa
collaboration.
Boox
m'approuva avec un sourire en coin. Une autre personne se leva, un
vieillard de la planète mère, puant de dsitinction, dans un
costume en soie rose de galmistar de Fomalhaut, que seuls
quelques richissimes héritiers peuvent s'offrir, des lunettes en
écailles de tatelfil sauvage, les plus chic, et des gants
blancs sur mesure, d'une finesse impensable, qui serraient une canne
au pommeau d'or représentant un chat aux yeux d'émeraude. Il
n'était sans doute jamais sorti du carré Magique, le quartier le
plus riche de « Cosmo », où l'on compte dix employés
de maison par habitant en moyenne. Très fin de race, au genre
sexuel incertain, au charme désinvolte, avec cette intelligence
sucrée de ceux qui se font toute leur vie en sachant jouer de ce
que l'on attend d'eux, il était plus que probable qu'il ait grandi
en apprenant simultanément cinq ou six langues de Sphères
différentes... Personne, sauf peut-être un Sat Hamsa ne pouvait
s'identifier à la perception qu'un énergumène pareil pouvait
avoir de la vie, tant il en avait été protégé. La crème
de la société sur des millions de parsecs, une culture multimondes
espoustouflante, et sans doute des « amis » très haut
placés sur plusieurs planètes, avec qui échanger des bibelots
précieux. Savait-il seulement que la matière existait ? Peut-être,
à la réflexion, dans les vins et sous forme liquide.
—J'organiserai
un dîner chez moi, Altaïr, la princesse aime rencontrer des
humanoïdes d'origine différente. En tant que réceptif, vous
devriez assez vite sentir comment gagner sa confiance, lui expliquer
l'importance de l'oracle, sans pour autant lui faire comprendre
qu'il s'agit du Président. Etant donné ses dons, elle devrait vous
mettre sur la piste inconditionnellement, et si elle n'y parvient
pas, vous pourrez lâcher du lest petit à petit. Après tout, cela
ne serait pas grave si elle était mise au courant du complot, elle
serait de toute façon de notre côté, mais il vaut mieux y aller
mollo, acheva-t-il avec une pointe de condescendance si
méprisante qu'elle me donna envie de le gifler devant tout le
monde.
—A
une condition, s'exclama l'homme de Sirius. L'amiral devra
m'accompagner, et si j'échoue, je refuse de porter le chapeau.
Cette idée n'est pas de moi. Si elle est (il eut une grimace de
dédain fort convaincante)... foireuse, mon intervention sera
inutile, et je refuserai d'endosser la responsabilité de cet échec.
—Ça
va, ça va, dit une femme entre deux âges en plaisantant, assez
prétentieuse par tous ses aspects mais qui attirait l'oeil, on sait
que tu viens de Sirius, mon bel ami. Tu pourras raser les murs à ta
guise, mais ce seront ceux que nous t'indiquerons.
Un
rire discret ne fut pas partagé par tous, et Olytar crut bon
d'intervenir:
—Kouchijar
Garwan Gaw était la première femme du Président. Elle reste en
contact avec lui, et l'espionne pour mon compte. Son rôle est
capital dans notre affaire...
La
femme du monde eut un petit rire rauque et sortit un paquet de
Mordélice, qu'elle n'osa pas pour autant entamer, après le regard
noir que lui envoya l'éminence. Pour le reste, nous passâmes
encore une heure à faire connaissance les uns avec les autres,
empreints d'une curiosité conviviale et sincère. Boox,
l'inégalable Boox, régnait sur son petit monde secret dévoué à
la « maison », mais il devenait de plus en plus clair que
personne ne le craignait vraiment.
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15
Ceux
qui utilisent le mensonge pour son efficacité, n'ont jamais vraiment
essayé la vérité à sa place, ou pas assez longtemps pour se
rendre compte qu'elle lui est infiniement supérieur, car elle reste
dans le cours homogène de la réalité, au lieu de le déchirer, ce
qui se retournera un jour ou l'autre contre l'affabulateur, puisque
la vie se meut d'un seul tenant tandis que le mensonge la découpe en
tranches, comme une vulgaire saucisse.
Imlac
kad Fu.
Nous
arrivâmes devant une magnifique propriété, et présentâmes à
l'entrée notre invitation. Nous reconnûmes alors un parcmulti,
composé d'arbres venant de plusieurs Sphères, dont l'incomparable
kaloustir d'Aldébaran aux fleurs transparentes et au parfum
euphorisant, espacés d'une dizaine de mètres, sur un tapis de gazon
dru et élastique. De petits groupes en tenue extravagante, et sans
doute de la dernière mode, avec des chapeaux qui servaient
d'ombrelles pour ces dames, s'étaient formés sous chaque arbre, et
en nous rapprochant du manoir en marbre, nous vîmes une longue table
dressée pour une trentaine de couverts. La nuit était presque là,
et le temps d'observer tout ce beau monde, l'esthète agé arriva
jusqu'à nous, et voulut nous montrer l'entrée de sa demeure. Nous
le suivîmes et comprîmes pourquoi. « Mon arrière-grand
père », désigna-t-il pompeusement le personnage d'un tableau
fidèle, qui n'était autre qu'un ancien président de la
Confédération, Jatoon Balak Vröf. « J'espère que vous en
avez entendu parler, amiral » lança-t-il sur un ton de
reproche.
— Vous
savez donc que je suis « vieux », dis-je, et que je l'ai
rencontré lors d'une conférence de l'Etat-Major ?
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— Vu
ma situation, Joko Banistar, je connais tous ceux et celles qui ont
eu le privilège de recevoir le traitement de longévité. Pour ma
part (il sembla enfin avoir des sentiments humains en affichant de
la tristesse), pour ma part, il m'a toujours été refusé, et je
n'oserais pas me lancer dans une contrefaçon, elles sont toutes
dangereuses. Encore quelques années et puis flop flop flop,
ricana-t-il.
—Oui,
le secret a été farouchement gardé, mais dites-vous bien, très
cher, que certains effets secondaires sont diffciles, et que tout
n'est pas que profit dans cette affaire. J'ai pas mal souffert les
mois consécutifs, et il m'est même arrivé de regretter d'avoir
goûté la chose quand des « retours de manivelle »
s'effectuent, avec des attaques fulgurantes de la mort... alors ne
m'enviez pas trop, d'autant que votre vie vaut largement la mienne,
vous avez dû en voir de belles dans votre famille !
—Pour
nous maintenir en haut du pavé après la mort du Président ? Nous
avions suscité une telle jalousie que mon grand père passa une
vingtaine d'années à défendre la mémoire de son père devant les
tribunaux. C'était parait-il, assez cocasse dans le fond, parce que
Jatoon avait été le président le plus apprécié depuis un
siècle, mais le gratin lui en avait voulu d'être aussi populaire
et d'avoir supprimé quelques privilèges pour les plus hauts
placés. Quant à moi, je me suis contenté de profiter de la
situation, je n'ai aucun talent particulier, sauf celui d'être un
faire valoir pour les nouveaux riches, et figurez-vous, cher amiral,
mais ne le dites à personne ! S'esclaffa-t-il, que certains paient
... cher (il me lança un clin d'oeil de vieux baroudeur) pour
s'afficher en ma compagnie... C'est que mes frais fixes d'entretien
sont colossaux, ne serait-ce que les salaires des six jardiniers qui
veillent aux trésors végétaux que mon ancêtre avait rassemblés.
Il
éclata d'un rire franc et mélodieux et nous entraîna vers le
dîner qui s'avançait.
—Chers
amis, lança-t-il, alors que les convives se tenaient debout à leur
place, ce soir nous avons trois invités de marque, que je me
félicite d'avoir sous la main en même temps. Tout d'abord,
on ne présente plus mon très vieil ami, qui m'a fait sauter sur
ses genoux quand j'étais petit, l'amiral Joko Banistar Narak, le
pilote le plus célèbre de la Confédération, médaillé de
l'étoile unique, un ainé très respectable, bénéficaire de
plusieurs rallonges vitales, ce qui en fait une mémoire et une
légende vivantes...
Une
petite salve d'applaudissements me fut dédié. « Et je lui
laisse présenter le voyageur de Sirius qui l'accompagne. »
Pensant
au succès de la mission, dans un monde aussi snob, elle ne pourrait
réussir que si mon subordonné était lui aussi considéré comme
une vedette, à laquelle mon prestige ne ferait pas d'ombre, et
c'est sans aucun scrupule que je lâchai:
—Nous
avons parmi nous ce soir le prince Altaïr Bor, venu vérifier par
lui-même la belle réputation dont jouit Galactée sur sa terre
d'origine. C'est un savant dilettante, qui se fait fort de devenir à
la longue un connaisseur averti des Sphères les plus
représentatives de la Confédération. Diplômé en langues
extérieures, docteur en anthropologie comparée, il vient se
parfaire dans le steam, le jargon du Carré d'or et des
puissants de cette galaxie.
Altaïr
arbora un air si gêné que tout le monde en déduisit qu'il
l'affectait pour paraître humble. Puis l'héritier désigna la
personne qui se trouvait entre mon subordonné et moi-même.
—Et
enfin, nous avons la chance de recevoir la princesse de Draco,
Omlapur Fussawaï de Kavor, venue elle aussi goûter les plaisirs de
« Cosmo », avant de peut-être s'y installer comme
précognitive libérale ou assermentée. La princesse, comme
toutes ses ancêtres, voit les bifurcations insoupçonnées du
destin, mais n'intervient que dans les cas déséspérés. La vie
restant souveraine à bien des égards, ne lui demandez donc pas la
date de votre prochain coup de foudre ou celle qui fera de vous une
héritière richissime, elle n'est pas là pour ça...
Il
resta le bec dans l'eau une minute, les rires escomptés n'arrivant
point, tandis que tous dévisageaient la princesse avec envie ou
jalousie, dégoût ou étonnement.
—
Vous
comprendrez tous que l'amiral et Omlapur ont des choses importantes
à se dire, car mes deux invités sont de la trempe à faire
bifurquer l'itinéraire du temps lui-même, et je suis heureux de
les réunir ici, dans ce temple qui est l'ancien siège de la
Présidence de la Confédération, et j'en profite donc pour honorer
la mémoire de Jatoon Balak Vröf.
Petit
silence solennel...
C'était
bien joué. La princesse ainsi encadrée, nous allions voir ce
qu'elle avait vraiment dans le ventre. Mais nous attendîmes la
moitié de la soirée pour lui mettre la puce à l'oreille. Tout
d'abord la nourriture était fabuleuse, avec deux plats mulitmondes
à se damner, dont le trashkacel aux seize épices et aux six
saveurs, qui agrémentaient un assortiment de crustacés minuscules,
une sorte de plancton assez dense venu des océans les plus purs de
Fomalhaut, cru, mi-cuit et grillé, ce qui permettait à chacun de
se faire le mélange le plus approprié à son goût. Il aurait été
idiot de gâcher son plaisir par de longues conversations, car le
dosage des poudres et des sauces exigeait une concentration
soutenue. D'autre part, il fallait laisser les vins agir à leur
guise, pour faciliter la convivialité, qui n'est pas toujours
acquise ipso facto entre humanoïdes d'espèce différente.
Si l'on acceptait la peau transparente de la princesse, et de voir
son réseau sanguin à l'oeil nu, elle avait tout d'une beauté,
mais si la vision des circuits intérieurs dérangeait par trop
l'oeil, cela ne facilitait pas le contact. Je ne savais donc pas
comment Altaïr réagirait, mais il prenait sa mission très à
cœur. Tandis qu'il commençait à intéresser sa voisine à
l'oracle, je crus bon de réclamer de faire partie de la
conversation, et quand elle me dit:
—Oh,
comme c'est intéressant, interpréter une divination de Véga, ça
alors, quelle chance pour moi...
Je
ne pus que l'encourager.
—Comme
j'aimerais en savoir plus, dis-je, rien ne me passionne davantage
que les vérités qui échappent à la raison, je vous en prie
Princesse, je vous saurai gré d'accueillir la demande du Prince
Altaïr, que je tiens en grande estime.
Ce
dernier prit le ton le plus léger possible, pour ne pas attirer les
soupçons d'un traquenard, et il dit seulement,
—C'est
étrange non, que seule la patience puisse venir à bout d'un
mensonge consolidé par une machine !
—La
patience, je vois ce que c'est, le mensonge aussi, naturellement,
mais la machine... Ce serait elle qui empêcherait la résolution du
problème, n'est-ce pas ? Un mensonge se découvre, mais avec cette
machine qui le couvre... La voyante ne put s'empêcher de se
mordiller ses lèvres, qui ressemblaient à des chrysalides opaques.
Altaïr
avait sans doute perçu une certaine vanité chez la princesse, et
il décida de la provoquer tout de suite pour qu'elle s'engage plus
loin:
—Peut-être
que nul n'est capable de déchiffrer une telle énigme, chère
Omlapur, les Vegans sont connus pour être des humanoïdes à part,
il se peut que cela n'ait de sens que pour eux...
—Vous
doutez de mes dons, Prince ? Répliqua-t-elle, piquée au vif.
—Pas
du tout, bien au contraire, ce que je voulais dire seulement c'est
que les données sont peut-être insuffisantes pour que vous
puissiez les manifester. Même le meilleur tireur manque une cible
invisible, que je sache.
C'était
le moment d'intercaler quelque chose.
—Pour
tout vous dire, chère Princesse, dis-je sur un ton velouté et
discrétionnaire, il s'agit d'une affaire d'Etat sur laquelle nous
ne pouvons pas révéler grand chose, malheureusement. A tout
hasard, si vous voulez contribuer à la résoudre, tant mieux, mais
nous avons beaucoup d'autres clés pour y parvenir, et cet oracle
est en quelque sorte « la cerise sur la gâteau », rien
de plus.
—Messieurs,
vous m'êtes fort sympathique tous les deux, et connaître un prince
étranger me va droit au cœur, cher Altaïr, si vous acceptez une
soirée avec moi demain, je veux bien essayer de voir...
Mon
subordonné se mit à rougir, se voyant déjà « passer à la
casserole », mais il avait lu quatre fois l'ordre de mission
avec délectation, et il était clair qu'il allait faire le
nécessaire pour obtenir le renseignement.
—Chère
Princesse, bien entendu, ce serait un plaisir et un honneur... quand
vous voudrez.
—Dans
ce cas, minauda-t-elle en nous regardant alternativement, dans ce
cas, je vais plonger dans la trame quelques secondes.
Concentrez-vous tous les deux s'il vous plaît.
C'est
au bout de deux minutes seulement qu'Omlapur nous annonça avec un
petit rire espiègle:
—cette
machine, messieurs, cette machine veut se faire passer pour un
humanoïde... C'est tout ce que je peux vous dire...
—Un
clone ou un robot, protestai-je, sur ma faim.
—Plutôt
un robot, cher amiral, c'est très surprenant, jusqu'à présent
aucune machine n'a été confondue avec un être de chair et de
sang, n'est-ce-pas ?
—Effectivement,
mais tout arrive, c'est la loi du temps qui ne s'arrête jamais.
—Vous
aussi, vous voyez les choses comme cela, Joko Banistar ?
—Que
voulez-vous dire ?
—Que
vous croyez que le temps est chargé de faire advenir
l'impossible ?
—Exactement,
je ne vois pas à quoi il pourrait servir d'autre.
—Nous
sommes de la même veine, amiral. Je suis heureux de vous avoir
rencontré. L'héritier Vröf n'est peut-être pas très enraciné,
mais c'est un génie quand même, c'est très sincèrement qu'il
aime provoquer des rencontres qui sans lui, seraient restées de
l'ordre purement aléatoire.
—Cette
âme a choisi son incarnation, dis-je, très sûr de moi. C'est une
âme joueuse et très développée, mais qui se refuse à faire le
grand saut vers le Principe.
—Ne
risque-t-il pas de régresser ?
—Il
sentira sa mort venir, c'est certain, et dès lors il rattrapera le
temps perdu. Il passera sans doute ces dernières années reclus, en
pure méditation, refera le parcours de sa vie à l'envers, et
prendra une distance infinie aussi bien sur ses bévues que sur ses
exploits, aussi bien sur ses fautes que sur ses moments de vérité.
Il finira bien par décanter...
—La
Manifestation est vraiment folle, Banistar.
—Complètement,
ma chère amie. Vingt-deux espèces toutes différentes en surface,
et qui déforment le psychisme universel chacune à sa guise pour ne
pas faire comme les autres, et qui se connaissent, se détestent et
s'apprécient quand même, huit autres nouvelles en arrière-plan,
sur lesquelles nous ne savons pas grand chose, sinon que le temps et
la mort les possèdent elles aussi...
—Si
nos âmes ne voyagent pas, cela n'a aucun sens, n'est-ce pas ?
—Il
est vrai que pour moi, la seule chose qui rende homogène cet
hallucinant décor de l'existence humanoïde, c'est ce qu'on trouve
en coulisses, la Présence inconditionnelle, l'âme qui va et vient
et apprend, qu'elle le veuille ou non !
—Mais
pourquoi la chose est-elle tue ?
—Parce
que le Principe doit bien commencer quelque part à se retrouver
lui-même, et il passe par la nature, qui se veut souveraine. Puis
par le mental, qui se veut souverain. Pourquoi le temps devrait-il
ressembler à l'éternité, cela n'aurait aucun sens. Il n'y a pas
moyen de se trouver si l'on ne se sent pas perdu.
—L'errance
a donc force de loi ?
—Le
chaos est-il la règle ?
Renchérit
Altaïr, partagé entre l'ivresse de ses sens et la mémoire de son
espèce, tandis qu'il devait commencer à trouver un certain charme
à la créature transparente qui l'avait renseigné, celui du fruit
défendu.
—Ma
chère Omlapur, conclus-je, voudriez-vous bien accepter que je vous
intronise dans l'ordre des Chiffres, je crois que ce serait une
place qui vous irait très bien.
La
jeune femme resta bouche bée quelques instants, avant de fermer les
yeux comme un petit félin qui va se mettre à ronronner.
—Vous
aussi êtes devin, Amiral, et je vous en conjure: cessons cette
comédie. Je suis supèrieure de l'Ordre sur ma Sphère, et je suis
ici en mission secrète, mais il est vrai en revanche que je vois ce
que les autres ne peuvent voir. Je ne suis pas plus princesse
qu'Altaïr n'est Prince, mais
—Dans
le monde des egophiles, il faut savoir montrer patte
blanche, dis-je à voix basse.
—Peut-être
que personne n'est dupe, murmura Altaïr, qui vivait un grand
moment, maintenant que les masques tombaient et révélaient une
complicité merveilleuse et inattendue.
—Peut-être
bien, dis-je contrit, de toute façon toute cette clique préfère
s'imaginer que vous êtes de haute naissance. S'ils sentent que
c'est un mensonge, ils l'apprécient, croyez-moi, et cela ne change
rien: le spectacle continue... Les égophiles vivent
dans une sorte de doublure de la réalité, dans laquelle le
mensonge joue un rôle considérable pourvu qu'il soit plaisant,
séduisant, opportun et qu'il ne fasse de mal à personne. On peut
reprocher ce qu'on veut aux egophiles, dis-je sur un ton professoral
pour marquer le sérieux de cette allégation, mais il y a une chose
qu'il faut leur reconnaître, ils ne sont pas malveillants tant
qu'on ne leur marche pas sur les pieds. Car enfin, « Cosmo »
est quand même le seul endroit de la galaxie dans lequel le
jugement de valeur n'a pas sa place, sauf s'il touche, je le
concède, la pingrerie.
—Oui,
je ne me sens pas jugé ici, depuis que j'y suis venu, par aucune
étoile, mais je ne vous cacherai pas que si je diminuais mon train de
vie...
—Quelle
société est à l'abri de tout travers ? A part Vega, peut-être,
et encore, puisque jamais personne ne se décarcasse pour quoi que
ce soit...
Lança
Altaïr.
—C'est
un peu comme chez vous, trancha sèchement Omlapur, en vrillant son
regard mauve dans les prunelles de mon lieutenant, je ne sache pas
que sur Sirius quiconque mouille sa chemise...
—Pour
le moment, personne n'a eu besoin de le faire, expliqua le jeune
homme — souriant, en faisant tourner amoureusement le vin dans son
verre, ce qui m'amusa, car je ne l'avais jamais vu aussi naturel,
alors qu'il était aux abois un quart d'heure auparavant. Le vieil
esthète savait ce qu'il faisait. C'était du Gamaron rubis de
Fomalhaut, dont j'avais bu quelques bouteilles au cours de mon
existence, quand j'étais invité chez quelque égophile
d'une Sphère ou d'une autre. Je reconnus le goût incroyable après
une brève concentration, que dix pages d'évocation ne rendraient
absolument pas. Connu pour être le meilleur moyen « de perdre
la boule », et de se retrouver au Casino à dilapider sa
fortune sans le faire exprès, à moins qu'on ouvre son coffre-fort
avant de partir dans la rue distribuer bijoux, grosses coupures, et
certificats de propriété aux premiers venus. Ce breuvage était
judicieusement rationné, chacun avait eu son petit verre unique —
la dose parfaite de dix centilitres, mais trois autres récipients
en cristal sculpté s'offraient pour être remplis à la demande
d'autres boissons, toutes aussi fastueuses les unes que les autres,
dont le Shtalamvik, mélange sournois d'herbes hallucinogènes
fermentées et d'alcools secs provenant de plusieurs étoiles, et
qui conférait pendant quelques instants un sentiment de
toute-puissance tranquille et absolue. (Le fin du fin était
d'en boire une mortdélice aux lèvres, mais on risquait par la même
occasion de se suicider au sommet du high, convaincu d'avoir
créé l'univers, et de devoir repartir à zéro après le geste
fatal, sous forme de big-bang, — dixit les archives secrètes
du Carré Magique, disponible à la bibliothèque de l'Ordre, dans
le rayon Histoire des coutumes des maîtres du Monde.)
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16
Nous
avons toujours rêvé de trouver une espèce pensante dans une forme
loin de la nôtre, mais pour le moment nous avons fait chou blanc.
Cependant la peur de l'alien venu d'outre-espace nous fait concevoir
des insectes géants prédateurs, ou des serpents qui parlent, ou des
méduses gigantesques vivant à l'air libre, venant tous nous
dévorer, en nous déchiquetant ou en nous absorbant à même leur
épiderme. Cela prouve à quel point nous doutons de la Conscience,
et à quel point nous nous imaginons la nôtre meilleure. Cependant,
nous ne savons pas assez de choses sur la réalité pour exclure
totalement cette hypothèse. Nous mangeons bien des quadrupèdes
herbivores, ce qui n'est pas loin du cannibalisme si nous y
réfléchissons. Alors pourquoi ne pas nourrir une espèce affamée
par son voyage, incapable de voir le Semblable dans l'humanoïde,
tiraillée par la faim, pour laquelle nous représenterons ce que les
braves alchourams qui mâchent leur herbe tranquillement,
représentent pour nous, de la viande et non pas de l'esprit. Ce
serait un juste retour des choses, et la vengeance des espèces
nobles que nous avons sacrifiées à notre gourmandise éhontée
depuis la nuit des temps.
Noon
Baltor Fiwa, Mémoires d'un président.
Nous
étions tranquillement attablés le lendemain dans l'office de notre
centre, quand soudain nous fûmes mandés dans le petit salon
d'accueil. Un novice le quitta, tandis que nous fûmes toisés par un
Arcturien, se prétendant un agent du Gouvernement, qui nous
apostropha sur un ton presque menaçant, en nous demandant ce que
nous avions fait la veille. Je ne fus pas impressionné, mais Altaïr,
une fois de plus, ne savait plus où se mettre, et de la sueur perla
nonobstant à son front, tandis qu'il quémandait du regard, de mon
côté, quelle contenance prendre. Nous étions l'un et l'autre férus
du code stratégique rapide, aussi comprit-il le geste qui consista
pour moi à me gratter la paupière gauche. Je lui enjoignais ainsi
de prendre la posture du tigre repu, celle qui consiste à faire le
dos rond, à refuser toute implication dans le discours de l'autre, à
regarder l'interlocuteur comme une bête curieuse à laquelle on ne
doit rien. Quant à moi, j'étais à mon aise, puisque cette
intrusion pouvait être l'indice que nous nous rapprochions du but,
aussi demandai-je à voir l'accréditation du visiteur, sans me
démonter. Il monta sur ses grands chevaux quelques minutes, évoqua
une arrestation possible, mais je ne bronchai pas, tandis que le
cinquième Dan commençait à afficher de la peur. C'est alors que
l'Arcturien éclata de rire, et enleva son masque de similipeau.
C'était Boox, incarcéré dans une cuirasse moelleuse pour
l'étoffer, qui nous montra avec délectation des prothèses-échasses
sophistiquées, qui lui permettaient d'avoir l'air du double de sa
taille. Naturellement, le faux prince de Sirius fut soudain submergé
par la honte, et quelques larmes se dessinèrent sur son visage
encore pâle.
— C'est
une erreur impardonnable, dit-il, sur un ton neutre, je mérite
d'être rétrogradé d'au moins deux dan, j'aurais dû flairer la
supercherie sur le champ, par le cheval fou qui chevauche la mort.
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—Ne
le prenez pas mal, dit Olytar, je n'ai pas voulu déliberemment vous
infliger une leçon, mais maintenant vous le savez, la peur paralyse
vos dons, vous en tiendrez compte à l'avenir, cela va de soi.
—C'est
à cause de cette carcasse génétique pourrie, je ne suis pas comme
ça, au fond de moi, mais tous ceux de ma race perdent leurs moyens
dès qu'ils ne contrôlent plus exactement une situation, et j'en
fais encore les frais. La prochaine fois, par pitié, que le rat qui
dévore la nuit me permette de naître sur Véga.
—Cessez
de vous culpabiliser, dis-je avec emphase et autorité, sinon vous
n'en sortirez jamais. Croyez-vous que mon espèce soit mieux
appréciée que la vôtre ? Allons donc, elle ne monte pas sur le
podium convenu, et je m'y suis fait. Chaque étoile développe ses
qualités propres avec les inconvénients correspondants, et
franchement, Sirius n'est pas la moins bien lotie.
—Que
devrai-je dire, s'écria joyeux l'éminence, moi l'hybride maudit !
Oui, transformons notre souche si nous le pouvons, avec l'aide du
Grand Invisible. Ce débat enfantin est clos, Altaïr, où en
sommes-nous donc ?
J'agitai
la sonnette de service et un novice nous apporta très vite un
service en porcelaine, avec du thè bleu et des dattes du désert de
Dune.
—Cette
petite est charmante, vraiment, votre éminence, et elle nous a
fourni un renseignement précieux, dis-je comme si de rien n'était
en mettant ma tasse à la bouche — juste pour avoir le
plaisir de le voir s'impatienter.
—Vous
avez le signifié du signifiant ?
On
aurait dit un petit garçon réclamant une crème glacée.
—Affirmatif,
5 sur 5, dis-je en me concentrant sur ma tasse.
—Alors
qu'attendez-vous, Narak ?
Il
s'était retenu de monter le ton, mais ça le démangeait.
—Que
vous nous disiez pourquoi vous êtes arrivé ici déguisé, votre
éminence.
—Voyons,
mes braves, c'est juste pour me grandir, et m'entraîner à pieger
le sherpa félon. Mon accent était-il convaincant, par la
tentatrice éternelle ?
—Il
était parfait, justement, sinon j'aurais compris la supercherie, se
plaignit Bor. Votre masque et vos gants également, de l'extérieur
c'est à s'y méprendre, et en plus vous aviez le ton !
—Voilà
un des seuls avantages d'être un hybride, nous sommes des
imitateurs hors pair, c'est dans la peau, nous nous faufilons dans
les grooves des autres, et les comprenons de l'intérieur.
Donc, qu'a révélé la voyante de Draco?
J'envoyai
à mon subalterne un petit coup de menton, et il comprit qu'il avait
carte blanche:
—Mon
cher Olatyr, nous sommes sur une piste. Le sigle de la machine
sur le bâton de pouvoir signifie qu'une « machine »
essaiera de se faire passer pour un humanoïde. La princesse de
Kavor est formelle là-dessus.
—Par
l'éternel Retour, il ne nous reste plus qu'à la dénicher, cette
satanée mécanique. Seuls les Arcturiens peuvent se permettre une
telle manigance, Pégase serait techniquement capable, mais ne se
permettrait pas.
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—J'ai
mon idée là-dessus, dis-je avec cet aplomb rare que je ne
manifestai que dans les grandes occasions. Je crois que les
Arcturiens nous font passer un test. Ils vont sans doute remplacer
le Président par sa copie conforme cybernétique... Si nous nous en
apercevons rapidement, ils nous féliciteront et nous présenteront
les documents attestant qu''il s'agissait là d'un exercice de
sécurité, destiné à évaluer notre perspicacité, tandis qu'ils
affirmeront avec le culot qui leur est propre, qu'ils étaient à la
veille de nous « mettre le nez dans notre caca » en
nous révélant l'imposture. Et ils se targueront d'avoir traversé
nos défenses, révélé nos points faibles, et d'avoir prévenu le
danger en le simulant. Si nous mettons du temps à nous rendre
compte que le Président est un robot, ils auront profité de
l'occasion pour prendre des décisions les favorisant, et ce sera
diffcile de les abroger. Ils quitteront la Confédération en
claquant la porte, et en nous accusant par dessus le marché, de les
soupçonner de traîtrise. Et enfin, peut-être qu'ils ne souhaitent
pas que nous nous rendions compte de la substitution, auquel cas la
Confédération serait dans de beaux bras et en leur seul pouvoir
pour une période indéterminée, si l'artefact sosie demeurait au
pouvoir.
—Comment
en êtes-vous venu à cette hypothèse, par la mort de la nuit,
s'inquiéta Boox, sur un ton amer.
—Oh,
je ne dis pas que c'est la bonne, mais qui d'autre pourrait parvenir
à créer une copie conforme mécanique d'un humanoïde !? Il n'y a
qu'Arcturus. Et quel humanoïde mérite-t-il d'être remplacé par
un robot aux ordres d'une Sphère arrogante, si ce n'est le
Président ? Enfin, malins comme ils sont, ils seront capables de
récupérer la découverte de leur plan, s'ils suivent la procédure
que je viens d'indiquer. « Nous voulions vous montrer à quel
point le Pouvoir était vulnérable, nous allions vous révéler le
pot-aux-roses au moment où vous l'avez fait vous-mêmes !»
—Ma
foi, Banistar, vous m'en bouchez un coin, par la Source intarissable
de l'erreur révélatrice qui me donne soif de nouvelles illusions
bientôt crevées comme des comédons trop mûrs, je vais réfléchir
où peut se trouver l'artefact sosie. Priorité à cette
excellentissime hypothèse, digne d'un stratège qualifié, bravo
Joko !
—Le
mérite en revient à la petite Omlapur Fussawaï de Kavor, et, je
le crains, au mélange précieux des vins que j'avais mis au point
hier soir, pour profiter de cette soirée exceptionnelle. Ce fut le
flash, mes amis.
—Peut-être
que la princesse me révèlera ce soir où chercher, si je suis à
ses ordres, minauda Altaïr, qui se mit à rougir et transpirer en
même temps. Mais nous pourrions également tendre un piège au
sherpa, proposa-t-il tout guilleret.
—Allez-y
mon brave chevalier de l'espace, je suis tout ouïe, et je vous
apprécie lieutenant Bor, n'en doutez pas, en dépit de votre
naissance aussi ratée que la mienne, n'est-il pas ?
Le
jeune maître des Nombres s'amusa de cette réplique avant de
poursuivre, presque paternaliste, ce qui étonna le ministre des
basses œuvres:
—Olatyr,
je crois que vous devriez créer l'occasion de la substituion
vous-mêmes. Par exemple, vous demandez au président d'aller se
faire faire un check-up médical dans une clinique arcturienne,
quoi de plus naturel étant donné leur excellence dans le domaine
des examens holographiques ? Si leur manœuvre est prête, ce sera
l'occasion rêvée. Le président entre, mais ce n'est pas lui qui
en sort. Trop tentant de profiter de l'occasion, non ?
—Et
nous arrêtons le président à la sortie. Ou c'est un homme
—Ou
c'est un robot, m'exclamai-je en poursuivant mon idée, mais s'il
est bien imité, il ne faudra pas se contenter d'une prise de sang,
elle donnerait le change. En surface, un corps organique sera
indispensable pour créer l'illusion. Il faudra les rayons X,
l'encéphalogramme, voire d'autres investigations. Les Arcturiens ne
se lancent dans rien de hasardeux, et l'enjeu est tel qu'il est
certain qu'ils travaillent d'arrache-pied sur ce sosie depuis belle
lurette. Il y a fort à parier que la langue, la peau et les yeux
seront biologiques — et empruntés à quelque malade qu'on
aura aidé à mourir, puis tenu en état de marche grâce à des
circuits homéostaiques reconstitués.
—Et
si la substitution avait déjà eu lieu, par le seigneur des
obstacles, s'écria l'éminence, en se donnant un coup de poinçon
rapide dans son mollet, à travers son pantalon.
—Débrouillez-vous
pour coincer le président aujourd'hui même, sans vous commander,
conclus-je.
Tandis
que nous venions de terminer cet entretien, nous fûmes prévenus
qu'un autre Arcturien voulait nous entretenir. Boox eut juste
le temps de cacher son déguisement, tandis que le sherpa soupçonné
fit son entrée.
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