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1 Transformer le champ psychologique

Sattva est la force d'équilibre et se traduit qualitativement par le bien, l'harmonie, le bonheur et la lumière; rajas est la force de mouvement et se traduit qualitativement par la lutte, l'effort, la passion et l'action; tamas est la force d'inconscience et d'inertie, et se traduit qualitativement par l'obscurité, l'incapacité et l'inaction.
Sri Aurobindo.

La première préoccupation de l'aspirant au supramental est de se libérer de l'ignorance, dont certains aspects appartiennent à l'espèce elle-même, tandis que d'autres sont d'ordre subjectif et particulier. Au-delà des conditionnements familiaux et culturels, existent encore des couches génériques d'inconscience et d'obscurité que le supramental déblaiera dans les corps des premiers adeptes du yoga intégral. Aussi est-il possible de s'atteler dans n'importe quel ordre à la libération des aspects de la personnalité qui nous empêchent de capter l'énergie supramentale sur le plan physique d'une part, et nous retardent dans l'accès à la connaissance du Soi, d'autre part, enfoui sous les instances psychiques, et prisonnier des guna, le temps que l'ascèse permette de les dépasser par le travail intérieur, sans angles morts. La question de la connaissance paraît simple dans les doctrines, mais elle est difficile dans la pratique, soit que l'individu comprenne le risque des projections, mais qu'il continue de tout ramener à lui dans son ascèse, soit au contraire que le moi s'empare des vérités les plus faciles, directement préhensibles par l'abstraction, tout en évitant les remises en question sur son propre fonctionnement et son identité. Dans les deux cas, le champ de la transformation n'est pas complet, soit que l'individu reste fermé à la totalité tout en jouissant de la connaissance de soi, soit qu'il se relie parfaitement au non-moi, par une souple habileté dans les œuvres, qui le dispensera cependant du travail de fond vers l'intérieur, où une identité plus profonde l'attend, détachée de tous les événements, de toutes les identifications, de toutes les attentes.

Bien que certains sachent éviter les projections les plus grossières et parviennent à éclairer le mental par toutes sortes d'intuitions, s'ils restent trop hermétiques à la totalité, et continuent de se considérer comme l'élément essentiel de la réalité, ils ne vont pas au bout de la connaissance. Ils restent prisonniers de l'idée de réussir leur vie spirituelle, sans se rendre compte qu'une partie sombre d'eux-mêmes cherche la vérité pour se féliciter de l'avoir trouvée, et non pas parce qu'elle est le souffle du Divin. La connaissance ne peut donc être instrumentalisée aux fins du moi, ou bien elle ne demeure qu'une stratégie fermée, limitée à ses propres buts, entravée par ses propres moyens, et elle conserve, en dernière analyse, toutes les propriétés du mental qu'elle cherche à dépasser: le non s'insurge contre le oui, au lieu de l'accompagner dans l'alternative, la lumière demeure l'opposé de l'obscurité, alors que dans la connaissance, elle la comprend et l'encercle, le Bien semble l'inverse du mal, alors que la connaissance révèle qu'ils sont la même chose sous deux aspects différents, le moi reste séparé du non-moi; alors que la connaissance montre que le moi est le témoin absolu du non-moi, et qu'il ne saurait être différent de lui.

Connaître, c'est donc être, plus profondément que par l'identification, être ce qui nous est étranger. On peut ainsi contenir en soi le monde entier, épouser ses élans, ressentir ses craintes, approuver ses recherches et déplorer ses fautes, sans que ces mouvements entraînent le moindre désordre émotionnel, sans que la colère ou le désespoir ne s'abatte sur le témoin souverain. Mais, étrangement, ce souverain témoin ne semble pas avoir d'identité propre, il voit, il est le voyant, il est l'individu et plus que l'individu, car tout homme n'en dispose pas. Il couronne le mouvement passif vers l'Inconnaissable, soit le retour aux principes premiers. Mais nulle volonté ne se l'approprie, nul stratagème ne le piège, nulle méthode n'y aboutit, aucune discipline n'est assez parfaite pour l'obtenir. Cet état doit être sanctionné par le Tout, accordé par le Divin. S'il provenait de soi-même, il pourrait être le dernier produit de l'imagination crispée, l'avatar d'une volonté se boursouflant, un ultime parti pris que le moi s'accorderait, par vanité, orgueil ou désinvolture.

Tandis que l'illumination, justement parce qu'on n'en connaît ni le jour ni l'heure, provient bien de l'univers qui décide enfin de nous libérer de la pensée. Notre attitude en vient à bout, mais la date ne dépend pas de nous. Même si nous sommes entièrement responsables de ce bien, ce n'est pas nous-mêmes qui le remettons à nous-mêmes, c'est la vie qui nous le décerne, qui tranche, qui aura arbitré les épreuves, les souffrances du parcours, soutenu nos envols, jusqu'à ratifier notre élan, qui était le bon.

En général, peu parviennent jusqu'ici, car le moi n'aura cessé de vouloir soumettre la totalité à son entreprise, et il se sera découragé en cours de route. Ceux qui parviennent au bout, à la déchirure de la pensée, qui révèle un moi en retrait d'elle, et foncièrement indépendant des contenus psychologiques, le font par amour. L'amour de ce qui est plus grand qu'eux les aura menés à la vastitude, la connaissance sans objet, l'esprit libre de toute détermination contingente, le Brahman.

Nul ne peut être propriétaire de la connaissance, mais c'est elle au contraire qui possède le moi, le relie sans difficulté à tous les cercles de l'existence. L'éveillé absorbe les offenses et ne se laisse pas prendre aux flatteries, il accepte l'échec avec une certaine ferveur, et le remercie de lui montrer ses limites, il se méfie de la réussite si elle produit une exaltation impure, ressuscite la vanité, aiguise la volonté de puissance. La connaissance réintègre le sujet dans le Tout, et c'est peine perdue de lui demander autre chose. Elle ne peut pas être un faire-valoir, ni un marchepied pour se différencier des autres, et permettre de pavoiser en terrain conquis. Elle ne peut se limiter à un savoir-faire qui permettait d'éviter les erreurs courantes et de se faufiler dans de plus justes comportements. Elle n'est pas le résultat d'une ruse qui se voudrait exhaustive pour remonter jusqu'à Dieu et le posséder parce qu'on l'aura voulu.

Autant dire que la connaissance pousse au dépouillement de soi, ou bien qu'elle s'égare, ou bien qu'elle cesse. Elle n'a aucune raison de se manifester tant que le moi n'a pas mis dans l'Esprit toute son activité, tout en renonçant à des attentes, tout en sacrifiant le fruit de son sacrifice. Le moi résulte d'un long labeur. Il est rapide par rapport à la terre, minuscule par rapport au Divin. Le temps que l'univers réponde à son aspiration, le chercheur aura eu l'occasion d'abandonner sa quête ou de la relâcher, tant les résultats se font attendre.

Ce point n'est pas assez défini dans les doctrines spirituelles, et il est même entièrement perverti. Les écrits laissent même entendre que le produit de la consécration est aléatoire, ou reporté à la prochaine existence, ou que seule l'âme en bénéficiera en jouissant d'un ciel supérieur. Mais le pire de laisser ce point dans l'ombre, c'est que des mouvements droits finissent par douter d'eux-mêmes, sous prétexte qu'il ne se passe pas assez de choses, tandis que le mental continue sa sarabande en dépit des dispositions prises.

C'est donc une précaution nécessaire d'établir que l'illumination tarde, même si son approche est parfaite, et d'affirmer que la vie spirituelle doit être nourrie en dépit de ce manque, telle une consécration se suffisant à elle-même. Alors il devient possible de supporter l'acharnement de l'ignorance sur soi, sans pour autant s'habituer outre mesure au manque de la vérité, qui ralentirait la démarche. Il est même possible de se consacrer par pur instinct du meilleur, et faire de chaque jour une offrande, indépendamment de tout résultat.

C'est une voie qui combine une certaine ouverture du cœur à une ascèse intellectuelle rigoureuse, dont certains champs sont même froids, puisqu'il faut savoir s'examiner soi-même sans aucune complaisance émotionnelle ou mentale, qui viendrait pervertir le regard objectif. Quand le cœur reste ouvert tandis que le soi se dérobe, n'importe quelle journée porte néanmoins en elle-même son propre mode de révélation, fournit quelques indices furtifs, et provoque quelques satisfactions qui servent la plénitude de l'être. Et les découvertes contrebalancent l'amertume qui peut survenir de se rendre compte que le Tao ne s'est pas encore manifesté dans sa dimension primordiale, que le Brahman ne s'est pas installé définitivement; que le silence mental rechigne à s'établir.

Dans ce sens-là, subordonner le cœur à la quête du feu sublime qui brûle toute pensée, le mouvement est relativement facile et opératif. À la sécheresse du retour permanent de la pensée sur elle-même, pour en finir avec les projections, s'ajoute un goût de l'existence qui en reconnaît les aspects ludiques et libres, la saveur inconditionnelle, et le moi peut donc mener ses investigations profondes vers l'intérieur, sans se sentir coupé de la vie, ou en lutte avec elle. Au contraire, si l'on s'élance en avant, sous prétexte de vivre dans le cœur et l'amour, et qu'on s'imagine pouvoir assujettir à cette poussée le discernement, on restera dans des eaux plus troubles, on n'atteindra jamais la distance nécessaire et le recul adéquat pour se soustraire, en tant que témoin, de toutes les identifications extérieures, des attentes de l'Idéal, souvent naïves et convenues, et de toutes les aversions, dont il faut aussi par principe se libérer.

Dans ce sens-là, où la priorité cordiale prédomine, le chemin semble plus agréable, les remises en question sont finalement moins profondes, et l'illusion de faire des progrès prévaut. En effet, le cœur, parce qu'il participe facilement à l'existence et à la vie, peut reconnaître ses propres mouvements, les améliorer, et même en jouir dans une satisfaction assez pure. On appelle cela l'Amour, bien que ce terme désigne aussi des formes dérivées de ce qu'il est réellement, mais l'Amour ne résout pas toutes les dualités. Il s'oppose à ce qui n'est pas lui, alors que le Brahman ne peut s'opposer à rien, car il contient tout, le vide comme la matière, l'existence comme la non-existence. Il est donc préférable de subordonner la voie du cœur à celle de la connaissance, que faire l'inverse, mais, comme d'habitude, c'est le chemin facile que les êtres humains préfèrent, et l'on voit donc de trop nombreux pèlerins choisir avec fougue la voie de l'amour, qui, pourtant, ne les mènera pas aussi loin que ce qu'ils souhaitent. Car sur cette voie, on peut devenir encore plus sensible au mal, moins le tolérer, tout en étant abattu à son spectacle. C'est d'ailleurs l'intention du Mal de blesser toujours plus profondément les partisans de l'amour, et de réduire à néant leurs prérogatives. Au contraire, quand la voie de la connaissance prime, le moi apprend à voir dans l'univers un système qui le dépasse, un monde qui n'est pas fait pour obéir aux règles humaines, et dans cette reconnaissance d'une réalité exhaustive qui échappe aux sentiments humains et à leur approbation, une intelligence beaucoup plus profonde se manifeste. On ne peut guère la nommer, la circonscrire, la définir.

Elle voit la nécessité des choses, que cela dérange ou non. Elle ne ferme pas les yeux sur ce qui semble incompréhensible ou intolérable. Elle en cherche les causes profondes, inlassablement, et tombe donc sur les agents divers qui font de la Manifestation une lutte, un conflit, une guerre, et non un monde d'accords et d'harmonie. Pour autant, elle ne se soumet pas à l'ordre obscur du monde, car elle y voit, projetés et mélangés, des principes, qui, avant leur matérialisation, possèdent leur vérité, leur éclat, leur couleur, leur lumière. C'est là que la voie de la connaissance commence à posséder le chercheur plus qu'il ne la possède. Il n'a même plus à se demander où orienter son esprit pour apprendre davantage, démystifier plus, rectifier mieux. Chaque moment devient signe de piste, appelle une intelligence supérieure à traiter un événement banal ou commenter un aphorisme; tout devenant le jeu d'un moi qui apprend à devenir le tout. Qu'il s'agisse d'observer ses propres défauts, de prendre en flagrant délit les réactions, de voir des systèmes privilégiés de projection, ou qu'il s'agisse de se laisser pénétrer par le discours des autres et y trouver du sens, le moi s'élargit et accepte.

Il accepte d'être imparfait, autant que le monde lui-même, et il lui semble alors inopportun de lutter contre le mal extérieur avant de l'avoir éradiqué en soi, sous ses formes multiples.

Ce mouvement n'est pas forcément compris en profondeur par tous ceux qui prétendent mener une vie spirituelle. Trop préoccupés du scandale du monde, s'acharnant à améliorer les choses contingentes, ils gaspillent une part d'énergie dans des séries d'action exemplaires, qui, cependant, les empêchent de faire un retour sur soi suffisamment lucide pour qu'ils entament une transformation.

Le danger de la voie de l'Amour est donc que l'intérêt porté au non-moi l'emporte sur celui que l'on porte à soi-même, tandis que l'on convient un petit trop facilement des propriétés de sa propre identité. Cette voie donne le change, car rien n'est plus facile que modeler des actions, de les perfectionner, et d'y augmenter sa compétence. Dans la voie de la connaissance, au contraire, le moi rencontre plus de difficultés au départ, parce qu'il a perdu l'illusion de changer les choses de son propre chef. Il attend, en quelque sorte, non pas une continuité constructive de sa démarche, mais des prises de conscience nouvelles, qui permettent plutôt des changements radicaux de la perception des choses et de soi-même, que des prolongements, améliorés, du déjà connu.

Pourtant, notre propos n'est pas d'établir que la connaissance est supérieure à l'amour, puisque, finalement, dans l'avenir, ces voies se rejoindront beaucoup plus facilement. Le changement d'atmosphère terrestre va permettre de combler un certain fossé entre ces deux voies. Jusqu'ici, le jnanin est profond, en retrait, se méfie de ses propres mouvements, doute d'agir par amour quand l'idéal le meut, de crainte de se fourvoyer dans une entreprise extérieure. Il plonge vers le dedans, se consacre à découvrir une autre réalité, le Brahman, qui, au-dessus du bien et du mal, et même au-dessus de la Manifestation, ne se laisse pas berner par les élans provisoires du moi obnubilé par l'amour, qui exerce une part de fascination sur des éléments archaïques de la personnalité, rêvant de fusion tautologique.

Jusqu'ici, le partisan de la voie du cœur cherche à se donner, sans restriction, à toutes les actions que son Idéal exige. Il s'identifie en quelque sorte de mieux en mieux, opère quelques retours sur lui-même, pressent la saveur de l'évolution spirituelle dans ses actes et ses élans. Mais il croit encore à la réalité de la durée. Il l'investit d'un haut pouvoir de transformation, d'une certaine manière il la courtise même, en cultivant quelques préférences sur la manière dont elle doit se présenter. Au contraire le jnanin, rompu aux méditations profondes, voit du provisoire partout, se laisse moins impressionner par les œuvres, et rêve secrètement du Brahman, de son aspect intemporel, unique, transcendant, qui absorbe parfois la durée elle-même et n'en fait qu'une forme éphémère de l'Éternel présent.

Dans l'avenir, le jnanin aimera la terre, car toute son atmosphère, transfigurée, inspirera d'elle-même, même au chercheur concentré sur lui-même, un amour authentique. Dans l'avenir, le partisan du Cœur aura besoin de plonger davantage en lui-même, hors contexte, hors actions, hors relations, pour se comprendre plus profondément, quitte à abandonner, parfois, ce sentiment d'adhérence à la vie qui soutient sa démarche. Le fait est que chacun doit suivre sa propre voie, mais si, sous prétexte de la choisir, le moi oublie certaines caractéristiques de la voie universelle, son entreprise échoue en partie. Si le yoga est «l'habileté dans les œuvres», une réflexion permanente et changeante sur l'itinéraire qu'on poursuit est nécessaire pour s'adapter d'une part à la souplesse des événements, qui présentent toutes sortes de miroirs pour la personnalité, et d'autre part à la vitesse du temps.

Nous ne tiendrions pas à évoquer une fois de plus la voie spirituelle, si nous n'étions profondément touché par les échecs qui la caractérisent le plus souvent. Beaucoup d'êtres humains ont compris le paradigme général, il s'agit bien de toucher quelque chose qui est hors de soi au départ — le Brahman —, mais dans leur application, ils demeurent soit trop centrés sur leur personne, soit trop projetés en avant, vers le non-moi et toutes ses classes d'objets, des plus matériels aux plus abstraits, des plus préhensibles aux plus informels.

Bien que l'équilibre soit différent pour chacun, que certains puissent sans se perdre absorber le non-moi dans une compréhension profonde tandis que d'autres peuvent sans perdre de vue le Tout se donner en quelque sorte la priorité de façon permanente, il s'agit là de cas plutôt extrêmes. Qu'une concentration presque absolue puisse apporter la délivrance au moi qui se moque par ailleurs du décor qui l'entoure, cela a dû se produire, mais devient de moins en moins le chemin sur la Terre, puisque celle-ci se charge d'énergie et de conscience divine, et qu'elle requiert donc une attention qui n'a pas à entrer en conflit avec la quête du moi. Quelques personnes parviennent également par un abandon extrême à la réalité transcendante, à de hautes réalisations sans que la question de leur identité se soit vraiment posée, mais elles aussi, comme leurs opposés, représentent une minorité.

Pour ceux qui veulent avancer en combinant les deux approches, ce qui est finalement la voie la plus naturelle, où l'on ne rejette rien par principe, ni les contraintes de la réalité extérieure, ni les exigences de l'intégrité intérieure face au monde décevant des institutions, la question de l'équilibre se pose donc avec une acuité surprenante.

Car certains manquent l'éveil pour ne pas avoir été assez curieux du réel, — il semble qu'ils aient su ouvrir les yeux sur eux-mêmes sans pour autant s'éveiller de manière exhaustive au non-moi —, comme d'autres le manquent parce qu'ils n'ont pas assez creusé vers leur propre secret, leur identité intrinsèque, se contentant, finalement, «d'appartenances» supérieures, capables de leur donner le change sur le champ de leur propre expérience. Parce que tout ce que nous savons n'est pas nous-mêmes, tandis qu'une grande partie de ce que nous comprenons sert seulement de voile sur le bateau de notre existence.

C'est grâce à ce que nous avons compris que nous prenons position, et plus notre vision des maîtres ou de l'Idéal divin est claire, plus nous avançons promptement en sachant utiliser les vents qui se présentent. La voile du «mental conscient» repère les obstacles, saisit les opportunités, s'ouvre sans cesse. Mais l'identité est encore plus profonde, et elle n'est donc pas contenue dans nos plus puissants mouvements vers Dieu, il s'agit là de trajets seulement, ni dans aucune de nos appartenances. Servir sans servilité un maître vivant ou le Seigneur, peut nous rendre meilleur, cela est incontestable, mais l'identité, c'est la question suprême, que le moi se pose à lui-même. Les lumières intellectuelles que l'on peut s'approprier sur ce thème ne font que faciliter le travail, elles ne l'accomplissent point.

Savoir que le Soi est un océan tranquille que l'on absorbe autant qu'il nous absorbe en nous reliant pleinement à la totalité spirituelle, ce n'est pas ce qui provoque l'illumination; savoir qu'au fond de nous, c'est peut-être l'être psychique qui constitue l'identité la plus réelle, ce n'est qu'une préparation qui justifie le travail incessant de la quête, et rien d'autre. Il est même facile de se tromper et d'appeler âme quelque partie intermédiaire qui surgit parfois avec une lumière inhabituelle.

Les représentations transcendantales n'ont donc, par définition, pas plus de pouvoir que les panneaux indicateurs qui guident les itinéraires routiers. Finalement, le moi apprend seulement qu'il navigue entre les nombres, les guna par exemple, ou entre des énergies — mental, vital, physique —, ou même entre des corps qui le composent, mais jamais ces renseignements ne peuvent servir au-delà de ce qu'ils procurent vraiment, la conviction d'un ordre supérieur à découvrir, encore latent, révélé par un engagement absolu vis-à-vis du Réel, avec ces deux composantes majeures entrelacées, le moi et son identité mystérieuse, à dévoiler, le non-moi et ses catégories énigmatiques, la vie, le soi, le Divin.



2 L'énigme du Supramental

Sans la descente du supramental, nous pourrions laisser les voies spirituelles aussi distinctes qu'elles l'ont toujours été, mais quelque chose a changé sur la terre. Tandis que l'aspiration terrestre augmente à travers des individus qui veulent se battre pour leur environnement, le Divin lui-même descend dans la Manifestation, ce qui ne peut que l'améliorer. Pour le moment, nul n'a trouvé la cause rationnelle du retour du supramental, et même Sri Aurobindo s'est contenté de retrouver la conscience des rishis et de la pousser plus loin, sans justifier que cela se produise précisément à son époque.

Il n'a pas pu expliquer pourquoi cela ne s'est pas produit avant, il a évité d'attaquer les traditions qui prétendaient avoir trouvé le fin du fin, et abouti aux plus hautes réalisations possibles. Il n'a pas non plus décrété que sa propre percée allait définitivement entraîner toute l'humanité dans le présent divin. Aussi est-il de la responsabilité de chacun de comprendre en profondeur le paradigme supramental, pour le différencier des autres systèmes ascendants, puisqu'il possède quelque chose de particulier. Mais ce qui le particularise n'est pas à côté du Spirituel connu, auquel cas il suffirait de changer d'orientation, et de substituer par exemple, Sri Aurobindo au Christ ou au Bouddha. Le supramental est au-dessus de tout le reste, ce qui veut dire en essence qu'il est inutile d'éviter d'autres voies spirituelles, qui, de toute manière, s'interposent entre lui et nous.

On peut aussi bien parvenir au Supramental en traversant le bouddhisme ou n'importe quel monothéisme, qu'en commençant le chemin avec le couple formé par Mère et Sri Aurobindo. En effet, le bouddhisme authentique prépare d'une manière correcte à la réalisation du vide mental, à la clarification de la personnalité, au sacrifice du boddhisattva, qui offre sa réalisation pour le bien de tous. Ces éléments traditionnels sont repris autrement par Sri Aurobindo, pour qui le Brahman est un passage obligé, l'intention universelle une condition sine qua non, et la bonté une qualité nécessaire pour supporter les œuvres (ce qu'on trouve à demi-mot dans ses aphorismes). La question serait plutôt, pour un bouddhiste, de reconnaître les limites du travail émané par Gautama, et de voir en quoi le paradigme supramental le complète. Certains ne feront pas le pas, puisqu'ils ne voudront pas identifier le non-né de Bouddha avec le supramental, ou bien ils douteront qu'un être humain puisse réellement ressentir physiquement la Mère des Mondes, l'énergie primordiale.

Il n'est pas possible de forcer son propre chemin, et il vaut mieux, parfois, procéder par étapes et attendre un véritable appel, que construire des échafaudages bancals, qui s'effondreront quand on voudra les utiliser.

Bien sûr, le fait que le supramental soit au-dessus, et non à côté du reste, ne facilite pas le travail, puisqu'il faudra, tout simplement, traverser les autres plans qui y mènent, d'une façon ou d'une autre; qu'on s'y attarde ou non, mais il faudra les reconnaître. Et ils peuvent être reconnus dans leur propre cadre, légitime et antérieur à l'incroyable miracle que constitue l'accès au supramental.

Le christianisme, par exemple, dont on a effacé au cours des siècles le caractère pratique pour créer une rêverie métaphysique qui rassure le plus grand nombre, possède de nombreux matériaux qui concordent avec le projet supramental. C'est une voie qui se voulait terrestre à l'origine, et qui pariait sur une transformation des relations humaines, susceptible de rapprocher chacun, par l'Amour, du secret du père. Le supramental est un pouvoir, une énergie et une conscience supérieurs encore à ce qu'on appelle l'esprit-saint et il sera donc capable de réussir une transformation plus radicale que celle que les meilleurs initiés chrétiens sont parvenus à amorcer. Bien entendu, il est possible que le paradigme chrétien possède des ramifications occultes qui deviennent inutiles avec l'aurobindisme. Le supramental, c'est une manière de court-circuiter toutes les entités supérieures aux hommes, les dieux, les anges, les avatars, et d'éviter leur propre politique. Il est possible à tout être humain de se soumettre au seul Divin primordial, au-dessus du Christ, au-dessus de toute entité manifestée, et de vivre en dehors de toute inféodation ou manipulation. Le «travail spirituel» se borne finalement à supporter le Divin sur le plan physique, gérer les résistances de la mémoire évolutive, mais plus aucune entité n'a à guider le travail, puisque les plans astraux et célestes sont eux-mêmes dépassés. La shakti opère également dans le cerveau pour créer un nouveau mental, un nouveau mode de perception, tandis que le moi croît vers le Moi universel sans perdre de ses attributs les plus profonds.

Il serait donc faux de supposer que la conscience supramentale, étant donné sa suprématie, est coupée de la spiritualité traditionnelle. Elle est pressentie dans l'exigence d'intégrité du boudhisme, elle se prépare inlassablement dans l'hindouisme saturé de dieux et de doctrines métaphysiques, elle est embryonnaire dans le christianisme originel, porté par l'intention radicale d'améliorer la vie sur terre et de faire de l'homme un Inspiré. Sri Aurobindo ne représente pas le supramental comme étant l'Amour, mais il en possède, naturellement, toutes les caractéristiques, avec un jeu dialectique à l'intérieur de ses quatre manifestations qui peut permettre une transformation radicale de l'existence terrestre, dans les dix mille ans qui s'annoncent, si notre espèce se survit à elle-même. Dans une perspective qui serait ici trop pointilleuse et technique, on peut même représenter le christianisme comme une anticipation du monde supramental à partir d'un plan qui lui est inférieur, mais qui peut y mener dans les meilleures conditions possibles.

Il est en effet certain que les plus grands mystiques, chrétiens, juifs, soufis, hindous, ont profondément aimé et servi ce que Sri Aurobindo appelle le Divin, et qu'ils avaient besoin du cadre de leur tradition pour le nommer. «Le Divin» (selon Sri Aurobindo) regroupe en un seul signifiant toutes les plus hautes conceptions que l'humanité a élaborées concernant le principe transcendant le plus élevé qui soit. Dieu a toujours été conçu comme un océan de conscience pure par les êtres profonds, et ce n'est que par dégradations successives qu'on a fini par désigner par ce terme une entité supérieure, pourvue de volonté et d'un droit de regard sur l'humain. Cette substitution ténébreuse a permis aux religions de s'établir en faisant craindre l'autorité de Dieu, ce qui était d'autant plus facile qu'auparavant des entités obscures ont régné sur l'humanité soumise en se faisant vénérer comme le Dieu suprême. L'intuition pure du Divin a donc toujours caractérisé les mystiques, qui ne se sont jamais laissés prendre aux concepts d'un dieu interventionniste, qui attend quelque chose des créatures. Ils ont donc souvent été bannis ou condamnés pour ne pas se plier aux représentations infantiles imposées par le dogme religieux local, en particulier dans les trois monothéismes qui fondent la culture occidentale et ses alentours.

Le Divin, tel que l'entend Sri Aurobindo, correspond nécessairement aux aspects les plus cachés de Dieu que l'on trouve dans les traditions, l'Aïn Souph, ce qui se trouve derrière la cinquantième porte, soi-disant inviolable, ou encore l'Inconnaissable, mais peu d'êtres humains abandonnent l'image d'un Dieu personnel et créateur dans ces traditions, et les mystiques vont donc à l'encontre de tout ce qui a été établi, vivant leur contact avec les aspects supérieurs du Spirituel dans une solitude quasi absolue. Ils ne touchaient peut-être pas le Divin physiquement, puisque le supramental vient juste d'être établi, mais le sentiment qu'ils avaient du Divin était une prémonition de cette dimension, et ils contactaient les plans juste en dessous du supramental, où toute notion de Dieu s'évanouit dans une présence ineffable. Il serait donc tout à fait naturel dans l'avenir de voir les traditions, dans ce qu'elles ont de meilleur, comme autant de préparations particulières, mais contingentes, à la manifestation du supramental, lui qui sera reconnu d'emblée dans un contexte terrestre, transcendant n'importe quel particularisme local et historique. C'est la première fois qu'une révélation peut embrasser l'ensemble de la civilisation terrestre, puisqu'elle ne cherche pas à supplanter aucune tradition, mais qu'elle les prolonge toutes dans une dimension supérieure.

L'amour chrétien rapproche du Divin, la vigilance judaïque élève l'âme et sanctifie l'incarnation, l'exaltation soufie exige la manifestation de Dieu dans le monde immanent. Il ne peut y avoir aucune contradiction entre l'aurobindisme et la Tradition, quelle qu'elle soit, puisqu'elles prévoient souvent une ère nouvelle dans laquelle les principes ésotériques seront enfin appliqués à grande échelle, ce qui sera naturel si l'espèce découvre le supramental et qu'il s'implante à travers des pionniers dans une reconnaissance globale du projet de la Conscience dans la matière.

La difficulté, c'est plutôt de reconnaître que le supramental constitue finalement le véritable objet qui a été décrit et approché dans les révélations et les dogmes, et il semble que cette difficulté ne puisse se résoudre que pour les âmes les plus exigeantes, heureuses d'abandonner soudain leur paradigme de prédilection pour une nouvelle approche qui élaguera tous les caractères superflus. En ce qui concerne les autres humains, encore envoûtés par le travail du mental qui brode les représentations nécessaires à une praxis précise, reconnaître la nouvelle Révélation sera beaucoup plus difficile. Mais le Divin est assez puissant pour appeler ses serviteurs dans toutes les demeures où Il s'est patiemment caché et même réduit pendant des millénaires.

Beaucoup reconnaîtront en Sri Aurobindo un homme investi du même Idéal, et qui aura pu, le premier, le matérialiser sans aucun défaut. Ces personnes quitteront facilement leur religion ou même leur ascèse humaniste athée pour une vision qui les satisfera enfin, entièrement pratique; libérée de tout manichéisme, et d'une pureté absolue, puisque, dès le départ, l'abus de pouvoir prosélyte est absent du système. Imposer une religion supramentale n'aurait strictement aucun sens, puisqu'il s'agit cette fois pour l'humanité de reconnaître le Principe suprême pour le vivre, et cette procédure ne peut absolument pas passer par des croyances, quelle que soient leur nature. S'il faut donc se forcer à «croire» au Divin de Sri Aurobindo après l'avoir comparé à d'autres représentations du Principe, cela veut dire simplement que le moi n'est pas prêt à sacrifier ses habitudes pour une vie différente, encore trop exigeante pour lui. Mais il n'est pas impossible non plus de se rapprocher de la nouvelle révélation, patiemment, à travers d'autres formes qui auront amené ce qui est essentiel dans la voie, soit une véritable consécration, secondée par l'intelligence du déconditionnement. Et nous trouvons cette exigence dans toutes les voies ésotériques dignes de ce nom, et c'est par là même que l'ésotérisme se distingue de l'exotérisme.

On s'imagine l'ésotérisme plus compliqué, alors que c'est justement l'inverse. Il est plus simple et essentiellement radical, et c'est pour cela qu'il est rejeté par le plus grand nombre. Le dogme est remplacé par la véritable pratique, la Vérité n'apparaît plus comme de la broderie conceptuelle, mais tel un acte créateur, et l'engagement permanent remplace la niaiserie réconfortante des rites et des cérémonies, qui créent un emploi du temps artificiel pour le sacré. Il est nécessaire d'avoir libéré le mental de nombreuses survivances dynamiques pour admettre que l'ascèse spirituelle authentique s'exerce en permanence. Sinon, comme elle l'est encore même chez des chercheurs qui se croient avertis, elle n'est qu'une décoration ou un loisir, ou encore une thérapie.

Comme c'est l'être, le moi, qui importe, et ses propres actes, il est évident que tout travail spirituel porte ses fruits par lui-même, indépendamment du cadre et de son nom. Dans cette mesure, beaucoup d'êtres sincères qui accomplissent un travail de fond sur eux-mêmes sans recourir au paradigme aurobindien, bénéficieront de leur ouverture antérieure dès qu'ils seront portés à embrasser la nouvelle Révélation. Inversement, beaucoup d'aurobindiens piétineront, puisqu'ils n'auront pas su traverser les étapes nécessaires à la réalisation, tout en s'enfermant dans la suprématie de leur vision nouvelle, comme si elle autorisait à brûler les étapes.

En effet, au cours de l'évolution du mental vers le supramental, l'esprit humain peut très facilement utiliser des signifiants dont il invente le signifié au lieu de le découvrir et de le vivre. Parce qu'on croit que le mot appelle la chose qu'il désigne, depuis des milliers d'années les êtres humains invoquent «Dieu» en vain, qui demeure un produit de leur imaginaire, ou bien ils trichent avec le mot Amour auquel ils prêtent un sens facile, alors que ce terme désigne une réalité inaccessible sans un engagement profond. Voilà pourquoi le discernement du jnanin ne doit jamais abandonner celui qui s'éprend de la Manifestation, ou même du Divin. Le travail intérieur permet cette révélation — nauséabonde au début, mais qui est pourtant la porte suprême vers la lumière —, que le signifiant n'a strictement rien à voir avec le signifié. En dehors des verbes primaires et de leurs dérivés, comme avoir faim, chaud, sommeil, avoir envie, qui renvoient à des objets spontanément identifiables, le reste du langage véhicule des mots et des concepts que le mental peut utiliser, sans voir ni percevoir la réalité qui est derrière. C'est cela le mensonge essentiel, avec la cruauté, qui maintient l'homme dans une conscience égotique. Car la pensée donne systématiquement le change et se contente de jouer avec les signifiants et de les organiser. Les signifiés peuvent rester flous, déformés, se cantonner dans l'imaginaire, cela a très peu d'importance dans le fond. On peut s'imaginer recevoir à bon marché des ordres de Dieu, alors qu'on n'aura jamais creusé vers la réalité intérieure, cela à cause d'une simple reconnaissance soudaine de son mystère. On peut s'imaginer accéder à la connaissance pour avoir seulement jonglé avec les solides de Platon, les Écritures ou les lettres hébraïques, et décidé que le monde devrait être meilleur, sans s'atteler aux mouvements multiples du moi qui entrelacent une identité stable avec une foule de tendances automatisées qui l'absorbent dans le moment. Ou bien l'on peut mettre sur le mot «liberté», par exemple, des signifiés qui n'existent même pas, ce qui dispense également d'une révélation profonde: la possibilité de faire des choix n'est pas un jeu facile, mais une contrainte absolue, puisqu'il faut trancher, ce que toute l'humanité ou presque ignore, étant donné qu'elle choisit presque automatiquement la réponse la plus facile à toute alternative, ce qui truque l'usage du libre arbitre.

La remise en question de l'identité entre le signifiant et le signifié est la clé de voûte de la consécration spirituelle, et elle démantibule les croyances fades et les habitudes fatiguées. C'est un travail permanent, difficile, que bien peu entreprennent. On préfère en général s'identifier au discours que le mental produit, et le laisser se construire comme s'il était légitime, alors qu'il nous impose automatiquement un mélange des guna qui nous échappe. On trouvera correct de se mettre en colère pour célébrer une petite indignation, car le mental se répercutera en aval, en cédant à des sensations désagréables qui montent du vital, et on évoquera une juste colère. On trouvera sincère un mouvement pour le Mystère, superficiel, alors qu'un simple examen révélerait qu'il cache une demande ou une crainte, ou bien cherche à obtenir une faveur de l'Inconnaissable, et on s'imaginera croyant, alors qu'en fait la croyance se forme d'elle-même, pour simplement donner un sens global à l'existence, en saupoudrant de sattva, rajas et tamas. On croit pouvoir aimer ce que l'on désire, et pouvoir légitimement haïr ce qui nous est intolérable, car les guna communiquent à notre insu entre le subconscient et le conscient, et nous présentent comme légitimes les compulsions et leurs débordements émotionnels, appelés par les dangers, les convoitises, les craintes, les agressions et les échecs. .



3 Les polarités inconscientes

Mais où sont les signifiés de cette farandole de signifiants, qui évoquent les contraintes de l'itinéraire transformateur? La connaissance, qui vient de devenir un but, se manifeste-t-elle parce qu'on vient de l'opposer à l'ignorance, dont on prend conscience qu'elle constitue notre statut? Dieu se montre-t-il quand on le siffle dans une prière, quand on le piste dans une pratique dévotionnelle où les gestes deviennent au fur et à mesure plus mécaniques? La liberté (dont on vient de découvrir qu'elle est la clé de l'expérience authentique) conseille-t-elle ce que l'on a à faire à chaque moment, simplement parce qu'on l'oppose, avec une complaisance gourmande, à l'autorité ou à l'imitation?

Le début du travail permanent sur soi-même indique que le discours intérieur qui se forme en permanence, triche avec le réel. Nous sommes manipulés par des nomenclatures de préférences pour interpréter les situations, et remonter à «ce qui est», qui doit remplacer la projection subjective, constitue un art sans fin, censé mener à la délivrance. Il faut donc buter en permanence contre le réel avant de pouvoir le déchiffrer, et il est nécessaire d'admettre qu'à chaque instant de nombreuses options d'interprétation de l'événement se présentent, qui détournent de sa perception pure. Enfin, repérer les modes d'appropriation du réel les plus tenaces en nous, permet un travail profond, qui prépare la découverte du soi. Ces modes d'appropriation subjectifs sont en quelque sorte consentis quand ils proviennent des habitudes mentales, du jugement, et il est alors aisé de revenir dessus pour découvrir leur origine inconsciente, mais ils peuvent être également génériques, et dépendre des pulsions et des instincts. Nous découvrons ainsi des formes de volonté naturelle, ou héritée, qui nous traversent et nous poussent vers des objets, en dépit de notre propre volonté, qui apprend alors à s'opposer à de nombreux mouvements proposés par la nature ou le mental contingent, toujours abouché par quelque secrète complicité au rajas triomphal ou au tamas inexpugnable.

Ce labeur présente plusieurs pistes, qui peuvent toutes se combiner, puisqu'il convient que la démarche soit sans angles morts pour parvenir à de véritables résultats. Des couches successives de projection peuvent apparaître dans la nature générique du mental, et c'est en les découvrant toutes que le travail est plus rapide. On peut par exemple être à l'aise dans la démystification des processus projetés vers l'extérieur sans pour autant savoir transformer son image de soi, ce qui rend la quête bancale, ou inversement, on peut être très adroit dans la remise en cause de ses propres perceptions et mécanismes sans pour autant être à l'aise dans la saisie objective du non-moi. Il est inconcevable de parvenir au supramental par une spécialisation dans un seul champ: ceux qui aiment à se connaître peuvent investir la réalité extérieure avec plus d'attention, ce qui développe la réceptivité, et ceux qui aiment s'identifier aux objets et ressentir et participer ne pourront pas étreindre de champ conséquent s'ils refusent de s'investir en profondeur vers le creuset de leur être, préférant la fuite renouvelée vers l'osmose et la fusion.

Il est établi aujourd'hui, même en dehors des cercles spirituels, que le moi est intolérant, par définition et par nature, à toute situation qu'il jugera (à tort ou à raison) menacer son ipséité. En termes savants, cela revient à dire que la pensée, qui est sattvique, légère, informelle, fait surgir rajas dans la colère pour préserver son territoire, ou appelle tamas dans le déni, pour fermer la porte à l'altérité vécue comme dangereuse. Comme s'il s'agissait d'une admirable machine cosmique, l'esprit (ou la pensée) est automatiquement rattaché à l'économie du corps dans son milieu, et toutes les émotions sont conçues, soit comme des portes ouvrant sur l'extérieur pour celles qui sont positives, soit comme des portes permettant de se barricader pour les négatives. Le travail sur les émotions, les réactions, les compulsions, est aujourd'hui entrepris par de nombreux êtres humains, qui sentent bien la manipulation de la nature, quand elle les oblige à des actes qu'ils regrettent par la suite, comme s'ils y avaient été contraints. La clarification de la nature est une condition sine qua non de la libération de l'âme, et toutes les traditions concordent sur ce thème, bien que cette démarche, qui serait libératrice si elle était suivie avec intelligence, soit imposée de l'extérieur à travers la morale, qui la rend obligatoire sans rendre compte de son bénéfice authentique dans l'usage de la durée.

Le travail spirituel cherche à apprivoiser la nature, ce qui est délicat mais finalement possible avec succès, tandis que la simple injonction morale ou religieuse ordonne de dresser la nature par toutes sortes de violences, d'interdits, de crainte du péché, comme s'il s'agissait d'un animal sauvage que seule la force peut soumettre. Mais en général, la force de coercition de l'esprit ne vient pas à bout de la force vitale, et le dressage échoue, alors que l'apprivoisement subtil peut réussir. Une des plus grandes perversions issues de la volonté délibérée de dresser ou de faire taire la nature au lieu de la comprendre et de la modérer, est issue de l'esprit masculin, dominateur, qui a projeté sur la femme ses propres démons et frustrations, jusqu'à la maintenir dans un statut inférieur dans de nombreuses civilisations. Le yin absorbe l'adversaire au lieu de le combattre, tandis que le yang veut le détruire ou l'annihiler. Dans l'esprit humain, le yang refuse par principe ce qui lui est étranger, le yin observe, attend, s'ouvre à découvrir quelque complicité secrète ou quelque lien possible. Mais comme la nature vitale est encore très virulente dans l'être humain, il est naturel de supposer qu'elle remonte dans l'esprit de chaque personne sexuée, pour établir une stratégie grossière de perception, inhérente et propre à chaque sexe particulier. Sans l'approfondissement du regard intérieur, l'homme n'écoute pas assez, et il est trop affirmatif, la femme ne s'exprime pas assez et tolère trop. Les choses ont considérablement changé au vingtième siècle, et la révolution de la Conscience a commencé par l'équilibrage intérieur des polarités masculine et féminine, même empirique, chez de nombreux individus. Et dans toutes les cultures, le mouvement paraît aujourd'hui inexorable, en dépit des résistances de l'esprit dominateur masculin que l'on rencontre parfois.

Il est peut-être humiliant de se rendre compte qu'une bonne partie de notre soi-disant libre arbitre est parasitée par des structures d'interprétation préconçues qui dérivent de la polarité sexuelle de l'enveloppe charnelle. En premier lieu, nous savons que l'être proprement dit transcende le sexe qui nous échoit, en second lieu, nous nous surprenons à démasquer des ramifications psychologiques subconscientes qui procèdent de notre polarité sexuelle. Il nous faut donc revenir à la base de la Manifestation, pour comprendre que nous sommes agis en partie par notre seule détermination sexuelle, qui veut, soit s'accaparer tout notre être, soit ignorer le pôle complémentaire ou, à la rigueur, le soumettre. Comme le mâle générique peut se contenter de différents types d'appropriation (territoriale, matérielle, sociale), la femelle humaine, possédée par l'esprit de son sexe, peut se contenter d'une collection de sentiments, dans un espace réduit. Là où l'homme développe, elle rassemblera, ce qui donne finalement une structure stable au couple et à la société. Toute femme naturelle respecte le sentiment, c'est le fond de sa nature, puisqu'elle aimera ses enfants. Tout homme naturel respectera en premier lieu l'action et l'initiative, qui permettent la survie de la famille et du clan. Ces répartitions prioritaires sont extrêmement profondes, et entraînent donc des systèmes de programmation sélectifs différents. Autant dire qu'une partie du travail spirituel élémentaire est constitué par la recherche du pôle complémentaire, à l'intérieur de soi. Le yang (qui comprend le masculin mais le déborde dans de nombreux champs) doit être découvert par la femme, pour qu'elle dispose d'un système d'alternatives plus souple, jusqu'à découvrir un décisionnel qui ne dépende plus des influences qu'elle subit. Cet accès est difficile, ou bien il s'encombre généralement de scories quantitatives, la personne payant le prix de son indépendance par une perte de sa réceptivité et de sa vulnérabilité, qualités féminines qu'il est inutile d'abandonner pour découvrir l'autonomie de pensée. L'homme est mis en demeure par l'évolution de découvrir le yin (ce qui n'a rien à voir avec une «femme intérieure»), c'est-à-dire de respecter les mouvements qui provisoirement le privent du contrôle de la réalité et des situations, et qui lui permettront d'absorber des éléments du réel qu'il jugerait hétérogènes s'il s'enfermait dans sa stratégie masculine. L'envergure masculine est surtout d'ordre abstrait et mental, alors que les femmes, qui peuvent être étroites d'esprit concernant les Idées, possèdent une envergure réelle dans le champ du concret, parce qu'elles sont rompues, en tant que porteuses de la vie, aux ruses des émotions. Le masculin peut s'ouvrir à une tolérance plus large dans le vécu, ce qui dissout la colère, et épouser ainsi les valeurs du féminin, tandis que le féminin peut s'ouvrir à la décision, et épouser ainsi le masculin en sachant jusqu'où ne pas aller trop loin dans la tolérance et la soumission. L'adaptation du masculin au yin passe par la porte étroite de la reconnaissance du détour, de l'atermoiement, de l'hésitation, de la trêve, du doute, de l'ajournement, de l'échec possible, tandis que celle du féminin qui s'ouvre au yang, se fait par la rigueur, la justesse, la dédramatisation, la reconnaissance de la solitude intérieure, l'orientation, afin que le passif et l'actif puissent profiter l'un de l'autre au lieu de se combattre. Le masculin, non secondé par le yin, est trop acéré et cultive un champ étroit de préoccupations, le féminin, non secondé par le yang, se perd dans une durée qui s'effiloche, où les actes et les comportements s'enchaînent, sans obéir à une véritable hiérarchie. Le yang nivelle en se concentrant outre mesure, le yin en se dispersant outre mesure.

Mais la manière dont la vie a codé le yin et le yang est adaptée à ses fins, et caricaturale. Ces deux principes sont beaucoup plus larges que le masculin et le féminin, qui, finalement les réduisent en les concentrant. Il est donc nécessaire pour l'homme de purifier son yang, c'est-à-dire de le libérer de la violence, quelle que soit par ailleurs sa capacité à découvrir la réceptivité et l'écoute, puis la soumission à l'autorité divine (inutile et même dangereux avant le démantèlement des croyances). Il est nécessaire pour la femme de purifier son yin, c'est-à-dire de cesser de se considérer comme une victime des événements afin de comprendre comment elle aimante les situations qu'elle ne souhaite pas, par son attitude trop malléable, indépendamment du fait qu'elle recherche l'autonomie.

La rectification intelligente de la polarité sexuelle de base peut suffire à appeler le pôle complémentaire.

L'homme qui se libère de la colère et de la violence peut attirer le génie du yin, la femme qui se libère de la peur d'être inutile ou de décevoir, ou de manquer sa place véritable, peut inviter le yang à se manifester dans son existence. La vie a séparé radicalement le yin et le yang afin de créer le phénomène de reproduction qui la perpétue, mais les deux principes exigent une interactivité constante dans le moi pour permettre des transformations, et ils se mélangent naturellement dans de nombreux champs hors de l'existence vitale. Étant donné que notre être psychique, qui transcende les polarités, est tout d'abord contraint de percevoir le réel à travers l'enveloppe charnelle et son sexe, la récupération du pôle complémentaire constitue une sorte de contrainte que le Divin s'impose à lui-même en remontant vers sa propre source. Les guerres seront évitées quand les mâles accepteront de chercher leur yin, et la prostitution devrait disparaître quand les femelles accepteront de chercher leur yang. Le terme d'humanité restera trompeur tant que les racines animales de notre condition ne seront pas reconnues comme de simples supports de l'incarnation, à transformer par la conscience.

Contrairement à l'opinion exotérique, le yin n'est pas entièrement passif, car sa manière d'être est suffisante pour opérer des transformations, par exemple par l'absorption (phagocytage, dissolution). De la même manière, le yang, qui semble invincible parce qu'il représente l'élan et la force, est menacé par deux contraintes qui font finalement partie de sa nature même, l'excès et l'épuisement, qui lui confèrent un caractère passif au terme de sa manifestation. Si le moi reste enfermé dans une seule polarité, il ne sait pas renverser le yin vers le yang, et réciproquement, ce qui donne toujours les mêmes résultats ordinaires, des hommes qui soumettent un fragment du réel en sacrifiant tout le reste, des femmes qui cherchent une satisfaction holistique sans y parvenir, et qui imaginent des situations plus satisfaisantes qui se dérobent sans cesse. La psychologie récente est prête aujourd'hui à reconnaître que le schéma d'interprétation naturel des choses qui confère au moi son identité, doit être brisé par toutes sortes de moyens, y compris la souffrance, pour donner sur de nouvelles stratégies à la fois perceptives et décisionnelles. La proportion des trois guna est combinée chez chacun d'une manière puissante par la nature, et il est nécessaire de rompre leur équilibre naturel pour les voir développer d'autres approches de la réalité. La poussée de sattva provoque le retour d'un idéalisme puissant prêt à s'opposer au monde contingent, jugé décevant et nécessitant une transformation radicale, et elle peut déclencher le besoin de transformer ses modes de perception. La poussée de rajas provoque la reconnaissance des besoins personnels et l'intention de les satisfaire dans une approche créative et responsable de la réalité matérielle, qui libère des imitations et des influences. La poussée de tamas provoque la dépression, la démission spirituelle, le cynisme, l'abandon des valeurs transcendantales et même morales au profit des règles en vigueur, et une adaptation, par la veulerie, l'hypocrisie, l'imitation, au contexte contingent. L'explosion du schéma naturel des guna en chacun, amène des perturbations provisoires, des crises petites ou grandes, en même temps que la possibilité de les vivre d'une nouvelle manière, qui ramifie davantage à la totalité. Les conflits, les hiatus, les échecs, les pertes affectives, les graves désillusions, permettent de triturer le schéma naturel, de le dépecer, et, quelles que soient les difficultés, le processus de différenciation authentique peut finir par se produire, avec une nouvelle proportion consentie des guna.

Dégager la pure lumière sattvique dans le mental constitue déjà une entreprise en soi. L'intelligence générique protège le sujet charnel, souligne ses désirs, qui mettent en œuvre rajas, et ses peurs, qui appellent l'obscurité de tamas. Le moi doit donc impérativement changer ses modes d'identification s'il veut évoluer, affronter ses peurs, modérer ses désirs. L'expansion de la conscience individuelle authentique ne peut s'opérer qu'à ce prix-là, en sortant d'une part de l'ornière du désir qui se pousse toujours en avant et monopolise l'imaginaire et l'approche de l'avenir, en affrontant d'autre part les peurs profondes qui interdisent la reconnaissance de l'imprévu, du présent pur, sacrifiés à des mobiles sécuritaires, des visions conservatrices, des perpétuations sacralisées. Il y a déjà, dans la montée du sattva qui accepte d'observer les deux autres guna, le début d'une construction individuelle ouverte et aléatoire, qui déboute le passé, puisque l'expérience est acceptée, et commence à prévaloir sur les représentations fermées des buts et valeurs socioculturelles. C'est une avancée évolutive, puisque la majorité des êtres humains évite les expériences dont ils ne peuvent prévoir les résultats. S'ils s'autorisent la croyance en Dieu, c'est pour en tirer quelque bénéfice personnel, ou justifier leur propre existence en lui donnant un sens qui reste extérieur à l'individu lui-même, s'il ne plonge pas dans la transformation de sa perception. Ils ne croient pas pour mettre à l'épreuve leur possibilité de connaître Dieu, ce qui exigerait beaucoup trop, et ouvrirait la croyance, si confortable, vers l'abîme du mystère de l'identité, où elle pourrait se perdre en atermoiements.

Si le moi s'autorise à se passer de Dieu, c'est pour mieux fonder sa liberté individuelle, dont il deviendra l'esclave, en s'interdisant de se soumettre à une loi supérieure, parce qu'encore inconnue, qui pourrait révéler le secret exhaustif, l'évolution de la vie vers le Supramental, à travers la conscience humaine.

Le propre de la voie, c'est donc d'accepter l'expérience pure, au lieu de vouloir à tout prix qu'elle apporte ce qu'on attend, et c'est parce que ce principe n'est pas appliqué que le monde humain manque l'amour. Seule une démarche permanente permet de se libérer des attentes innombrables que les guna suscitent en nous, idéales avec sattva, agréables avec rajas, sécuritaires avec tamas. C'est sattva qui doit l'emporter, naturellement, et toujours étendre son empire et son territoire psychologique. C'est la voie empruntée par les saints, dont certains restent attachés à la claire lumière sattvique, tandis que les jnanins et les sages essaient aussi de se libérer de leur attachement au bien, et de passer au-delà des trois guna, ce qui est un statut privilégié. Dans cette dimension, le sujet reste ouvert à la vie, abandonne les protections et accepte la vulnérabilité, et soumet rajas sans le refouler ni le cultiver, en s'accordant quelques plaisirs si cela est nécessaire. La présence divine est ressentie dans la Manifestation, et beaucoup de dualités s'effondrent, mais il est improbable de parvenir à une telle perception sans un long labeur, qui comprend par définition des crises, des épreuves, parfois des sacrifices.

Cette possibilité d'être aussi bien délivré du péché que de la recherche obsessionnelle de la perfection, les deux extrêmes qui tirent le sujet hors de l'observation du présent, est naturellement chantée dans l'Advaïta, une ancienne tradition hindoue qui clôt toute polémique entre l'immanent et le transcendant, les deux se confondant dans l'unité pure, indescriptible, dans laquelle le sujet ne peut plus se définir lui-même, puisqu'il est aussi bien ce qu'il est que ce qu'il perçoit à l'extérieur, sans confusion ni identification, soit une extension merveilleuse du moi, alentour, parce que toutes les propriétés du mental ont été découvertes, pacifiées, réunies, et enfin éliminées pour que surgisse le Moi universel, sans caractéristiques.

L'Advaïta, parce qu'il suppose que l'être et l'unité sont la même chose, développe de cercle en cercle le paradigme que le moi spirituel peut tout contenir, dépasser toute perception duelle. Par le travail approfondi, il n'est plus nécessaire de différencier le bien du mal, l'erreur de la perfection, le samsara du nirvana, le salut du moment présent, la finalité de la gratuité ludique du moment présent vécu dans l'Absolu. Les choses apparaissent dans leur nature, un témoin illimité les contemple, qui peut, à la rigueur, postuler qu'il existe un chemin pour aboutir aussi loin, en laissant quelques points de repère.

Avant la vision aurobindienne, l'Advaïta était séduisant pour un être libre, épris de vastitude, d'Infini, d'Unité, et amoureux de la conscience suprême, qu'une ascèse parfaite peut subodorer dans la Manifestation. D'un point de vue réducteur mais didactique, le paradigme supramental ajoute à l'Advaïta la puissance de l'énergie de la Mère des Mondes, qui peut être expérimentée physiquement, ce qui constitue une manière de vivre l'Unité suprême, bien que ce processus soit dans sa forme duelle, puisqu'il met aux prises la mémoire de l'Évolution figée dans les structures de la vie avec l'Intelligence suprême, et son tourbillon atomique, ce qui est le propre du yoga de Mère, ou yoga supramental.

Nous aurons beau nous enfoncer dans n'importe quel particularisme traditionnel, nous trouverons en chacun d'eux un lien avec le supramental, insuffisant peut-être, mais présent, puisque le Supramental est à la fois Dieu sous son aspect supérieur au Dieu créateur et aux entités immortelles, et l'énergie primordiale qui se cristallise dans la Manifestation.

La conscience en nous se tourne vers le Divin en tant que Conscience suprême, l'être incarné en nous, veut ou peut recevoir le Divin sous la forme d'une ou plusieurs des quatre énergies supramentales que Sri Aurobindo a recensées, et qui mesurent automatiquement leur portée, tant leur pouvoir est absolu.

Les religions et les voies traditionnelles ont pressenti le Divin ou voulaient s'en rapprocher, ou bien, confusément, postulaient son existence pour justifier de la vie sur terre, et lui accorder un statut transcendantal, dans lequel l'être l'emporte sur la nature. Mais trop peu d'êtres humains ont cherché l'être au-delà de leur moi contingent ou mental pour que la nouvelle de l'établissement du Supramental puisse être comprise par un grand nombre d'individus. En revanche, ceux qui s'attelleront à cette reconnaissance retrouveront la trace du projet évolutif dans leur propre pratique spirituelle, et pourront la relier à la vision suprême de Sri Aurobindo. Il suffit de comprendre que le Supramental est une extension, une expansion de la Vérité, et toutes les vérités antérieures peuvent se soumettre à l'unique projet de la descente du Divin dans la Matière. C'est ainsi qu'un chercheur averti peut observer les guna à l'œuvre dans son esprit et sa nature sans pour autant s'enfermer dans le Samkhya ou le jnana-yoga qui les avait révélés correctement avant Sri Aurobindo. C'est ainsi qu'un taoïste avancé peut jongler avec la perception du yin et du yang sans dépendre d'aucune école, ou qu'un croyant pratique, animé d'un amour constant de Dieu et des œuvres, peut continuer son chemin en remettant son action au Divin, au lieu de l'encadrer dans le dogme originel qui lui aura donné sa première forme.

C'est ainsi qu'on retrouvera également dans le tantrisme et le shivaïsme secret, l'idée de réconcilier l'Esprit et la Matière, alors qu'on dispose déjà du témoin intérieur, du Soi, pour estomper les différences entre les principes et leur manifestation dans la vie, jusqu'à célébrer le Divin dans l'existence elle-même et ses pouvoirs, une voie qui demeure très dangereuse par le système particulier de hiérarchisation des forces, qui laisse souvent la porte ouverte à toutes sortes d'abus pour ceux qui ne sont pas prêts. Toutes les oppositions sont dialectiques, mais l'unité vivante est le but de la voie, le rassemblement du moi et du non-moi dans une coïncidence parfaite, l'objet de la quête. Le Divin couronne le non-moi, en constitue l'ultime essence et principe, et si nous mettons de côté l'aspect historique de la question avec des prévisions impossibles, il est naturel de concevoir que le Supramental finira par se manifester, puisqu'il est l'origine absolue aussi bien de la Matière, que de la vie qui s'en détache à contre-courant, que du mental qu'il surplombe. Avant que Sri Aurobindo ne s'empare définitivement du système conscience énergie, de nombreux maîtres hindous avaient déjà patiemment repéré et établi qu'à chaque degré de conscience correspondait un degré d'énergie. Ils s'insurgeaient contre l'idée, soutenue par les maîtres novices, que la vie était inférieure au Soi, puisqu'ils constataient qu'ils y appartenaient, et refusaient donc de s'établir dans le nirvana qui les détacherait de l'existence. Eux aussi préfiguraient le supramental, puisque sa caractéristique est de changer les conditions de la vie elle-même, en infusant sur terre la force originelle, sensible sur le plan physique, pour tout individu qui aura découvert les espaces supérieurs de l'Identité.

On peut bien sûr tirer une certaine satisfaction de reproduire la boucle par laquelle l'Esprit s'est perdu et retrouvé en se dispersant dans de nombreuses formes qui ont fragmenté son pouvoir originel, mais cette reconstitution n'explique rien, et ne rapproche pas forcément l'adepte du Supramental, s'il s'attache à la carte plutôt qu'au territoire du moi à transformer radicalement. Les rishis védiques avaient sans doute atteint le supramental, sans parvenir à le joindre à la matière, ce qu'a effectué Sri Aurobindo, puisque Mère, dès 1956, soit moins de six ans après la disparition du maître, a contacté le supramental sur le plan physique. (Agenda, Institut de recherches évolutives). Bien que nous ne sachions pas pourquoi le supramental a disparu après l'ère des rishis, il nous semble logique d'affirmer qu'il restera disponible sur terre si quelques individus seulement parviennent à le vivre dans leur corps, ce qui est l'objet du yoga supramental proprement dit. Il y aurait alors une véritable mutation de l'espèce, qui ne viendrait pas seulement du bas, quelques progrès internes de l'ADN humain, mais du haut également, à travers la conscience mentale éclairée par le soi, puis par le supramental, puis par la shakti divine amorçant dans le corps physique des procédures vibratoires nouvelles.

La perte du Supramental il y a quelques milliers d'années n'a pas pour autant condamné l'Inde à l'obscurité. Les sages ont découvert le Brahman, conservé sa trace immatérielle dans de nombreuses doctrines, certains ont voulu lui octroyer un statut divin, d'autres ont considéré qu'il était vide et devait libérer de tout karma et de toute attraction pour la vie, en décrétant qu'il libérait l'âme de ses incessantes descentes sur terre. D'autres ont affirmé qu'il n'avait aucune raison de dissimuler l'existence ni de l'inférioriser, et ils se sont à la fois dirigés vers la mystique, soit la connaissance du Seigneur, et vers les œuvres, soit le projet d'améliorer l'existence en refusant de considérer l'extinction dans le nirvana comme le but suprême. L'Inde a donc défini depuis quatre mille ans peut-être, différents types de réalisation à partir du Brahman, mais si son obtention, c'est-à-dire la libération radicale de la pensée, est laissée de côté au profit d'autre chose, nous pouvons certifier que le propre de l'hindouïsme n'est pas représenté, puisque c'est en cela que l'âme indienne s'est vraiment spécialisée. Sa supériorité tient au fait qu'elle a su à la fois proposer cette voie que l'Occident ignore ou presque, sans pour autant renoncer à la mystique, soit les chemins qui permettent de voir et de toucher des plans dynamiques de la création supérieure, comme le surmental, et qui originent l'existence dans un projet divin.

En général, une fois que le Divin actif est reconnu, derrière le Brahman ou à l'intérieur de lui, la question de l'âme immortelle est posée, alors que ce n'est pas nécessaire dans le paradigme de la voie du Soi. En effet, beaucoup de maîtres traditionnels, y compris Gautama, se fondent dans le Vide transcendant et n'éprouvent plus le besoin de se survivre à eux-mêmes, sous quelque forme que ce soit, quand ils sont parvenus à ce stade. Ce sont donc plutôt les mystiques, qui touchent à des plans de conscience dynamique de la Vérité, qui éprouvent le sentiment d'une continuité inaliénable de leur conscience, et qui établissent l'existence de l'âme. Ils évoquent alors une entité plus profonde que celle qui constitue leur identité actuelle, et renoncent à s'approprier ce support qu'ils jugent supérieur au sentiment de leur propre moi, d'autant que l'accès volontaire, s'il est possible, n'est pas forcément permanent, tant ce principe est élevé, profond, mystérieux, et indépendant de la durée. La théorie de la réincarnation a donc gagné des types d'humains qui n'avaient pas la possibilité de comprendre de quoi il s'agissait, par manque d'expérience intérieure, et l'on a fini par s'imaginer que c'était le moi actuel qui devait «se réincarner», ce qui n'a strictement aucun sens, et maintient l'esprit humain dans une quête perverse de la vérité, qu'il cherche à s'approprier pour en tirer un bénéfice personnel. Cette méprise désastreuse a d'ailleurs paradoxalement servi aux maîtres du Soi, qui ont recruté des êtres intéressés par la Vérité, et non ses avantages supposés, et qui ont pu ainsi se plonger dans le présent absolu sans en attendre de récompense, et sans se préoccuper de cette question, leur propre survie ou celle de leur âme.



4 La représentation du Supramental

Nous trouvons dans le paradigme supramental la confirmation réciproque des deux voies spirituelles qui peuvent se séparer sans jamais se rejoindre dans les doctrines antérieures, la libération de la pensée d'une part, et le contact avec le Divin, d'autre part, deux chemins qui sont très généralement distincts, et chacun suffisamment riche pour que leur exclusion mutuelle s'explique facilement. Mais Sri Aurobindo, pour avancer vers le Supramental, a dû recevoir les deux bénédictions absolues du Tao suprême, le contact avec le Divin, dès son passage en prison, et la libération du mental, avec Lélé. Il a toujours insisté par la suite sur la nécessité d'obtenir la «délivrance», même si le projet supramental va plus loin, comme s'il était dangereux de s'acharner à toucher la Mère des Mondes sans bénéficier de la paix et de l'égalité que procure le silence intérieur radical. Sri Aurobindo a revivifié l'ensemble de l'hindouïsme, il a donné aux possesseurs du Brahman la possibilité d'aller plus loin dans la connaissance s'ils reconnaissaient la Shakti primordiale, enfin disponible dans la Manifestation, il a donné aux amants de Dieu le désir de connaître le Soi, d'épouser le Brahman, pour que la réalisation extatique puisse s'appuyer sur une base psychologique solide, la neutralité profonde et impersonnelle que procure la cessation de la pensée.

Les esquisses du supramental ne se trouvent pas seulement dispersées dans les différentes voies de l'hindouïsme et des monothéismes adoptées par l'Occident et ses alentours. L'âme chinoise, si ancienne, n'a jamais abandonné le ciel pour la terre, et encore moins la terre pour le ciel, et toute sa sagesse, profondément méconnue, est fondée sur un équilibre entre les deux, préfigurant, à une échelle moindre, l'avènement supramental. L'idée d'une purification exhaustive du moi est au centre du taoïsme métaphysique, pratiquement secret, et elle exige une pratique et un discernement constant. Cette purification, qui s'extrait de tous les modes de pensée culturels et religieux, est censée mettre en contact avec toutes les énergies fines de la nature, et au-delà, avec le Tao, qui correspond au Brahman, mais dans son sens le plus inclusif. La pensée chinoise est holistique, c'est-à-dire qu'elle envisage que le Soi comprend la Manifestation, ce qui mène à l'Inconnaissable, dans l'aveu que la vie et le Vide transcendant participent de la même Unité au-delà de tous les contraires. Comme la pensée chinoise évite de séparer, parce qu'elle préfère inclure et emboîter, il est certain que le terme Tao comprend de nombreux signifiés qui se contiennent les uns les autres comme des poupées en gigogne.

Vu que le supramental est une énergie que le corps physique peut capter, recevoir, ressentir, l'approche taoïste du Spirituel, pragmatique, est une excellente préparation à la découverte du Supramental pour ceux qui sont capables de vivre avec une sensibilité physique et vitale développées et saines, pures, par une maîtrise quasi parfaite des besoins du corps, une pratique consciente d'exercices physiques, une alimentation spéciale et précise, adaptée au sujet qui s'investit sans angles morts dans son incarnation. Vu que tao est un signifiant donnant sur une collection de signifiés infinis, dès que les chinois reconnaîtront Sri Aurobindo, ils devraient s'employer à revivifier le taoïsme, et reprendre les enseignements qui permettent au corps physique, par une ascèse poussée et une aspiration profonde soutenue par une discipline impeccable, de devenir un instrument du Ciel.

Bien sûr, si nous regardons cette question à l'échelle d'une seule génération, la nôtre, notre discours apparaît plutôt comme une construction intellectuelle. Mais à l'échelle des siècles, voire des millénaires si le mouvement est lent, on aperçoit comment les particularismes locaux finiront par déboucher sur la légitimité de l'avatar supramental, et de ses prophéties virtuelles, puisqu'elles demandent notre assentiment pour se réaliser. La race blanche, active, risque de rêver d'une efficacité parfaite avec le supramental, et de s'acharner à vouloir le faire descendre pour changer le monde contingent, mais ce pouvoir est assez élevé et puissant pour résister aux aimantations impures ou intéressées, qui voudraient le récupérer. Mais si le paradigme se développait, de nombreux individus prétendraient naturellement incarner le supramental, à tort ou à raison, en exploitant les nouvelles attentes. Pour le moment, c'est l'Occident qui forme des individus responsables d'eux-mêmes au-delà de leur rôle et de leur territoire culturel, et qui sont donc le plus apte à suivre la voie de la différenciation extrême qui mène au supramental, et à l'accepter. Les juifs puis les chrétiens, devraient pouvoir, sans avoir l'impression de trahir quoi que ce soit, se tourner peu à peu vers le supramental, s'ils intègrent le paradigme de l'évolution de la conscience, et le nouveau seuil évolutif annoncé par le travail de Mère. Les Hindous pourraient reconnaître facilement le nouveau paradigme, en grand nombre, mais ce serait dangereux, puisqu'ils projetteraient dessus des matériaux archaïques pour en faire une nouvelle religion, et se perdre dans une adhésion du moi à l'objet supérieur, en escamotant le pur travail du moi sur le moi, fastidieux, et libéré de toute espérance hypnotique. Les chinois n'y pourront parvenir que très lentement, car les présupposés, indémontrables, les gênent, mais dans la mesure où c'est la seule culture universelle réellement fondée sur l'expérience plutôt que sur des mythes ou des concepts, elle finira aussi par reconnaître le paradigme quand les preuves seront fournies, dès que quelques individus auront montré le chemin en rendant concrète la vision aurobindienne, par leur propre accès au supramental.

Il est également certain que de nombreux humanistes athées, des hommes libres et responsables, refusant de déléguer leur intégrité à quelque vision abstraite et éthique de leur liberté, inaptes à toute forme de croyance ou d'adhésion idéologique, trouveront dans la vision du Divin de Sri Aurobindo l'élément qui manquait à leur engagement pragmatique, pour peu qu'ils accompagnent intuitivement le changement historique, et veuillent participer à la réhabilitation des conditions de vie sur Terre. Beaucoup d'occidentaux supérieurement intelligents ou doués d'une grande sensibilité rejettent en bloc religion et spiritualité, faute d'exemples concluants, mais le besoin d'intégrité supérieure qui se manifeste en eux peut les pousser au yoga supramental, qui fournit tous les indices nécessaires à mener une vie de différenciation individuelle dans le respect d'une réalité exhaustive à laquelle ils aspirent. La vulgarisation scientifique issue de la mécanique quantique donnera également un statut rationnel à l'hypothèse du Supramental.

Pour le moment, nous ne pouvons pas prévoir la manifestation supramentale, car c'est un monde entièrement indépendant du nôtre, qui n'a aucune raison de se plier à nos attentes, puisque son accès est choisi par le Divin et non par le thuriféraire du paradigme, qui ne remplit pas nécessairement les conditions pour obtenir le contact. Le mental est obligé de rétrécir considérablement le supramental pour l'approcher, parce qu'il lui échappe par nature, étant d'une essence absolument différente et incompréhensible. La seule chose certaine, c'est qu'il peut combler toutes les aspirations de l'humanité, à condition que celles-ci soient suffisamment présentes pour l'attirer.

Le supramental travaille sur un corps physique issu de l'évolution ascendante sur le plan matériel au cours du temps, même si son modèle est spirituel, ce que nous ignorons encore. La transmission de l'enveloppe charnelle par la reproduction de l'espèce constitue un système performant, très ancien, qui possède ses propres règles, et l'infusion de l'énergie supramentale dans la matière biologique du corps humain rencontre donc des contraintes extrêmement puissantes, puisque nous savons depuis peu que la vie se suffit à elle-même, chaque spécimen servant seulement de maillon dans le déroulement de la vie, d'où la difficulté de s'accorder sur la finalité de la construction individuelle, et de fonder la transcendance dans le prolongement de la nature. On peut en quelque sorte réduire notre identité à un segment entre les ascendants et les descendants, et chasser ainsi de nos préoccupations toute intervention supérieure qui voudrait conférer à l'individu proprement dit une essence particulière, indépendante de son rôle de relais dans la transmission de l'existence. Tourner l'homme, dépositaire conscient de la vie, vers le Divin, constitue donc une entreprise beaucoup plus profonde que ce que le mental imagine, puisqu'elle peut demeurer indépendante de lui, et fonctionner à merveille. Il faut donc supposer un pouvoir extraordinaire, avec des moyens inconnus, et comme sorti de nulle part, pour nourrir l'hypothèse d'une transformation radicale de l'existence, et c'est justement ainsi qu'apparaît le Supramental.

Tandis que l'aspect conscience du Supramental est par essence gratifiant, agréable, imprévisible, nourrissant, et souvent extatique, l'énergie qui lui correspond pénètre des couches de réalité vitale d'une stabilité presque parfaite, installée dans les corps et organes qui fonctionnent depuis des millions d'années sous une juridiction donnée. Même si chaque cellule, prise individuellement, semble réceptive au supramental, le travail est compliqué par les systèmes d'organisation qui lient l'ensemble à travers des cycles, et le subconscient révèle donc des zones très profondes et obscures, inaccessibles sans la pression de la force atomique. Le corps physique possède une autonomie certaine, et une partie de notre constitution partagée avec les mammifères jusqu'aux reptiles, peut résister au supramental, ne serait-ce que par la dégénérescence qui entraîne inéluctablement la mort du corps physique, un processus qui paraît inviolable, hérité de la naissance elle-même, ou bien de l'inscription de la durée, ou d'un mélange des deux.

En revanche, le mental et le sentiment du moi absorbent le supramental avec une grande satisfaction et beaucoup de facilité au début, puisque la matière grise y répond facilement, et que les corps subtils apprécient son contact. La conscience individuelle représentant un principe supérieur à la simple matérialisation biologique issue de la reproduction, il est probable que le supramental commencera à se donner dans le mental à certaines personnes prêtes pour cela, sans que cela entraîne nécessairement une transformation physique conséquente. Le supramental éclairera de toute façon l'esprit, mais touchera différemment chaque corps physique particulier, et rien n'indique que tous les individus puissent pousser la transformation du corps physique aussi loin, d'autant que nous ne pouvons pas réduire le supramental à une action dont le seul but serait l'immortalité physique, ou l'accès à une longévité exceptionnelle.

Le supramental est avant tout une nouvelle dimension de la conscience, supérieure à toutes les autres, qui a été préparée depuis toujours en quelque sorte, puisque c'est l'Éternel en action, par toutes les formes de spiritualité terrestre authentique, célestes avec la reconnaissance de Dieu, terrestres avec la recherche de l'intégrité absolue, qui se soustrait aux croyances. Pour aussi diverses qu'elles aient été, elles n'ont jamais établi que deux buts, soit l'élévation de la vie individuelle, soit l'amélioration de la vie terrestre. Comme ces deux aspects ne peuvent pas être réellement distincts, le progrès de l'espèce passant par celui de l'individu et réciproquement, il est inutile d'opposer outre mesure la quête individuelle définie dans toute approche spirituelle (athée ou gnostique), de la progression collective définie dans les religions. Historiquement, ces deux mouvements sont légitimes et s'opposent chacun à de telles forces d'inertie qu'ils échouent tous les deux à changer la psychologie humaine jusqu'à aujourd'hui, un petit nombre seulement d'individus jouissant d'une conscience libérée des croyances, des compulsions évolutives, des survivances dynamiques qui rattachent grossièrement l'humain à l'ordre antérieur de la nature. Il y a peu d'êtres libérés parmi les aspirants spirituels, et peu de croyants qui vivent leur foi correctement à l'intérieur des religions.

Bien que le mental ait nommé depuis des millénaires les transformations qui sont nécessaires à l'établissement d'une société meilleure et les voies à suivre pour augmenter la conscience de l'individu, ce repérage a été insuffisant, et la plupart des efforts sont engloutis par les forces hostiles, à des moments opportuns, tels que la guerre, qui décourage régulièrement l'ascension collective vers la Vérité, ou les drames insurmontables, qui semblent infliger des peines injustes, et mènent le moi à la résignation. L'idéalisme, individuel ou collectif, théiste ou athée, ne possède ni poids ni force pour changer les structures de la société, et dans le cas de l'ascèse personnelle, de nombreux obstacles se rencontrent pour empêcher l'éveil ou la libération de l'âme. Mais la descente du Supramental et d'autres fréquences supérieures sur la terre peut permettre de créer une aspiration naturelle à l'harmonie et un besoin d'unité susceptibles de déclencher des démarches spirituelles spontanées, légères, profondes, chez un grand nombre d'individus qui vivront enfin concrètement les visions des guides de l'humanité, tout en reconnaissant les yogis supra mentaux comme les fers de lance de l'évolution divine en cours.

Le supramental peut changer la physionomie terrestre en transformant la matière à partir de son intérieur, mais c'est un plan indépendant de la vie, même si nous le trouvons, tout au fond, involué dans l'infiniment petit. Aussi, nous ne pouvons rien décréter à son sujet, si ce n'est que sa présence sera foncièrement tributaire de l'aspiration terrestre et de sa qualité, puisqu'il est hors de question que cette mutation s'effectue de force sur notre planète. Même si nous bénéficions de conditions supérieures dans l'avenir pour nous rapprocher du Supramental, Il ne descendra que sur ceux qui auront amorcé le processus individuel d'élévation, à partir d'une sincérité absolue et d'un engagement sans angles morts, susceptible d'être préconisé par différents témoins de l'évolution divine, que seuls des attachements inutiles mettent encore en concurrence aujourd'hui, alors qu'ils travaillent tous avec des énergies et des moyens différents, dans l'unique but du sauvetage de la conscience terrestre. Au sommet de tout ce qui est accessible, la Conscience suprême ne peut avoir la moindre intention, puisqu'elle est immobile au sein d'un mouvement infiniment rapide, et qu'elle n'a ni passé, ni présent, ni avenir, ce qui lui octroie une puissance inimaginable, que seuls les physiciens peuvent comprendre intellectuellement aujourd'hui. Elle appartient à un univers hors de portée du mental, qui ne pourra jamais ni concevoir, ni imaginer, ni emprisonner cette dimension dans une quelconque finalité anthropomorphique, puisqu'il s'agit d'une mutation, et non d'un prolongement, même supérieur, de ce qui est déjà connu. Néanmoins, tous les êtres, humains ou autres, qui ont besoin d'intégrité, d'harmonie, de connaissance, de paix, d'amour, de plénitude, et qui sont prêts à payer le prix de leur élévation et de leur différenciation profonde des instances génériques, par une pratique assidue et informelle, peuvent en ressentir l'appel. L'enjeu consiste à accepter souffrances, épreuves et crises, sacrifices et renoncements, les passages obscurs obligés donnant sur des satisfactions supérieures, indescriptibles en langage mental, impossibles à obtenir sans la descente douloureuse dans la constitution dynamique de l'enveloppe charnelle.

Il est inutile de souhaiter vivre le Supramental, puisqu'Il se manifeste automatiquement sur l'instrument qui est prêt pour le recevoir, tandis qu'il est nécessaire de faire un travail incessant qui libère du mental, en ne conservant que les aspirations. Il ne semble pas plausible qu'un être qui se contente d'une réalisation quelconque puisse attirer l'énergie divine, aussi, quel que soit le degré spirituel atteint, il suffit de continuer sa route vers l'Infini, sans relâchement, pour se rapprocher de possibilités supérieures. Il peut être normal de faire une halte dans le Soi, s'y reposer, et trouver même que le chemin a enfin abouti à son terme. Mais cette impression peut également s'estomper assez vite, surtout si l'on est sensible à la Terre, et que l'on a reconnu en Sri Aurobindo le guide de l'avenir divin. Mais il ne sert de rien de cibler le Supramental par une attitude formelle, ou d'imaginer ce qu'Il va procurer, ou de décider quel emploi on souhaite en faire pour l'amadouer et le rapprocher. De même que le Brahman finit par se manifester dans le moi quand le moment est venu, le Supramental peut descendre sur un instrument pur, qui n'en cultive pas l'image, mais brûle pour le service divin, patiemment, sans exiger ni attendre la descente transformatrice. Se le représenter peut même être un obstacle, un filtre à sa manifestation, car la culture de cette image est bien différente de la soumission au Divin, qui elle, n'a besoin d'aucune mise en scène conceptuelle, et qui est à l'origine des plus hautes réalisations terrestres, quel que soit le nom donné à Dieu. Le rayonnement supramental doit traverser de nombreuses résistances pour parvenir jusqu'à l'être psychique et au corps physique, et il est pratiquement certain que le mental doit être absolument désencombré d'attentes, de tensions, d'ambitions, d'obsessions, y compris spirituelles, pour obtenir la transparence réceptrice de l'énergie divine. La fréquence supramentale est élevée, la nature l'ignore, et pour y accéder un calme conséquent doit s'installer, ainsi qu'un renoncement à ses propres conceptions personnelles de l'avenir et de la Vérité.

Le travail intérieur demeure donc la seule porte, et peu importe les noms différents et les perspectives parallèles qui en rendent compte, dans les traditions ou les enseignements. Le dépassement des survivances dynamiques qui fondent le moi dans une appartenance territoriale et culturelle constitue le premier pas, car la colère ou violence, la culture du désir par principe, et la peur sont enracinés dans le moi contingent, soumis au vital issu de l'évolution biologique. Le désir procède par amalgames d'objets et peut s'emparer du mental, et il fait alors confondre la conquête de l'espace extérieur avec la plénitude, la maîtrise de la durée avec la réussite spirituelle, et il verrouille ainsi l'accès au mystère intérieur, vers ce moi transcendant capable de reconnaître tout le réel, dans son ensemble, même celui qui s'échappe des convoitises, déborde des représentations, et se tient imprescriptible hors valeurs, hors jugements, indifférent à l'approbation ou au déni. C'est ce réel brut, hors juridiction du regard utilitaire, qui est sous-estimé par l'humanité tout entière, rapetissé ou carrément nié, et qui le rejette, ou ne veut en traiter que les aspects occasionnels qu'elle peut soumettre, des bribes infimes arrachées du tout, et qui le remplacent. Le travail de dépassement des identifications induites par la naissance est aujourd'hui entrepris par un grand nombre, il doit se poursuivre vers une connaissance de soi pratiquement absolue, qui s'enracine dans la terre et non dans la seule langue maternelle ou culture contingente, et il doit repérer et transformer les failles d'intolérance pour s'ouvrir à l'amour. Enfin, l'adepte identifie et traite les rejets et les dénis subjectifs qui refusent certains champs du réel et des possibles. Après cette clarification universelle, le moi a la possibilité de vivre exclusivement pour la connaissance, le cœur divin, l'Absolu, la Conscience suprême ou la Mère des mondes, parce qu'il s'est définitivement désidentifié de la naissance contingente et biologique, et différencié des codes d'interprétation grégaires. Il peut alors œuvrer pour les cieux supérieurs, qui sont nombreux, certains fournissant des satisfactions purement intérieures, d'autres, des satisfactions transformatrices pour la terre, d'autres donnant le contact précis avec des plans purement verticaux réhabilitant l'existence, et qui n'ont pas pour fonction d'être partagés, mais de soulever l'être psychique.

L'intention de dépasser le mental dévoile une puissance d'illusion formidable dans sa capture du réel. Il faut admettre que les pensées se forment en partie sous le seul impact du monde extérieur, qu'elles combinent des associations entre le non-moi et ce qu'on en attend, dont la moitié est trompeuse ou inutile. Mais cela est encore insuffisant, l'esprit doit être poussé dans ses retranchements, et le moi doit s'attendre à le voir fournir le leurre du signifiant comme s'il fournissait le signifié, ce qui est, naturellement, faux. L'engagement enseigne rapidement que l'esprit bouche les trous de l'expérience, c'est-à-dire dissimule l'ignorance, avec «Dieu», qui devient le moyen d'éviter toute réflexion profonde sur l'identité projetée vers son être imaginé. «L'avenir» est aussi un mot qui envoûte, comme la liberté, le salut, l'amour, la connaissance, l'Absolu, la justice, le nouveau Monde, le Soi, tous ces immenses réservoirs de projections subjectives qui servent principalement à la fuite en avant du moi dans l'instrumentalisation étroite de la durée. Sans la reconnaissance absolue et radicale de la suprématie du non-moi, de l'énigme du Divin et de la souveraineté des aspects objectifs de l'existence et de la vie, les signifiants transcendantaux demeurent des sortes de clés personnelles beaucoup trop subjectives pour enclencher les serrures des véritables portes qui défendent l'accès à la pure transcendance. Plus le travail se fera en profondeur, plus une perception pure pourra se manifester, avec l'aveu que le signifiant n'est pas l'ambassadeur du signifié, mais tout au plus une image puissamment réductrice, floue, qui rapièce dans l'imaginaire les déficits du réel.

C'est sans doute le mot vérité qui empêche le plus le contact avec elle, puisque chaque mental peut la concevoir différemment, lui faire dire ce qu'il veut, dans l'opposition au reste, tout en légitimant un léger essor hors de la condition la plus brute, générique, de l'esprit ordinaire. Chacun peut, avec une complaisance odieuse, défendre sa vérité contre d'autres vérités, ce qui prouve en fin de compte que le mot vérité n'est qu'un concept, qu'une représentation, et que la manifestation de la Vérité n'obéit à aucune définition de celle-ci, à aucune représentation de son statut, car elle est d'ordre supérieur, inaccessible à l'esprit.

Pour le supramental, le mental n'est pas un plan fiable, mais un pouvoir qui mélange tous les ingrédients de l'existence pour les présenter au moi, et qu'il se confronte à leur emploi, avec l'élasticité relative du libre arbitre, lui-même possédé par les guna entrelacées. Le mental plonge facilement vers le vital chez les êtres qui suivent les lois de leur clan et acceptent la dictature des émotions. Il peut même être entièrement récupéré par le physique dans le cas d'addictions graves, qui empêchent le sujet de se libérer de sa dépendance, ce qui prouve la porosité des plans constitutifs entre eux. Il peut tout autant s'élever vers l'abstraction avec génie, sans fournir pour autant le moindre mode d'emploi de la personnalité, des désirs, de l'image de soi, des peurs ancestrales que tout individu colporte. Le mental nous traverse plus que nous le possédons et nous inflige la résultante de la pensée du moment. Aucune institution humaine n'est à la hauteur de ses statuts, ce qui nous éclaire définitivement: le pouvoir d'interprétation du mental n'est correct que sur le plan symbolique. Dès qu'il entre en contact avec le monde concret, il s'égare, comme l'atteste un fait de société renversant, à savoir que même les experts divergent sur la même question, quelle que soit leur branche. Le mental projette donc essentiellement les valeurs profondes de l'individu, arrimées à ses préjugés, à ses attentes, aux résidus de ses craintes existentielles, aux scories de sa dépendance à son apprentissage, à la qualité de sa compétence, et personne ne met donc le même contenu sur les mêmes mots. Pour déchiffrer le réel, il convient donc en premier lieu de remplacer les réactions par les hypothèses d'interprétation, puis de s'éloigner encore des perspectives, puisqu'elles sont concurrentes pour proposer un sens tronqué, et enfin d'admettre que, par un miracle particulier, le sens peut surgir de lui-même, hors de la pensée projetée, hors de l'attente ou de la répulsion, et qu'il relie alors, sans angles morts, le moi au non-moi. Cet affinement de l'esprit, qui commence par débouter les émotions, puis s'attaque aux pensées, avant de se lasser même des Idées qui offrent des options de saisie, est nécessaire dans toute voie qui veut remonter à la perception pure, celle qui ne se contente jamais du filtre qu'impose la pensée à la saisie du moment. Peu importe la durée nécessaire, si la voie est bien orientée, elle finira par porter ses fruits.

Les voies traditionnelles l'évoquent de différentes manières, dans de nombreuses cultures et langues, mais partout, l'adepte qui comprend le principe, terrasse le signifiant jusqu'à appeler l'intelligence pure, qui ne s'attarde pas au signe, mais conduit réellement au contenu qu'il représente. C'est la voie royale du Vivekâ, qui se développera dans l'urgence contemporaine, maintenant que l'histoire échoue à donner le bonheur, et que la conscience terrestre, d'une manière plus générale, est prête à devenir moins dupe du signifiant, grâce à l'échec constant des religions, des idéologies et des idéaux à transformer la société, qu'ils avaient ensorcelée avec de simples mots et des perspectives en trompe l'œil.

L'humanité est encore prisonnière du signifiant. Le mental crée une pensée ordonnée qui donne au moi le sentiment, souvent illusoire, qu'il maîtrise son existence. Il s'identifie à des mots qui le traversent et lui donnent une petite idée des valeurs qu'il défend ou recherche. Rien n'est plus facile que de se considérer comme droit, généreux, respectueux, à l'écoute, religieux, honnête, libre... Ces signifiants donnent sur de petits comportements superficiels dont on s'acquitte pour éviter la plongée hors des représentations, descente qui met l'homme à nu, en lui soustrayant les prothèses des valeurs qu'il croit incarner et le maintiennent dans le statu quo de la perception générique. Le sens des valeurs qui apparaissent dans le mental n'est pas profond, ce sont les qualités positives auxquelles l'être humain cherche à adhérer sans les incarner, et qui le relient à un ordre supérieur flou, approprié de manière subjective, et rejeté chaque fois que la vie ne répond plus aux attentes. L'homme souhaite naturellement ce qu'il y a de meilleur, mais ne se prive pas du pire, par orgueil, vengeance, déni de l'adversité, résistance de l'altérité à ses propres ambitions. N'importe quel petit chaos brise l'idéal, concasse les bonnes résolutions, et fait sourdre dans l'être humain un autre témoin, archaïque, cruel, obscur. Le mental est donc séparé en apparence d'une couche vitale sombre, qui peut en réalité prendre le pouvoir à n'importe quel moment, au-dessus de sa propre juridiction, quand l'identification au non-moi se dérobe.

Le moi doit donc démystifier les faux pouvoirs du mental, nombreux, qui lui laissent croire qu'il supervise le contact avec le non-moi, ce qui est faux. Toutes sortes de pouvoirs peuvent filtrer dans le moi et le priver de son hégémonie, et remontent de l'évolution balbutiante. Quand le sujet se sent dépassé, de nombreuses forces jaillissent, de la culpabilité à la tristesse rémanente, de l'insoumission à l'acte cruel et destructeur, aussi peut-on considérer comme une prise de conscience absolue la possibilité de voir ses propres constructions mentales comme de simples illusions, qui masquent les acteurs souterrains et les compulsions archaïques. Le retour vers l'origine de la pensée peut alors s'effectuer, et les signifiants, même rangés dans un ordre souverain, montrent l'abîme exploratoire jusqu'à leur signifié, et la vie entièrement consciente débute alors.

Dieu se cache longtemps dans la mystique, et Se dérobe même une fois saisi, la connaissance semble délaisser le jnanin exigeant qui s'y donne, l'intégrité se dérobe devant l'ascète qui sonde avec trop de zèle le pouvoir de la nature, l'Amour fuit devant l'amant des contraires, qui pressent l'unité mais ne l'obtient pas encore. Jusqu'à présent, les institutions humaines sont parvenues à masquer la perte du signifié en l'emballant dans du signifiant trompeur et séduisant. Réunis en grand nombre, les êtres humains s'imaginent que Dieu répond à leur appel, au temple ou à l'église, alors que les fidèles pour la plupart sont simplement victimes d'avoir voulu combler une question poignante par une représentation exhaustive, ce mot Dieu entouré de ce qui va avec, et qui ne les engage qu'à une politique de surface pour gérer la relation entre le moi et le non-moi. Le moi s'emprisonne dans une appartenance qui le soumet, l'endort, le conforte dans la perpétuation des mouvements génériques du mental. Le vrai présent passe inaperçu, car il ne peut jamais être de la répétition pure, ni s'aligner sur les attentes, ni correspondre aux représentations, et c'est ce rôle-là que le mental ordinaire veut lui faire jouer.

Pourquoi l'humanité refuse-t-elle le signifié? Parce qu'il ne s'obtient que dans une lutte consentie contre le signe, alors que le mental peut se contenter du signe qui fait semblant de contenir le signifié. Cette lutte contre le mot, le symbole, le concept révèle la petitesse du moi, et sans une aspiration à l'Infini, la découverte fulgurante de cette petitesse entraîne toutes sortes de désordres, et même de chaos dans la fonction de l'identité. Beaucoup d'êtres humains s'enferment dans une nasse de mots, et s'imaginent ainsi aisément avoir une vie spirituelle dès qu'ils ont opéré un petit changement d'orientation, car cette nasse nouvelle de signifiants invente un kaléidoscope pour enivrer l'œil intérieur. Le moi, qui était auparavant fasciné par le réel et démuni, devient son envoûteur, et croit ainsi se venger du mystère absolu de sa propre présence. La pensée prétend déchiffrer l'avenir selon des critères établis et l'avalera dans une perpétuation de schémas dont le seul mérite est qu'ils auront été choisis par le sujet, plutôt que subis. Il s'agit d'un subterfuge de pouvoir absolu sur le temps, d'une contrefaçon de la connaissance, puisque cette procédure s'empare du vécu en le faisant entrer de force dans des modèles d'interprétation. C'est bien que la représentation des choses peut l'emporter sur le contact réel qu'on entretient avec elles, et que l'idée de s'orienter peut tenir lieu de chemin. Il est également nécessaire d'avoir confiance dans ce qui ne vient pas de soi pour s'atteler au signifié, sinon le signifiant suffit. On peut croire aimer Dieu sans rien lui donner, chercher la connaissance sans vraiment se remettre en question, ou bien seulement là où c'est gratifiant, ce qui est évidemment absurde. Le mental est assez habile pour meubler de faux-semblants une quête bancale, fondée sur une sorte d'opportunisme supérieur, cosmique en quelque sorte, et c'est cela qui explique qu'une bonne partie de l'humanité reste enfermée à mi-chemin entre une vision ordinaire des choses et celle qui pousse réellement en avant, d'une part vers le Divin (à base d'imprévus et d'acquiescements inconditionnels à la voie), et d'autre part vers l'être psychique (à base d'un conflit entretenu avec soi-même dans la paix et la quiétude, une vigilance aiguisée et tranquille, pour débouter l'insistance vitale, et les rapiècements imaginaires du mental qui joue faussement à relier le moi et le non-moi).

Beaucoup de personnes s'imaginent être dans une recherche spirituelle, alors que c'est faux. Elles demeurent dans un mode d'appropriation du réel où même le travail sur l'ego est encore conçu à partir de l'ego lui-même, grâce à des structures où le mental et la volonté déterminent l'ensemble de la perception. Sans une profonde sincérité, qui balaie tout sur son passage, le moi mentalisé fait confiance au signifiant pour s'accaparer le signifié, et se contente d'une voie imaginaire. S'ouvrir au Supramental signifie en premier lieu que le travail a été effectué sur les compulsions génériques, soit que le moi cesse de réagir avec véhémence aux événements pour élargir son champ de tolérance émotionnelle et de vision des principes cachés, et, pour établir cette méthode, il n'est nul besoin de se référer au supramental. L'enseignement des boddhissattva préconise la même chose depuis des milliers d'années. Mais une fois que la source générique est purifiée, que le désir est modéré et maîtrisé, que l'émotion négative se manifeste comme purement théâtrale et didactique, que les grandes peurs sont vaincues (de ne pas parvenir à être soi ou de mourir), il reste à s'attaquer au domaine mental qui est beaucoup plus subtil et trompeur.

On l'observera en permanence prendre le signifiant pour le signifié, se contenter d'évaluations, se complaire avec des mots dont il connaît le sens, mais ignore l'expérience, et, dans cette stratégie, il donne le change, empêche le Soi de se manifester, obstrue la percée de l'âme, nivelle l'aspiration exhaustive, et pose son filtre de représentations sur la perception pure. Dieu n'est rien, tant qu'Il n'est pas goûté. Le «supramental» constitue seulement une hypothèse pour le moment, à moins que le contact ne soit établi, et cette hypothèse n'est rien d'autre qu'une boussole dans le cheminement bouleversant de la voie, où les choses s'échappent et se révèlent, dans une exploration incessante des contenus de l'être. La «connaissance» constitue l'approximation intuitive d'un état parfait, encore inconnu, mais dont on cherche l'itinéraire, et s'en réclamer avant le Soi étouffe l'aspiration et endort dans un parti pris bien pensant, celui du «chercheur spirituel». L'amour est en réalité un état très élevé, sans opposé ni contraire si l'on suit Jésus, que très peu d'adeptes touchent si le renoncement à soi n'est pas intégral. C'est dire que la manipulation du moi par le Mental à travers le signifiant est presque parfaite, et qu'elle explique que l'humanité demeure ce qu'elle est, puisque le vital et le mental conjuguent l'ignorance de concert, et qu'il faut se libérer des deux, dans leur mode d'expression générique, pour effectuer un véritable progrès vers le Divin. Plus on demeure dans l'identité ordinaire constellée de compulsions, plus le mental est lui aussi inférieur, accroché au seul signifiant, dont il se contente, quitte à le confondre avec le signifié. Les hommes font le mal au nom de la Vérité, pur concept seulement, ou au nom de Dieu, pure croyance contingente, comme les femmes subissent à tort et à travers, au nom de l'amour, en restant soumises à leurs sentiments.

C'est très humiliant de constater que les signifiants sont indépendants des signifiés, mais même pour les objets concrets, il en est ainsi, le mot chaise ne matérialise pas l'objet correspondant, le mot bonheur ne fournit pas ce qui lui correspond, bien que sa répétition puisse contribuer à souhaiter son rétablissement. Il y a donc une magie primitive dans le discours, une appropriation factice du Réel à travers le signifiant, dont il faudra peut-être des milliers d'années pour se débarrasser. Le mental est plus puissant que le moi, puisque, avant le renversement vers la démarche d'éveil, il dicte les pensées et manipule le libre arbitre, la conscience de l'alternative, tandis qu'il nous donne le monde entier dans des représentations, qui ne sont qu'un décor. Ces représentations ne sont pas ce qu'elles représentent, et ne sont donc que l'amorce qui doit nous mener au Signifié, dont le plus élevé et le plus complet de tous est le Divin.



5 Les lois de l'évolution

Pourtant, la représentation constitue un progrès considérable. Les animaux, même les mammifères, doivent être formés par l'homme pour en acquérir certaines qui dépassent leur code embryonnaire de communication. La conscience progresse par les représentations, mais elle s'y enferme également, et alors qu'elles ne devraient servir qu'à organiser la relation au réel, et l'ordonner par des évaluations permanentes, elles ont le pouvoir de le remplacer, ou de s'interposer entre le sujet et l'objet pour lui dicter l'interprétation de ce qu'il ressent. Pour beaucoup d'êtres humains, ce qu'ils croient est aussi important que ce qu'ils perçoivent, et ils essaient même d'aligner leur perception sur leurs croyances, alors que c'est l'inverse le mouvement authentique, et qu'il finit par faire prévaloir l'expérience, soit une connaissance du territoire qui l'emporte sur celle de la carte. On se prive des qualités qui mènent au Soi en cultivant des croyances, car elles empêchent l'observation objective, qui elle-même appelle l'humilité dans le constat de la projection permanente. L'échec provient toujours des mêmes causes: éviter la remise en question de son ressenti global, laisser de côté l'ouverture panoramique et exhaustive aux faits eux-mêmes, indépendante de leur conformité au schéma personnel des valeurs. S'appuyer sur les représentations, puis les dépasser, dès qu'il est clair qu'elles masquent le signifié qu'elles indiquent, c'est ce qu'on pourrait appeler la voie spirituelle, qui souligne toujours la distance à franchir entre le souhait solaire et son accomplissement, entre l'ignorance et la connaissance, entre le mental et ce qu'il y a au-delà de lui. Mais pour dépasser les représentations, il faut s'en lasser, et cette procédure n'est pas transmissible, ce qui explique l'échec des religions, où la lettre remplace l'esprit et le dogme la pratique d'éveil. Même parmi les philosophes, qui sont les plus compétents pour jouer avec les représentations, la plupart d'entre eux se contentent d'en créer de nouvelles, d'en abolir d'anciennes, et ils rechignent à admettre que le discours bute sur la réalité proprement dite. Ou bien ils s'acharnent à caractériser des propriétés de l'esprit qui sont en prise directe avec le réel, mais la mise en place de ces signifiants opératifs ne peut renvoyer au signifié que pour ceux qui s'attachent à suivre le même chemin, et à expérimenter l'esprit, dans une aventure exploratoire. En analysant le succès ou l'échec des philosophes, spécialistes du mental, on comprend les tournures générales de l'esprit du temps, qui ne choisira, parmi les signifiés exposés par les professionnels, que ceux qui l'intéressent. Il y a donc un déchet considérable dans l'exercice du mental, car la transmission du signifiant n'engendre pas celle du signifié, ce qui oblige chacun à refaire lui-même le parcours initiatique de l'abandon des croyances et des valeurs toutes faites, dans un doute, serein et fondamental, sur l'issue du nouveau processus, tant que des expériences transcendantes ne prennent pas le relais du discours pour structurer le ressenti.

Le paradigme que le langage ne parle que pour lui-même, et reste à la surface des choses, a pourtant été évoqué par Héraclite et Socrate, avant que le mirage des croyances religieuses s'empare de la mentalité collective et dédouane le mental de son ignorance, sous prétexte que la foi avait réponse à tout. Puis la religion de l'objet a succédé au culte de Dieu vu comme une idole autoritaire, sans qu'aucun doute fondamental sur l'esprit dynamique ne remette en cause les fuites en avant de la civilisation moderne. C'est donc le retour à l'Orient qui est nécessaire pour se libérer de la croyance aveugle dans le signifiant, comme contenant par lui-même la nature du signifié ou sa piste facile, voilà pourquoi les Orientaux insistent toujours sur une mise en pratique soutenue des principes évoqués dans les doctrines, pour avoir une chance de remonter jusqu'aux états de conscience qu'ils annoncent, compassion, connaissance, égalité, détachement, identité du sujet et de l'objet. C'est même dans le zen, dérivé du bouddhisme chinois, lui-même influencé par le taoïsme, que les représentations sont toutes considérées comme illusoires, y compris celles de l'itinéraire qui mène au satori, à la délivrance. Ce mouvement nie qu'il y ait la moindre relation entre le signifiant et le signifié, et aucun discours ne peut être meilleur qu'un autre pour indiquer la voie, ce qui oblige à la pratique pure, sans attentes, et à l'engagement exhaustif. L'intention est d'arracher le mental de l'expérience, mais cette voie n'est pas plus aisée que celle empruntée par le jnanin, qui décide au contraire de conserver quelques représentations essentielles, et de remonter au signifié par l'expérience, en refusant de s'identifier au seul signifiant. L'Orient n'a jamais fait confiance au discours pour représenter la réalité, contrairement à l'âme grecque, puis au Christianisme, qui voulait, à travers les Évangiles, monopoliser l'usage du discours, et finaliser toute existence sous le joug du Dieu créateur.

La faillite des croyances religieuses, puis scientifiques, et enfin idéologiques ne peut aujourd'hui que ramener dans l'Histoire la vérité perdue: seule l'expérience fonde l'itinéraire du moi, l'individualisme doit aujourd'hui se diriger, après les conquêtes matérielles, vers le mystère du sujet. Faire partie d'une congrégation, d'un mouvement, d'une société ésotérique, d'une mode apocalyptique ou d'un millénarisme militant — cela est de l'ordre de l'appartenance, et dissimule le plus souvent le travail à faire en profondeur, par le partage des règles dans une complaisance statutaire. C'est ce chemin vers l'identité profonde que l'humanité a refusé jusqu'à présent dans son ensemble, préférant adorer Krishna, imiter Bouddha, rêver d'une complicité avec le Christ, et c'est la même fuite en avant qui s'est cristallisée dans le marxisme et les révolutions communistes après l'échec global des religions pour produire un monde d'équité, de solidarité, de fraternité. L'apothéose de la politique d'identification à l'objet, c'est la religion triomphale du consumérisme, par la mondialisation, avec la messe de la consommation rédemptrice, le rite de l'achat sur mesure adapté à chacun, tant les produits sont variés et les gratifications possibles par toutes sortes d'appropriation. La fascination de l'objet succède à la fascination vide du discours, où les signifiants se suffisaient à eux-mêmes — sans renvoyer aux signifiés absorbés par l'imaginaire seulement. La religion de l'objet consacre ce qui l'a précédé, le culte du verbe creux et rassurant, la mousse des bonnes intentions qui échoue à changer le monde, pendant cet âge de fer où la plupart des êtres humains faisaient semblant d'incarner les valeurs dont ils se réclamaient.

On ne saurait trop évoquer le Mental. Ses pouvoirs sont multiples, et plus ils sont nombreux, plus ils sont trompeurs. L'imaginaire, l'intuition, la raison se chevauchent sans arrêt, se mélangent et confondent leurs juridictions. Même une partie de la raison est illusoire, car les opérations d'anticipation sur l'avenir, aussi rigoureuses qu'elles soient, ne seront jamais conformes au réel, au vécu, chaque moment possédant sa nature particulière, imprévisible et secrète. Ce que l'œil perçoit est teinté des attentes et des valeurs du moi, aucun paysage, aucun objet ne se présente tel quel: il est déformé en fonction de ce qu'il peut représenter à l'intérieur des limites du sujet, où l'ignorance gouverne. C'est une ignorance constructive, et c'est ainsi qu'elle se maintient, par des changements opportuns et permanents qui donnent le change au moi, qui cherche à s'adapter. Le mental, dans une certaine mesure, peut améliorer l'ordinaire, ajuster le réel aux attentes du moi, dont certaines sont légitimes au milieu d'autres issues d'excès de crainte ou de désir, ou dictées par des modèles contagieux. Mais le mental demeure ce qu'il est, soit un pouvoir d'interprétation, et non une vision directe. La vision proprement dite commence avec l'immersion dans le Brahman, qui est statique, et peut se poursuivre dans d'autres états de conscience supérieurs, avec d'autres formes de témoin, déjà indescriptibles, tel Ishwara, le Seigneur, ou le plan surmental. Mais pour parvenir à une transformation directe de la matière, il est nécessaire de toucher le Supramental, la source originelle.

Sri Aurobindo a donc, d'une part, complété les doctrines traditionnelles à travers des œuvres comme la synthèse des yogas ou la vie divine, et il a, d'autre part, en décrétant l'avènement supramental, agi comme un prophète. Il a annoncé une métamorphose de l'humanité, qui reste théorique pour le moment. Elle est possible puisque le Divin se donne à l'humain d'une nouvelle manière, elle est probable si l'humanité profite d'une critique de l'Histoire pour revoir de fond en comble son mode existentiel, en reliant la psychologie à la science de l'être, dans une refonte de la spiritualité, qui aujourd'hui n'est pas assez concrète. En aucun cas, l'avènement supramental n'est déjà certain, des forces s'y opposent, et l'humanité préfère encore vivre dans son ensemble pour d'autres satisfactions que celles qu'apporte l'élargissement de la conscience dans la conformité cosmique. C'est un danger de s'attacher à l'aspect prophétique de la descente du supramental, attendre une pression conséquente de cette force et s'imaginer que cela va permettre un passage vers cette dimension. Cette erreur est systématiquement commise à chaque révélation et repousse la vérité dans le futur pour la chasser du présent, avec les Hindous et les bouddhistes qui espèrent échapper au cycle des «réincarnations», avec les croyants des monothéismes qui s'achètent une vie éternelle avec un engagement superficiel.

Afin d'éviter la consécration absolue, qui seule donne des résultats tangibles, le mental tergiverse, ménage la chèvre et le chou, étend son territoire plutôt qu'il n'y renonce, reconnaît la transcendance pour en tirer un profit immédiat s'il le peut, et comme cela est impossible sans une implication exhaustive, il s'approprie des bénéfices imaginaires dans un monde ultérieur. Cette attitude est d'autant plus déplacée dans le cadre supramental que l'énergie originelle peut toucher la matière physique dans l'éternel présent, et transformer la vie elle-même. Même si la préparation est longue, elle débouche sur un nouveau type d'incarnation, ce qui a été impossible jusqu'à présent. Mais comme le Mental est friand de représentations, qu'il s'enivre facilement de signifiants vides qui mettent à sa portée ce qui lui échappe, le paradigme aurobindien est d'ores et déjà dévoyé, soit par des êtres humains incapables de renoncer à la religion, soit par des matérialistes envoûtés par l'hypothèse de la transformation de la vie, mais incapables de ressentir le Divin, et ses exigences presque intolérables vis-à-vis de l'humain. Les uns comme les autres ne retiennent que ce qui les arrange de cette vision exhaustive, et ils la découpent selon leurs besoins. Ils n'y projettent que leurs propres préoccupations, et ne peuvent donc pas comprendre la révolution évolutive dont il s'agit. Aucune ferveur émotionnelle, aucun attachement admiratif à Mère et Sri Aurobindo n'est suffisant pour se rapprocher du supramental, bien qu'il soit plausible qu'ils puissent dispenser des aides dans l'éther, qu'ils ont chacun imprégné de leur propre être, déversant ainsi des grâces particulières. La Conscience suprême ne demande pas à être adorée comme nous l'entendons depuis toujours vis-à-vis des êtres supérieurs. L'adoration du cœur ne lui suffit pas, toute l'intelligence doit être tournée vers Elle et y reconnaître sa source, tout le moi doit la pressentir comme l'unique objet qui manque dans l'incarnation, tout en comprenant qu'elle est à la fois la Mère des mondes, qui soutient toutes les existences. La Conscience suprême tolère d'être aimée, mais elle est tellement au-dessus de tout ce qui peut être envisagé dans une relation que les modes émotionnels et sentimentaux échouent à effectuer le moindre contact. On peut à la rigueur conserver quelques comportements anthropomorphiques envers les dieux du Surmental, dans la mesure où ils sont des entités et semblent pouvoir répondre, puisque comme nous-mêmes, ils sont encore limités par leur propre forme. Mais le Supramental n'est pas un dieu supérieur, ni le dieu créateur, c'est l'Esprit pur, la Conscience éternelle, à jamais indépendante de toute créature, bien que certaines se consacrent à remonter vers Elle, à contre-courant de la Manifestation en quelque sorte. Ce travail est si profond qu'il ne peut emprunter à la religion que quelques principes, qui, de surcroît, sont insuffisants. C'est plutôt dans l'ésotérisme traditionnel, qui ne dérive pas vers des récupérations socioculturelles, que nous trouvons des éléments qui indiquent une partie du chemin, dès qu'il est établi que le moi doit renoncer à lui-même pour trouver l'être, sacrifier les inféodations à la sécurité, au désir, à l'appropriation du champ par la seule volonté personnelle. L'idée de découvrir une volonté cosmique, profondément cachée à l'intérieur du moi envoûté par son propre libre arbitre, sous-tend les vrais mouvements qui ont anticipé la manifestation divine, et dans toutes ces voies, le renoncement à soi-même est exigé, quelle que soit sa forme. Il permettra un travail délicat et fécond pour se libérer de la structure des guna programmée par la nature, pour changer la répartition du yin et du yang, et pour dépasser la polarité sexuelle en acceptant de développer le pôle manquant. Tous ces travaux libèrent d'une partie de la conscience générique, tel un magma de forces subconscientes enchevêtrées, et dont l'être humain hérite automatiquement par la naissance biologique elle-même.

Cependant, il nous semble indispensable d'insister sur un point rarement poussé aussi loin dans les doctrines traditionnelles. Dans une conscience supramentale, directe, les mots n'ont même plus besoin de se former pour relier au non-moi, et depuis cet observatoire, il est clair que le signifiant mange le signifié. L'être humain a besoin de s'approprier l'existence, il croit qu'elle est faite pour lui, il se nourrit sans arrêt, il joue d'un côté, il choisit de l'autre. Il agit et se repose, il pense et il rêve. Il souhaite, ce qui est yin parce qu'il autorise un droit de regard du réel sur son mouvement, et il veut, ce qui est yang, car il s'imagine pouvoir plier le non-moi à ses prérogatives et obtenir inconditionnellement. Le mental travaille par-dessus l'identité subjective qu'il conjugue en partie, c'est-à-dire qu'il manipule, puisque une grande quantité de pensées n'émerge que par les circonstances; indépendamment de la volonté du sujet ou de la direction qu'il préférerait conserver. C'est donc le Mental qui propose, à l'occasion, les grands signifiants vides que l'esprit subjectif pourra remplir de ses propres matériaux. «Dieu, amour, liberté, connaissance, vérité, vie, avenir, lumière, voie, perfection» sont autant de ces grands signifiants vides qui ne renvoient à aucune réalité objective, mais à de simples représentations soutenues par une obscure intuition. La vie de chaque être humain reste profondément indéterminée puisqu'il peut à chaque moment changer le sens des grands signifiants vides, exploiter leur grille différemment, en reléguer certains et en appeler d'autres. C'est ainsi qu'on peut évoquer la notion de libre arbitre, qui permet de naviguer entre des alternatives, ou celle de la croyance en Dieu. Même le terme de liberté renvoie à deux représentations opposées, soit un mouvement chaotique qui contourne l'autorité et fonde la volonté exclusive du moi, capricieuse, infantile et arrogante, soit au contraire la recherche pertinente du choix le plus judicieux au milieu de contraintes rivales reconnues, deux conceptions absolument opposées de la même chose qui entraînent des choix différents, voire incompatibles, et qui montrent que le même signifiant contient deux signifiés ennemis l'un de l'autre, si l'on se penche sur la question. La responsabilité, qui n'est pas pratiquée (vu le désastre écologique, économique et politique actuel) par les dirigeants mondiaux, est une valeur qui veut faire prévaloir depuis des milliers d'années une conception noble de la liberté, prise au jeu des contraintes, que nul ou presque n'épouse tant elle est exigeante à chaque moment, dans les relations, les choix, les critères de priorité décisionnels. On y substitue donc de plus en plus la signification médiocre et ordinaire de pouvoir agir à sa guise, sans tenir compte du tout, sans prévoir les conséquences, en éliminant les difficultés, les sacrifices, les devoirs.

Tandis que les traditions ont déjà souligné à quel point l'être humain est manipulé par les forces dites vitales, la doctrine supramentale insiste sur le fait que le mental lui-même est un pouvoir d'illusion, à moins qu'il ne soit tourné en permanence, sans déni ni attentes, vers la reconnaissance de la Conscience divine. Sans cette précaution, les signifiants mangent les signifiés. Le moi se nourrit de l'idée de Dieu, mais le manque par la pensée qui cherche à se l'approprier, et lui donne un statut contingent. Ce dieu est avalé dans des survivances dynamiques, il doit protéger et favoriser, guider la vie, mais d'une manière dévoyée, là seulement où le sujet lui demandera, tout en lui refusant une autorité complète sur sa personne. Dieu tiendra une place non négligeable dans l'économie du moi, mais il demeurera une représentation du principe exhaustif et non sa réalité. Car le contact réel avec Dieu n'est ni conceptuel, ni imaginaire, ni émotif. C'est par-delà toute représentation, toute formulation, toute construction faite d'attentes plus ou moins pures, par-delà tout besoin de L'utiliser. Les représentations doivent donc elles aussi être conçues comme des obstacles, en fait, comme des leurres. Le mental fait un pas décisif vers le non-mental quand il admet qu'il fabrique des leurres pour piéger la réalité et la soumettre, puis qu'il y renonce, en particulier parce qu'il découvre qu'ils sont inefficaces, puisqu'ils découpent le réel en collections d'objets, alors qu'il se tient d'une seule pièce.

C'est une révélation humiliante que de s'apercevoir que le signifiant ne débouche pas sur le signifié, et ceux qui découvrent cela et qui ne possèdent pas d'aspiration spirituelle abandonnent la recherche profonde. Une ascèse impeccable permet d'accepter cette dérobade perpétuelle des plus beaux objets auxquels nous voudrions nous relier, et qui se résument, finalement, à un inventaire de mots faibles en nombre et universels. Il peut apparaître pour les plus exigeants que toutes les directions mentales sont de fausses pistes, et que la seule réalité tangible est celle du présent, dont il faudra tirer, sans s'en affliger, les quelques indices qui permettent en permanence de modifier le moi et l'image de soi d'un côté, et la relation aux cercles du non-moi de l'autre, sans oublier toutes les leçons qui proviennent de cette interaction perpétuelle. Le moi peut douter de son identité fondamentale, mais, paradoxalement, pour celui qui est emporté par le besoin du Divin, ce doute le ramène plus près de son identité véritable. Dès que le présent apparaît trop ample, trop souple, contenant trop de variables et de possibles pour être instrumentalisé aux fins d'une connaissance préconçue, les survivances dynamiques sont attaquées de front, puisqu'elles cherchent avant tout à perpétuer des procédures sécurisantes, par l'appropriation systématique de l'objet (gratifiant), l'évitement de principe du danger et de la peur, et l'abandon des registres du réel où le moi n'a pas de pouvoir. Il est difficile de devenir responsable de sa propre existence d'une manière exhaustive sans se noyer, tout d'abord, dans les possibles, qui ouvrent un champ indéterminé pour l'expérience individuelle. C'est souvent à ce moment-là que le jeu naturel des guna est trituré et provoque des crises avant qu'une nouvelle proportion consciente de leur faisceau ne se forme, après une intense activité psychologique, d'un genre nouveau, par laquelle le moi se sent porté à adhérer d'une manière plus vivante et plus précise, plus individuelle, au Tout qui l'a créé. Le sujet découvre qu'il ne peut plus suivre les rails des croyances ni les mirages des promesses socio-culturelles, tandis qu'il s'avoue que les signifiants totalitaires ne mènent nulle part s'il ne se plonge dans l'exploration du fonctionnement de la personnalité et de ses mécanismes. Il renonce à dérober Dieu en s'enivrant de son concept et de ce qu'il y adjoint par l'imaginaire et la complaisance dévotionnelle, il voit dans la vérité un acte dont il espère un jour hériter par sa conformité cosmique, il aborde la connaissance comme un océan à aimer et non comme un territoire à acheter par des opérations abstraites ou quelques pirouettes convenues, il voit dans la liberté le défi de choisir des décisions qui mènent au Divin et non l'usage chaotique de la jouissance de choisir, il pressent dans l'avenir un abîme et non pas un bien qui lui revient, il conçoit dans l'Amour une dimension presque inaccessible, fondée sur la qualité d'accepter de cercle en cercle le réel tout en transformant les aspects qui le salissent, l'encombrent et le maintiennent dans des procédures de pouvoir et de rivalité.

Ce sont ces grands signifiants vides (sans un travail d'arrache pied) qui permettent d'élaborer religions et idéologies, et de fondre les subjectivités particulières dans de grands moules et modèles partagés par tous, pour obtenir une cohésion sociale. Il est vrai que dans certains cas, des énergies spéciales se trouvent derrière les systèmes de représentations grégaires, et que la personne peut non seulement rester prisonnière de ses croyances mais manipulée par des forces occultes. En fait, on peut également aborder le processus historique en partant du bas, d'un point de vue éthologique ou neurologique, et avancer que le signifiant renvoie à un signifié contingent, intérieur, psychologique. Dieu renvoie au besoin d'être protégé par une autorité qu'on respecte, quelle que soit la validité de l'objet, n'importe quelle idole pouvant faire l'affaire. Le signifiant liberté renvoie à un signifié qui existe déjà dans le discours et la langue, indépendant de tout choix, et qui désigne le besoin d'agir sans coercition extérieure. On pourrait ainsi faire l'inventaire des couches de signifiés contenus dans un seul signifiant, et découvrir que les noms sont trompeurs, dès qu'ils ne renvoient plus à des objets matériels, définis par leur mesure, leur ergonomie, leur utilité. Mais comme l'être humain est possédé par le langage, habité par la pensée perpétuelle, il ne se rend pas compte qu'en permanence il se laisse agiter par des concepts qui ne renvoient nullement aux objets qu'ils prétendent désigner, mais aux seuls besoins intérieurs. Ils renvoient seulement à la représentation psychologique de l'objet signifié, elle-même subjective, diabolisée ou encensée, redoutée ou souhaitée, le plus souvent salie de toutes les imprégnations antérieures génériques. Il est donc poignant de constater que des signifiants qui semblent ouvrir le moi aux réalités qui lui sont extérieures, lui permettent seulement de vivre en circuit fermé, dans un monde imaginaire sur mesure, tapissé d'écrans. Dieu, vérité, liberté, connaissance, amour, progrès, sont des signifiants qui comblent en premier lieu des mouvements intérieurs, et, dès qu'ils y parviennent, le signifié est supposé acquis, ce qui est parfaitement faux, mais suffisant pour maintenir l'adhérence de principe du moi au non-moi.

Seuls les mystiques connaissent Dieu, qui se dérobe aux croyants, seuls les éveillés possèdent la connaissance puisqu'ils ne sont jamais arrêtés à des étapes intermédiaires afin d'embrasser le réel d'un seul tenant dans le Soi, seul celui qui subit des contraintes drastiques se sent confronté à la liberté, seul celui qui vit intégralement pour l'amélioration de la terre et de son être peut avoir quelques lueurs sur l'amour, puis l'incarner au fur et à mesure de sa transformation psychologique. Les signifiants parfaits ne donnent jamais sur les signifiés qu'ils représentent: leur collection est universelle et pérenne depuis des milliers d'années, mais jamais le monde n'a été plus cruel qu'au vingtième siècle, nous mettant devant le fait accompli — les valeurs ne sont rien sans leur pratique.

L'hypnose mentale est donc presque parfaite, et les leurres se renouvellent pour maintenir les sociétés dans un processus collectif, où l'égoïsme est partagé par tous. On trouve aussi, en contrepoint, la cause de tous les intégrismes, friands de cultiver des signifiants donnant sur l'éthique universelle, comme si le monde concret devait entrer de force dans les catégories d'un univers mental idéal, dont les présupposés devront triompher de gré ou de force des situations réelles. Mais qu'il s'agisse du terrorisme ou de la mondialisation, dans les deux cas le mental soumet l'individu, puisqu'il s'empare du signifiant et s'en contente, au lieu de creuser vers le signifié, qui n'est accessible que par l'ascèse, la remise en question des valeurs personnelles, et le renoncement à l'avenir, comme prolongement d'un présent automatisé.

Pour la conscience supramentale, la totalité ou presque du monde transcendantal auquel l'être humain prétend avoir accès est le produit de codes imaginaires. Ils combinent un besoin intérieur avec des images puisées à l'extérieur qui comblent ce besoin avec des moyens frustes et grossiers. Les merveilleux signifiants supérieurs tels que 'Dieu, Divin, supramental, Soi' ne raccourcissent pas la distance jusqu'à l'objet et ne l'indiquent pas non plus. Il est donc primordial dans la voie de se rendre compte de toutes les appropriations factices, de ces moments où le mental s'accapare faussement les signifiés en s'enivrant des signifiants. Il s'agit là d'une sorte d'apothéose de la magie primitive, dans laquelle le nom donné à une chose ou à une force permet d'y exercer un contrôle ou un pouvoir. Le mental de l'espèce semble être encore profondément parasité par les survivances dynamiques de ce processus évolutif, si l'on observe par exemple les croyants des religions. Croire en Dieu, c'est pour eux le moyen d'être quitte avec Lui, ce qui n'a strictement aucun sens, puisque cette reconnaissance devrait au contraire engendrer automatiquement une ascèse profonde, afin de retourner au Principe qui a été en quelque sorte flairé par le mental et le moi dans l'aveu de la croyance. Cela prouve bien que le signifiant renvoie, contrairement à l'opinion répandue, non pas à l'objet qu'il désigne, mais à ce qu'il représente pour le sujet, purement et simplement, hors de sa réalité objective. Le non-moi est en tout et pour tout le miroir du moi, et ne possède pas réellement de qualités objectives avant que l'aspirant spirituel ne débouche dans le Soi, qui le découvre entièrement, ou dans quelque plan supérieur au mental, qui dévoile la finalité de l'existence par rapport au Divin plutôt que par rapport à l'Histoire. Le supramental libérera tous ses adeptes des projections subjectives faciles, des appropriations factices et limitées des signifiés universels, tels qu'Amour et Connaissance, dont le sens ne peut être réel que pour l'adepte accompli, qui s'est intégralement consacré à la perfection de son être, en descendant purifier les survivances dynamiques de l'évolution.

Cette descente ouvre la dynamique des guna à un nouveau schéma personnel, qui, avant de rassembler l'être dans un feu nouveau, peut profondément perturber ses habitudes et même son image de soi. Mais il s'agit là d'un moment obligé, car nulle réalisation ne peut s'obtenir dans le prolongement de la nature. C'est donc l'expérience, et elle seule, qui plonge le moi vers le projet de devenir un individu conscient, sensible, non manipulable, ni par la nature, ni par les autres, ni par les signifiants vides qui pervertissent le présent avec de fausses incursions de l'avenir meilleur. Se libérer de la traînée hypnotique que les noms issus du jargon transcendantal laissent dans le subconscient, constitue donc une tâche nécessaire pour l'apprenti supramental, et ce travail succède à la purification émotionnelle et à l'équilibrage des polarités yin et yang.

La connaissance ne peut pas indiquer autre chose que l'élan subi vers le Divin, et le mouvement qui y est subordonné, et si ce mot est déjà employé pour se prévaloir de soi-même dès le début de la quête, l'apprenti surestime ses capacités et s'enferre dans une vision qui prolonge ses désirs supérieurs tout en lui fermant la piste de l'inconnu. L'amour doit demeurer un appel, et s'en réclamer est toujours le signe d'un ego persistant ou d'une volonté de pouvoir sur l'avenir, le terme de Soi ou de Brahman doit seulement constituer une fenêtre conceptuelle pour aspirer à l'état de plénitude que l'on recherche, en restant sensible à son manque sans en souffrir. Les termes de surmental ou de supramental n'ont pratiquement aucune consistance, sauf pour quelques personnes vraiment consacrées, qui commencent par faire des expériences supérieures, et utilisent par la suite le vocabulaire correspondant pour les transmettre. Dépasser les représentations magiques, qui bouchent les trous des interrogations profondes avec leurs signifiants vides, constitue la question la plus épineuse de la voie. Il est plus aisé de se délivrer de la colère et de la plainte, du pouvoir et de la soumission, de l'avidité et de l'indifférence, que de vivre avec un mental dont on admet qu'il ne mène à rien, ne saisit rien d'essentiel, car, pendant un laps de temps variable pour chacun, la mécanique naturelle des guna fonctionne à vide, tandis que le yin et le yang cherchent de nouvelles combinaisons en s'affrontant, ce qui fait pénétrer dans le moi le chaos qui donne du jeu aux interprétations habituelles. Ce passage a jusqu'à présent été refusé par la plupart des êtres humains, presque tous, qui tiennent à greffer de la connaissance qui les rassure sur un socle ancien aux souches pourries qu'ils continuent de respecter et de conserver. C'est la raison pour laquelle un adage ésotérique a longtemps eu force de loi dans le cercle spirituel, et qui stipulait qu'un maître était indispensable pour parvenir à l'initiation. Cette loi est en train de changer, grâce à la transformation du champ vibratoire terrestre, qui permettra à chacun d'avoir davantage confiance dans le retour sur soi, l'abandon de la coque de l'ego, la remontée vers l'origine du mental, et la purification de la nature. Beaucoup de personnes fascinées par leurs propres élans cosmiques font semblant de se donner au réel, et préservent des racines bourbeuses, faute de savoir abandonner ce qui est inutile dans leur constitution, et elles restent attachées à l'idée que le mental doit fournir des réponses, et n'envisagent pas qu'elles puissent venir d'ailleurs. Pourtant, si l'on veut se rapprocher du Supramental, il est nécessaire de traverser le mental, et donc de voir les représentations comme de simples illusions, ou à la rigueur telles des béquilles, le temps de trouver une autonomie décisionnelle purement intuitive, et qui saura conserver la rigueur des analyses rationnelles. Rien n'est à rejeter, mais le mental exagère par lui-même ses propres possibilités, il aime se boursoufler, s'étendre dans le champ, conquérir par l'intelligence, mais ces mouvements s'arrêtent presque toujours en cours de route, quand le chemin devient ardu, et que seule une aspiration brûlante permet de le poursuivre dans l'incertitude, l'adversité, la solitude, ou la souffrance.

Le moi accepte ainsi qu'il y ait une longue distance entre le Divin et lui, il ne cherche plus à la raccourcir par des stratagèmes, imaginaires ou rationnels. Il décide, par amour, de se soumettre à la longue traversée des apparences. Il admet qu'il peut être envahi par différentes ruses qui le trompent sur la distance, par différentes forces mensongères qui veulent abréger son parcours en le glorifiant. Il se méfie des signifiants valorisants, dont le maniement le rassurerait à bon compte en lui laissant accroire qu'il apprivoise le Divin ou le Brahman avec de simples constructions intellectuelles teintées de foi d'un côté et d'orgueil de l'autre. Les représentations sont des leurres, à moins que, investies avec une vigilance suprême, elles ne deviennent des fenêtres, mais elles ne pourront jamais être davantage. Elles peuvent être justes et éphémères, ciselées par l'instant lui-même, et conduire, en s'effaçant, à la réalité qu'elles désignent. Mais le Divin demeure inconcevable et Le nommer, c'est seulement avouer qu'on peut L'aimer avant de Le connaître, ce qui donnera la force de traverser les métamorphoses nécessaires qui mènent jusqu'à Lui. Le supramental est infini dans sa conscience et son pouvoir, cela devrait être suffisant pour se consacrer à sa manifestation, sans rien inventer à son sujet, sans surenchérir sur ses modalités, en s'abandonnant au Divin.



6 La préparation au Supramental

Ce serait une erreur de considérer que la voie supramentale procède d'une simple accumulation de pratiques dispersées dans d'autres voies, et qu'il suffit de les combiner. Il ne s'agit pas d'un syncrétisme ésotérique, mais toutes les voies se rejoignent finalement au sommet, là où le nouveau pouvoir du Supramental leur confère leur autorité particulière tout en les dépassant toutes, par son caractère souverain et unique. Il domine toutes les autres forces spirituelles dont l'accès a été consigné dans les traditions, et sa hauteur nécessite que de nombreuses conditions soient rassemblées pour y parvenir, conditions qui sont traitées séparément dans l'histoire humaine.

Comme l'action du Supramental est plus complète que n'importe quelle autre, elle exige des instruments d'un certain type, et tandis qu'on pouvait par le passé obtenir certaines réalisations en laissant de côté quelques aspects du développement, cette approche est aujourd'hui insuffisante. Le corps physique doit participer à la manifestation du Divin, aussi des voies plus ou moins méprisées ou abandonnées, dont on ne savait plus vraiment ce dont on pouvait en attendre, peuvent s'adjoindre aujourd'hui à une ascèse radicale, et favoriser, par le bas, c'est-à-dire par l'enveloppe charnelle, l'accès au supramental. Le hatha-yoga, difficile à pratiquer avec souplesse et détachement à cause de son efficacité rapide sur le plan vital, peut s'adjoindre à un souhait supramental et favoriser l'entretien du corps, à condition que cette démarche respecte la sensibilité même du sujet, afin qu'il intègre son corps dans son identité sans pour autant le confondre avec elle. Les pratiques d'origine chinoise, dont il faut retrouver l'esprit originel avec une approche plus profonde du yin et du yang, sont d'excellents outils pour apprendre à vivre le moment «tel quel», avec un corps physique réceptif et détendu, et ce travail de déconditionnement nerveux apporte toujours des résultats concluants dans la recherche d'intégrité. La transparence émotionnelle, que des voies abstraites et prétentieuses ou excessivement dévotionnelles, oublient facilement, devient un passage obligé vers le supramental, et si l'attention permanente n'est pas possible, dans une vigilance légère qui suspend la pensée, la méditation peut être utilisée. Elle permet de dévider l'esprit sans vouloir le mener nulle part, fait surgir parfois des contenus psychologiques aberrants ou chaotiques, qui malaxent l'image de soi et la rectifient, si les blessures narcissiques sont acceptées, si le moi accepte de se voir avec ses imperfections, ses failles, ses angles morts, mis à jour par certaines circonstances. La transparence émotionnelle est aujourd'hui reconnue comme une nécessité évolutive dans de nombreuses voies, taoïsme, tantrisme, psychologie transpersonnelle, tandis qu'elle est au cœur du bouddhisme authentique, où elle se confond avec une pacification du mental qu'elle accompagne, dans le but de parvenir à la claire lumière. Les découvertes transcendantales ont eu lieu partout, et elles ont engendré les enseignements, mais les enseignements n'ont pas lieu de mener aux découvertes transcendantales. Il y a une perte, un déchet considérable, dans la traduction d'une expérience supérieure en langage didactique, car le langage réduit le signifié au signifiant en perdant toute la saveur du contenu. Il est donc plus intéressant de répertorier les expériences supérieures de la conscience où qu'elles se produisent, en analysant leurs analogies, que s'imaginer qu'il existe de nombreuses différences dans les états supérieurs de conscience en se fondant sur leurs descriptions particulières dans le labyrinthe des doctrines. Il y a très peu de matériaux à transformer, mais c'est difficile de les soulever tous à la hauteur de la fréquence Supramentale, aussi faut-il, en théorie, s'attaquer à la léthargie du corps physique (tamas) en devenant plus conscient dans le sommeil, tout en modérant le vital et en le purifiant des survivances dynamiques grossières (rajas), sans oublier de faire renoncer le mental à la jouissance des représentations (sattva), qui barre la route à la plénitude de l'état impersonnel, le Soi, au-delà des trois guna.

C'est l'hindouïsme qui aborde la transformation de l'être avec le plus de précision, où l'on trouve d'ailleurs des doctrines aux formes absolument contraires, certaines préconisant que l'éveil ne peut être obtenu que par l'aspiration intense, tandis que d'autres stipulent qu'il faut éliminer tout désir, même celui de se réaliser, pour faire surgir le sujet authentique, libéré de l'intention d'agir pour des motifs personnels, et qui se reconnaît dans la totalité, après l'éclatement de l'ego, par l'accès au Brahman. Avec le Samkhya, qui permet de prendre conscience en soi de la force des guna, l'observation devient une méthode de progrès spirituels, et rejoint en partie le bouddhisme le plus profond, qui insiste sur la rectification poussée des modes de perception du non-moi avant de s'avancer sur la nature réelle de l'être. Il n'est donc pas étonnant que Sri Aurobindo ait repris en partie ce qu'il pouvait conserver des visions de sagesse antérieures propres à sa patrie, et le système des guna demeure donc opératif à n'importe quel niveau de l'ascension spirituelle, puisqu'il permet de comprendre les frictions fondamentales qui surgissent dans le moi, tiraillé entre l'expansion désirante de rajas, la force d'inertie de tamas constellée d'obscurité et de peurs, et le mouvement sattvique, plastique et idéal, qui manipule l'esprit quand il est capable de se détacher de la culture des besoins propres au moi contingent, hypnotisé par son milieu, son sexe, sa survie matérielle, son mouvement brut vers l'avenir. On peut donc faire feu de tout bois pour se rapprocher du Supramental, l'erreur étant de se focaliser sur ce qu'il apporte de nouveau tout en oubliant le socle antérieur, immense, sur lequel il s'appuie, une erreur devenue commune, tant l'attrait pour cette réconciliation définitive de la vie et du Divin, de la matière et de l'Esprit, peut être puissant chez des êtres humains qui portent encore en eux la blessure limitative de l'incarnation, et qui cherchent à en guérir.

Se libérer de la pensée pouvait constituer un but exhaustif par le passé en Inde, mais Sri Aurobindo, soulevé par le Supramental, a annoncé que l'être humain pourrait aller plus loin, sans pour autant réduire cette réalisation. Les doctrines et les témoins qui présentent donc le Brahman, le Soi impersonnel, comme la seule vérité exhaustive sont donc aujourd'hui dépassés, par décret divin en quelque sorte, mais ce n'est pas pour autant que la libération de la pensée est dévaluée ou rétrogradée à un niveau inférieur, vu qu'il s'agit d'une réalisation complète, difficile à obtenir, et qui sera, de toute façon, d'une aide infiniment précieuse au réceptif du supramental, dans le cas où celui-ci pourrait être atteint avant la libération, ce qui n'est même pas certain. Les réalisations classiques n'ont aucunement perdu de leur valeur, mais peuvent devenir des marchepieds, et elles demeurent difficiles à obtenir, puisqu'à travers elles le cosmos opère ainsi une sélection naturelle, qui met la vérité à l'abri des corrupteurs.

La nécessité de se soumettre au plus haut Principe pour évoluer sans détours est indiquée dans de nombreuses voies, parcourt les trois monothéismes de l'Occident, puisque les mystiques n'ont pas caché que leur contact avec Dieu provenait d'une soumission de leur être, en quête de perfection, à ce qu'ils pouvaient concevoir et sentir comme étant pur amour, pure intelligence, pure Conscience. La soumission caractérise également certaines voies de l'Inde, dans lesquelles le moi procède par amour, ce qui est le seul moyen dans la voie du cœur de ne pas se fourvoyer en identifications inutiles. Mais dans tous les cas de figure, le moi est confronté à la difficulté de vivre le présent «tel quel», comme une source absolue d'informations amenant des remises en question synchronisées avec le grand cœur du réel, et ces remises en question ouvrent des champs plus larges, comme si le moi se dilatait alentour en perdant ses carapaces et ses armes. C'est là le fond du tch'an, du bouddhisme originel, du zen, du shivaïsme et du tantrisme, du taoïsme, de nombreuses doctrines défendues par des lignées de maîtres en Inde, tels que Nagarjuna ou Sankara, c'est cet itinéraire-là, l'abandon au réel pur qui fait autorité en Orient, et concurrence en quelque sorte l'abandon à Dieu des mystiques, voie dans laquelle de nombreux présupposés sont inutiles pour ceux qui suivent la pure libération de la pensée.

Cette démarche de la reconnaissance exhaustive du présent indéterminé amène nécessairement une image de soi beaucoup plus souple et dynamique, qui devient malléable au fur et à mesure des révélations, et une navette nouvelle entre le moi et le non-moi s'instaure, qui reste imperceptible et inimaginable à ceux et celles qui ne sont pas encore entrés dans le processus d'éveil, puisqu'ils demeurent blindés de certitudes fausses, de projets pesants, manipulés par une résultante particulière des guna, douée de la puissance même de la nature, presque indestructible, et qui ne peut donc être entamée de gré que de l'intérieur, ou de force que par des chocs violents.

L'amant de l'Évolution peut donc préparer son contact avec le supramental sans rien négliger de sa constitution. Il peut s'intéresser au corps physique de près, voir dans les élans mystiques un appel de l'être psychique, et dans l'exigence du déchiffrage du présent la nécessité de se libérer de toute croyance et parti pris sur la nature du Réel et du Divin, qui, à leur sommet, constituent exactement la même chose. Il n'a pas à délaisser certains aspects de sa nature sous prétexte qu'un travail assidu dans un seul champ peut tout combler, mais c'est au contraire en acceptant toutes les contraintes de l'incarnation, que l'intelligence travaille le mieux, en ouvrant des passerelles entre les guna, en modifiant perpétuellement la navette entre le moi et le non-moi par une évolution fragile de l'image de soi, qui voit surgir les grands archétypes de la personnalité humaine générique, la culpabilité contre l'orgueil, le courage contre la complaisance, l'honnêteté contre l'opportunisme, l'exploratoire contre l'établi, toutes ces séries d'alternatives qui mettent en jeu le libre arbitre, et confrontent le moi au décisionnel pur, celui qui n'est pas dans le prolongement du milieu, ni de l'influence de l'autre, ni de l'autorité extérieure.

L'apprenti peut souhaiter se libérer des projections, mais sans pour autant renoncer à l'intelligence divine, qui possède le pouvoir de ramifier le moi au non-moi ou au Divin par des procédures d'intégration absolue du perçu conforme à la vérité. Les caractéristiques du jnana-yoga n'ont pas à être abandonnées dans ce souhait supramental, puisque la shakti divine agit sans cesse dans le cerveau et produit donc un nouvel intellect, qui continue, quand c'est nécessaire, de former un discours pour se représenter les choses ou les communiquer. La conscience peut aussi se passer de toute forme sémantique, ce qui est de l'ordre supramental, mais le corps humain n'est pas habitué à cela et ce genre de conscience ne peut pas pour le moment s'y maintenir, le cerveau devant apprendre patiemment à supporter la vision dynamique directe, fort différente de la vision statique du Brahman.

À partir du moment où le travail conscient s'effectue sur les trois plans de l'être, les progrès peuvent sans doute se coordonner et préparer un contact avec le supramental, qui lui, ne dépend que du Divin, quels que soient nos efforts, nos souhaits, ou encore notre prétention à en être dignes. Les ruptures de seuil psychologiques, les crises graves, peuvent être absorbées sans dualité. Pour un esprit ouvert, mort et destruction sont des phases d'évolution et non de négation du moi. C'est donc la complaisance vis-à-vis de soi-même qui empêche de faire des facteurs destructeurs l'occasion de la mise à jour d'une identité plus profonde. Certaines étapes ressemblent véritablement à la mort, mais la faculté de les supporter avec le feu de l'aspiration les transforme en renaissances, et ce principe s'applique dans la voie supramentale physique proprement dite.

Mais il est également possible de ne se concentrer que sur sa propre voie de prédilection, et de la mener à son terme en toute sincérité, ou de mélanger les travaux selon les circonstances et les époques. Il existe néanmoins un grave danger à cumuler des approches sous prétexte d'avoir une démarche exhaustive, celui d'obéir à une construction intellectuelle, qui sabote une partie du ressenti au profit d'une assurance arrogante, fondée sur l'application dans les œuvres. Par le pouvoir de persuasion de l'esprit, il est possible de s'enfermer dans une perfection dite rituelle, n'apportant que des progrès imaginaires. Ce danger est loin d'être négligeable, et il suffit d'avoir compris l'effet placebo pour se rendre compte que la voie spirituelle, sans une sincérité profonde qui s'attaque aux souches pourries de la généalogie humaine, n'est que le produit de l'imaginaire soudé à la volonté aveugle de réussir, en soumettant le réel au lieu de devenir son complice exhaustif, le Moi voyant, le Moi témoin, dans la coïncidence absolue avec le Tout insécable.

Seules les expériences transcendantes sont le garant de l'orientation exacte de la démarche, et c'est la raison pour laquelle aucun adepte spirituel, de sexe masculin, ne devrait se considérer avec la moindre complaisance avant d'avoir atteint le Soi, mais, pour une raison étrange, la recherche dite spirituelle renforce souvent l'orgueil et la vanité chez les hommes, qui se jugent supérieurs par leur élan cosmique. Aucune adepte ne devrait se considérer avec le moindre triomphalisme avant d'être certaine d'avoir opéré un contact avec l'être psychique. Tous ceux qui se gargarisent de quelques progrès avant d'avoir franchi les étapes décisives se mettent à l'abri du supramental, qui ne peut agir que sur des êtres qui ont approché l'aspect impersonnel de l'identité, même s'ils ne le maintiennent pas, qui est aussi un aspect universel qui libère de la subjectivité excessive. Les hommes trouvent plus facilement le Soi, les femmes l'être psychique. Le discernement revient plus aisément à l'homme, l'Amour plus aisément à la femme. Dans tous les cas de figure, le discernement doit accéder à l'Amour, et l'Amour au discernement, pour aimanter le supramental. La polarité sexuelle favorise par elle-même une certaine approche de l'évolution, qui lui est spécifique au départ, mais aucun sexe n'est meilleur que l'autre pour accéder au Divin. Ce sont plutôt les stratégies du cerveau qui diffèrent, et, en cours de route, chaque sexe peut découvrir et annexer les qualités propres du pôle complémentaire. Il est souhaitable d'équilibrer les deux polarités, que l'exercice de l'initiative aille de pair avec une réceptivité profonde, tandis que se complètent la sensibilité qui rattache et qui lie, et la différenciation qui sépare et fournit l'intégrité.

La différenciation forcée peut oublier en cours de route la légitimité de l'incarnation et de la Manifestation, et ne produire que des êtres qui se connaissent eux-mêmes sans savoir participer à l'existence évolutive. À l'inverse, se contenter d'identifications, même en sachant les choisir et en les raffinant au fur et à mesure, ne mène qu'à des états soi-disant mystiques, ou confusément holistiques, dans lesquels le moi se perd de vue hors de cette adhérence de principe au non-moi qu'il cultive, et l'identité profonde peut ainsi être manquée. Le yin et le yang ne peuvent pas forcément s'équilibrer parfaitement au jour le jour, et il est tout à fait possible de vivre de grandes périodes d'absorption du non-moi, dans une exaltation réceptive nourrissante, puis de revenir à une politique plus fermée d'observation de soi-même et de concentration. Il n'y a pas de règle dans l'art de proportionner le yin et le yang, d'autant qu'il est établi que pour un être conscient, chacun des termes peut appeler l'autre, à l'apogée de sa manifestation, soit vers la décantation après des phases d'ouverture extrêmes, soit vers l'abandon au réel après des phases de structuration intense qui permettent de s'ouvrir sans crainte à de plus vastes explorations du moi et du non-moi. Certaines périodes sont propices pour se donner sans réserve à l'identification au champ, à l'absorption du non-moi dans le moi (d'autant que tout est le Moi pour qui sait s'y prendre), à la réceptivité qui permet des contacts vibratoires plus fins, tandis que d'autres saisons intérieures appellent le retrait, la distance, une économie relationnelle, un tri conséquent dans l'usage de la durée, ce qui permet au moi de travailler sur lui-même en évitant les circuits de la préhension extérieure pour mieux s'abandonner à son propre mystère, indépendant de toute durée, de tout contexte, de tout projet.

L'univers sensoriel demeure fondamental pour l'évoluteur dans la vie, qui pressent un but dans la manifestation biologique, et s'éprend de la possibilité de recevoir des énergies supérieures. Mais pour jouir correctement d'une réceptivité affinée, il est souhaitable d'avoir un moi profondément enraciné dans le Soi ou l'aspiration divine, afin de limiter les excès toujours tentants de la sensualité et de la complaisance émotionnelle. Ces deux mouvements exploratoires, vers l'intérieur et l'extérieur, ne sont contraires, incompatibles, ou hiérarchisés que dans des doctrines devenues obsolètes. Il ne s'agit pas de sauver le moi parfait du monde imparfait, ou de sauver grossièrement la vie imparfaite contre l'ascèse trop rigoureuse du moi, mais de reconnaître la possibilité ultime de dépasser tous les contraires, non seulement dans l'unité du moi, mais dans l'unité du moi relié au tout par les espaces de conscience supramentaux.



7 Les dangers de nommer la voie

Il est maintenant plus facile de comprendre les obstacles qui se dressent sur le chemin, car l'éveil et le supramental sont en général manqués pour les mêmes raisons, une voie qui enferme le moi dans les représentations de son itinéraire. Sous prétexte d'être dans la voie du cœur, l'adepte peut développer à outrance le yin qui adhère, et refuser le yang qui tranche et sépare, et mène à l'observation. C'est une voie à la fois facile et dangereuse pour ceux qui cherchent à mettre de côté leur propre identité tout en ayant toujours la ressource de se rassurer, de se consoler, d'agir avec des motifs nobles. Comme cette voie pousse effectivement à une découverte supérieure du yin, dans l'abandon à l'amour, elle devient caricaturale si elle n'est pas contrebalancée par un travail permanent de désidentification de l'objet, qui donne au moi son statut souverain, impérial, indépendant de toute attente vis-à-vis du monde extérieur, et du Divin. Sans la conscience du retour sur soi, la voie expansive vers l'amour cosmique et l'amour des autres rencontre toujours les mêmes limites, soit une intolérance au réel tel quel, un sentiment de supériorité personnel fondé sur les œuvres parfaites, et il demeure donc une séparation profonde entre le sujet et le tout, en dépit de toutes les qualités qu'il aura développées, ce qui finira par l'isoler dans un idéalisme transcendantal peu susceptible d'attirer le supramental, lui qui ne descend que sur des êtres avant tout pourvus d'une vision objective et centrés dans un présent immémorial. La voie du cœur possède une grande envergure vers l'extérieur et permet un retour intéressant sur le moi, mais poussé moins loin que dans les doctrines du Soi. C'est un itinéraire spirituel largement chanté par les entités du surmental, mais qui, à la lumière du supramental, comprend quelques lacunes. Le moi peut manquer d'habileté dans cette voie, en restant attaché à l'objet, sous prétexte qu'il est supérieur, attaché à l'amour, et c'est donc naturel, au terme de ce mouvement qui libère de la nature générique et du mental calculateur, de l'équilibrer avec du yang, soit une différenciation personnelle absolue, qui se détache de toute obédience, de tout modèle, de toute vénération émotionnelle pour un maître, un dieu, un avatar. Dans le creuset du moi, le sujet peut descendre plus profond en lui-même et dépasser les étapes antérieures, en se consacrant, au-delà de l'amour, à l'Inconnaissable proprement dit, dont l'Amour n'est qu'un attribut.

Inversement, il n'est pas difficile pour certains de développer le yang jusqu'à obtenir une intégrité parfaite du moi, dans une maîtrise naturelle des impulsions et des pensées, avec même une certaine intuition du vide transcendant et de l'identité impersonnelle, mais si ce mouvement ne se renverse pas vers une reconnaissance absolue de la Manifestation, comme une tentative du Divin pour Se connaître Lui-Même, l'ascèse peut sembler parfaite, mais manquer néanmoins de la sensibilité nécessaire pour que le sujet s'implique dans sa propre vie pour la transformer, sous prétexte que son être n'en dépend pas. Il sera nécessaire d'attendre l'intuition supramentale qui réhabilite l'existence, montre que la vie peut enfin émerger à un stade supérieur, et qu'il est possible de se livrer à cette aventure inconnue, par amour de la connaissance, du mystère absolu, ou par besoin de continuer l'ascension spirituelle dans le contexte de l'existence présente. Le supramental ne constitue pas seulement une révolution spirituelle, mais une révolution terrestre, puisqu'avec lui, le Spirituel devient politique, grâce à la puissance de la Mère des mondes, éternelle, qui pourra progressivement transformer les conditions de la vie terrestre.

Il est nécessaire d'avoir un esprit ouvert sur toutes les réalités pour comprendre le projet supramental, qui est d'ordre cosmique et non historique, et qui ne peut donc entrer dans aucun cadre individuel, comme celui de «la volonté de réalisation spirituelle» qui sous-tendait autrefois les doctrines traditionnelles. Vouloir se réaliser spirituellement peut demeurer un projet individuel, étranger à la manifestation supramentale, et qui possède sa propre légitimité. Mais le Supramental amène un nouveau paradigme dans lequel la réalisation ou libération particulière, devient seulement le moyen utilisé par la Terre pour recruter les instruments d'une nouvelle conscience que les dieux eux-mêmes ignorent, et qui ne peut se manifester que chez ceux et celles pour qui la réalisation personnelle n'est qu'une étape vers autre chose, et non un but étroit et impérieux, qui ramènerait toute la réalité à son obtention. Les êtres humains déjà accomplis, pourront, s'ils le souhaitent, se soumettre à la Mère des Mondes, à la Shakti originelle, qu'il n'est pas besoin d'invoquer ou de reconnaître dans les voies vouées à la libération du mental ou à l'Amour, préconisées par certains avatars et maîtres ascensionnés.

C'est un projet d'une ampleur considérable, que toute raison peut juger d'ailleurs impossible, tant il est au-delà de l'humain, et même certains thuriféraires de Sri Aurobindo ont tendance à déformer l'image la plus juste qu'on peut en avoir en développant de nombreuses considérations parfaitement inutiles, qui ne font qu'entériner le règne du mental, en récupérant dans de belles formules ce qui lui échappe, pour chasser l'engagement exhaustif hors des préoccupations journalières tout en le transformant en objet philosophique. Les témoins du Supramental sont en revanche capables de montrer à chacun qu'il doit se délivrer dès maintenant, à chaque instant, de lourds bagages inutiles, dans l'urgence évolutive, sans guetter l'approbation de quiconque, en faisant face à tout le passé de l'espèce pour en dissoudre l'obscurité dans le creuset du moi aimant la profondeur et se donnant sans réserve au merveilleux inconnu qu'est l'Amant divin. C'est une erreur considérable de ramener le Spirituel à l'usage qu'on veut en faire pour son propre salut, dans n'importe quelle voie, mais cette erreur devient rédhibitoire dans le cadre de l'avènement supramental, où chacun est seulement amené à servir le Divin, avant de Le connaître. Dans le mouvement même du moi qui aime l'Inconnaissable, Le Divin (mystérieusement et hors toute pensée) commence à se révéler à lui-même dans l'adepte qui l'a choisi pour maître.

Les manières de servir correctement le Divin sont peu nombreuses, et l'échec des religions à fabriquer des sociétés solidaires en est la preuve patente, et montre définitivement que la conscience doit améliorer ses performances dans chaque individu pour lui permettre de vivre au diapason des forces célestes, ce qui nécessite l'engagement exhaustif du sujet vers lui-même autant que vers le non-moi. Le mental de l'espèce est aujourd'hui prêt à aller plus loin dans la quête réelle des signifiés qui correspondent aux valeurs affichées par les vieux signifiants vides, utilisés à tort et à travers depuis des milliers d'années. Si la capacité de reconnaître la tromperie systématique du mental ne se développe pas spontanément, il est pratiquement certain que toute l'humanité ou presque, subira les conséquences catastrophiques de l'imprévoyance, de l'égoïsme, de la perpétuation institutionnelle des survivances dynamiques. Il revient donc aux plus lucides de profiter du changement d'atmosphère terrestre pour se consacrer plus concrètement à l'élévation de la pensée, à la découverte exploratoire du moi, à l'amour de l'Inconnaissable. Pour le moment, le supramental est à une distance considérable de la perception humaine, et il est souhaitable que les adeptes d'un monde plus conscient cessent de rétrécir le champ du réel à leurs propres prérogatives, et reconnaissent le paradigme aurobindien, tout en continuant sur leur propre voie le temps nécessaire. Afin de prévenir certaines dérives, il est indispensable d'établir l'exigence du Divin, de rappeler que Supramental est un signifiant fascinant qui peut servir d'étiquette à des intégrismes groupusculaires formés d'individus mentaux et puissants, fiers de récupérer une doctrine parfaite et complète pour assouvir leur pouvoir ou leur imaginaire, comme il faut insister sur le fait que le Divin ne peut en aucun cas être assimilé à Dieu, et faire l'objet d'une religion. C'est l'implication absolue dans le yoga intégral, sans angles morts, sans parti pris de suivre une voie tracée d'avance qui rapproche du supramental et non le culte ou la vénération de Mère et de Sri Aurobindo, premiers instruments du Mystère suprême. Toutes sortes d'entités incarnées puissantes peuvent également dans les siècles à venir tenter de s'approprier le paradigme à des fins de faire-valoir personnel, comme de nombreuses personnes déséquilibrées, mythomanes ou superficielles, ou ne vivant que dans les signifiants, peuvent chercher à fédérer des individus déçus par les systèmes sociaux et idéologiques.

Il s'agit de la vision du monde la plus parfaite depuis que nous collectionnons les traces de l'humanité sur terre, et il est même probable qu'une vulgarisation rapide de cette révélation soit plus néfaste qu'utile, car les présupposés seraient déformés rapidement, jusqu'au risque même d'attirer des contrefaçons vibratoires du supramental, utilisées par des forces hostiles au Divin. Il s'agit donc de digérer le paradigme, de décanter le travail qui, en quelques décennies, a permis de transfigurer l'avenir de l'humanité, et de ne pas considérer comme acquis outre mesure l'émergence de la Conscience de Vérité. Le mental s'approprie avec «les moyens du bord» tout ce qui le dépasse, et déforme par définition ce qui vient des plans supérieurs. Si cette simple vérité était définitivement acquise, les adeptes spirituels seraient plus vigilants sur leur ressenti, leurs progrès, et ne laisseraient pas leur esprit s'emparer des quelques trouvailles faites sur le chemin pour s'emprisonner dans une assurance dangereuse, rejeter des expériences similaires ou supérieures chez les autres, mais de forme différente, sous prétexte qu'elles ne sont pas assez conformes.

L'intuition authentique du Divin parvient aux êtres soucieux à chaque instant de leur intégrité et de leur sincérité, qui n'anticipent pas sur leur évolution pour la faire correspondre à un modèle préconçu. Il s'agit de se donner à des causes transcendantes et de considérer sa propre réalisation comme utile à l'ensemble; la bonté, l'amour du tout ou celui de la connaissance sont indispensables, et peuvent se relier à un besoin profond de se connaître soi-même, ce qui permet de jouir dans les deux sens de la navette entre le moi et le non-moi. L'extérieur renseigne sans cesse sur la personnalité dès qu'il est utilisé correctement, sans attentes. Plus la connaissance intérieure se développe vers le moi qui ne dépend plus de la pensée, plus la perception de l'alentour devient pure, fine, objective. Le supramental restera un signifiant vide pour ceux qui trichent avec le Réel, en continuant de le voler sans rien lui donner, dans le culte d'un moi triomphaliste et cosmique, et qui se trompent, délibérément ou non, sur leur propre importance. Ce n'est pas au Tout d'entrer dans le soi-disant apprenti spirituel envoûté par l'avenir doré, mais au moi de se dépouiller jusqu'à devenir et embrasser le Tout. L'être humain consacré peut développer sa propre identité jusqu'à ce que le monde se révèle comme son propre Moi, mais il ne peut pas capturer l'identité exhaustive et la contraindre à s'identifier à son moi subjectif, tendu vers ses buts, craintif devant ses échecs, attaché aux représentations transcendantales, et surtout, acharné à se donner le change par des attitudes plutôt que par la plongée, parfois sans garde-fou, dans la personnalité humaine générique, qui lie à l'ignorance presque parfaitement toute âme enrôlée dans l'évolution de la Matière. Il est prudent, avant de prétendre au Supramental, de passer par les états intermédiaires qui sont décrits dans les yogas classiques, comme la paix intérieure, ou égalité, qui permet de s'étendre en largeur et d'accepter la totalité des événements sans turbulences, comme le discernement, qui permet l'approfondissement des conditions qui sont nécessaires à l'élévation spirituelle, comme le détachement, qui permet au processus d'identification de choisir ses objets avec pertinence, sans se les approprier comme des biens personnels.

La voie, finalement, part dans toutes les directions, et plus elle est authentique, plus il est diffcile de la caractériser, car à un moment donné, elle se confond avec l'itinéraire particulier de chaque personne qui aura choisi le Divin, et ne peut Le gagner que par son propre chemin. Il n'est possible que de tracer des lignes générales, et les proportions doivent s'établir en chacun, mais la hauteur est nécessaire pour comprendre la soumission au Divin, la largeur pour accepter toute la Manifestation sans rien en rejeter, la profondeur pour descendre dans les mécanismes du moi soumis à la mémoire évolutive, aux guna, et à la différenciation sexuelle. Les obstacles prennent des tournures particulières, mais leurs souches sont identiques en tous: primo, l'appartenance familiale, territoriale, culturelle prise pour de l'identité (c'est-à-dire la personnalité prise pour le moi lui-même), secundo, l'exploration absolue interdite par le mental, qui comble, en la falsifiant, la faim de la connaissance de l'âme, en tapissant le réel de représentations ordonnées mais séparées, et de signifiants hypnotiques. C'est une procédure générique enracinée dans l'usage immémorial de l'esprit, et elle est presque imprescriptible, elle laisse accroire au moi qu'une prise est possible sur le signifié, par le signifiant, afin d'endormir définitivement l'intelligence dans son moule primitif, en la saoulant de symboles qui l'enferment dans son propre discours, ce qui la dispense des interrogations ontologiques qui pourraient briser les schémas de la perception ordinaire.

Il faut donc admettre que de nombreuses conditions sont à remplir pour recevoir le Supramental, et que c'est Lui qui juge de notre préparation, Lui seul qui décide de Se manifester. Mais son autorité n'a pas en fait à être réellement reconnue par un grand nombre, puisque peu de personnes parviennent à cette intelligence supérieure qui pressent dans le Divin une telle dimension hors de notre portée qu'elles Le laissent le seul juge de notre évolution. Une coutume répandue partout, dans toutes les cultures et toutes les races, prétend obtenir le transcendant à peu de frais, ce qui a toujours chassé les maîtres hors des discours culturels et des sphères de pouvoir, puisqu'au contraire ils ne cessent tous de prêcher un abandon au réel si profond qu'il engendre parfois une crise d'identité ou une traversée du désert que peu supportent. Aussi notre rôle est-il de les défendre dans leur ensemble, et, en présentant le supramental comme étant moins accessible que ses thuriféraires le supposent, nous définissons la voie d'une manière claire, pour dispenser de quelques erreurs les chercheurs d'absolu capables de bénéficier d'une transmission. L'autorité du Divin n'est à la portée que d'une élite spirituelle, celle qui comprend que la sphère de l'évolution biologique est coupée de l'énergie primordiale par des millions d'années de processus de cristallisation qui ont produit des fréquences différentes du Pouvoir originel. Il existe un passage pour retrouver la Mère des Mondes, la puissance primordiale, mais il faut avoir l'intelligence de comprendre que la vie, à laquelle nous appartenons, n'est qu'une dimension donnée et fragile du réel. Il est nécessaire de se sentir manipulé par les guna pour vouloir sortir de l'esclavage auquel ils nous soumettent, et c'est toujours dans le recul que le travail s'effectue. Notre peur appartient au tamas, et c'est lui qui en devient responsable si nous essayons de nous en dégager, notre désir, avec toutes les compulsions turbulentes qui l'accompagnent, appartient au rajas, et nous pouvons considérer que c'est lui le maître de notre désir, et parfois nous pouvons lui opposer notre propre volonté. Enfin, tout ce que nous pensons est en réalité la propriété du mental, et il est tout à fait concevable de se libérer de nos opinions, de nos certitudes, de nos représentations, et même de nos voies péremptoires, et de voir qu'elles servent seulement à tapisser de sens le moment qui lie le moi au non-moi. Le rôle des maîtres est de faire comprendre que nous sommes agis, par le physique, le vital et le mental, et que nous pouvons opposer à leur dictature un autre regard, c'est celui qu'il convient de découvrir, après quoi le travail de retour au Soi s'accomplit, surtout s'il est entretenu par une aspiration au Divin, authentique, bien différente de la convoitise mentale que l'ego peut développer par narcissisme, ou par crainte de l'avenir.

Cette élite qui pressent le Divin ne se sent pas supérieure aux êtres humains, elle a seulement basculé dans une vision des choses qui ne se produit qu'au terme d'une évolution consciente ininterrompue, et elle peut jouir à certains moments du Moi universel, qui lui permet de reconnaître tous les êtres humains comme son propre corps, de voir en l'assassin Dieu qui s'égare, et dans les gens frustes des compagnons de la vie, aux prises avec leur propre attachement à l'ignorance. Le paradigme supramental ne peut donc nourrir aucun culte d'un homme supérieur, qui maudirait les laissés pour compte et bénéficierait de pouvoirs spéciaux. Le projet divin sera long à réaliser, mais son but est d'éradiquer la souffrance sur terre, et non pas d'instaurer de nouvelles classes de privilégiés. D'ailleurs, l'ouverture dite cosmique se retourne souvent contre l'homme si l'on en croit différents mythes sur le passé de notre espèce, d'où notre insistance à mettre en garde contre toutes formes de récupération du signifiant supramental à des fins délétères. Le supramental développe une qualité mystérieuse, que l'on trouve embryonnaire dans l'empathie, et qui permet de connaître par identité tous les objets, toutes les forces, tous les êtres qui se présentent, à l'exception de ceux qui pourraient être plus évolués et dont on peinerait à saisir le mode de perception. (Seul le semblable connaît le semblable). Le supramental balaie le champ entier du réel, il voit tout, et en contrepartie, en quelque sorte, il est évident qu'il faut accepter ses exigences, quasi intolérables, pour y parvenir, ou une fois engagé dans le processus physique, parfois insupportable.

L'essentiel est de se tourner vers le Divin, et d'y apercevoir la source de sa propre existence, puis d'œuvrer pour révéler le transcendant caché, par une ascèse impeccable. L'identité personnelle peut se ramifier à des identités supérieures, indescriptibles, ce qui est l'objet du yoga le plus profond, et demande à la fois une plongée vers le subconscient qui sera nettoyé et une ascension vers les plans supérieurs qui descendront par la suite impunément dans les couches obscures de l'évolution pour purifier l'héritage générique et personnel. Il est probable que seul l'être psychique puisse supporter le yoga supramental, en tout cas dans les premiers contingents de mutants, puisque pour le moment le travail est infiniment abrupt. Voilà pourquoi il est souhaitable que l'identité avec le Brahman demeure un socle dans le moi contre les assauts de la résistance de la mémoire évolutive, puisqu'il procure l'égalité nécessaire pour supporter les turbulences imposées au corps physique. Nous ne pouvons prévoir à l'heure actuelle quels degrés peuvent être atteints dans le yoga supramental, étant donné l'état actuel du matériau psychologique humain, parasité dans son ensemble par des forces anti-évolutives.



8 Esquisse d'une théorie d'ensemble

Le supramental développera une action exhaustive, sur le psychique, le mental, le vital, le physique, et le subliminal, où des échanges subtils se produisent entre des plans supérieurs et le moi en évolution. Il semble nécessaire qu'aucun plan n'obstrue la descente possible par son opacité. Or, il est remarquable que peu d'individus s'attachent à une transformation holistique de leur être. La tendance est de toujours placer l'énergie là où c'est facile et où les résultats apparaissent. Mais une focalisation peut monopoliser l'attention et retarder le mouvement évolutif d'ensemble. Par exemple, il est très satisfaisant pour certains de tirer de leur corps le maximum, de le maintenir dans un équilibre parfait, avec une alimentation recherchée, de l'exercice physique, une implication intense dans le présent et un repos facile, le tout accompagné d'un travail sur soi intuitif. Mais, paradoxalement, les conséquences positives de ce travail surtout fondé sur un contrôle n'engendrent pas pour autant, systématiquement, un véritable chantier sur les signifiants vides et les représentations. Il y a donc différents degrés de plénitude et d'exigence, et l'habitude du progrès elle-même devient un danger si elle masque les autres secteurs à transformer. Inversement, ceux qui sont très habiles dans le lâcher prise peuvent transformer en système fermé leur propension à s'identifier, accueillir l'événementiel, et se relier dans le flux des choses tel qu'il se présente. En revanche, ils peuvent éprouver des difficultés extrêmes à se discipliner, exercer la volonté, trouver une place dans un milieu, ce qui est parfois indispensable pendant certains cycles d'apprentissage. La menace de la dispersion rôde toujours avec ses vastes dimensions trompeuses autour du moi meuble, incapable de se sevrer d'émotions et d'identifications, comme à l'inverse, celle de la maîtrise triomphaliste fait des cercles autour du moi construit, qui sait se prendre en main, améliorer son quotidien, sa santé, son calendrier, par une application perpétuelle de procédures créatives et pragmatiques, qui le maintiennent dans un état d'esprit positif, mais carré, et propre à éviter ce qui ne semble pas d'emblée utilisable.

Cela ouvre à nouveau une réflexion sur les principes premiers de la matière que nous retrouvons en psychologie. La plasticité centrifuge, poussée à bout, s'échappe de toute forme et engendre l'indifférenciation qui se perd dans l'espace et se vaporise, la plasticité centripète, poussée à bout, concentre le maximum de matière dans un minimum d'espace qui devient rigide et lourd au fur et à mesure du processus. Il n'y a pas de cas de figure où l'on puisse imaginer que le moi se trouve lui-même en s'effilochant dans le non-moi (en dehors des contrefaçons comme les addictions aux drogues, à l'argent, au sexe, à l'alcool, au pouvoir, à la fausse mystique), ou au contraire en se rapetissant sur lui-même, en rassemblant toutes ses énergies à l'intérieur comme pour annuler le non-moi, tout simplement, dans une ascèse permanente de désidentification (en dehors de quelques contrefaçons orientales). La trop grande humidité d'un côté, l'excès de sécheresse de l'autre, ne correspondent pas aux conditions de l'incarnation, où les couples de contraires vont de pair et s'accompagnent. Il est nécessaire de reconnaître le non-moi, et sa suprématie presque écrasante, pour se mettre en quête du moi profond, et pour ne pas sombrer dans une fausse voie où les signifiants prendraient la place des signifiés. Et il est aussi indispensable de reconnaître le moi comme un potentiel divin pour oser s'attaquer, sans angles morts, au déchiffrage du palimpseste du non-moi, multiple et trompeur, souverain. Les apparences en masquent les rouages, les événements dissimulent leurs causes entrecroisées, le déroulement de la durée enrobe et déguise des principes immuables, dont la connaissance servira de gouverne à l'évoluteur dans le flux des circonstances chaotiques (puisqu'occasions et accidents s'équilibrent). Les apparences, le samsara, les perceptions génériques qui découlent des guna fondent l'incoercible pouvoir de la totalité sur le moi, qui s'imagine s'en libérer par le culte de la liberté, jusqu'à ce que le besoin de la ramification à la Conscience engendre un examen plus conséquent du libre arbitre, qui apparaît alors lui-même assujetti à la nature, par le vital et le physique, et les interférences du subconscient.

Le cours de l'expérience peut cesser, par exemple si la nature est complètement maîtrisée et que cela donne une satisfaction suffisante au sujet, ou bien si le mental comble par la pensée tous les moments avec une certaine habileté. On peut se cantonner dans des pensées supérieures, qui reflètent, avec une certaine opacité, les vérités spirituelles, ou qui caricaturent, avec une certaine grâce, des états de conscience inspirés. Or, nous n'avons développé tout cet enchaînement d'hypothèses sur l'avènement supramental que pour affirmer une chose: seule l'expérience est réelle, le moi n'est rien d'autre que ce qu'il vit dans le présent, dans la succession des instants. Ce qu'il croit savoir, ce qu'il croit chercher, ce qu'il croit incarner, ce sont souvent des contenus psychologiques subjectifs constellés de rêves ou de mouvements d'appropriation de l'avenir, comme des pièces rapportées, extérieures à la position réelle et objective. Les représentations sont plutôt des tentures entre le moi et le champ, que des visions du champ lui-même. Ces tentures sont plus ou moins opaques ou transparentes, mais elles demeurent du matériau mental, comme des lentilles ou des prismes colorés qui déforment en les absorbant le présent et le contexte dans une interprétation, qui elle-même donnera sa posture au moi. Aussi pouvons-nous affirmer qu'il ne sert de rien de se prévaloir d'un enseignement, d'un maître, d'un avatar, d'un paradigme exhaustif: la seule chose réelle est l'expérience que nous avons de nous-mêmes et du non-moi. La valoriser par une étiquette, l'aveu d'une obédience, ou la mise en avant d'une pratique spirituelle, c'est encore faire le jeu du mental qui récupère et qui trompe, en se cachant derrière des mots pour préconcevoir le chemin.

Les plans physique, vital, et mental n'obéissent pas aux mêmes règles, mais l'atmosphère terrestre en transformation peut permettre une harmonisation plus facile des trois degrés principaux de la Manifestation, pour tous ceux qui collaboreront à l'univers en expansion de conscience, en se lançant dans la voie de l'expérience pure, soutenue par l'intuition du Divin. Une partie de l'humanité pourrait apprendre à faire ricocher sur les deux autres plans le progrès conscient effectué sur l'un, ce qui permettrait à chacun de choisir sa voie en se détachant de toute forme de modèle. Dans une atmosphère supramentalisée, il serait envisageable qu'une perfection obtenue dans le vital, ce que les femmes recherchent naturellement, permette le développement d'une intuition subjective qui se ramifierait, finalement, à l'être psychique. Un dépouillement du moi obtenu par une ascèse mentale, ce qui concerne beaucoup d'hommes, pourrait déboucher sur le besoin d'entretenir le vital et le physique dans une exigence supérieure. Commencer par une intégrité parfaite dans le physique peut aussi provoquer des mouvements, discrets au début, vers une ramification du moi au Tout et le besoin de se connaître en profondeur. Pour le moment, il est rare de trouver dans un seul individu une attention soutenue vers la perfection sur les trois plans principaux, mais il est évident que c'est la voie promise à la terre par le Divin, qui en émerge peu à peu, car la cellule est la base de notre incarnation, et le fait qu'elle puisse être infusée par le Supramental engendrera automatiquement au fil des siècles et des millénaires une métamorphose du mental lui-même.

Si l'un des trois plans reste grossier, enfermé en quelque sorte dans une gangue étanche, il est peu probable que le supramental puisse se frayer un passage. Pour le moment, le Supramental agit par le haut, et choisit ses adeptes parmi ceux dont le mental est éclairé par le Soi, ou bien par une aspiration mystique qui joint l'amour de la terre à l'adoration du Seigneur Suprême, et cette nouvelle stratégie rend obsolète le yoga de la montée de la kundalini, dangereux et aléatoire. C'est donc une merveilleuse nouvelle d'apprendre que le Divin aujourd'hui procède par le haut, avec moins de difficultés qu'auparavant, mais il est probable que ce sera plus facile d'accéder au Divin pour ceux et celles qui seront parvenus à un éclaircissement absolu du mental, et qui renonceront aux représentations vues comme des illusions et des idoles, et refuseront donc de se situer avec complaisance par rapport au paradigme supramental, qui demeure une abstraction. L'hypothèse aurobindienne peut être conservée en arrière-plan dans le moi et dans le coeur, mais en aucun cas il n'est possible de se prévaloir de sa culture et de son entretien pour s'imaginer se rapprocher du Supramental. Les œuvres lues, la connaissance des témoignages des pionniers en la matière, doivent seulement renvoyer à la mesure de ses propres limites et servir à fortifier la consécration, ou encore à donner des pistes à l'intelligence pure, celle qui n'est pas récupérée dans le schéma personnel des guna, puisqu'il pervertit les interprétations dans le sens préconçu du fonctionnement du moi. L'erreur est encore assez courante de s'imaginer que l'obédience au paradigme, décorée de représentations et d'anticipations, fournit par elle-même des armes évolutives, alors que seule la conscience du moment rapproche ou éloigne du Surpamental, par sa clarté, son détachement, son aspiration universelle, son sacrifice des besoins de l'ego. Une fois le supramental attiré par l'esprit, des éclaircissements dans le vital et le physique peuvent s'opérer.

Mais c'est justement la libération des représentations qui constitue le travail le plus difficile, et pourtant c'est lui qui mène le plus directement aussi bien à la libération du mental qu'à la disponibilité au rayonnement supramental. Il demeure infantile de se dispenser du silence absolu, là où la conscience siège et voit, sans avoir besoin d'aucune représentation de Dieu, de la Vérité, de la connaissance, sous prétexte de l'action supramentale attendue dans le physique. Le physique constitue le plan le plus dense, le plus cristallisé, le plus matériel, et n'a donc rien à voir ni avec le vital ni avec le mental. Si, en théorie, la cellule est proche du supramental involué dans la matière, en pratique la cellule dépend du corps entier, puis de son fonctionnement vital, puis du moi qui dirige son économie. Donner l'accès au supramental à la cellule dépend donc, et sans doute pour des milliers d'années encore, de la direction divine qu'aura pris le moi dans son existence. L'idée de parvenir au Supramental en court-circuitant les anciens yogas pour s'acharner à une réceptivité physique est mauvaise, même si dans un avenir reculé, parce que l'espèce sera naturellement tournée vers le Divin, le contact sera possible à partir d'un simple équilibre des trois plans. Pour le moment, la mémoire de l'évolution est très active dans le subconscient, et chaque individu porte donc toutes les compulsions génériques du primate pensant, dont il devra se libérer par l'ascèse de la transformation psychologique, ce qui se répercute sur le vital, qui devient moins obscur, moins obsessionnel, moins avide, et sur le physique, puisque la libération du subconscient procure la jouissance d'un système nerveux plus souple et plus calme.

Il reste à lier les œuvres parce que le travail de renoncement aux représentations (dont on accepte qu'elles comblent provisoirement l'espace mental) n'entraîne pas automatiquement la dissolution des survivances dynamiques génériques, alors que les deux directions, menées de front, éliminent l'opacité propre à l'incarnation, moulée dans la dimension biologique et matérielle. Beaucoup de voies ésotériques incomplètes font miroiter des plans transcendantaux à partir du seul travail sur les représentations, réduites à une panoplie essentielle, démarche censée fournir une forme d'intelligence supérieure, quasi céleste, complice de Dieu. Cette voie est en réalité impossible, car c'est le plan vital qui, par ses préférences, aversions et réactions détermine en grande partie l'action mentale qui façonne les représentations. Moins le vital sera pacifié, plus les dualités envahiront l'espace mental, avec le matériau acéré de la pensée, qui juge, condamne, accuse, oppose, rejette et amalgame, et met en scène des scénarios tronqués pour saisir l'immense réalité une du champ, sans y parvenir. Si c'est donc le champ qu'il faut percevoir directement et dans son ensemble, sans interférences, si c'est donc le moment qui doit être vu et non interprété et déformé, il est aussi nécessaire d'attaquer les signifiants vides dans le Mental (ou d'exiger de soi-même de chercher la piste de leur signifié) que de se libérer de tous les mouvements vitaux contingents, ceux qui parasitent l'esprit en soulevant des peurs larvées, indépendantes des dangers réels, en suscitant des aversions entretenues, en idolâtrant des préférences, en cultivant des convoitises, matérielles ou spirituelles, dont la gestion finit par se justifier d'elle-même. Toutes les opérations des guna en partie souterraines codent des modes de ressenti structurés qui cisailleront les associaitons d'idées pures, les indices transcendants, les signes de piste de l'Unité, les moments sans voile, et qui empêcheront l'intelligence de transformer la signification du perçu.

La libération des survivances dynamiques permet donc, non seulement de mieux vivre le contexte, le relationnel, et la gestion du corps physique, mais elle s'infiltre dans le mental et permet d'atteindre une intelligence supérieure, naturellement détachée des événements, et apte à créer de nouvelles perspectives dans les associations d'idées à partir des seules perceptions. Quant au travail sur les représentations (dont l'esprit exige qu'elles s'évanouissent ou donnent la piste de l'expérience pure, soit celle du signifié), il amène par lui-même le sentiment du fardeau que constitue l'être vital générique, soumis à la colère et à la soif d'appropriation, possédé par le désir opportuniste ou le déni destructeur, hanté en arrière-plan par des craintes diverses et des attachements indéfectibles, et enfin, partagé entre la culture des passions et des projets, toujours à renouveler, et le souhait exhaustif d'une plénitude égale et permanente, qui se possède elle-même et dont l'appel est à la fois puissant et aléatoire.

Toutes ces considérations ont pour but d'amener l'aspirant au Supramental à l'intention d'une démarche sans angles morts. Il est enrichissant de découvrir quelles œillères, quelles lacunes, quelles illusions retardent le contact avec la vérité, le Soi, le Divin, car l'âme qui aspire à transformer les matériaux de l'incarnation se confronte à un champ plus large, plus profond, plus élevé que dans les autres yogas ou traditions. Le corps physique peut manquer d'ouverture au champ s'il souffre trop, s'il est encombré de mémoires, si des événements traumatisants ont laissé leur trace, ou s'il est pollué par des addictions. Le corps vital risque de préférer une appropriation systématique et subjective du gratifiant dans la durée à la jouissance subtile et légère de l'existence, plus impersonnelle, où les plaisirs ont moins de place et où les contrastes sont mieux tolérés, tandis que l'ouverture au réel est spontanée, intense et absolue. Au début de la quête suprême, l'ouverture est toujours menacée par une perte d'équilibre qui garantit que le moi est réellement impliqué dans une aventure exploratoire. La reconnaissance du non-moi s'accompagne d'une légère friction, tandis que dans l'état générique et ordinaire, la perpétuation des schémas ou croyances s'opère dans une durée dépourvue de substance propre, avalée dans le préconçu, tel le prolongement de la personnalité. Éprouver la résistance du moi face au non-moi est donc signe de progrès, même si au début cette position est moins confortable, regorge de choix, et met en lumière les dualités intérieures.

Suivre le paradigme supramental implique donc que nous acceptons les exigences du Divin, acceptons des contraintes supérieures ou au moins égales à toutes celles que l'on rencontre dans les autres itinéraires spirituels. Courtiser les énergies célestes, dont le Supramental, en prévision d'une apocalypse ou d'un âge nouveau fonde la démarche dans un univers trop contingent, délégué de l'avenir, où le futur supérieur tient trop de place au détriment du travail abrupt, intemporel, qui peut s'accomplir vers l'Immuable, et dont la recherche ouverte et passive peut très bien se combiner à un amour de la Manifesation. La difficulté est donc toujours la même, puisqu'on peut s'enfermer dans l'Histoire et mépriser la plongée vers l'intérieur en demeurant rivé à son milieu et à ses projets, à son Idéal ou à la capture d'énergies divines, ou bien au contraire, on peut abandonner le respect de l'existence et du relationnel, puis le goût pour le cosmos, et s'enfermer dans une voie profonde qui ne tient pas compte des métamorphoses de la mentalité de l'espèce, sujette aujourd'hui à se confronter aux erreurs de son passé. Ces dangers ne sont pas forcément particuliers, l'âme des races elle-même y est confrontée, puisque chacune possède sa propre mesure de prédilection entre l'attachement au moi et l'attachement au non-moi, à l'autre, au passé, et au symbole du transcendant.

Le réel demeure multiple, mais s'il est Un, plusieurs orientations peuvent être suivies en même temps pour fonder le moi dans le non-moi le plus complet possible. Plus nous sommes conscients des différents univers, intérieurs et extérieurs, plus nous pouvons suivre les mouvements de l'Histoire en les comprenant, puis en les transformant, au lieu de les rejeter. Les énergies divines ne peuvent pas descendre en dessous d'une certaine fréquence vibratoire, et la préparation à leur réception, dans le mental, implique l'égalité, dans le vital une fluidité et une transparence, dans le physique, une intégrité certaine. Se connaître soi-même peut donc impliquer une politique exhaustive, et exiger un équilibre des trois plans. Le corps physique devient très important dans le yoga supramental, sous l'action de la shakti elle-même, et si le mouvement vers la connaissance demeure aléatoire, car nous ne sommes pas les maîtres des fruits de notre intention, dans de nombreux secteurs la volonté et la maîtrise peuvent être employés sur des tâches contingentes destinées à rendre le corps plus réceptif par une attention qui lui est accordée, et qui prend de nombreuses formes.

L'adversaire de l'aspirant supramental est donc l'opacité, que l'on retrouve nourrir la nature générique des guna: l'opacité physique tient aux habitudes incoercibles du corps, attaché à trop de besoins, trop d'habitudes, et perclus de mémoires inutiles, l'opacité du vital tient à ce qu'il se pousse lui-même en avant vers toutes sortes d'objets, sans examen, l'opacité du mental provient de la sclérose des représentations et de l'attachement idéaliste aux signifiants universels, ou à sa propre voie, ou encore à la volonté individuelle, autant de contenus intérieurs qui rassurent le moi dans son ignorance — tout en lui donnant un cadre moral et pratique, et un jeu pour le libre arbitre. Le mental veut par nature considérer que les représentations sont des réalités, alors que pour le non-mental, le Soi, le Divin, elles ne sont que des illusions, des fantômes, ou, à la rigueur, des véhicules de communication abstraite, ou de simples jalons abstraits et intérieurs, parfaitement éphémères, et indépendants du champ.

La libération de cette opacité est possible par toutes sortes d'intentions, de démarches et d'actes qui sont à la disposition de chacun, pourvu qu'il aspire à la conformité divine. La voie évolutive n'a pas lieu d'enfermer quiconque dans son propre itinéraire, puisque le chemin authentique est unique dans des formes multiples. La ramification à la totalité débouche sur l'Amour, la connaissance et l'intégrité, des états de conscience dans lesquels le Divin se reconnaît lui-même dans le moi terrestre. L'explorateur de la Conscience dépassera tout discours, et traversera le mental, puis gagnera les secrets immémoriaux: l'âme, le Soi, les océans de conscience divine et ses vagues qui peuvent nous transformer si notre transparence nous met sur leur passage.