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C'est
une satisfaction pour moi d'avoir écrit ce message sans aucun effort
en une quinzaine de jours, et presque à mon insu. Cela prouve que le
travail supramental, à la façon de Mère, ne s'est pas interrompu.
Il a failli l'être, mais le retour « en force » dans ma
conscience et dans mon corps de Mahasaraswati m'a permis de
poursuivre la route. Ce texte permettra à ceux qui le décident
de se donner véritablement à cette Conscience parfaite qu'ils
pressentent devoir incarner, en devenant dignes d'Elle. Pour ceux qui
sont saisis par l'urgence, la dissidence divine permettra
l'accélération de la démarche. Une orientation profonde, fondée
sur l'aspiration humble à servir autant qu'à être. La difficulté
est de marier ces deux verbes dans la pratique. C'est le chemin
complet. Le jeu divin continue, la partie n'est pas finie, et la
bataille fait rage. Ce message était nécessaire face à
l'irresponsabilité croissante des dirigeants mondiaux dans tous les
domaines.
Natarajan, Avril 2012
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Précis
d'évolution accélérée
1/ L'OBSTACLE MAJEUR A LA DIVINISATION,
LA
SOIF DE L'EXISTENCE INDIVIDUELLE
2/ LA CAUSE DE L'ECHEC DE L'HUMANITE
3/ L'AVEUGLEMENT DE LA PENSEE
4/ ETENDRE LE CHAMP DE CONSCIENCE
5/ CHOISIR OU L'ECARTELEMENT INSOLUBLE
6/ L'ACTION
7/ LE PRINCIPE
8/ LE DANGER DES REPRESENTATIONS
9/ LA MAIN MISE DE L'ACTION
10/ LA MANIPULATION DU LIBRE ARBITRE
11/ LE POTENTIEL EVOLUTIF
12/ LA DECHIRURE DU TEMPS
13/ LE MOI UNIVERSEL
14/ LA FIN DE L'HISTOIRE ?
15/ LE SURRENDER EVOLUTIF
1/ L'OBSTACLE MAJEUR A LA DIVINISATION, LA SOIF DE L'EXISTENCE INDIVIDUELLE.
Nous
devons tout d'abord nous mettre d'accord sur ce qu'est la « soif
de l'existence individuelle ». Ce n'est pas un processus
personnel, aucun n'y échappe. Cela s'appelle donc un principe
générique. La manière dont le mental est interfacé avec la vie
produit le processus. Le succès et la mode de la médiumnité
proviennent du fait que les entités contactées ne sont plus
enfermées dans la vie, et qu'elles sont donc délivrées de la soif
de l'existence individuelle, de l'imprégnation biologique. Elles
parlent détachées des contraintes de la personnalité, et
prétendent donc émettre des vérités générales. Descendre sur
terre implique que l'on va éprouver cette soif, et peut-être rester
dans le moule de la nature. C'est-à-dire s'approprier la capacité
de conjuguer les verbes à la première personne, en fondant cette
appropriation sur les « besoins » organiques et
contingents, puis les grands modèles des valeurs sociales,
s'affirmer dans une compétence, rêver d'une rencontre amoureuse
définitive, perpétuer l'espèce, prendre du plaisir dans des
loisirs subjectifs, physiques ou culturels, parfois les deux. Il n'y
a rien à redire sur l'ensemble de ce modèle, il fonctionne
admirablement bien tant que le besoin de devenir plus conscient
ne se fait pas sentir. Mais il est insuffisant pour mener à l'éveil
et au Divin.
Tous
les précurseurs sont d'accord sur la nécessité de « démouler »
les processus mentaux, qui sont astreints à passer par des
procédures matérielles, les circuits neuronaux incoercibles, dont
la fonction est de traduire, c'est-à-dire interpréter les
perceptions du moment à travers des codes déjà tout préparés.
Des significations historiques sont codées dans nos propres réponses
aux stimuli de tous ordres, et perçoivent à notre place, tant que
nous restons dans le prolongement biologique dont nous sommes issus.
La douleur est censée faire mal, et le plaisir faire du bien.
L'approbation de l'autre est censée être recherchée et agréable,
et son opposition est censée être conflictuelle, et susciter toutes
sortes de résistances, du déplaisir à la haine, mouvements qui
semblent légitimes. Des impressions inévitables surgissent en nous
devant certains événements, et en transformer le ressenti constitue
une part importante du travail d'ouverture au Divin. Nous accumulons
ce genre d'interprétations toutes faites des choses dans notre
mémoire évolutive, et nous les subissons de plein fouet, le temps
de comprendre qu'elles ne nous concernent pas, qu'elles viennent
seulement de l'intelligence de la vie elle-même, comprimée dans les
lois écologiques, au service du maintien du gratifiant. Toute notre
espèce est prise dans un filet immémorial, la mémoire génétique
emmaganise le passé, puis l'hérédité le restitue sous une forme
dynamique, et l'active par des réactions-types à des situations
données. Bien sûr, les cultures diffèrent, montent en épingle ou
amoindrissent certains types d'interprétation préconçues, mais
aucune n'y échappe. Il y a même des civilisations où les codes
sont si nombreux et prégnants qu'il faut avoir une dose d'insolence
intérieure exceptionnelle pour avoir une chance d'y échapper: par
exemple un intellectuel hindou qui serait athée, pour vivre sa
propre expérience sans subir de pression ancestrale, se sentira seul
ou méprisé. Il y a des familles « d'aventuriers » qui
plaisantent au dîner rassemblant trois générations, des
difficultés que l'on rencontre, tout en jouant cartes sur table,
tout en souriant des échecs amoureux qui ouvrent sur de nouveaux
possibles, car, depuis des lustres, la vie est acceptée dans son
ensemble, et célébrée inconditionnellement. Et d'autres, où
depuis des siècles l'on trouve injuste que la réalité ne « lèche
pas les bottes » de la descendance. Tout sera dramatisé à
tout bout de champ, rien n'allant de soi, vivre se bornant à
chercher des coupables et à collectionner les boucs émissaires. Il
y a, grosso modo, plusieurs catégories d'égos biologiques
mélangés à l'ego mental, depuis ceux qui savent retomber sur leurs
pieds car changer de stratégie ne leur pose aucun problème, la vie
restant disponible dans toutes ses manifestations, jusqu'à ceux qui
sont faibles et gris, toujours à la remorque de la réalité, qui,
selon eux, ne « donne » pas assez, et qui manquent
suffisamment de souplesse pour perpétuer les mêmes erreurs d'une
génération à l'autre, sans jamais pouvoir les reconnaître comme
telles.
La
soif de l'existence individuelle constitue ce processus qui consiste
à faire de sa vie sa propre chose, son bien exclusif, à en devenir
le propriétaire davantage que le locataire… comme si le temps
appartenait « légalement » au moi, s'octroyant ainsi le
pouvoir surprenant d'en faire ce que bon lui semble, sans mesurer en
profondeur les conséquences de son passage, de sa fuite, de son
utilisation empirique… En oubliant une foule innombrable de facteurs
dont l'absence, le défaut de prise en compte, imposera le tracé
d'itinéraires préconçus, vides de sens, pratiquement tous
interchangeables, dépourvus d'innovation et de création: bref,
des trajectoires existentielles qui se seront déroulées sans
accroissement de conscience. Dans l'animal, la soif de l'existence
est purement automatique, bien qu'elle commence à se particulariser
faiblement chez les mammifères et davantage dans les espèces
domestiquées. Certains chats et chiens sont capables d'une
célébration personnelle de leur état d'être, dans une réceptivité
qu'ils développent spontanément et très lentement.
Dans
l'homme, la soif de l'existence individuelle est régulée par le
libre arbitre qui donne une marge de manoeuvre personnalisée,
mais cet écart est bien plus petit que ce qu'on croit généralement
et ne prête pas à conséquence. Le libre arbitre n'est qu'un
simple processus de triage, pour choisir les bifurcations de
l'itinéraire convenu et permanent du temps, aussi bien dans les
petites choses, comme la couleur d'un rouge à lèvres ou le menu
de midi, que dans les plus grandes, comme la reconnaissance d'une
voie spirituelle, pour laquelle de nombreuses représentations
rivalisent pour proposer un choix à chacun, en fonction de ses
préférences et de ses qualités propres. Les options retenues par
le libre arbitre ne font que confirmer des prédispositions
souterraines, ou des traits de caractère, il n'est donc qu'une
expansion raffinée de la nature qui s'est mélangée au mental, et
non pas un véritable pouvoir de transformation. Les bifurcations
qu'indique le libre arbitre sont permanentes, touchent à tous les
secteurs, et découpent l'emploi du temps, donnant ceci plutôt que
cela, dans les comportements aussi bien que dans les valeurs, et
finalement tous les actes sont imprégnés de son faible pouvoir de
discrimination, et symbolisent donc l'inscription du moi dans
l'itinéraire qui lui correspond le plus.
Chacun
a donc le loisir d'imaginer qu'il est libre, parce qu'il mange de la
pizza plutôt que du hamburger, préfère Jésus à Bouddha, ou va
plutôt à la campagne qu'à la plage. Le choix est alternatif entre
deux séquences temporelles, parfois plusieurs se disputent le même
moment, mais ces différences de tracé, et donc de vécu, n'ont pas
forcément l'importance qu'on leur attribue. L'investissement que
beaucoup d'êtres humains placent dans un certain emploi du temps
aurait à peu près donné la même chose dans un autre cadre,
pratiquement aucune évolution intérieure, et il est donc faux de
s'imaginer que le libre arbitre est autre chose que le pouvoir de
sélectionner ses préférences, et de se conformer à ce que l'on
est déjà. Le libre arbitre permet d'orienter, ni plus ni moins, le
passage de la durée en fonction de ce que le moi croit être le
meilleur pour lui. Mais j'ai le regret de vous dire, — et
croyez bien que je préférerais que les choses fussent autrement,
qu'une personne qui reste totalement sous la coupe de la soif de
l'existence individuelle peut passer toute sa vie à choisir, sans
jamais rien décider.
Il
y a dans le choix des possibilités différentes, parfois contraires
évidemment, mais elles sont là. Une fois le choix effectué, il
suffit d'aller dans sa direction, et les choses se passent
conformément à l'investissement, ou avec un coefficient de suprise
tolérable. Il se justifie, le choix, parce qu'il mène quelque part,
avec plus ou moins de bonheur. Mais la décision est un autre
processus, beaucoup plus profond, et nul ne sait où mène
précisément une décision, dans les faits, puisqu'elle peut
s'appuyer sur les seules dispositions intérieures, en relativisant
les données contingentes à l'extrême. Ce n'est donc pas un chemin
contre un autre, mais une prise de position intérieure, indépendante
des événements, et qui pose fermement une intention. Elle ne
s'effectue pas comme un simple choix entre une alternative, mais
comme une résolution, ou comme une volonté, une détermination
incoercible, qui n'a pas encore acquis de territoire écologique,
d'espace pour s'exprimer, mais qui commandera cependant un autre
usage de la durée. La décision est informelle, indépendante de ce
qui peut la favoriser ou la contrecarrer, elle ne calcule pas,
alors que le choix se contente de se faufiler entre des options déjà
présentes, et d'en suivre une plutôt qu'une autre, en tenant compte
outre mesure des opportunités contingentes.
Décider
de vivre pour le Divin est une intention intérieure, ce n'est pas un
choix. La route de la « vie divine » n'est pas à prendre
au carrefour de la vie humaine. Rien, dans la vie divine, n'est tracé
d'avance. Ce n'est donc pas un choix entre deux itinéraires, mais la
décision de cesser d'agir pour des motifs personnels. Même le
projet d'être heureux ou épanoui, s'il subsiste comme trace de la
soif individuelle de l'existence, sera seulement subordonné au
projet essentiel de cesser de vivre pour soi, et cette survivance de
l'attente du bonheur sera reléguée de son statut de but à celui
d'un moyen éventuel — et même parfaitement aléatoire,
de parfaire l'accomplissement. Cela, naturellement, change
complètement la donne, c'est-à-dire l'emploi du temps, et
l'arborescence des motivations: les sources d'activité de la pensée
vont se transformer sous une nouvelle poussée, car les objets qui
suscitent son fonctionnement vont eux aussi varier. Les idées
communes vont faire place à de grandes interrogations d'ensemble,
ouvertes et passionnantes, susceptibles de permettre au moi de changer
les représentations de sa prope place dans l'univers, puis de son
rôle, comme celles de sa propre identité. Au fur et à mesure, le
temps présent deviendra plus riche et plus plein, puisqu'il aura
cessé de servir à projeter la structure psychologique personnelle
sur les événements et les choses, sur les autres et le milieu. Il y
aura bien eu, non une élimination de toutes les motivations
subjectives, mais un changement de priorité. Autrement dit,
le temps à s'accaparer du « bonheur », — le
présent passé à miser sur l'avenir, sera éliminé au profit d'une
journée qui s'avance indéterminée, panoramique, bourrée
d'informations cachées à recevoir, et nettoyée des petites
finalités existentielles grasses, toujours dans le prolongement de
ce que la culture juge nécessaire d'obtenir, avec des modèles de
réussite sociale, affective, ou même spirituelle, qui cisaillent le
présent pour l'instrumentaliser. Ce nouveau regard profond tolère
de rester dans le même milieu, et s'accomode des nécessités
quotidiennes. Simplement, elles sont vécues avec un tel recul qu'à
chaque instant des insights peuvent se produire, y compris
dans des activités banales et routinières, puisque l'attention
spontanée se met en place.
L'être
humain ne parviendra pas à abandonner la soif de l'existence
individuelle, le principal obstacle à la manifestation du Divin en
lui, s'il court après le bonheur. Pourquoi ? Parce que ce processus
nourrit des attentes contingentes, monopolise l'emploi du temps et
son emplissage, fait entrer de force un avenir truqué dans le
présent authentique. Et tout cela détourne l'esprit de son
fonctionnement originel, purement contemplatif, qui jouit de l'être,
hors de la précipitation des buts à atteindre et des dangers à
éviter. L'esprit peut être cela, — une seule présence
homogène que rien n'embarrasse, ni le passé, ni l'avenir encore
indistinct, ni le regard de l'autre, ni le regard sur soi. Ce
résultat ne s'obtient pas dans la poursuite de l'objet, qui défigure
l'âme du présent. Même ceux qui poursuivent l'illumination, qui
semble être un but largement supérieur à celui du bonheur (il est
censé le fournir d'une autre manière), le manquent en général
s'ils veulent la piéger dans une stratégie, soit un itinéraire
préconçu obéissant à des règles. Bénéficier d'une vision
divine ne provient donc pas de préoccupations axées sur le besoin
de combler des attentes écologiques, sécurité financière,
sécurité affective, sécurité morale, ou de répondre à des
attentes psychologiques, confiance en soi et estime de soi. Quant à
la poursuite de la sécurité spirituelle, elle fait obstacle parce
qu'elle filtre le présent, l'intrumentalise dans une finalité
hallucinée, fantasmatique, — l'image que l'obscurité se fait de
la lumière —, la caricature que dessine la pensée pour esquisser
le Soi, c'est-à-dire une image fausse et recroquevillée, qui
cisaillera, par son filtre, la perception naturelle de l'intelligence
sous prétexte de l'améliorer.
Certaines
voies pérennes évoquent même le Soi comme l'esprit de nature,
ce regard abstrait et spontané qui est présent dans
l'organisme avant que la culture ne s'en empare au cours de
l'éducation, pour imposer à tout terrien civilisé la nomenclature
des choix à effectuer entre les choses, pauvreté/notoriété,
pauvreté/richesse, pauvreté/réussite, avec la foule innombrable de
stratégies, et donc d'actions, censées favoriser les procédés qui
permettent d'en finir avec les mauvaises conditions matérielles, et
de s'élever au-dessus de son milieu d'origine, ou de le maintenir si
l'on se trouve au sommet. Il n'y a pas à s'offusquer de ce mouvement
général, il doit être compris dans la phase terrestre que nous
venons de traverser, et qui a vu s'avérer une véritable
métamorphose des conditions de vie. C'est seulement depuis très peu
de temps qu'un grand nombre d'êtres humains parvient à une certaine
dignité matérielle, mais pendant les siècles précédents se
préparait déjà la victoire du confort sur des conditions de vie
difficiles dans toutes les cultures des pays tempérés. Les
civilisations de l'écriture ont donc toujours tourné autour de la
question de l'élévation sociale, ne serait-ce que par le commerce
et les charges administratives dans les anciens Empires, et
principautés de l'Asie, et ce, dans le respect communautaire bien
entendu. C'est là où les valeurs des continents se rejoignent, là
où la soif de l'existence individuelle est en quelque sorte
valorisée, si la vie, au prix d'un itinéraire à respecter qui peut
être décrit, apporte le bien-être matériel et relationnel. La
formulation du besoin d'une adaptation contingente a donc régné sur
toutes les cultures sensibles à l'avenir, et a toujours développé
le même paradigme: agir pour conquérir une place, agir pour monter
dans l'échelle sociale, agir pour se faire connaître et
reconnaître, agir pour s'enrichir, bref, agir pour vivre.
Néanmoins,
Lao-Tseu dit le contraire, et son ouvrage incataloguable traverse les
siècles et les langues. Là où tout le monde voit la solution, il
voit le problème. Il n'est pas vraiment le seul dans ce cas-là. Une
dissidence a toujours existé. L'action, oui, et alors ? Une action
après l'autre, et puis la mort nous cueille. Nous n'aurons jamais
« été ». Nous aurons été dispersés, étalés dans la
somme de nos actions, et en aucun endroit particulier, nous n'aurons
jamais été nous-mêmes, souverains, hors mouvement. Une action,
quelle qu'elle soit, possède un but et un terme. Faudra-t-il en
changer indéfiniement pour remplir notre temps de vie ? Ou bien
y-a-t-il autre chose, qui n'a rien à voir avec elle, et qui remplit
mieux l'espace et le temps ? Cette question est la seule qui vaille
d'être posée. Faire ou ne rien faire. Si j'agis, c'est dans quel
but ? Si je ne fais rien, ça sert à quoi ? Ce n'est même pas la
peine de remonter plus loin pour amorcer une démarche exhaustive. Il
suffit de remettre en question en permanence la pertinence de ses
actions, de ses motivations, pour en revenir à leur utilité
d'ensemble. Les actions s'inscrivent-elles dans un plan de vie plus
large, dévolu à la connaissance de soi, ou mangent-elles cette
démarche ? Il devient abscons de se fourvoyer dans les dualités de
la pensée afin de concevoir un sens général de l'existence, qui
serait indépendant de notre propre contribution.
Si
je conclus que Dieu existe, c'est une croyance, l'inverse de celle
qui voudrait qu'Il n'existât point. Ce choix a-t-il le moindre
fondement ? L'existence de Dieu dépend-elle de ma propre
autorisation, son absence éternelle de mon déni provisoire ? Nous
voyons déjà, par ce simple exemple historique, que le libre arbitre
possède des limites étroites. Et cependant la plupart des êtres
humains s'imaginent encore qu'ils ont le choix entre croire en Dieu
ou pas, comme si cela déterminait ou non son existence. D'un point
de vue supramental, une vue aussi courte n'est guère supérieure aux
options basiques de l'animal sauvage en difficulté, fuir ou attaquer
après l'intimidation. Car il s'agit là de la question fondamentale,
celui du sens de l'univers, et il ne suffit pas de voter pour
ses préférences pour l'orienter. Mais c'est ainsi, le mental croit
en lui, Dieu existe si je le valide, Dieu n'existe pas si je ne le
valide pas, tout va très bien madame la marquise, pourquoi aller
plus loin? C'est, naturellement, une condition si désastreuse
qu'elle est à l'origine, à elle seule, de l'enchaînement des
effets qui vouent la civilisation mondiale, en cours de
commercialisation, à la ruine. Le refus de voir plus loin que le
bout de son nez. La tyrannie du matérialisme n'est pas sortie sui
generis de l'esprit des civilisations. Elle constitue plutôt
l'aboutissement d'un long mouvement culturel qui a dégoûté l'homme
du mystère de la conscience, par toutes sortes de moyens, dont
l'obéissance servile obligatoire qui devait être vouée à un dieu
créateur. Le mystère du Divin, au lieu d'être présenté comme une
énigme intéressante dans laquelle il était possible de s'engager,
a été ramené à un ensemble de mensonges pesants, nous interdisant
d'aimer en nous la conscience, comme si nous étions incapables d'en
faire quoi que ce soit sans subir l'autorité paternelle d'un
démiurge, d'autant que nous aurions été marqués, depuis le début,
du sceau de l'ignominie, par le péché. Ce conditionnement a duré
plus d'un millénaire sur l'Europe civilisée. Comparée à
l'histoire chinoise, absolument laconique, ou à celle de l'Inde,
pleine de rebondissements et de mythes divins joyeux, la culture
occidentale apparaît comme la plus pauvre et la plus sombre, depuis
l'effondrement de la Grèce. C'est, par la loi des contraires et du
renversement, pour cette raison que l'obscurantisme, à bout de
souffle, a produit le siècle des Lumières avec le renouveau de la
confiance que l'homme pouvait s'octroyer à lui-même, confiance que
l'Eglise n'était pas parvenue à éradiquer, — car elle fait
partie de la vie elle-même, et qui a bouleversé l'Histoire, tout en
amenant l'ère de la machine qui nous étouffe aujourd'hui.
Autant
dire que le statut de la conscience, sa finalité, son émergence,
son ipséité, n'intéresse presque personne. La connaissance
du Divin est quasiment tabou en Occident. La soif de l'existence
indivuelle mène le monde aujourd'hui, avec les conséquences
inéluctables qui l'accompagnent, soit la prédation de principe,
l'individualisme matérialiste, le partage démocratique des valeurs
de l'égoïsme, et l'intégrisme constitutionnel des grandes
identités de pensée collectives, qui ne se tolèrent que
difficilement, et sont prêtes à en découdre. C'est donc bien que
l'appel définitif, celui sur lequel le moi ne pourra pas revenir,
celui après lequel il aura abandonné les choix de paccotille en
faveur des décisions radicales, est régi par des facteurs qui nous
échappent. Le karma sans doute, le besoin d'être, distribué
selon des normes héréditaires et culturelles variables, le besoin
de comprendre sans jamais cesser de le faire, ou encore le besoin
d'apprécier la présence à soi, tout en reconnaissant qu'elle ne
pourra se satisfaire que d'un accroissement de la présence de
l'autre, du ciel ou du Principe. Ou l'inverse, le besoin d'ajouter à
la merveille de la perception de l'altérité une souche profonde et
stable, une présence à soi indéfectible. Oui, en vérité, ce qui
pousse l'humain à basculer vers le Divin, — et qui entraîne
donc automatiquement une réduction de la soif de l'existence
inviduelle, résiste à toute caractéristique précise.
Mais
une fois le basculement effectué, l'intuition d'une existence
impersonnelle, c'est-à-dire libérée du poids de penser pour
soi-même, et universelle, c'est-à-dire conforme aux vérités
supérieures et aux principes premiers, est entrevue au-delà de la
subjectivité trompeuse, qui s'effilochera, dès que le présent sera
abandonné en tant que faire valoir. D'abord, il y a des choses qui
poussent vers le Vrai, qui viennent de ce qu'il y a derrière notre
personnage historique, caché mais déjà présent, et d'autres qui
tirent en avant, et qui viennent en quelque sorte d'une préfiguration
d'un autre emploi du temps, d'une autre perception de la durée,
d'une anticipation nouvelle, vierge, informelle, — sans
caractéristiques préconçues. Ce n'est pas pour autant ce simple
« avenir » fascinant et toujours en-dessous de ce que
l'on en attend, et qui est rempli à ras bord de nos frustrations
présentes, de nos calculs échoués, de nos échecs revenchards et
de nos rêves ajournés. Non, l'avenir ne sera jamais que du présent
convenu, étroit, conditionné, bourré d'attentes irréalisables et
de certitudes trop longues, d'avance périmées. Ce n'est pas lui
qu'il convient de viser. Remplir le temps qui vient devant soi avec
son propre moi, n'est pas une stratégie efficace. Ce sera toujours
de la même chose, du moi avide de s'approprier le moment qui passe
et de le saturer de sa bonne ou mauvaise fortune. C'est la brèche,
la sortie du temps, — qu'il s'agisse du passé ou de
l'avenir, qui constitue la solution évolutive, celle qui nourrit
l'âme, promet l'impossible, et satisfait enfin inconditionnellement
le moi, son esprit et son corps.
L'éveil
ne peut ni être visualisé, ni attendu ni poursuivi, mais il peut,
tout simplement, être souhaité, ou à la rigueur recherché
à long terme par une consécration sans angles morts, soit le
sacrifice de la soif de l'existence. Seule, cette amputation fait
bifurquer l'esprit vers une activité essentielle et paradoxale
puisqu'elle est passive et réceptive, une activité à l'envers
en quelque sorte. C'est
le « «retour » de Lao-tseu, dans lequel l'esprit accepte
d'être agi par l'univers et de découvrir le mode de son action,
plutôt que d'agir lui-même, précipitamment, toujours dans la même
ornière, en suivant l'occurence des désirs et des peurs,
l'attraction mesquine des motifs contingents, et les fumées
idéalistes qui tournent en rond dans le ciel des voeux pieux. Tourné
vers l'Abslou, au sein de n'importe quel horaire, dans n'importe
quelle activité, ou dans n'importe quelle pensée, l'esprit se
déploie autrement et ne cherche plus à gagner, mais à être. Il
sacrifie l'amour du mouvement à celui de la présence, encore
intermittente, celle d'un Moi illimité, pour lequel l'action n'est
qu'un simple prolongement accessoire, précis s'il est nécessaire,
souvent inopportun comme gaspillage facile d'énergie, face aux
ressources de l'intériorité en plein essor, qui médite, contemple,
crée, apprend, reçoit, et pratique donc le temps d'une autre
manière. En s'y offrant docilement au lieu de le dompter, en s'y
livrant sans défense avec ce qu'il fait surgir de sombre, plutôt
qu'en le manipulant pour obtenir du gratifiant ou du progrès
préconçu. Mais même ce renoncement ne fournit pas d'outils
définitifs pour sculpter cette matière étrange du temps qui passe,
qui devra rendre gorge, révéler l'intemporel et l'impersonnel, et
enfin l'Eternel comprenant en Lui les manifestations de la durée
dans la vie comme de simples tourbillons Le dissimulant au monde de
la nature.
2/ LA CAUSE DE L'ECHEC DE L'HUMANITE
L'humanité
dans son ensemble manque la vie spirituelle, car elle s'imagine qu'il
s'agit là d'un choix à faire, d'une simple alternative. Un chemin
contre un autre. Et dès que ce chemin devient difficile, il est
renié, abandonné, à la rigueur aplati et rétréci puis, comparé
à celui qui a été sacrifié, il n'apparaît plus comme le
meilleur, sa difficulté le rendant impraticable pour les lâches,
trop aléatoire pour les raisonneurs, trop dépourvu de jouissances
pour ceux qui s'attachent aux satisfactions sensibles. C'est, tout
simplement, que la vie spirituelle ne dépend pas d'un choix. Il ne
s'agit pas de choisir entre un Bourgogne ou un Bordeaux, ou même
entre de l'alcool ou de l'eau, ou encore entre boire et ne pas boire.
Ce n'est pas une concurrence entre un voyage en Italie ou en Espagne,
choix alternatif formel, ou la rivalité entre des vacances
lointaines et du temps « libre » à la maison, choix d'un
autre type, qui semble départager des options inégales, mais qui ne
change en rien les dispositions mêmes de l'individu face à
l'existence. Dans l'un et l'autre cas, loin de chez lui ou pas, le
sujet peut s'attendre à une gamme particulière de perceptions et de
satisfactions. Une simple anticipation comparative permettra
d'évaluer les avantages et les inconvénients d'un voyage en
différents lieux, ce qui fera jouer les formes, et ce même
processus d'évaluation, appliqué à un déplacement contre une
simple période passée chez soi sans travailler, permet de la même
manière de comparer les avantages et les inconvénients inhérents à
chacune des options envisagées. Une partie des anticipations qui
guide le choix est suffisamment nette pour qu'on sache établir des
critères de sélection, les appliquer et prendre en voie de
conséquence un chemin plutôt qu'un autre. Ce que l'on va
« récolter » différera sans doute, et l'on choisit donc
à l'avance un certain type de moisson.
Mais
ce genre de validation est tout simplement impossible dans la
voie radicale, parce que nul aspirant ne sait vraiment de quoi
demain sera fait d'une part, et qu'il ne charge pas les événements,
d'autre part, de la fonction de lui correspondre. L'être consacré
n'achète pas l'avenir. L'être consacré se conforme au Tout et à
ses entrelacements à découvrir, et il abandonne la politique de
l'homme ordinaire: faire se conformer la réalité à ce que l'on
croit être soi-même. S'ils correspondent, les événements, tant
mieux, sinon, une leçon est à tirer, une faiblesse à pointer, un
manque d'intuition à remarquer, et les faux pas, autant que les
approximations, engendrent un apprentissage infini. Sans fiel ni
ressentiment, l'échec étant ramené à une simple forme
d'impéritie, aux babillages d'un néophyte dans l'art inépuisable
de connaître le Divin. Les détours et les retards sacrent
définitivement l'autorité du non-Moi, c'est-à-dire en dernière
analyse celle du Divin, sur le sujet, sur le moi lancé dans
l'expérience de sa propre existence. L'intelligence est l'arme de
l'Esprit pour permettre, justement, de ne pas se perdre dans
l'augmentation du champ de conscience. Elle révèle les intuitions
qui rattachent à l'ordre cosmique, elle révèle le Soi, puis
s'imprègne plus haut de tout ce qu'elle reçoit, et qu'elle peut
mettre en forme, jusqu'aux plans supramentaux.
Devant
une inspiration subite, l'individu consacré pourra tourner une page
de sa vie sans hésiter, sans rien regretter, sans se laisser barrer
le passage vers la liberté par des émotions, de soi-disant regrets
ou remords; les pertes contingentes ne l'effrayant plus. Devant un
obstacle majeur, il élaguera les actions qui pourraient détourner
de sa confrontation, pour l'aborder humblement, sans fausse tactique
narcissique ou culpabilisatrice, et à l'affût d'une stratégie
inconnue fournie par son écoute du Tao. Face à une occasion
favorable, il la saisira avec détachement, sans flagornerie, tout en
comprenant sa fragilité, et sans faire l'erreur de croire qu'il l'a
produite de lui-même par son mérite, le hasard y consentant, erreur
d'appréciation qui pourrait abréger l'aspect favorable de la chose,
en lui permettant de se l'approprier outre mesure. Une vie mentale
ouverte sur tout, et donc sur rien, n'utilise plus les mêmes
critères qu'une existence dans laquelle les choix s'effectuent par
comparaison, en pesant les préférences, en anticipant dans des
lignes abstraites et mortes, irréalisables, les bénéfices des
situations envisagées.
Car
il y a toujours un abîme, les faits eux-mêmes, entre ce que
l'on attend d'un modèle d'action, — une rencontre, un voyage,
un enseignement, une lecture, un déplacement, et même une simple
conversation, et ce qui se passe concrètement. C'est la loi du
samsâra, la déception qui suit la sortie du cinéma ou du
restaurant, l'occurence de conflits inédits qui surgissent dans un
couple qui voulait seulement partager des paroles, c'est le rappel à
la réalité quand on est embauché, et que l'enthousiasme diminue
devant ce qui se passe vraiment au travail, où les dessous
nauséabonds abondent, comme dans les congrégations religieuses...
Même dans un ashram ou une communauté, quand on prend en compte les
rivalités personnelles, l'incompétence de certains, la jalousie ou
l'intolérance qui essaie de s'appuyer sur des jugements de valeur
issus du dogme, la désillusion prévaut sur l'attente. Bref, il n'y
a pas un seul secteur de la réalité, — du temps qui passe
donc, qui puisse s'emboîter dans ce que nous attendons de lui, dans
la représentation anticipée que l'on s'en fait. Les couples qui
durent absorbent les chocs, mais préfèrent tenir compte des faits
que des attentes déçues, quitte à changer les modes relationnels
d'un commun accord. Le fait fait loi, l'attente le déguise. Des
touristes enflammés, au départ, par la destination où ils se
rendent peuvent revenir bride abattue, dépités, spoliés, malades,
ou incapables de digérer une culture trop différente. Et ce
principe s'applique également à la vie spirituelle quand l'esprit,
naïf ou stupide, s'imagine qu'il peut anticiper sur les
satisfactions qu'il est en droit d'en attendre, comme si le passage
de la durée allait par principe se rendre à son désir de récupérer
son investissement dans la récolte d'illuminations, de progrès
décisifs, de satisfactions définitives. Non, la vie spirituelle
n'est pas un chemin qui va en sens contraire d'un autre, et qui
serait un trajet matériel. Ce n'est pas une option à dérouler qui
devrait être remplie à l'avance de poires pour la soif, d'issues de
secours balisées, de recettes transcendantales efficaces, d'appuis
indestructibles, de conseillers infaillibles, et de leviers qui ne
cassent jamais, — même si on leur demande de servir d'appui
pour soulever des poids trop lourds pour eux.
La
voie est tâtonnante, aucun quadrillage n'en indique les chemins
trompeurs ni les marches royales, elle va dans le cours général des
choses, dépendant en partie de l'histoire du moment, des affres du
passé, des promesses fallacieuses de l'avenir. La voie se faufile
dans le décor qui l'entoure, à l'encontre des modes contemporaines,
mais parfois tordue par elles dans des cartes simplistes du « seul
chemin », elle va à l'encontre des valeurs qui tiennent le
haut du pavé, mais qui parfois feignent de s'y intéresser, pour
l'avaler dans un nivellement médiocre et obligatoire, de la
verroterie transcendantale. La voie ne dépend que d'elle, la
recherche de la vérité, et le temps entropique, Kala, ne s'y
oppose pas davantage qu'il ne la favorise. Elle est hors du temps,
mais chacun dépend des imprégnations de son époque, des héritages
lourds qu'il se coltine, du poids du passé à prendre en compte,
familial, culturel et … karmique, si l'entité qui se met en quête
de la Voie est déjà venu épouser le temps. Qu'est-ce donc, la
consécration? C'est avant tout la décision imprescriptible
d'utiliser le temps autrement, de vivre le présent, sans
préconcevoir ce qui sera donné ou retranché, acquis ou perdu,
effacé ou retenu. Autrement dit, toutes les priorités changent. Et
si toutes les priorités ne changent pas, c'est tout simplement qu'on
appelle spirituel ou évolutif quelque chose d'autre, une démarche
mesquine remplie de calculs de rentabilité, débordant d'espérances
rassurantes, de procédures faciles, soit un certain embellissement
de principe de la vie qui reste à vivre, une sorte de prolongement
ordinaire maquillé d'émotions plus subtiles, de questions plus
profondes mais qui restent dans la pensée, sans engendrer la
descente dans les méandres du moi, et, en voie de conséquence, sans
permettre la confrontation avec les serpents des forces naturelles.
Bref,
une base grossière agrémentée de raffinements sans lendemain,
d'arabesques irisées, une décoration plaisante plaquée sur quelque
chose de convenu et de répétitif, mais enrichi d'une touche
subjective et unique, soit une simple amélioration du champ
que le mental explorera, au petit bonheur la chance — tout
en utilisant le même type de choix pour donner le change. Eviter de
descendre et de monter, escamoter le ciel autant que le sang pour
éviter de participer à leur combat, afin d'ajourner les enfers pour
manquer le paradis. Eviter de creuser. Rester sur des parallèles et
en changer à l'occasion, tout en se persuadant qu'on prend des
virages à 90° pour s'écarter du destin, du fatum, qui
continuera néanmoins de gouverner, toujours dans la même ligne, le
règne de la pensée.
La
décision radicale de se donner au Divin ou à l'Absolu, faisant
défaut, rien n'entraîne le changement des critères décisionnels,
alors que ce sont les seuls facteurs, les seuls leviers, les seuls
aiguillages qui ouvrent le passage à une nouvelle approche, et
bientôt donc à cette nouvelle perception de la durée qui attirera
immanquablement l'éveil. Car la seule question est là, et il n'y en
pas d'autre: que fait-on du temps qui passe ? Pourquoi toujours
remplir le même panier percé d'actions liquides sans envergure,
alors que l'Infini appelle, et exige que l'action, c'est-à-dire, ce
qui se répète du début à la fin, cesse, pour livrer le
passage à un autre remplissage de la durée, qui permet à l'homme
de recevoir les influx célestes nombreux qui provoqueront une
transformation ? Toutes les forces qui traversent le moi autrement
qu'en le poussant à l'action sont négligées par l'être humain
générique, sauf dans les ésotérismes évidemment. Et pourtant
elles sont disponibles, depuis toujours, en retrait de la soif
d'identification à l'immédiat. La puissance de l'intelligence se
découvre par la réflexion, une action en partie passive. Une action
retournée, la réflexion, détachée du mouvement des choses, qui va
non vers le mouvement, mais vers tout ce qui peut l'occasionner, et
qui remonte donc vers l'origine au lieu de s'énivrer de l'écoulement. Elle recherche les causes premières de la
Manifestation, engloutie dans la vitesse des générations, ponctuée
par des cycles de différents diamètres, et parfois — si le
coeur est sincère, elle livre clés en mains l'organisation des
principes premiers, non sur une carte tel un schéma, mais dans une
vision puissante et vivante, qui restera à la disposition du sadhak
de la connaissance, comme un levier.
Disponible
également l'amour, par la contemplation de la richesse de toute
présence en évolution, par le ressenti de la gratitude qui
s'échappe des créatures vivantes, quand elles ne sont pas encore
contaminées par l'esprit diviseur. Chez les animaux, les plantes,
les coeurs simples, les âmes naïves et belles qui vivent leur
existence sans rajouter leur grain de sel inutile sur leur capacité
de célébrer leur propre présence fragile et pendue au ciel, avec
de grands mots inutiles, puisque rien n'est à renchérir. L'amour
aussi surgit quand l'esprit cesse de partir en avant conquérir, il
déclinera son éventail de perceptions dans l'écoute, l'observation
sans but, la réserve, le regard délivré du désir, le mental
oublieux du moyen d'aboutir à ce qui lui manque. L'amour trouve les
brèches quand la pensée triomphaliste se défait, et il s'infiltre,
puis grandit sans prédilection. La pensée doit tout d'abord cesser
de combler par des expédients de petites lacunes existentielles sans
importance, elle doit se libérer d'accorder la moindre urgence à la
vie contingente, et en renonçant à saisir, ce qui s'apprend
lentement, elle finira par s'estomper, laissant au sujet le pouvoir
de capter le son originel de l'univers, un silence strident, quasi
inaudible, qui contient tout. Le remplissage permanent « des
choses à faire », qui ne laisse aucun interstice au Soi,
masque le manque essentiel et dédouane de vivre déjà mort, comme
tout le monde, comme les autres.
3/ L'AVEUGLEMENT DE LA PENSEE
C'est
donc une mécanique le libre arbitre.
Une
évaluation d'options en concurrence, et une validation. Et il agit
toujours pour cautionner un mouvement quelconque, pour lancer une
action au détriment d'une autre, et quand il échappe à cela, en
préconisant par exemple du repos, il en attendra encore quelque
chose, un pouvoir qui soumet la fatigue, requinque, mais il ne
l'envisagera pas au sens le plus profond, la suspension du désir
individuel d'exister, qui est pourtant le sens le plus parfait. Le
repos qui ne sert à rien, même pas à se reposer, celui qui
transcende la trépidation de tout mouvement poursuivant une fin
quelconque, ce repos-là, qu'un seul homme sur mille connait et sait
utile, est méprisé par la foule avide d'actions, de résultats,
d'obtentions diverses, de satisfactions innombrables et variées. Le
repos fondamental, pourtant, fournit la paix intrinsèque, le
détachement vis-à-vis du désir, et la possibilité de s'observer
soi-même sans craindre les blessures narcissiques. Ce qui échappe
au mouvement de la vie n'est pas forcément mort. Cela peut être
d'un autre ordre, participer d'une plus vaste conscience, provenir de
l'Infini, et mener, bien entendu, au-delà de la dualité entre la
vie et la mort. Car ce repos n'est pas seulement l'absence
d'action, ni même l'absence de mouvement, c'est une condition
souveraine, hors du circuit biologique pressé de dérouler ses âges,
en-dehors des prérogatives du Mental, — contraint de penser à
chaque instant… et qui, même suspendu dans le sommeil, continue à
agir d'étrange façon. Dans les rêves dont les significations nous
échappent souvent, alors que certaines d'entre elles pourraient,
justement, être décisives.
Mais
tout apparaît au mental comme étant de l'action, puisqu'il en est
une lui-même, et il ne voit donc pas le non agir. Se reposer
est représenté comme l'action de récupérer de la fatigue, ne rien
faire est représenté comme une somme de petits actes décousus qui
ne servent à rien, comme déambuler dans sa maison et son jardin
sans intention précise, et même méditer est considéré comme une
action subtile, à contre-courant peut-être, mais une action quand
même, censée rapporter des résultats quelconques, c'est-à-dire
censée s'inscrire, d'une manière ou d'une autre dans le flux de ce
qui fut, est et sera, avec des pointes de petites prises de
conscience nouvelles dans la forme, comme ces insights
inattendus qui vont peut-être dégoûter de la viande au profit du
poisson, ou revaloriser la lecture au détriment de la télévision,
ou enfin, permettre au mental d'accéder à une vison pragmatique du
lâcher prise, c'est-à-dire utile, mais tronquée et déformée, et
coupée de son principe, le non agir. Car les formes du lâcher prise
sont les feuilles. Les renoncements aux actions intéressées les
branches. Le non agir est le tronc, et les racines sont le Tao.
Méditer sans avoir basculé dans la consécration exhaustive, c'est
rester là, dans sa propre histoire qui se prolonge, tourné vers le
domaine de l'amélioration des stratégies, et non dans l'abandon au
Divin, ce qui constitue la vérité exhaustive. Celle que l'on peut
figurer telle une stratégie sans tactique, sans armes, mais absolue
par son ouverture, sa docilité, sa passivité, sa réceptivité, et
donc propice à l'évolution — hors de ce destin prévu par la
nature et les cycles astrologiques, si nous les laissons faire. Car
il s'agit d'assimiler l'inconnu, et le seul moyen de lui laisser la
porte ouverte, c'est oublier ses propres buts, soit se libérer de
l'action.
Découvrir
l'intention de l'univers, du Tao, et finalement du Divin à notre
égard, entérine une décision radicale. Ce n'est pas un
choix truqué et castrateur qui donne d'un côté ce que l'on perd de
l'autre, comme dans tous les choix entre itinéraires concurrents,
quels qu'ils soient, et qui torturent le libre arbitre. Car l'amateur
peut hésiter entre un Bordeaux et un Bourgogne, entre un partenaire
sexuel du même sexe ou de l'autre, comme on peut s'empoisonner
l'existence à trouver que le repas aurait pu être meilleur ailleurs
ou autrement. Toute la pensée n'est qu'un logiciel à faire des
choix, un programme à trier, et nous aurons beau établir de
nombreuses catégories de choix, (formel, duel, antagoniste), elle
restera cela, et que cela, un pouvoir sans pouvoir, toujours à la
poursuite de ce qu'il y a de mieux à faire, et qui est dépassé,
d'une part par la concurrence des critères pour y parvenir, et
d'autre part, floué par l'image de ce « mieux », conçu
dans une ligne rétrograde, tel le fruit du passé. Choisir, revient,
d'une manière ou d'une autre, à se tromper. L'engagement n'était
pas entier, le terme de l'alternative qui a été abandonnée a été
rejeté après délibération, celui qui a été retenu l'a sans
doute été par défaut, se présentant comme « moins pire »
que l'itinéraire refusé. Quant à l'évaluation de l'autre terme de
l'alternative, celui auquel on a renoncé de justesse, on ne sait pas
ce qui se serait réellement passé à le suivre, les anticipations
et leurs attentes n'épousant jamais les faits eux-mêmes, et on ne
le saura jamais. Le libre arbitre, c'est aussi ce qui nous rend
coupable, avec le regret qui sacre la fausse suprématie de faits qui
n'ont jamais eu lieu, le chemin de leur occurrence n'ayant pas été
pris.
Mais
rassurons-nous. D'autres fonctionnements existent, plus performants,
et qui s'écartent moins de la Voie. Quand l'on n'a pas eu à
choisir, et pourtant qu'une alternative se présentait. On sait qu'on
devait éviter ceci, ou aller vers là, et aucune concurrence ne
s'est manifesté entre des options. Pourtant, l'autre chemin aurait
pu être pris facilement, et peut-être même plus facilement. C'est
la solution. Ce que l'on retrouvera dans la vision de Sri Aurobindo,
le précurseur, quand il évoque l'automatisme conscient. Le
libre arbitre et ses atermoiements est alors terrassé, plus rien ne
déchire le lien solide entre le moi et le non-Moi. Que faire et être
soient la même chose. Que les « tentations »
disparaissent, que la carte du grand restaurant n'amène pas de
confusion par l'abondance possible des expériences gustatives, que
l'on ne regrette pas le homard parce qu'on choisit autre chose, que
l'on ne renonce pas la mort dans l'âme au bouddhisme, parce que
finalement, le Tao l'emporte d'une petite longueur invérifiable, que
l'usage de la sexualité ne pousse pas à la consommation, sous
prétexte que les partenaires sont comparables, et que le prochain
sera peut-être le meilleur, — quitte à tuer dans
l'oeuf un amour satisfaisant. Car le libre arbitre n'est pas une
liberté. C'est tout, sauf la liberté. C'est la contrainte la plus
terrible à laquelle nous sommes soumis. Cesser de manger et de
boire, nous mourons, l'affaire est entendue. Se retrouver à la rue,
il faut y mettre du sien, et l'on peut devenir Diogène. N'importe
quelle expérience peut finir à notre avantage, ou abréger notre
vie. Mais le choix supervise toutes nos actions, depuis l'enfance,
vers six sept ans jusqu'à la mort par vieillesse. Choisir, que
faisons-nous d'autre ? Rien. Puisque c'est là que le présent
bifurque en permanence selon notre « bon vouloir », qui
n'est souvent qu'un amalgame de conditionnements héréditaires et
astraux, tant que le sujet évite de se regarder en face, en tant que
mystère d'être. Nous ne savons rien faire d'autre.
Décider
semble réservé aux héros, aux grandes âmes, aux rebelles, aux
transgressifs, aux pionniers, aux audacieux.
Poser
sa candidature pour recevoir le Divin en s'y abandonnant, la seule
décision qui viendra court-circuiter les faux-semblants du libre
arbitre, avec ses mutiples choix parallèles qui ne changent rien,
n'est pas encore une possibilité reconnue par la culture, et encore
moins encouragée. Elle est même inconnue, alors que les hommes qui
ont transfiguré l'Histoire sont partis de cela. Peut-être, à la
rigueur en Inde, bien que ce soit enseveli sous d'autres
considérations qui banalisent la chose et la badigeonnent de vanité,
mais, bien sûr, nous avons collectionné quelques figures en
Occident, si rares qu'on s'imagine qu'il s'agissait là d'êtres à
part, comme différents des autres, par quelque privilège spécial
d'origine inconnue. Mais si c'est le Divin qui cherche à Se
manifester aujourd'hui, il nous faudra bien prendre en compte que la
décision radicale de se donner à Lui, qui libère des choix
ridicules du libre arbitre entre des options finalement équivalentes
au bout du compte, n'est pas un caprice subjectif, — mais
une loi de l'évolution.
4/ ETENDRE LE CHAMP DE CONSCIENCE
Autrement
dit, presque personne ne laisse travailler l'univers en lui. Son
action est récupérée par le mental, qui pense et pense encore, qui
pèse le pour et le contre, et ne cesse de prendre des mesures de ce
qui peut être mesuré. Mais justement, le Divin ne se mesure pas, la
réalité qui nous a produit remonte à des millions d'années en
arrière, pour nos ongles et nos dents, quant au vrai Mental, il
n'appartient pas à l'histoire du temps. Il est autre chose, l'Esprit
répandu en graines, il est l'énigme de ce qui est présence,
conscience, et qui jouit seulement de poser un regard innocent sur
les choses, jusqu'à trouver l'envol que rien n'arrête. Mais ces
miracles, tout ce qui nous compose en dehors de la conscience que
nous en avons, c'est-à-dire notre corps et notre intelligence, nous
ne nous y intéressons pas. Le temps pressé nous appelle, dit-on,
exige que nous sachions où nous allons, pour capturer l'avenir, le
confort et la richesse; et l'itinéraire suprême, alors qu'il est
disponible à chaque instant, est manqué. Chacun surenchérit ce qui
se passe en lui en croyant accomplir un exploit en choisissant ceci
plutôt que cela, au fil des jours qui s'entassent, alors que,
fondamentalement, il s'agit du même itinéraire, celui qui ne brise
pas la coquille, qui ne s'attaque pas au mystère vie/mort, qui se
détourne du sens exhaustif. Le point de départ et celui d'arrivée
sont identiques, mais plusieurs chemins pouvaient le parcourir, et le
libre arbitre aura seulement imposé quelques zigs-zags particuliers.
Le résultat est le même: une vie qui s'en va, et qui n'a pas
réellement profité du passage qui lui était offert pour se fondre
dans le ciel et la terre.
Les
croyants, pas plus que les athées, ne connaissent le Divin, n'ont
accès au Soi, et encore moins au Moi universel, prochaine étape de
l'évolution humaine, qui permettra l'essor d'une nouvelle humanité.
Ils sont donc exactement logés à la même enseigne dans la réalité
cosmique, alors qu'ils supposent être à l'opposé l'un de l'autre.
Même principe pour un nombre considérable d'alternatives, qui
semblent contraires, alors que c'est la même chose pratiquée
différemment sur des itinéraires parallèles, mais la divergence,
minime, est exagérée, et passe pour quelque chose de différent.
Toutes les formes de sexualité participent de la même activité,
seule l'abstinence est vraiment autre chose, et justement, quand elle
est consentie, elle ne vient pas d'un choix entre s'en passer ou y
recourir, car ce choix ne peut se faire sincèrement. La continence
prolongée vient d'une décision, d'un appel, d'une exigence
supérieure et imparable, bref d'un sacrifice, et rien d'autre.
L'abstinence, si on la compare à ce que l'on peut attendre de
l'amour, ne fait pas le poids. Elle prive de jouissance physique, de
rencontres, de partages, d'embellissements faciles et, en quelque
sorte, rentables. Elle prive de moments forts et agréables,
d'émotions gratifiantes et naturelles, elle sevre même du sentiment
porté à l'autre. Elle affame le vital. La continence n'est pas une
chose qui peut être choisie contre son contraire, l'expression
sexuelle, qui l'emporte haut la main. Mais elle peut être décidée,
il est alors possible de se l'imposer, s'il s'avère que c'est le
seul chemin à ce moment-là, qu'il n'y en a plus d'autre possible,
— une sorte de test évident devant lequel on ne peut plus
reculer. Et cette révélation se produit souvent d'elle-même, en
tout cas pour ceux que la vie divine intéresse, et que le Divin
commence à chatouiller.
Qu'ils
s'y tiennent longtemps ou non, là n'est pas la question, une
nouvelle expérience est tentée, hors des sentiers battus, hors du
choix du partenaire, aussi difficile ou presque que cesser de manger,
par exemple. Ces décisions-là, à contre-courant, le « pranisme »,
dans lequel le corps se contente de boire, ou la chasteté, ne
peuvent porter des fruits qu'à longue échéance, le temps de venir
à bout de l'habitude incoercible de l'espèce, le temps de remplacer
le besoin répétitif. Plusieurs années en tout cas sont nécessaires
pour briser le cercle de la soif de l'existence individuelle, qui se
manifeste autant par l'impérieux besoin de satisfaire la sexualité
que celui de cultiver l'appétit pour la nourriture du corps. Nous
pouvons vivre la matière autrement, encore faut-il se donner la
peine de jeter à la poubelle tout ce que l'on a cru savoir.
Ce
n'est donc pas un hasard si le brahmacharya est imposé à de
nombreux impétrants, dans différents Ordres. C'est le moyen le plus
radical pour commencer à se désidentifier de l'ordre de la nature.
La chasteté, depuis des temps immémoriaux, constitue une
expérience en soi, qui n'a besoin d'aucun décor, d'aucun moyen,
d'aucune mise en scène, puisque, justement, il suffit d'éviter un
type d'action. C'est donc, si l'on veut, une forme ou un accessoire
du non agir, — en tout cas une de ses fractales. Si ce
retrait de l'activité sexuelle est consenti, des progrès dans la
connaissance de soi s'effectuent nécessairement, car la posture
d'identification à la polarité, masculine ou féminine, diminue,
laissant la place au surgissement d'autres identités moins
contingentes, moins formelles, non limitées au champ de
l'appartenance sexuelle. Non pas que le Moi possède plusieurs moi,
mais l'atténuation d'une posture essentielle, comme se sentir homme
ou femme, par un vécu asexuel, donne sur d'autres possibilités de
fonctionnement du cerveau, sur une unité psychologique indépendante
de la nature, soit sur un nouvel usage, pour être plus technique, du
yin et du yang. Car ces deux parents, nos vrais parents en tant que
principes d'ouverture et de fermeture, d'adhésion et de retour sur
soi, contractent à notre naissance un type de relation déterminé,
largement tributaire de la polarité sexuelle, avec l'action des
hormones et organes génitaux. Se prendre donc pour un homme ou une
femme, avant de se considérer comme un être complet et conscient,
— bénéficiant de l'actif et du passif dans la même
proportion dialectique, constitue une identification répétitive qui
prolonge la malédiction ancestrale, celle qui manifeste les travers
propres au sexe dont on dépend, quand l'équilibre se perd, que les
satisfactions diminuent, que le non-Moi devient récalcitrant aux
avances du moi.
Dépasser
la polarité sexuelle, la mettre de côté, l'oublier dans les faits
en renonçant à toute pratique, permet aux hommes de laisser monter
le yin dans leur cerveau, et aux femmes de laisser monter le yang. La
continence bien vécue, sans frustrations ou presque, acceptée donc,
permet de rééquilibrer le moi, de l'extraire de son enveloppe
simplement charnelle et biologique, qui possède des déterminations
inconscientes inflexibles. Colère et violence pour les hommes,
drames, ruses et dissimulation pour les femmes. Il y a donc, en
quelque sorte, un fantôme sexuel cérébral en nous, l'ombre
des compulsions propres au féminin ou au masculin. Les hommes très
yang sont autoritaires et agressifs, les femmes très yin,
versatiles, très ouvertes, traîtresses et rusées.
Si
le sacrifice sexuel est suivi mais non consenti en profondeur, la
nature reprendra ses droits, peut-être d'ailleurs à un niveau
différent, après une expérience nouvelle. Le retour donnera soit
sur une sexualité plus consciente, plus douce et plus suave, plus
amoureuse et plus maîtrisée, soit, au contraire, elle deviendra
régressive et bestiale, pour rattraper le temps perdu en quelque
sorte, une vengeance de la nature à qui l'imprudent se sera attaqué,
et qui se punira de son échec par la débauche. L'ordre de la vie ne
se dépasse pas n'importe comment: seul le Divin fournit la clé de
l'emboîtement suprême, du samsâra dans Lîlâ, de Lîlâ dans
Maya, de Maya dans Satchitananda et la Mère des mondes. Vouloir se
faufiler dans le supérieur sans l'accord de la totalité mène à
l'impasse, au karma, à l'usurpation, et c'est la principale raison
pour laquelle le mental doit être terrassé, et le Brahman atteint.
S'il ne l'est pas, la pensée du sujet imaginera qu'il a gagné
certains espaces, alors que cela sera faux, que l'identité s'est
transformée, alors que ce sera seulement du rêve entretenu par de
petites modifications de perspectives. Il brodera sur des expériences
étranges une signification transcendantale, alors qu'il ne s'agira
que d'incursions assez banales dans d'autres dimensions. Enfin, il
voudra soumettre son évolution à sa propre stratégie, alors qu'à
chaque moment, c'est le Tout qui ratifie l'avancée, par le sentiment
d'unité qu'il fournit, une perception limpide sans constructions,
une gratitude indéfectible même dans la souffrance, un regard
d'ensemble qui résiste aux aléas émotionnels et à la diversité
des circonstances.
5/ CHOISIR OU L'ECARTELEMENT INSOLUBLE
|
C'est
aujourd'hui que cette séquence prend tout son sens, alors qu'elle
date de plusieurs années. Cette prise de conscience a été
profonde, instantanée et merveilleuse. Je revins dessus, sourire aux
lèvres, plusieurs jours de suite, et il m'apparaît aujourd'hui que
cette anecdote a fait son chemin jusqu'à maintenant pour me
permettre d'aborder la manipulation de l'espèce humaine par le libre
arbitre. Bref. Me voilà dans un magasin chic en train d'essayer de
trouver un pantalon qui me plaise, ce qui est rare de toute façon,
et je suis assez partagé. Il m'en manque un en quelque sorte, et je
me demande si pour une fois je ne dois pas sacrifier mon goût, et
repartir avec un objet dont j'ai besoin, et tant pis s'il ne me
convient pas vraiment. Cela doit prendre deux minutes, pendant
lesquelles j'ai l'air absent. J'inspecte la couleur, me demande si
pour le même prix, ailleurs, je ne trouverais pas mieux, mais en
même temps le tissu et la forme sont satisfaisants. Naturellement,
aucun autre objet du même type ne m'a attiré, et c'est donc bien,
dans mon esprit, la seule possibilité: ce pantalon-là ou ressortir
sans achat. Mais le vendeur m'a soudain mis sous le nez un deuxième
pantalon, d'autorité, et avec une voix persuasive, qu'il travaillait
sans doute depuis des décennies, il m'a dit, vous savez, celui-là
aussi vous irait pas mal. Comme j'avais déjà ostensiblement
dédaigné l'objet en question, il m'apparut en un éclair que le
vendeur me manipulait. En me forçant à faire un choix, il
s'attendait à ce que je compare un bon moment les deux vêtements,
que je les essaie, et que, finalement, je paie et emporte celui qui
l'aurait emporté. J'ai trouvé ça génial. Inventer une
alternative, l'imposer à l'autre, pour lui donner l'impression qu'il
est libre ! Qu'il va prendre du plaisir à choisir, alors que
l'alternative n'existe pas !
|
Le
libre arbitre ne sait faire que ça, choisir entre le oui et le non,
la pizza et le hamburger, ou le homard et le caviar (les choix sont
très souvent dans le même registre et les termes de l'alternative
sont loin de se combattre, faut-il choisir entre être malade ou en
bonne santé). Il est facile de piper les dés du jugement d'autrui.
Il faut lui donner à comparer deux choses, ou plusieurs, il a ainsi
du grain à moudre, et là, l'esprit fonctionne et il est tout
content. Il se prend au jeu. Hegel contre Spinoza, corsé par du
Liebniz, Jésus contre Gautama, arbitré par Lao-Tseu, la droite
contre la gauche, la peste contre le choléra. La prière contre la
méditation, voyons, je juge et je tranche, pas la peine d'essayer ni
l'une ni l'autre, quelle perte de temps ! Nous ne pouvons pas
débattre longtemps, sur le chemin évolutif, des alternatives
truquées, ni nous ingénier à départager des chemins qui sont
les mêmes à l'arrivée, qui mènent au même lieu, en dépit de la
différence d'itinéraires. La droite ou la gauche, deux systèmes
qui possèdent une forme antagoniste (yin, gauche, yang, droite),
mais qui s'avèrent l'un et l'autre incapables de faire leurs
preuves, puisqu'ils ont la même origine: la naïveté déconcertante
de croire que de simples positions idéologiques peuvent influencer
la marche du monde. Ce n'est pas entièrement faux, mais la confiance
attribuée à ces deux stratégies rivales, et qui dans le fond
participent de la même illusion, est, elle aussi, fondée sur le
mythe religieux de la valeur du choix, l'idole de la liberté, le
dieu du oui OU du non. Si l'on choisit la droite contre la gauche, ou
inversement, en prenant très au sérieux leur comparaison, c'est
tout simplement qu'on n'a pas encore décidé que ces choses-là
étaient secondaires. Bien sûr, l'on peut aller voter, mais il
s'agira d'un simple rite social, une contrainte contingente
consentie, pas la peine de croire outre mesure dans la politique pour
déposer son bulletin dans l'urne.
Le
monde transformateur se passe ailleurs. Il n'est pas dans
l'objet ni dans l'action, il est à l'intérieur de soi, quand la
fascination de l'action-solution s'efface en faveur de la
transparence: de « l'accepter de voir ». La
transformation prend racine dans la dissidence du calme, du repos, de
la paix, — souvent de ce qui semble inutile, mais qui est
pourtant parfaitement nécessaire, comme le vide du récipient, cher
à Lao-tseu, sans lequel les contenants n'auraient pas de contenu.
Réfléchir, respirer, absorber le ciel, sentir la terre sous ses
pieds. Remettre sa journée écoulée à l'Infini, en le remerciant
de la nourriture du temps. L'inutile est un trésor, dans les moments
gagnés contre le nivellement des valeurs acharnées à se combattre,
une victoire contre la banalité des événements qui servent à de
petites choses insignifiantes, un oasis contre les innombrables
cycles routiniers et rassurants qui font dormir l'homme les yeux
ouverts. Envoûté par ses certitudes qui l'emmènent de choix
dérisoire en choix mesquin, d'option bon marché en promotion, de
rabais en soldes. Le temps collectif ou bien « la durée
obligatoire », nous met à l'abri des décisions solaires qui
le menacent. Oser décider. Tant que le moi n'a pas encore
pris conscience de sa souveraineté par rapport au milieu qui lui a
donné le jour, il surestime le cercle humain, accepte son influence
délétère, se laisse guider par des courants morts-nés, bref il se
soumet au passé.
Bien
sûr, notre corps et notre personnalité dépendent du lieu où nous
vivons, mais plus nous accordons de place au contexte, plus notre
emploi du temps sera soumis aux règles qui nous échappent, et plus
nous serons contaminés par l'esprit rampant de notre époque, le
règne du calcul. Et si le propre de la voie divine est de se
dégager de l'emprise mécanique du mental, et de l'empire des
circonstances molles, notre chemin s'ouvre à l'inconnu, puis enfin
au Divin, par tout ce que nous vivons de non préconçu dans notre
réception du présent, — et tant pis si les autres nous
jugent inutiles. Nous ne travaillons plus pour le vieil homme, nous
ne travaillons plus pour le rendement. Sans créativité, sans
interrogations profondes, sans la liberté de ne rien faire à
certains moments pour simplement écouter l'univers sans limites,
sans la possibilité de « laisser venir » les choses nous
rencontrer, au lieu de toujours les utiliser ou les rejeter,
s'extraire de la mécanique linéaire de la durée demeure
impossible. Nous inviterons donc des « brèches » à se
produire, nous disposerons dans notre esprit, à l'avance par
l'intention, des volumes parfaitement lisses de moments indéterminés,
libérés des aiguillages du oui et du non, de l'ombre et de la
lumière, libérés d'une lecture obligatoire, — des moments
vierges. Il sera nécessaire de préparer cela. Celui qui n'a jamais
conçu que le temps perdu pouvait être gagné, parce qu'il fait
sortir des sentiers battus, ne saura pas profiter d'un interstice de
temps « inutile » pour laisser se faire une méditation,
sans objet particulier, mais qui exercerait l'esprit, s'il était
prévenu, à se demander quelle est sa fonction sans peur de manquer
la solution. De même, l'acharnement à ne jamais perdre de temps, un
slogan moderne qui a permis l'enrichissement des élites
industrielles, crée le conditionnement à partir duquel sera évitée
une contemplation disponible, toute prête, — ce moment inédit
et sans limites, qui révèle l'intime satisfaction d'être seulement
là, posé dans l'éternité, alors que manquent encore les tenants
et les aboutissants de ce miracle, tandis qu'il suffit maintenant
d'accepter de retrouver la piste infinie. Désénerver la perception
est indispensable.
Autant
dire qu'un jour ou l'autre, l'Un n'est plus un concept, mais la
vision intérieure, encore fragile, d'un autre état qui s'avance,
— qui peut d'ores et déjà manquer quelque peu, et dont
l'absence discrète sert de boussole, et attire les merveilles du
Sens. Le manque de l'Absolu est le meilleur repère qui soit.
S'avouer qu'il manque bien quelque chose de désirable au-delà de
toutes les satisfactions que procure le désir satisfait, c'est
marcher sur les traces de l'insondable, du mystère conscient de
l'univers, Satchitananda, c'est deviner de loin la Mère des
mondes, Aditi, et tant pis si la route est longue puisque
c'est la seule. C'est lâcher prise sur les moyens de réussir l'aventure sans mémoire, profonde au-delà de toute représentation
produite par la pensée; c'est abandonner, enfin, ce moi isolé
qui fut la suite de l'enfant aux prises avec son histoire tombant
d'on ne sait où, et c'est donc décider d'une autre histoire, d'une
autre trajectoire, inscrite nulle part et qui ramifiera aux
étoiles et au Divin. En voie de conséquence, il sera décidé d'un
autre temps: un décryptage permanent, un déchiffrage qui ne
s'arrête pas, une nouvelle lecture de tout ce qui nous constitue,
— sans qu'on sache vraiment pourquoi c'est là, en nous, à
l'oeuvre. La peur qui guette le danger, même imaginaire, parce
qu'elle est gourmande, le désir qui attire l'occasion, même de
seconde main, parce qu'il est avide, la pensée qui échafaude des
représentations de l'Action, pour obtenir ceci ou cela, jusqu'à
inventer les pièges où elle finit par s'emprisonner elle-même,
comme un chasseur en tue un autre de peur de revenir bredouille en
tirant sur le bruit dans les fourrés. Oui, en finir avec les
prétextes supérieurs à imposer ceci ou cela, à soi-même ou à
l'autre, pour garder le contrôle de l'impasse qu'on appelle sa vie.
Bienvenue en revanche à cette faim d'autre chose, qui ne sait pas
encore son nom, mais qui veut posséder le secret de la terre et des
étoiles de la nuit, afin de jouer à percevoir, à être, à
comprendre et à aimer.
Bien
que détaché des oeuvres, l'amant de l'Absolu conçoit dans la joie
que ses intentions évolutives seront un jour couronnées de succès.
Mais ce n'est pas lui qui décide ni du jour ni de l'heure. Il
n'attend plus. Il peut être habile et prompt, ou peu doué et lent,
il verra bien. Nul n'est maître du succès divin. C'est au-delà de
nous. Les grands Etres décident de notre préparation, de notre
sincérité, de notre désintéressement, président à nos
illuminations, et ce ne sont pas forcément des entités douées de
conscience. Il peut arriver qu'on rencontre des plans nourriciers,
soit des énergies du côté des shakti, soit des sortes de
concentrations d'intelligence du côté purusha. Et par la
seule perfection du regard, par la seule simplicité de l'offrande,
les rencontres se produisent et changent la donne existentielle. Mais
ce type de coïncidence, que l'on souhaiterait produire
régulièrement, ne touche sa cible qu'à certains moments imprévus,
— suffisants néanmoins pour confirmer l'Itinéraire. Il est
possible d'accéder au Soi, et même s'il ne s'installe pas, il
laissera une trace, comme de nombreuses révélations dynamiques
peuvent également se produire, indépendantes de toute atmosphère
et de toute énergie, mais qui transportent, par l'Intellect pur,
dans notre intelligence qui ne nous appartient plus, la raison d'être
du monde et de la conscience, l'évolution vers l'Infini. Car
ce mystère-là est inépuisable, et tutoie la durée. Il s'agit de
sculpter le temps tout en se laissant sculpter par lui. Avec cette
sincérité intime, cette ouverture vulnérable, celle qui ne
s'apprend ni dans les livres ni dans les ashrams, ni dans les
monastères ni dans les Universités, et pas même à la campagne ou
dans une solitude harcelant le Mystère. Il s'agit de vivre le
présent sans l'avaler, où que l'on se trouve, — sans en
faire du moi et sans y perdre son identité. Sans rien attendre
disent certains, en attendant tout disent d'autres, — mais
cela revient au même.
Le
temps devra rendre gorge désormais, montrer ce qu'il dissimule,
avouer que son étreinte éphémère et perpétuelle, que son
déroulement rapide, n'est qu'une illusion entretenue par la nature
et un certain fonctionnement de l'esprit, rôdé à faire face à
l'environnement, et qui croit, depuis toujours, que les choses se
succèdent, que les préférences sont fondées et qu'elles doivent
maintenir l'ordre de l'apparence. Mais aucune stratégie ne lui fait
rendre gorge. C'est lui, le temps, qui s'efface, tout simplement,
parce qu'à force de longer l'éternel présent, l'évoluteur le
découvre, caché à l'intérieur même de la durée. Pour ce temps
immobile, pas de début ni de fin, l'action n'est qu'une ride formée
par le vent sur le grand lac. Derrrière la vitesse: l'océan du
repos, la paix inextinguible qui se révèle au purusha qui
s'y consacre, au témoin qui use de sa vie pour en « faire »
autre chose qu'une simple existence destinée à mourir, au bout
d'une collection de souvenirs et d'un musée d'actions révolues. Une
expérience donc. Vouée au seul mystère d'être une présence et
qui cherche son propre dévoilement dans la connaissance, l'amour, et
l'intégrité. La décision d'être remplace l'Action, la mère de la
soif de l'existence individuelle, qui nourrit inlassablement ses
enfants les hommes.
6/ L'ACTION
Nous
devons la cerner de près, la distinguer de ce qui lui ressemble, la
voir. Car l'action n'est qu'un des aspetcs du Mouvement. Elle ne peut
y être ramenée, l'action va quelque part, alors que le mouvement
peut se contenter de bouger. Et l'action veut produire quelque chose.
L'action vise une cible, elle a une destination. Et elle se manifeste
par l'acte, qui doit lui être conforme. Premier problème
fondamental: toutes ces actions mises en mouvement qui ne mènent
pas vraiment là où l'on voudrait. Les destinations ratées, les
buts manqués, les procédures qui foirent, les « dérives ».
On ne parvient pas à trouver la suite des actes qui devraient se
succéder pour être conformes à son déploiement. « Oui,
monsieur, mais au moins, la politique, elle, elle agit ».
D'accord. L'Action, un mythe vivant qui broie les existences.
L'action, un ogre gourmand, qui mange ceux et celles qui font. « Oui,
monsieur, nous faisons, nous. Nous faisons de l'argent, des lois,
nous construisons l'avenir, nous bâtissons, vous comprenez ? ».
Cela
suffit pour tout justifier, et cautionner les résultats qui
manquent.
« Savez-vous
vous y prendre ? ». « Pas vraiment, mais au moins on
s'occupe. » « Et si ça ne marche pas ? ». « On
recommencera, de toute façon, on ne sait pas rester sans rien faire.
Autant échouer, cela nous permet de recommencer, et le plus vite
possible, on changera même d'erreur pour parvenir au même échec
s'il le faut, innover, c'est le sel de l'existence ».
« Savez-vous que des hommes remarquables ont attendu très,
très longtemps, avant de savoir ce qu'ils avaient à faire ? ».
« Tout le monde a le droit d'être paresseux, monsieur, je ne
suis pas un redresseur de torts ». « Bouddha,
par exemple, dont des dizaines de millions d'effigies traversent
l'Asie, et qui a l'air moins triste que Jésus sur sa croix,
savez-vous combien de temps il est resté sans rien faire ? ».
« Non, ça ne m'intéresse pas, peu importe, j'ai du travail. »
« Douze ans, monsieur, à s'interroger ».
C'est
cela qu'il faudrait retenir, et non que c'était un prince en fuite.
Ce temps qu'il a volontairement perdu sans être certain du résultat.
Il avait décidé. Il avait plongé. Les feuilles ne lui ont
pas montré les branches, les branches lui ont caché le tronc, le
tronc cachait la racine. Voir la cause des petits actes ne le menait
pas à celle des grands actes, et puis finalement qu'y avait-il de si
réussi dans la vie humaine, de si génial qu'il fallait la subir
sans se poser de questions ? Il a renoncé à comprendre l'arbre à
partir des fleurs, en bout de chaîne. Les actions se
perdaient toujours dans des causes discutables ou médiocres,
mélangées, et les actes correspondant se perdaient en chemin. La
religion faisait-elle des hommes bons ? Non, s'ils l'étaient, ils
l'étaient déjà avant, et ils trouvaient un moyen de persévérer.
Les autres achetaient des faveurs aux puissances inconnues. Il a
creusé autour des racines, et les premières radicelles humides,
comme des cheveux et qui s'enfoncent directement dans la terre,
n'expliquaient rien non plus. Il est resté longtemps le bec dans
l'eau. Prisonnier comme au fond d'un puits. Et puis finalement il a
vu la graine, et dans une extase elle s'est déployée en quelques
secondes, et l'arbre était déjà mort. Ce n'était pas la peine de
vouloir savoir ce qu'était un arbre. Il était là tout entier dans
la minsucule perle de sa graine. Il ne passerait plus sa vie à faire
la différence entre les feuilles et les fruits, les branches et le
tronc. Tout se tenait. Les actions étaient le fruit de l'ignorance,
et il ne fallait pas la laisser faire. Il combattrait l'ignorance,
dénoncerait le désir comme source d'action intarissable, et la peur
comme source d'action inexpugnable. Il y aurait moyen de se faufiler,
et de venir à bout du désir, le dieu de la vie, et de la peur, le
dieu de la mort.
Il
ne manquait qu'un morceau de temps pour que cela se déploie, une
graine, un arbre, et il ne saurait jamais pourquoi une chose aussi
extraordinaire pouvait exister, mais c'était sans importance. Il
s'attelait à une tâche, libérer l'homme de la souffrance. Il a
renoncé à savoir pourquoi ça pousse, la nature. Le fait est là.
Cela croît. Le temps nous emmène, nous développe, nous absorbe.
Nous conjuguons, la belle affaire, et au lieu de laisser le temps
faire son travail, au lieu de grandir, au lieu de se voir grandir
avec lui à nos côtés, on s'imagine qu'il faut presser le
mouvement. Et c'est déjà fini, les actions enchaînées sans répit
auront chauffé à blanc la soif existentielle, on se reconnaîtra
dans de petites séquences sans importance, quelques bons moments
surnageant au-dessus d'une perception sans éclats, sans
éblouissements, sans jouissance intérieure, sans vrai danger: la
peur larvée suffit amplement. La vie est déjà un peu manquée. A
force d'acharnement à nous approprier l'avenir, nos branches
poussent trop près de la base, trop vite. Nos branches rampent, et
ce n'est pas beau à voir. Parce que l'ego a renchéri, a voulu plier
les choses, soumettre la durée. Une pulsion violente, — la
soif de l'existence individuelle, avec toujours derrière elle et
pas très loin, la peur de manquer, manquer une bonne place sociale,
manquer la richesse, manquer l'amour. S'emparer donc, et le plus vite
possible, les places sont chères. Bouddha n'était pas fier, il ne
se passait rien. Et toutes les manières qu'il a essayé pour
capturer la connaissance ont échoué. Alors il a changé de
stratégie, il a accepté que ça ne marche pas, et il a
continué quand même. La foi est demeurée alors qu'il n'y avait pas
de « raison » qu'elle persiste. Il a préféré ne rien
faire et prendre le risque d'échouer sa quête absolue, plutôt que
de se rabattre sur des actions médiocres qui fonctionnent. S'il
n'avait pas obtenu l'illumination, on pourrait dire qu'un pauvre type
a refusé d'être roi pour persévérer dans l'erreur toute son
existence, à ne rien trouver, au fond d'une forêt, à ne rien
faire, à ne rien vivre, à ne rien bâtir, et à n'aimer personne.
Oui, mais ce n'était pas une impasse. Un long chemin hors des
sentiers battus, l'aventure d'un homme qui s'est délivré de la soif
de l'existence individuelle, symboliquement en refusant son petit
royaume, et concrètement en renonçant à tout itinéraire préconçu.
Le chemin qui s'impose parce que le temps passe et qu'il suffit de
suivre le passé, il n'en voulait plus. Plutôt rien.
Mais
il n'a pas été le seul à s'opposer au prolongement. Tchouang
Tseu, presque à la même époque, a renoncé à saisir les choses
par la pensée. Trop nombreuses, trop rapides, enchevêtrées les
unes dans les autres. Impossible de suivre. Je ne vais quand même
pas m'imaginer que ma pensée peut donner un sens à tout cela: ça
part de tous les côtés en même temps, et ça ne s'arrête jamais.
Et que faire de millions de sens, à quoi ça rime, autant de trajets
qui se croisent, autant d'espèces qui se mangent entre elles, autant
d'êtres humains qui disputent sur ce qui devrait se passer, étant
donné qu'ils n'acceptent pas ce qui se passe. Trop difficile de
saisir tout ça, j'abandonne. Et le voilà lui aussi dans le Tao,
après avoir été terrassé par les mélanges de tous les
mouvements, qui semblaient ne mener nulle part. Et bien si justement,
juste derrière, le Tao. Il contient tout, ne vous donnez pas la
peine de compter les dix mille êtres un par un. Quand vous
connaissez l'unique récipient, vous connaissez tout ce qu'il
contient, ce n'est plus la peine de détailler. L'un ne proviendra
jamais d'une soustraction. Il confond et absorbe tous les nombres
jusqu'aux derniers nombres premiers, qui alignent une somme si
conséquente de chiffres que les grands mathématiciens en font des
cauchemars. Le Tao, qui joint tout, le possible à l'impossible, et
le bien au mal, le jour à la nuit, et l'erreur à la vérité. Il ne
fait pas partie du grand mouvement. Il n'agit pas. Il est le même au
début et à la fin de l'action. Il ne fait pas la différence entre
la graine et l'arbre usé qui meurt. C'est lui, toujours lui, dans
chacune des phases. L'esprit ne peut pas s'en emparer, à moins qu'il
renonce à l'action, qui l'agglutine au prolongement des choses.
L'action
n'est donc pas l'acte, mais son principe, son gabarit, son modèle.
Cesser d'agir ne voudra donc pas dire que nous nous abstiendrons
d'actes. Ils seront toujours là, mais comme de simples conséquences,
ils ne poursuivront rien, ils feront ce qu'ils ont à faire pour
garantir notre vie matérielle, ils s'inscriront sans aucune friction
dans de nombreux déroulements, ils matérialiseront des
intentions, seront les gestes de notre être, bref ils se
produiront bien, mais délivrés de l'acharnement à obtenir, ce qui
caractérise les actes ordinaires qui procèdent de la soif de
l'existence individuelle, et incarnent des types d'action aveugles,
entêtées, autoritaires, dominatrices. Celles qui veulent s'imposer,
visser dans le présent des initiatives, par la force s'il le faut,
en se fermant au reste, en insistant, en dérobant et en volant
plutôt qu'en rejoignant le sens essentiel des choses, qui va son
chemin, peu soucieux des réussites et des échecs. Un chemin plus
large, plus profond que celui tracé par nos actions rapides, par nos
résolutions précipitées, par nos ambitions acérées. Un chemin
dans lequel la volonté personnelle, au lieu de se différencier,
rejoint la même volonté de conscience que celle de l'univers, un
pouvoir profond et secret, chit-tapas, qui épuise la soif de
l'existence individuelle, et qui révèle que derrière le moi (qui
se croyait libre par la magie du libre arbitre), attendait depuis
toujours un autre Moi soumis à lui-même, capable de renoncer, non
seulement à l'action qui divise, mais à ses fruits. Là, l'esprit
fonctionne autrement. Il n'est plus question de réussir ou échouer
: ces termes ne veulent plus rien dire, ou bien à si brève échéance
qu'ils cisaillent l'essentiel. Une réussite cache toujours un échec
dans un autre lieu, et un échec constitue souvent une réussite: on
est déjà plus loin que prévu. Tchouang Tseu et Bouddha ont accepté
de perdre: l'échec pas plus que la réussite ne leur ont apparu
comme possédant du sens. Un sens peut-être minuscule, contingent,
mesquin, rien de plus, rien qui oriente vers l'Etre.
Mais
s'il n'y avait qu'un seul Sens ? Si la vie ne devait mener ni à
gauche ni à droite, ni à perdre ni à gagner, mais conduire dans un
lieu où tout est le centre, cela ne vaudrait-il pas la peine de
s'abandonner à cette recherche ? Et c'est ce que Lao-Tseu
découvrira. Il n'y a pas de limites. Le grand carré n'a pas
d'angles. Les choses mesurables ne sont pas principielles, de simples
formes, des accidents, de petits accessoires très vite encombrants.
C'est le centre qui fait tourner la roue, et peu importe qu'il y ait
un rapport constant entre le rayon et la circonférence, sinon
justement pour montrer que l'espace est le même quel que soit sa
dimension, une simple étendue pleine d'objets. Faut-il s'y perdre en
faisant comme les autres, en lançant des actions, en s'énivrant de
buts à atteindre, avec le défi de réussir ? Faut-il sans arrêt
que les empereurs jouent à la guerre, sacrifiant des millions
d'hommes, pour se glorifier de remporter davantage de victoires qu'il
n'y aura de défaites ? Tout cela est-il si excitant de parvenir à
ce que l'on s'était fixé ? Le but atteint, il faut en trouver un
autre, pour avoir l'impression de ne pas moisir sur pieds, et
l'action est repartie, tenace, virulente, combattue par d'autres
actions, empêchée par la maladresse, favorisée ou non, c'est
selon, par les circonstances. Un combat perdu d'avance, en vérité.
Des efforts épuisants pour un résultat éphémère, menacé dès
qu'il est atteint, et qu'il faudra en plus consolider puisque
l'entropie s'attaque d'abord au succès, aux triomphes, aux sommets.
L'érosion, ce n'est pas rien. Bien sûr, puisqu'elle doit niveler,
elle s'attaque d'abord à ce qui est supérieur. Le pari donc de tout
embrasser, au risque de ne pas y parvenir, plutôt que de se
contenter de petits trajets personnels, a donc été pris par les
dissidents. Non qu'ils en veuillent à qui que ce soit. Non qu'ils
veuillent faire école: d'ailleurs ils savent qu'un chemin aussi
simple ne peut pas être compris. Il n'est pas assez compliqué. Ne
rien faire plutôt que faire n'importe quoi, c'est trop difficile, le
mouvement réclame, la pensée veut saisir, n'importe quoi mais
saisir. On attendrait trop longtemps la réponse exhaustive, le coup
de pouce qui ramifie à la totalité, rabattons-nous sur l'ivresse du
faire.
(°-°)
Le grain de sel de JAY TOUCOMPRIS
« Ce
n'est pas un pari intéressant, le non agir. Cela peut rapporter
gros, très gros, mais la mise est élevée, et on ne sait pas si le
numéro va sortir. Alors agissons. De petites actions qui rapportent
de petits résultats, des gains assurés, monsieur, je vous l'assure.
Vous ne ferez rien de votre vie, je vous l'accorde, mais au moins
vous ne prendrez pas de risques, vous comprenez. Laissons le Tao aux
fous, aux rêveurs, aux orgueilleux, il faut agir pour améliorer les
choses. Tenez, la Chine a préféré Confucius à Lao-Tseu, que je
sache. Et de qui se souvient-on ? D'Alexandre ou d'Aristote, qui
l'aurait instruit ? César n'est-il pas plus connu que Lucrèce ?
Bonaparte n'a-t-il pas fait oublier la Révolution, et ses têtes de
turcs qui finiront sur des pics ou guillotinés ? Allons, allons,
jeune homme, l'action, il n'y a que cela de vrai. D'ailleurs, la
Finance ne s'y est pas trompé, l'action, c'est de l'argent censé
grandir tout seul pour être fidèle à lui-même. Oui, agissons,
quel meilleur moyen de combler le vide de nos vies ? Et c'est
excitant, on ne s'ennuie pas, vous savez. On agit. Vous vous rendez
compte, on s'approprie le pouvoir du temps lui-même, on fait comme
lui, on pousse les choses en avant. Vous croyez qu'il fait mieux, ah
vraiment, vous croyez qu'il fait mieux, et qu'il se trompe moins ?
Que les cocotiers ne donnent pas des mangues, et les cerisiers ne
donnent pas des pommes. Alors que nos politiques de gauche augmentent
les inégalités ? Que la science produit la bombe nucléaire et
Fukushima ? Oui, d'accord, l'action humaine, je n'en disconviens pas,
est plus approximative que celle de la nature. Les lois physiques
aussi, vous me direz, sont nettes. On voit rarement l'eau bouillir
quand elle est encore tiède, ou la glace fondre par moins trente.
D'accord, les lois de l'action humaine sont si élastiques qu'il est
bien rare qu'une initiative quelconque, — dès qu'elle
possède quelque envergure, parvienne à ses fins. Nous savons cela,
monsieur. Nous ratons, nous manquons, et ce, depuis toujours, c'est
une habitude, une ornière peut-être, une fatalité, n'exagérons
rien. En tout cas, c'est une religion, entreprendre et voir que ça
ne mène pas là où on croyait. Nous sommes passés maîtres,
monsieur, dans la dérive. Pas un seul but qui n'engendre son
contraire. Plus on vise l'égalité, plus la pauvreté et l'extrême
richesse gagnent du terrain. Finies les classes moyennes bientôt,
monsieur, alors à quoi ça sert la démocratie. Les rois levaient
moins d'impôts, entre parenthèses. Des pauvres corvéables et des
people. C'est tout ce qui restera, tout à l'heure. L'amour de Jésus,
plusieurs siècles d'inquisition, monsieur. Le détachement de
Bouddha ? On s'affaire aux affaires, monsieur, en Asie, avec un
Bouddha ventru en porcelaine, qui sourit comme une danseuse dans le
magasin pour faire rentrer les sous. Et Dieu, que l'Inde adore, elle
ne l'aime que si elle reçoit d'abord quelque chose de lui, et ce
pauvre Ganesh est là à se donner la peine d'aplanir les obstacles.
D'abord, Dieu me favorise dans ma légende personnelle, et je
l'aimerai pour le récompenser. C'est normal, monsieur, on aime
d'abord ceux qui s'occupent de nous. Donnez un but à l'homme,
n'importe lequel, ça mène à côté et parfois à l'inverse. Visez
le bonheur, vous récoltez le malheur, la justice, l'inégalité; la
paix, il faut une bonne guerre avant. Et il y en a même qui
s'entraînent à ne pas penser en pensant, monsieur. Ils prennent la
posture, et font semblant de ne pas penser. Et ça rigole pas. C'est
du sérieux monsieur, de penser à ne pas penser, on ne plaisante pas
avec cela. Et on se prend pour Dogen à peu de frais, vous savez. Une
heure par-ci, une heure par-là, quand il n'y a rien de bien à la
télévision et le tour est joué. Mais quelle action peut-elle
s'emparer de ce qui n'agit pas ? Et la pensée n'est-elle pas déjà
une action ? Si, elle est une action. Elle trace, établit, et
meurt. Aussi, je comprends que vous ayez quelques soupçons sur la
valeur de l'Action, et que vous en fassiez même la marâtre, la
mauvaise mère de l'humanité. Les actions séparent, manquent leur
but, ou y parviennent, et voilà que l'érosion mine les réussites,
moisit les résultats, et qu'il faut déjà tout recommencer. Les
actions déchirent, c'est vrai, mais elles rapiècent également.
Elles s'imposent. Qui veut de la réussite de l'autre dans le même
domaine ? Qui veut partager le gâteau ? On a beau en changer, les
résultats sont faibles. Et puis ils fondent. Tenez, l'amour ça ne
tient pas longtemps. La jeunesse non plus d'ailleurs. L'action, c'est
juste une façon de foutre le camp quelque part qu'on n'atteindra
jamais. Mais s'avouer que ça ne sert pas à grand chose, ou toujours
à la même chose, — s'affirmer propriétaire sur son petit lopin
de terre et se prendre pour quelqu'un (d'autre) qui gagne, c'est
difficile et humiliant. D'autant qu'on peut toujours remplacer une
action par une autre. Elles sont aussi inépuisables que les pensées,
qui leur donnent le jour. Il faut tourner en rond, et y prendre
plaisir. Comme l'autre, qui roulait sa pierre au sommet, pour rien,
et allait la chercher quand elle avait dégringolé. Peut-être qu'il
comptait avec volupté le nombre de jours où il avait accompli sa
tâche, qui sait ? Encore une journée de souffrance, et demain je
battrai mon record, à moins que je n'aie pas le courage de remonter
cette foutue pierre au sommet. Oui, l'action, même parfois toujours
la même, il y en a qui ne s'en lassent pas, monsieur. On règlait sa
montre sur son passage à monsieur Kant, il avait une horloge dans la
tête, et qui pensait, que dire, qui pensait, une horloge qui
ronronnait. Toujours faire la même chose, il y en a qui ne s'en
lassent pas. Penser, faire la guerre, gagner de l'argent, rêver sa
vie, se courir après sans se rattraper jamais, faute de moyens. Oui,
l'action c'est passionnant. Sans compter tout ce qui se met en
travers de l'action, monsieur. D'autres actions qui ne la favorisent
pas, qui l'empêchent, ou la détruisent. La lutte, le sang, la
menace pour y arriver, l'autorité, montrer les dents, le combat,
l'émotion forte, l'initimidation, la possibilité de soumettre
l'adversaire, Ah quelle jouissance ! Tout ça je vous l'accorde,
c'est pleinement relié, et peut-être que Lao-Tseu a raison. Ne pas
agir à partir de soi-même, mais laisser les actes se faire sous la
direction du Tao, dans la grande coïncidence. Mais pour en arriver
là, je crois que nous devrons être vraiment dégoûtés d'échouer,
et comme l'on recommence sans arrêt à bâtir ce qui s'écroule,
avec de nouvelles pierres et de nouveaux plans, ce n'est pas demain
la veille.
Qu'à
cela ne tienne ! Nous apprendrons un jour l'action efficace. Quand,
je ne sais pas. Où, c'est à voir. Comment, ne m'en demandez pas
trop sous prétexte que vous m'êtes sympathique. Oui, nous serons
peut-être morts avant, par inadvertance. Le progrès toujours
reporté au lendemain, la société juste, toujours à portée de la
main, mais qui se dérobe au dernier moment, oui c'est notre lot,
mais il reste les petits plaisirs, monsieur, la séduction, la
nourriture, l'actualité, toujours nouvelle toujours la même. Les
vacances ! Ne me harcelez pas. L'action, nul n'a jamais su où elle
mène, et j'en conviens, mais elle est irremplaçable, voilà, vous
êtes content ! Irremplaçable. Tenez, même la guerre, qui est de
l'action concentrée, quintessencielle, de l'action comprimée,
compressée, — de l'action suprême en quelque sorte, eh bien,
figurez-vous que la guerre, le modèle le plus parfait de l'action
(stratégie, stratagèmes, tactiques, diplomatie, arts du combat,
choix des horaires des batailles !) eh bien, la guerre, nul ne sait
où elle va, monsieur. Nul ne sait qui va la gagner, la guerre, les
futurs vaincus pensent qu'ils seront peut-être les vainqueurs, et
réciproquement. L'action est un jeu, monsieur, pourquoi voulez-vous
donc qu'elle aboutisse à quoi que ce soit ? On agit comme on joue
aux dés. Si l'on en a assez, toute affaire cessante, on se tourne
vers la totalité, on se calme, et on commence à lui demander des
comptes sans élever la voix. Et l'on finira par vivre les slogans
patinés des anciens sages: la connaissance est supérieure aux
oeuvres. Voilà monsieur. Je sais. Agis, mais ne t'attache pas
au fruit de l'oeuvre. ( D'autant qu'on ne sait jamais vraiment où
elle mène, je le répète, l'oeuvre en question). Remplaçons
l'action par la connaissance. Recevons les instructions de l'univers
au lieu de faire, diriger, commander. Vous m'avez convaincu. Merci.
Je n'essaierai plus de sauver la face de mon ignorance par de petites
ruses imbéciles, de nouvelles actions hasardeuses investies du
pouvoir magique de me donner le contrôle sur ce qui s'échappera
nonobstant, mon présent personnel, traversé par celui des autres,
traversé par la vie, et même traversé par l'Immuable. Je rends les
armes. Que le Tao m'empoigne, je ne peux me l'approprier. »
7/ LE PRINCIPE
Il
fallait établir une fois pour toutes que le libre arbitre ne sert
plus à grand chose dans la voie radicale. Non seulement il ne fait
que se contenter de faire jouer les frictions entre le yin et le
yang, ou entre les sept tendances psychologiques, mais il n'est plus
de mise si l'on prend au pied de la lettre le terme de soumission au
Divin, puisque ce processus suffit pour commander toute les actions
importantes. Or nous l'avons vu, le libre arbitre sert principalement
à sélectionner des actions par des choix, actions qui rempliront de
leur propre finalité les comportements et les actes qui s'expriment
à travers la durée. Si la soumission s'opère, nous pouvons
supposer que l'amant de l'Absolu, qui ne s'arrête pas à l'aspect
impersonnel du Soi, se tournera vers le Divin pour en attendre ce que
l'on pourrait appeler les ordres, les injonctions, les inspirations,
les orientations fondamentales, en suivant une discipline qui
prévaudra sur les « choix » individuels, ce qui
remplacera le libre arbitre. Si le Divin est en quelque sorte tenace,
ou bien si l'instrument est particulièrement docile, ce qui revient
au même, l'être évolutif n'a plus à choisir grand chose,
en-dehors des petites procédures contingentes qui lui reviennent.
Sur le fond de l'affaire, son esprit doit cesser de se préoccuper
des peurs et des désirs, et rester tourné vers le haut. Si la vie
fait surgir des mouvements, des tentations, en théorie comme en
pratique le candidat doit refuser d'y céder. Si cela est au-dessus
de ses moyens, si la sincérité ne l'accompagne plus dans la
perfection, rien ne l'empêche de revenir en arrière, mais en jouant
le jeu: accepter la conséquence d'un retrait momentané ou prolongé
de la Force, quitte à y revenir quand les mêmes attractions,
épuisées, ne joueront plus.
Si
nous voulons simplifier la question, nous nous trompons. Nous ne
devons ni exagérer les difficultés de la voie ni les sous-estimer.
Si nous les amplifions, nous réservons le Divin à quelques êtres
infaillibles, qui, dès le départ et jusqu'au bout seraient capables
de se libérer de la soif de l'existence individuelle graduellement,
sans que jamais celle-ci ne revienne à la charge demander son dû,
ou qu'elle le fasse vainement en étant écrasée par la
détermination du yogi. Dans cette hypothèse, le yoga supramental
restera pratiquement inaccessible. Si nous sous-estimons les
difficultés, nous présenterons la discipline yoguique avec
complaisance, en insistant trop sur le caractère unique de chaque
personne, tout en laissant entendre que certaines peuvent se
permettre, en conservant l'impunité, de faire ce qui ferait chuter
les autres, ou retarderait leur avancée. Entre ces deux
possibilités, rendre obligatoire l'infaillibilité ou stipuler que
les retours en arrière ne prêtent pas à conséquence, il est
nécessaire de se contenter de la vérité: le chemin supramental se
fait pas à pas, sa vitesse et sa « perfection » étant
soumises à des perturbations, des saturations, des seuils à
franchir. L'ordre des transformations ne sera pas identique, ni le
rythme, ni l'expression de l'expérience, et peut-être que certains
pousseront plus loin le contact avec le Divin, mais l'ensemble des
participants pourra se regrouper néanmoins sous l'appellation de
yogis supramentaux, dans la mesure où ils se reconnaissent dans des
expériences similaires, sans flagornerie, ce qui devrait finir par
être vérifiable, par leurs qualités plutôt que par leurs dires.
Ce
qui est impossible un jour le deviendra le lendemain. Cela joue dans
de nombreux sens, l'orientation parfaite, qui peut être subite et
qui permet de faire des progrès considérables sous l'impact
puissant de la Force, sans anicroches, pendant plusieurs mois ou même
plusieurs années, comme l'orientation imparfaite, quand les progrès
rapides ne sont plus possibles, qu'une décantation s'impose par
saturation de la Force dans les chakras ou dans le corps, et qu'il
faut en quelque sorte laisser reposer le chantier. L'orientation
arrêtée peut également se produire, pas forcément longtemps, mais
elle témoigne alors d'une impossibilité immédiate d'aller plus
avant. Le moi peut profiter des trois périodes de toute façon, car
les changements sont très rapides, et passer d'une phase à une
autre constitue plutôt une adaptation qu'un handicap, à moins que
l'on soit attaché au fruit de l'oeuvre, qu'on se culpabilise sur les
pertes de temps, ou qu'on veuille se voir plus performant que ce que
la réalité révèle.
Ce
sont pendant les phases d'orientation imparfaite et d'orientation
arrêtée que l'automatisme conscient faiblit, puis périclite,
et la soif de l'existence individuelle revient alors à la charge,
faisant à nouveau estimer les possibilitiés d'une expérience
subjective et gratifiante, mais elle le fait d'une manière belle,
sans malice, bien que la beauté de la vie puisse alors ressortir
avec une insistance particulière, qui vient de nouveau contrarier,
car compromettre serait un bien grand mot, le sacrifice consenti.
L'obéissance absolue devient alors fastidieuse, voire insupportable,
et le yogi peut préférer freiner les expériences divines et
expérimenter ce qui lui reste de vie propre, si la poussée est
incoercible. Dans le meilleur des cas, le Divin consent à ralentir
et à diminuer sa pression, tout en restant en retrait mais vigilant.
Dans d'autres cas, c'est l'attitude du sadhak qui veut revenir à un
stade antérieur, et la Force se retire davantage. Rien n'est
vraiment étonnant dans ce processus. Les progrès accomplis font
surgir de nouvelles résistances, plus profondes, et la puissance de
vie remonte de très loin, chauffant à blanc les résidus de la soif
d'existence individuelle. Le sujet alors réclame différentes choses
avec l'impression qu'il ne peut plus s'en passer, alors que l'affaire
semblait entendue, parfois depuis belle lurette. Ce peut être de la
compagnie, ou une vie spontanée sans le poids des préoccupations
d'urgence de la transformation, et il est aussi possible de tomber
sur des puissances qui traversent, qui n'appartiennent pas en propre
au moi, mais qui perturbent son fonctionnement. La puissance
sexuelle, par exemple, peut montrer une insistance inconnue
auparavant, et rendre la sublimation insincère, et il est parfois
impossible de passer de force là où l'on voudrait se rendre. La
torture du manque n'est pas forcément la solution. Si les chakras
inférieurs ont déjà été transformés, ont reçu beaucoup
d'énergie supramentale, s'ils ont été saturés d'ananda, un
éventuel « retour en arrière », qui reconnaîtra
l'essence du pouvoir de la vie dans la sexualité, se passera sur des
bases nouvelles beaucoup moins obscures, voire naturellement
tantriques, mais il demeure cohérent d'envisager qu'il ne s'agit là
que d'un passage, qui n'est pas destiné à avoir force de loi.
Néanmoins,
voici un point technique très important. Il est judicieux d'évoquer
un fantôme quantique, c'est-à-dire la résistance de ce que
l'être serait devenu sans le contact avec la Force divine, car c'est
cette puissance-là, cette intelligence-là, cette présence-là qui
revient parfois des profondeurs et préfère à nouveau le libre
arbitre à l'obéissance absolue, quand les choses se corsent sous
les attaques, par exemple celles des principes des guna,
puisque deux d'entre eux peuvent se présenter dans leur force
originelle et dévaster le chantier en transformation, lors des
descentes les plus profondes dans l'inconscient collectif.
Personnellement, nous ne trouvons pas d'autre explication à
certaines difficultés rencontrées en cours de route, tant elles
étaient prégnantes tout en semblant nous appartenir, alors qu'en
même temps, elles venaient d'ailleurs. Sri Aurobindo évoque lui
aussi « un frère d'ombre », sans doute dans la même
ligne d'évocations de résistances fondamentales. Frère par la
proximité, mais obscur par son opposition, tamasique ou rajasique,
voire plus rarement sattvique, à l'ordre divin. La discipline pure
pourra reprendre son cours plus tard, si l'évoluteur ne s'est pas
attaché à la phase de ressac qu'il aura traversée, pendant
laquelle il se sera autorisé des expériences humaines jugées
inévitables, l'amour par exemple, ou un abandon à la nature des
choses, simple et confiant, pendant lequel la foi demeure, tandis que
l'urgence divine, parce qu'elle était devenue trop écrasante, pour
le corps ou le moi, sera mise de côté pour une période
indéterminée. Battre en retraite, plutôt que de perdre son
équilibre ou de finir dans une posture supérieure qui manque de
sincérité, peut s'avérer une stratégie favorable, en dépit de
l'impression de perdre du temps. L'évoluteur doué, l'amant sincère,
pourra parfois s'en vouloir de ralentir le pas, mais le forcer ne
serait peut-être pas une meilleure solution, car il finirait par
tomber de plus haut.
Si
le contact avec le Divin a été concluant sur une longue période,
son retrait pendant une durée relativement courte ne compromet pas
la suite, une mémoire active maintenant la direction, mais comme
chacun dispose de qualités et de possibilités différentes, il est
impossible de légiférer, ni sur la proportion des phases, ni sur
leur durée respective à respecter. Ce serait entrer dans le domaine
du ridicule, étant donné que parfois le temps se contracte de
manière presque invivable pour un cerveau humain, qui vit en une
année l'équivalent d'une douzaine d'ans ordinaires, par la richesse
du renouvellement perpétuel des informations, les infiltrations du
supramental, tandis que le cerveau « grésille » au
niveau infinitésimal. Et il n'est pas exclu que la vieille nature,
ne pouvant se transformer à la vitesse de la lumière, nécessite
parfois de ralentir la cadence, au risque de culpabiliser tant soit
peu le sujet dépassé par l'expérience totalement imprévue, au
jour le jour. Le rythme soutenu dans le yoga, avec une nouvelle
soumission plus complète, revient souvent par la nécessité
elle-même, — l'évidence d'avoir épuisé ce qui faisait
obstacle, ou la grâce, sans avoir d'effort particulier à
fournir. En effet, dans le cas de figure contraire, celui d'un effort
tendu plutôt qu'accueilli de bonne grâce pour revenir à la
perfection, nous retomberions dans l'ornière du « choisir »,
une compétition conflictuelle, une dualité, qui laisserait donc
entendre que le vécu refusé ou quitté, — le ressac provisoire
qui gratifiait la survivance de la personnalité, demande à être
sacrifié, et donc supprimé avec violence. S'il résonne encore
beaucoup alors qu'il est rejeté, alors même qu'il est écarté dans
les faits, le besoin inextinguible reviendra peut-être
indéfiniement, ou attaquera pendant le sommeil. Aussi l'idée
d'épuiser les tendances est-elle praticable pour ceux et celles qui
n'en profiteront pas pour les cultiver à nouveau (sexualité, besoin
d'ajourner l'autorité divine trop exigeante, urgence de se pencher
sur soi hors disponibilité supramentale) s'ils ne peuvent pas faire
autrement. Les manques profonds, les vrais besoins inassouvis,
peuvent attaquer le psychisme, parce que les yogis avancés sont
parfois aux prises avec le Corps Universel, — les puissances
brutes de la vie et de la mort, et se passer donc aveuglément de
sexualité au moment où elle charge depuis son apparition sur terre,
ou de contacts avec les autres au moment où la solitude est intenable,
par principe, sont des stratégies qui ne fonctionnent pas chez tous.
8/ LE DANGER DES REPRESENTATIONS
Plutôt
qu'abandonner le yoga par manque de conformité aux principes les
plus stricts, l'idée de le reprendre plus tard dans de meilleures
dispositions doit être conservée. La force peut revenir sans qu'on
s'y attende, quand on est quitte avec la vie et avec soi-même,
indépendemment de sa propre volonté, aussi est-il nécessaire
d'être extrêmement prudent sur le ce qui se fait et ce
qui ne se fait pas dans le yoga divin, d'autant que tout semble
provisoire, jamais arrêté, et que des retours s'imposent sur tout
ce qui a été conquis par coercition, par violence, — la soif
de l'existence individuelle apparaissant alors sous son jour le plus
archaïque et brutal. Si l'amour pour le Divin, en revanche, est
réellement établi, il n'y a pas de raison pour que les erreurs de
parcours, en quelque sorte obligées par rapport à la théorie,
pénalisent outre mesure l'avancée, alors qu'il est probable, à
l'inverse, qu'un strict respect des codes protocolaires soit
insuffisant à maintenir à très longue échéance un contact avec
le Divin, si l'amour pour Lui manque. L'obéissance ne peut prévaloir
sur l'amour, ni la lettre sur l'esprit, sinon ce serait le monde à
l'envers. Mais la perfection rituelle essaie de berner Dieu depuis
qu'elle a été inventée, et bien qu'elle continue à trouver de
nouvelles formes, le Divin ne s'y laisse toujours pas prendre. Il
reste quand même à prévoir que des yogis superficiels, imitant les
fakirs, se moquent de la connaissance divine, mais se débrouillent
pour rester impeccables par rapport aux écritures, et s'imaginent
ainsi être dans la perfection. Rien ne dit pour autant jusqu'où la
shakti sera descendue par leur intermédiaire dans les instances
primordiales, et si elle aura atteint les plans les plus fondamentaux
de la vie organique, où le désir et la peur déclinent de nouvelles
couches vibratoires de plus en plus intenses et profondes, qui
désarçonnent.
Nous
voyons ainsi que nous pouvons dresser des tableaux contradictoires de
la même chose, et, s'ils conditionnent l'expérience à venir, ils
s'interposent et poussent à l'erreur. Oui, la vie divine est
magnifique en principe. A certains moments, quand l'automatisme
conscient fonctionne, quand la Force choisit un mode d'action
puissant entièrement consenti, et qui ne soulève pas d'opposition
trop violente. Des passages correspondent donc à la lune de miel.
Oui, la vie divine est terrible, quand, par-delà sa propre structure
individuelle, le sadhak doit faire front à des sortes d'attaques de
la Vie elle-même, ou aux résistances de base de la mort involuée
dans le corps, qui se manifestent pour être nettoyées, amoindries,
et qui amènent des programmes de conscience abominables (Natarajan
2003/4). Aussi, faire de la vie divine une merveilleuse aventure, et
rien d'autre, serait un mensonge, à moins que l'on soit capable de
trouver merveilleux des passages sombres, interminables et
douloureux. A posteriori, c'est le cas. La sortie à la surface du
moi de la vieillesse involuée dans le corps mental, qui nous a
personnellement soumis pendant deux ans à des sortes de torture
psychologique régulières, nous paraît plusieurs années plus tard
une belle époque, très élevée bien que douloureuse. Un seuil a
été franchi, et le prix à payer a été acquitté. Mais dire que
sur le moment une telle descente aux enfers pouvait se transformer en
ananda, par la magie d'une évocation, d'un mantra, ou d'une
méthode quelconque de consentement, nous semble exagéré. En voie
de conséquence, si nous prenons par exemple l'Agenda ou ce que
j'affirme moi-même sur une séquence de 34 ans, la voie divine n'est
rien de précis dans la forme, en-dehors d'une alternance de
contrastes rapides, parfois insoutenables, entre l'extase et la
douleur, pendant de longues périodes, et une sorte de navigation
entre différents degrés du moi lui-même, comprenant une conscience
du corps physique différente selon les niveaux, et des accès
imprévus à des révélations si supérieures qu'elles bouleversent
toute la perception, avant que leur impact considérable ne se voit
érodé par la résistance des résidus de la naissance individuelle,
la structure physiologique du cerveau, habitué à un ordre qui
dépend de la matière, des nerfs et des zones cervicales.
La
variété des états de conscience est fabuleuse, insoupçonnable
avant l'expérience, et donc, même si beaucoup de souffrance se
faufile dans l'ensemble, la satisfaction d'une connaissance illimitée
se fait jour, avec également des touches de tendresse de la
Manifestation, comme la sensation d'être par identité le soleil
physique, par exemple, quand nous le regardons se coucher depuis peu,
et qu'il « console » du travail souvent fastidieux, du
guerrier. C'est une sensation étrange, qui symbolise le chemin
parcouru, et qui prouve bien que la connaissance par identité, et
non par identification, constitue le principe de vision supramentale.
Il y a donc une jouissance qui revient à l'être psychique dans le
développement d'un champ beaucoup plus large d'être, et cela est
suffisant, à moins que l'on ne soit avare, pour payer l'addition
sans rechigner. Les phases très douloureuses, par exemple
physiquement, atteignent de moins en moins l'état psychologique,
aussi dans l'ensemble, l'expérience supramentale s'avère-t-elle
très riche, permet la satisfaction de se sentir utile, de servir le
Divin, de perfectionner l'amour, tandis que l'identité personnelle
continue de grandir, d'être reconnaissante, et qu'elle se sent
coïncider avec le Tout, bien que cela soit soumis à quelques
variations désagréables, tant le chantier est immense, et le jour
imprévu. Nous ne pouvons affirmer pour autant que les choses devront
rester ainsi, aller aussi rapidement et subir autant de contrastes.
Comme Mère, celui qui écrit ces lignes a poussé particulièrement
loin, et avant les autres, l'exploration du corps avec le
supramental. Il se doit donc d'encourager tous les candidats qui
aiment assez le Divin pour tenter de Le servir, et prévenir en même
temps qu'il s'agit plutôt d'une guerre que d'autre chose, un défi
considérable pour le moment. Se représenter cette voie inconnue
avec complaisance, sous prétexte que l'adjectif divine la
caractérise (comme pour la vie du même nom !), ne pourrait avoir
qu'un effet entièrement pervers: permettre à ceux qui la touchent
de l'abandonner dès les premiers revers. C'est, naturellement, ce
qu'attend la soif d'existence individuelle, — l'échec ou
l'arrêt de la tentative, pour reprendre ses droits. Voilà pourquoi
il aurait été faux de faire dépendre le yoga supramental d'un
choix quelconque. Ce choix serait vite abandonné. Le décret vient
d'en haut, et une décision personnelle extrêmement ferme doit
l'entériner. Le libre arbitre est la composante la plus subtile de
la soif de l'existence individuelle, mais il ne la trancende pas. Il
se contente seulement de l'organiser, et s'il met parfois le doigt
dans la plaie, — en montrant que des forces puissantes se
disputent le territoire du moi, il ne résoud rien en profondeur,
prisonnier d'alternatives qui se valent ou presque. D'autre part, si
nous prenons le cas de Sri Aurobindo, de Mère, et le nôtre, nous
n'avons pas choisi le contact avec le Suprême. C'est Lui qui est
venu à nous, nous a imposé ses directives, à des moments trop
lourdes à porter, et dont il n'est pas pour autant possible de se
décharger. Voilà pourquoi le terme de soumission a été si
souvent employé par Sri Aurobindo et Mère (surrender). L'autorité
du libre arbitre est insuffisante pour supporter la vie divine,
tandis que celle du Divin semble permettre de s'orienter, tout en
restant passif, encore du non agir, en dépit du fait que cela
ne ressemble à rien, change brutalement, éloigne parfois outre
mesure de la perception ordinaire et des autres, avec un problème
sous-jacent « d'intégration » de l'expérience nouvelle,
qui fait parfois peur à de vieilles forces souterraines.
Une
représentation trop enthousiaste ou trop amère de ce yoga pourrait
donc jouer en défaveur de la personne qui s'ouvre à cette
possibilité, tandis qu'insister sur la somme colossale d'expériences
inédites qui se présentent, permet d'apercevoir la chose comme une
condition entièrement nouvelle, libérée du libre arbitre, remplacé
par une volonté de conscience supérieure, optant pour un
automatisme conscient. Contrairement à ce que certains
pourraient s'imaginer, la perte de liberté consécutive au
fonctionnement de l'automatisme conscient, loin de poser le moindre
problème, résout les atermoiements, limite les tentations, indique
le chemin sans délibération, évite de longs détours inutiles, se
moque des raccourcis trompeurs, issus souvent d'un orgueil larvé,
qui pourraient être imposés par le moi à la stratégie divine s'il
en reste à se demander « comment faire ». Si donc le
procédé est d'une efficacité extrême, il n'est compatible en
voie de conséquence qu'avec la soumission proprement dite. Si
celle-ci s'effiloche, si la liberté reprend ses droits,
l'automatisme conscient se retire, et l'évoluteur passe à nouveau
par une phase plus personnelle, peut-être indispensable pour
continuer à purger la soif de l'existence individuelle, ou venir à
bout d'un karma particulier, ou encore pour reprendre des forces en
s'enracinant, en laissant faire, quitte à être moins disponible
pour le Divin quelque temps, et, dans cette mesure, le terme de
régression n'est pas forcément approprié si la sincérité demeure
entière. Il vaut mieux considérer, — sur cette carte de la
transformation nécessaire de l'humanité, que différentes vitesses
alterneront dans le processus global, que beaucoup de boucles
s'imposent, repasser par le même lieu intérieur en le « voyant »
différemment selon l'avancée, et qu'en voie de conséquence, le
ralentissement peut s'imposer comme une sorte de nouvelle incubation
avant de revenir à la vitesse rapide. Car le but du yoga supramental
n'est pas de reconstruire une dualité entre l'homme d'avant et sa
personnalité d'une part et, d'autre part, l'homme nouveau qui
habite, selon la volonté divine, les séquences supérieures de la
conscience selon des phases irrégulières, en des moments rares
connectés aux plus hauts pouvoirs de la Conscience, mais bien
d'harmoniser le support de base, la vie biologique et le moi dont
nous avons l'habitude, avec toutes les avancées considérables qui
se produisent dans la perception selon les accents momentanés, et
qui soulèvent l'ensemble, tout en soumettant le corps à un autre
registre vibratoire.
Même
si la perception permanente et ordinaire évolue d'elle-même,
donnant sur une nouvelle image de soi, et un nouveau « monde »
perçu, cent fois plus vaste, il n'est pas souhaitable de demeurer
dans un seul gabarit de perception. La Force agit selon son bon
plaisir, et quand elle insiste sur un lieu déterminé, la perception
du moment se spécialise en accentuant la conscience de cette zone
tout le temps pendant lequel Elle y travaille. Ce peut être
n'importe quel chakra, n'importe quel organe, n'importe quelle
zone du cerveau, ce peut être des combinaisons, et si le Moi profond
reste homogène, il n'en demeure pas moins que chaque jour possède
une teinte différente, avec un apprentissage donné pour la journée
et une proportion variable entre la faculté de recevoir et celle
d'exprimer. Ces paramètres peuvent changer, d'une heure à l'autre,
parfois pour quelques jours ou une semaine entière, qui peut rester
sous l'égide d'un même feeling, d'une même concentration ou
d'une même ouverture absolue, rarement davantage.
La
carte du yoga supramental ne peut donc être figée dans des
structures rigides. Les bases en sont certes fixes, mais leur
expression est quelque peu élastique dans le jeu de la
Manifestation, et soumise à l'âme et à l'engagement particulier de
chaque évoluteur. Le plus essentiel des principes est celui de la
soumission au Divin, qui subordonne les autres, et sans laquelle
l'avancée de la Force ne durera pas longtemps ou sera assez vite
pervertie, si elle n'était là qu'au début et puis qu'elle s'est
retirée, à cause de l'effervescence produite par la rencontre et le
chambardement consécutif à l'arrivée de l'extraordinaire. Si à
certains moments, la soumission n'est plus possible, le candidat doit
le reconnaître sans honte et éviter de feindre l'obéissance
absolue. Il y reviendra quand il aura réglé les problèmes qui
l'ont interrompue, quitte à consentir des périodes moins parfaites,
où il faut en quelque sorte remettre sur le métier des aspects de
la personnalité. A défaut de préciser ces points, la vision du
yoga supramental ne comporterait pas l'itinéraire relativement
souple qui a été le nôtre, et qui a fonctionné, sans être
le même que celui prescrit par Sri Aurobindo, idéal, et qui fait
foi en théorie. Mais si sa connaissance de la concience supramentale
est incontestablement supérieure à la nôtre, le travail entrepris
avec la shakti a été poussé plus loin dans notre personne
sur le plan du corps physique, ce qui est bien conforme à une
« descente » de plus en plus profonde du même Pouvoir,
et le yoga a continué pour nous-même avec succès, après avoir
abandonné l'imitation du système de Sri Aurobindo pour embrasser
notre propre voie, plus souple et plus ouverte à la vie. Chaque âme
étant soumise à une personnalité unique, elle devra donc tailler
son chemin d'une manière particulière, et ne pourra donc pas
toujours emboîter ses propres pas dans les traces d'un autre, même
jugé meilleur. Si les principes demeurent les mêmes, les règles ne
peuvent être suivies aveuglément. D'ailleurs, Sri Aurobindo a
pourfendu lui-même l'imitation spirituelle, qui consiste à
s'affranchir de sa responsabilité en suivant un dogme, dans un de
ses aphorismes les plus violents. « Pends-toi plutôt
qu'appartenir à la horde des imitateurs ».
Le
Divin ne cherche donc pas à obtenir les mêmes résultats avec tous
les candidats, comme se relier à Lui ne représente pas
systématiquement la même chose pour chacun. En revanche, cet aveu
de la différence alors qu'on attend du semblable, pose la question
épineuse des représentations du travail de transformation sous un
nouvel angle, car la concordance entre deux ou plusieurs pratiquants
authentiques ne se trouvera pas dans la similitude de leurs actes,
mais dans leur identité de vision sur la nécessité évolutive du
yoga divin et sa différence par rapport à tous les autres
itinéraires spirituels. La suprématie absolue du Transcendant actif
est défendue comme le principe spirituel supérieur, avec le pouvoir
des quatre shaktis, d'une puissance surprenante. Même si une teinte
subjective et unique donne une forme particulière à chaque
tentative, le corps de chacun devrait vivre des expériences
inédites. Quelles que soient les variations individuelles, parfois
entièrement légitimes, qui empêchent les expériences d'être
semblables dans leur aspect extérieur, il s'agira de trier les
prétentions « supramentales » en trouvant les critères
adéquats.
En
effet, étant donné ce que représente le yoga supramental, — soit
le sommet de ce qu'un être incarné peut vivre, il est loisible
d'imaginer que certaines personnes veuillent à tout prix prétendre
au titre, se poser elles-mêmes la couronne impériale, et jouer un
rôle de leader en bénéficiant d'une image exceptionnelle. Ce genre
d'individus est à tout-à-fait à même de fournir de faux
témoignages, et il n'est pas exclu qu'il en existe déjà un ou
plusieurs, attendant une débandade historique pour lancer leurs
opérations. Les buts des faux yogis supramentaux seraient assez
faciles à découvrir, entraîner des adeptes dans une contrefaçon
de ce yoga, avec d'autres types d'énergie, diaboliques ou
lucifériennes. En revanche, il peut exister trois catégories
d'usurpateurs, les malades mentaux sachant se positionner
verticalement et vivant un chaos d'expériences, les lucifériens ou
appariés conscients d'abuser, et les sadhaks ambitieux qui
pourraient par inadvertance être victimes d'adombrements, et
recevoir donc des entités puissantes s'infiltrant sans se dévoiler
dans leur perception. C'est pour cette raison qu'il semble nécessaire
de connaître parfaitement les principes transmis par Sri Aurobindo,
et de se méfier de ceux et celles qui présenteront des variations
importantes, ou qui prétendront ajouter des points oubliés par le
fondateur, tout en se vantant de leurs expériences « supérieures ».
Les
principes du yoga supramental ne peuvent pas varier et ils sont
complets, descendus du Suprême, comme le dit Mère, et il faudra des
millénaires, en tout cas des siècles dans la cas d'une avancée
rapide, avant que ne se manifeste la moindre péremption, et qu'il
soit nécessaire d'établir les choses sous une autre forme. Mais
pour tous ceux qui n'ont pas touché le supramental, ou qui ont fait
semblant d'y accéder, sa puissance passe inaperçue, et il est donc
très généralement sous-estimé, même par les thuriféraires de
Sri Aurobindo. Les principes sont établis. Servir le Divin, accepter
la Force et les transformations qu'elle implique, descendre dans le
générique, le subconscient puis l'inconscient — nettoyer
l'ashvatta —, tout en restant fidèle au Divin, et même obéissant,
ce que peu de personnes comprennent, car elles s'imaginent peut-être
que « cela va de soi », alors que rien au contraire n'est
plus difficile, toutes les instances de la vie et de la mort jouant à
jeter des bâtons dans les roues pour conserver leur pouvoir et
récupérer le « travailleur des mondes » à un moment
donné ou à un autre. Enfin, la personnalité humaine qui subit ce
travail est un pont entre le Divin conscient et énergétique,
Satchitananda et les quatre Forces, et l'être psychique, plus
profond que le moi incarné soumis au filtre du cerveau, — que
le mental ait été déjà dépassé ou non. Les plans de conscience
à découvrir n'ont pas à se parer de nouveaux noms, car ils
existent depuis l'éternité et Sri Aurobindo est allé suffisamment
loin pour en établir la nomenclature. Les représentations à
travers des témoignages peuvent donc être suspects sous deux
formes, avec l'invention de plans supérieurs qui n'existent pas ou
ne possèdent aucun caractère divin, et qui seraient appelés de
noms fantaisistes d'une part, et d'autre part l'utilisation
usurpatrice de noms divins, comme Agni, Ishwara, Vasudeva, Krishna,
Satchitananda, Purushottama par exemple, ou de noms techniques comme
physique subtil, moi cosmique etc... ne possédant aucun caractère
conforme à l'expérience que leurs signifiés procurent, afin
d'être utilisés comme des « cartes de visite » pour
prétendre représenter une fonction divine. Des individus sans
scrupules ou faibles mentalement sont prêts à baptiser de ces noms
prestigieux le contenu d'expériences subjectives hétérogènes, par
intention délibérée ou par narcissime, orgueil, vanité, voire
naïveté pour les plus fragiles psychologiquement, pour qui les
signifiants sont suffisants sans renvoyer aux signifiés, et qui
seraient tombés dans un océan d'angélisme. Ces considérations ne
peuvent pas être inutiles, en tant que précautions. D'ores et déjà,
le terme supramental est employé à faux par certains, sans
vergogne semble-t-il, mais comme par hasard, le concept essentiel du
paradigme, celui de la soumission au Divin, est absent, et
remplacé par la seule intuition d'une montée psychologique vers le
haut incoercible, et qui ne doit rien à personne, — ce qui
est truculent par la grossièreté du propos.
Mettre
en oeuvre les principes du yoga divin reste très difficile pour le
moment, aussi est-il plus facile pour certains de les modifier, afin
de se persuader qu'ils sont le Divin, alors que cette prétention
sera naturellement infondée. Servir le Divin est le seul point
décisif, et l'instrument n'a aucune importance particulière. On ne
peut donc pas faire « son » yoga supramental. Ou bien il
est authentique, maîtrisé par une âme capable de trouver sa propre
voie vers le Divin, ou c'est une fantaisie. S'il est authentique, le
moi incarné se sait petit, se voit minuscule, — l'univers ayant
décuplé entretemps, et il est souvent ou parfois écrasé par
l'enjeu qui passe à travers lui. Il se met au service de la FORCE
SUPRAMENTALE qu'il reçoit et qu'il doit être capable d'identifier
parmi les quatre. Il se sent entièrement tributaire du Divin, jouit
de ses manifestations supérieures mais ne peut s'accaparer les
expériences qu'il subit (et accompagne) comme faire-valoir
personnel. Il ne cherche pas à être reconnu. Il peut taire ou
évoquer son expérience, le témoignage n'étant pas de l'ordre du
prosélytisme, à condition d'insister sur le Divin, ce qu'Il exige,
et de ne pas s'attribuer un quelconque pouvoir sur les autres, sous
prétexte de les éclairer. Sans le vouloir expressement, le ou la
yogi supramentale peut attirer du monde autour de lui ou d'elle, le
succès ou l'obscurité ne pouvant pas constituer un critère. Le
supramental peut se déléguer dans différentes missions
indépendantes les unes des autres sur le plan événementiel. Le
sadhak s'oublie lui-même pour laisser travailler la, ou les forces
parmi les quatre qui se présentent, et sa vie sociale peut être
exposée ou cachée, riche ou réduite à sa plus simple expression.
Mais il est toujours à l'abri de se prévaloir d'un quelconque
résultat, — quelle que soit sa façon de donner ou
transmettre, car le modèle proprement dit prévoit une très longue
période d'acclimatation au processus, qui devra un jour ou l'autre
freiner la sénescence de manière visible. En revanche, il peut
renseigner en tant que témoin de la chose et non pas en tant
qu'instigateur, ce qui dénoncerait une vision fausse et méprisante
du Divin, et laisserait entendre qu'un schisme pervers se prépare.
Il représente un être en première ligne de l'évolution, qui a
dépassé toutes les traditions, et s'avance dans un inconnu
quasi-inimaginable, ce qui dispense d'attendre que le mutant joue un
rôle convenu. Nous savons peu de choses encore sur la nouvelle
conscience, et l'expérience supramentale n'est peut-être pas
réservée qu'aux seules âmes. Des entités d'un autre type pourront
peut-être s'y livrer, en avouant une identité différente de
l'identité humaine, et seul donc, le contact énergétique avec
elles confirmera ou non leur authenticité.
9/ LA MAIN MISE DE L'ACTION
L'action
s'accapare tout. Même ce qui la dénonce. La collection de faux non
agir constitue un musée. La paresse, l'oisiveté, la négligence,
l'irresponsbilité, l'indifférence, le quiétisme, voilà autant de
choses avec lesquelles on entoure, —ce « on » de la
médiocrité et du nivellement qui devient le roi du monde à la
poupe d'une consommation éventrée, avec lesquelles on entoure sans
se poser de questions, ceux qui ne croient plus à l'action, ou qui
les sélectionnent tant qu'ils n'en mènent que les strictement
nécessaires. On se demande donc ce qu'ils « font ». Les
dissidents font peur. Déjà le petit garçon qui regarde jouer les
autres sans se mêler de participer, on s'en méfie, il nous observe,
peut-être qu'il se moque de nous, qu'est-ce qui peut se passer dans
sa petite tête ? Et pourtant Bouddha n'a pas fait grand chose. Sri
Aurobindo n'est plus sorti d'une petite surface, peu après être
arrivé à Pondichéry, sa chambre et le perron, et il marchait
beaucoup sans aller bien loin, en faisant les cents pas. Pourtant, il
a changé le monde. Il a accompli la chose la plus fondamentale sur
terre depuis plusieurs milliers d'années. On peut donc accomplir
sans agir. Car recevoir l'inspiration divine n'est pas une action,
c'est quelque chose d'indicible, de l'intelligence concentrée, de la
conscience immatérielle qui se déverse dans l'esprit. On peut
préciser qu'elle est éternelle, mais qu'est-ce que cela peut bien
vouloir dire quand on est, de toute façon, pressé ?
S'il
y avait des choses à faire, c'était avant, comme chasser les
Anglais, mais il a trouvé mieux à ne pas faire. Maintenant, elles
se font toutes seules « les actions ». Elles s'écrivent
toutes seules, les pages de la vie divine, elles se
manifestent toutes seules les intentions du Divin, à travers un être
qui reçoit. Tout simplement. Il a peut-être cherché le moyen de
recevoir « correctement », nous n'en disconvenons pas, il
n'a pas trouvé tout de suite parce qu'au début justement, il
voulait trop en faire, trop s'en mêler, et puis un jour il le dit,
j'ai trouvé le moyen. Il ne précise pas. Il y a fort à parier
qu'il a laissé les choses se faire en s'effaçant, ce qui ne lui
était pas « facile ». Lion ascendant Lion, avec Jupiter
à l'ascendant, là où le soleil se lève le grand expansif se
trouve, et deux grands trigones entrecroisés en terre et feu, ça
ne cesse de pousser en avant. S'effacer, cela n'a pas dû être
coton. Un exploit pour lui, mais les choses avaient commencé si fort
dans la prison d'Alipore, avec cette simple phrase, la plus
« chargée » de toute l'histoire, la plus efficace sur un
kalpa entier, « va à Chandernagor », qu'il était prêt
à essayer tout ce qui le guiderait. Même faire abstraction de
soi-même, une drôle de stratégie quand on avait prévu de libérer,
à la force du poignet, un petit continent entier. L'action, même la
plus belle donc, comme celle de monsieur Ghose qui voulait
décoloniser son peuple, peut faire place à quelque chose d'autre, à
condition, naturellement, que ce soit, que ce soit… MEILLEUR !
Et
comme l'action nous séduit tout le temps, pour envisager qu'il y a
meilleur qu'elle, il est nécessaire d'être au courant. Parce qu'il
n'est pas aisé de se dégoûter de l'action. On souffre en amour, on
change de partenaire, oh ce sera toujours bien au début, un nouveau
corps, l'excitation partagée de se donner du plaisir, c'est toujours
ça de gagné, il suffira de s'habituer à chasser la proie qui
viendra dans son lit, et la chasser du lit, et oublier l'avant pour
fantasmer l'après. Et c'est pareil dans bien d'autres domaines.
Conserver le principe de l'action défectueuse, mais changer les
objets qui vont avec, et se donner ainsi le change sans comprendre la
source des échecs, comme si les cibles manquées étaient
responsables du mauvais tir, et qu'il suffisait d'en changer.
(°-°)
Le grain de sel de JAY TOUCOMPRIS
« Déçu
par une religion ? Qu'à cela ne tienne, trouvez celle qui vous va le
mieux, donnez-vous la peine de choisir à la carte, comme au grand
restaurant. La cantine de la religion des parents, non, ça vraiment
c'est du bas de gamme. Un modèle sans option. Dégueulasse, et vous
n'avez même pas à vous donner la peine de contracter un crédit
pour vous l'acheter. Non, à la carte, les menus c'est pour les
pauvres. Qu'entends-je ? Vous êtes végétarienne et vous ne
supportez pas de voir les animaux souffrir, ça vous donne de
l'eczéma ! J'ai ce qu'il vous faut, je vous conseille bien sûr un
voyage pour vous mettre au jus, mais vous ne le regretterez pas, je
vous assure. Pas de problème pour le paiement, j'avance les frais,
avec la petite commission bien sûr. Je suis bien placé sur le
marché, je vends par bouche à oreille. Bref, vous allez à
Palitana, merveilleux, des dizaines de temples en marbre au sommet
d'une colline, la Mecque de cette petite religion-là, en matière de
religion le manque de volume n'est pas un critère chère madame,
tenez des Lotus, des Rolls, des Lamborghini, des Aston Martin,
sont-ce de mauvaises voitures parce qu'elles sont rares ? Ce sont les
meilleures, madame. Les meilleures. Eh bien avec Palitana, c'est la
même chose. Une religion du tonnerre de Dieu, promis juré craché.
Vous vous perdez un peu dans le Gujarat, prévoyez bien d'emmener un
gros thermos, ça peut faire chaud et sec, et vous voilà chez vous.
Ah oui, chez vous ! Vous les verrez balayer devant eux en marchant
pour ne pas écraser les fourmis, et autres bestioles, et le masque
devant la bouche pour ne pas tuer les microbes ! C'est ce qu'il vous
faut. Le patron de la boîte s'appelait Mahavira, je crois, il y a
fort longtemps, déjà. C'est parti ?
Non,
vous trouvez ça ridicule. Désolé, avec votre eczéma, je pensais
que... Une religion sans dieu, parce que vous ne voulez avoir de
compte à rendre à personne, ok, votre oncle vous a violé petite,
c'est ça, bon, enfin ça ne me regarde pas. Mais il fallait le dire
tout de suite, chère madame, il n'y a que ça en Asie, des religions
sans dieu. Vous savez exactement ce que vous avez à faire, ça
structure grave, et aucun juge, pas de sanctions, rien, la liberté
absolue. Dans le haut de gamme, malheureusement, il faut aller loin,
enfin je prête, je vous l'ai déjà dit. Ce qui marche bien, ne
vendez pas la mèche, car c'est le côté artisanal qui est
appréciable, je vous propose l'initiation Sashimi-Fujiyama, un must,
que je ne réserve qu'à mes meilleurs clients. Campagne paumée sur
une île japonaise, avec de merveilleux kakis qui pendent des arbres,
comme de petits soleils couchants dans une mer de galaxies, puis le
mélange, le mélange exceptionnel qui fait la réputation du lieu,
zen et shintoïsme dépouillé. Vous remplissez votre tête de vide
au commandement du maître, ça chasse les soucis et renforce le bon
sommeil, et vous agissez pour conserver le folklore, en vous laissant
bénir par quelques fées je crois, des miniatures de Dieu, ça ne
prête pas à conséquence les fées, ce ne sont pas elles qui vont
vous demander quoi que ce soit. Non plus ! Trop de protocoles, je
vous comprends, rassurez-vous.
Le
bouddhisme, tout bêtement, révisé nouveau siècle ! Avec opération
chrirurgicale à Bangkok, comme pour les silicones, ils sont bons ces
thaïs, vous savez, c'est cher, mais je prête: extraction sous
anestéhésie générale, de la peur, et de tout désir qui ne mène
à rien. L'affaire du siècle, chère madame. Pour l'élite de mes
clients. Oui, un peu cher, mais plus de frustrations après ça.
C'est très au point, vous savez, sinon je ne me permettrais pas.
Comment ils font, je n'en sais rien, mais que des louanges. Quoi,
quel bruit qui court ? Qu'ils parviennent à extraire la peur comme
l'appendicite et qu'après on se fait écraser dans la rue parce
qu'on n'a plus du tout conscience du danger ? Des mauvaises langues,
ou alors, une fois sur mille, on ne fait pas d'omelettes sans casser
des oeufs. Comment savoir si vous n'êtes pas dans le lot du 1 pour
mille ? Mais il fallait le dire tout de suite, madame, j'aime les
clients exigeants. Des examens supplémentaires, malheureusement hors
de prix, mais c'est de votre vie qu'il s'agit, on ne lésine pas avec
ça ! C'est vrai que ça vous ferait une belle jambe de ne plus avoir
peur de rien, et de sauter du vingtième étage pour voler, je n'y
avais pas songé, je regrette. Personnellement, je n'aime pas la
chirurgie, mais je dois bien servir ma clientèle, non ? Alors je ne
vois pas.
Une
religion sans dieu, et qui vous permettrait de faire tout ce que vous
voulez, sans avoir de compte à rendre à personne ! Non, ah si. Le
veau d'or, chère madame, consommez, faites votre shopping
religieusement, je conseille le carré autour de l'avenue Montaigne,
Vuitton, il faut y aller tôt, les niaquoués font la queue. La voilà
votre affaire. Vous n'achetez pas encore assez religieusement, c'est
tout. Je l'ai bien vu dans vos yeux, dans votre manque d'assurance,
aucune conscience religieuse, ni de l'achat ni de la dépense qui va
avec, peut-être aucune conscience religieuse du gain, et ça, c'est
grave, ça ne présage pas de l'avenir, mais je peux encore vous
sauver, n'ayons pas peur des mots... Vous ne vous consacrez pas au
shopping comme une vieille bigote va à la messe, ça cloche, vous
n'y croyez pas, vous faites ça en dilettante, distraite, sans vous
impliquer vraiment, et ça ne marche pas, ça ne remplit pas votre
coeur et ça vide votre porte-monnaie, une très mauvaise
combinaision. Il faut s'engager, agir. Adorez l'objet et vous serez
heureuse: pas de pénurie en vue. Des objets, il n'y a plus que ça,
et vous pourrez choisir les objets que vous aimez, vous les
approprier. ILS SERONT A VOUS ! Faire les magasins jusqu'à
l'épuisement... Se flageller si l'on trouve le même article moins
cher une fois qu'on l'a déjà acheté. Faire demi-tour illico
presto. Le rendre, se faire rembourser en faisant un scandale, c'est
une religion, le veau d'or, madame, la religion des riches, de ceux
qui mènent le monde... mais je prête naturellement, et la cerise sur
la gâteau, c'est que plus je prête en une seule fois, moins les
intérêts sur le capital empruntés sont élevés. En revanche,
c'est le revers de la médaille et je ne vous le cacherai pas
davantage, ça vous coûtera les yeux de la tête, car il vous faudra
plus longtemps pour rembourser, et je facture l'érosion de la
monnaie; sinon j'irais à la ruine, et je prélève aussi tout de
suite la première année d'interêts, je la garde, je la conserve,
ça fait une petite garantie. Des mauvaises langues disent que c'est
de l'usure, et que je prête moins que prévu. Non: je prête ce qui
m'est demandé, et me rembourse tout de suite en partie, c'est
différent. Enfin, ce sont des détails. Mais oui, le veau d'or,
c'est ce qu'il y a de mieux, très en vogue à l'heure actuelle, même
les pauvres veulent y venir, et faire comme les Etats, emprunter
jusqu'à plus pouvoir rembourser, et oublier ce malheur en empruntant
davantage. C'est le moment, chère madame, le moment. Et là, vous
pourrez consommer religieusement, je vous l'assure. Vous
pourrez vous prendre pour un people, traîner avenue Montaigne,
hésiter entre Dior et chanel, et si c'est trop facile, Saint-Laurent
pour corser le choix, et puis encore un autre, un italien tiens, pas
de racisme je vous en conjure, enfin Saint-Laurent… Pour ce qu'il
en reste de la taupe, il est mort au travail le pauvre, il s'est
enrichi pour rien, heureusement que la gauche en a profité. Bref, la
vie rêvée, ne vous déplacer qu'en taxi, laisser des arrhes
partout, réserver, réserver des produits que vous n'achèterez pas.
Les gaspiller les acomptes, choisir au dernier moment l'article, la
robe unique, la voiture, le manteau, que vous avez
arrêté, parmi vos coups de coeur. Vous aurez pu vous imaginer un
moment que toutes ces choses vous appartenaient en même temps.
Quelle jouissance, non ! Puis abandonner certaines commandes avec
dédain, certes, vous aviez commencé à payer, c'est la moindre des
choses pour éviter qu'elles vous passent sous le nez, pour avoir le
pouvoir il faut bloquer pour soi en lâchant du lest, mais après
réflexion, hein, qu'est-ce que le gaspillage ? Cet argent est perdu,
envolées les arrhes, qu'est-ce que ça peut bien faire: vous pouvez
vous le permettre, c'est ça qui compte. C'est au-delà de
l'érotisme, c'est le fin du fin de jeter l'argent par les fenêtres,
d'oublier un article à moitié règlé, c'est la classe, vous n'en
aviez pas besoin dans le fond, mais le principe, l'action, c'est le
shopping. C'est ça le but ! Le shopping, nez au vent et pouvoir
craquer sur n'importe quoi. Une robe qu'on ne portera peut-être
jamais, la belle affaire, mais elle sera là et on pourra faire la
moue une bonne heure avant de se décider. C'est une soirée
importante. Avec ou sans décolleté. Sans, tant que je n
'aurai pas mes nouveaux seins. Et comme vous êtes détachée du
fruit de l'oeuvre, vous laissez tomber certains achats en cours de
route, vous gaspillez des fortunes en lacunes. Quelle classe, quelle
noblesse, quelle liberté ! Cela aurait pu m'appartenir, mais j'y ai
renoncé ! Tout le monde se damnerait, que dis-je, tout le monde se
damne pour ça. Moi, j'appelle ça du grand luxe, de gaspiller les
arrhes, de donner les acomptes, d'acheter à moitié et puis
d'abandonner la convoitise, vous tenez le haut de pavé. Et enfin,
des petits détours rituels à la Madeleine comme cerise sur le
gâteau, et dévaliser Fauchon, et offrir un caramel mou au roumain
dépenaillé à la sortie. Et la jouissance de la dernière
transaction de la journée.
Pur délice. Hésiter sur quelle carte de crédit on va aligner la
facture, se faire tout un cinéma avec ça, non pas avec celle-là
desfois que je serais déjà à découvert, sur celle-là, ça
équilibre, et pourquoi pas la petite dernière qui vient d'arriver,
oui c'est le moment: à moins de six ou sept banques, vous ne jouez
pas dans la cour des grands. Et enfin, voir la caissière pâlir de
jalousie, à qui vous faites bien sentir qu'elle n'est rien, qu'une
plante verte qui n'existe pas pour vous. »
10/ LA MANIPULATION DU LIBRE ARBITRE
Vous
commencez à voir où je veux en venir. La manipulation du libre
arbitre, c'est le but du pouvoir politique, religieux, sectaire. Vous
mettre devant un choix, mais se débrouiller pour que vous
choisissiez un terme de l'alternative, — et surtout pas
l'autre. Cela a bien marché jusqu'à présent. Des siècles à
effrayer avec la peur de l'enfer, et puis pour certains la carotte,
avec un paradis bourré de belles filles qui ne demandent que ça,
même aujourd'hui ça marche encore, et ça permet de tuer dans le
métro sans coup férir, loin de chez soi. Pour une vision
supramentale, l'abeille fait mieux. Mais remonter la piste est
difficile. Comment ce procédé qui devait permettre de ne pas aller
droit dans le mur, d'avoir l'impression de marcher selon son propre
bon vouloir, est-il devenu la proie des puissants ? Jusque dans nos
démocraties, scandées par des referendums. Il faut obtenir des
suffrages. Pousser à voter pour soi. Rien de plus facile, proposer
ce qu'attend l'électeur et qu'on ne fera jamais. Le but, c'est le
pouvoir. Difficile à avaler, mais notre libre arbitre ne nous
appartient pas tant que ça. D'autres veulent mettre le grappin
dessus. Des hommes et des femmes, et puis en amont, les forces de la
nature. Parfois c'est de bonne guerre, c'est la vie qui s'amuse, et
on sent qu'il faut dire deux ou trois gros mensonges pour séduire
une fille qui nous fera grimper aux rideaux. Si l'on observe bien, on
voit le rajas arriver dans la pensée et proposer le mensonge
adéquat. On allait dire la vérité, oui je suis marié, mais enfin
vous me plaisez vraiment et tout change dans la vie, et rajas
remplace, bien sûr que je suis célibataire et seul depuis
longtemps, c'est si rare qu'une fille me plaise, et même je n'en
voulais pas, mais avec vous c'est différent. En même temps la zone
génitale fait coucou c'est moi. C'est amusant. On se voit avec un
petit diable rouge malicieux et de jolies petites cornes sur l'épaule
gauche, il se régale, et si l'on est troublé, l'ange gardien
déboule sur la droite, tout blanc, tout immaculé, avec ses ailes de
colibri, et il dit non, pas ça. Tu as tes chances sans mentir, ne
tombe pas dans le panneau, ou pense à ta femme et renonce.
Mais
que le libre arbitre soit manipulé par les guna ou quelqu'un
qui nous influence, peu importe, il nous échappe plus souvent que
l'on ne l'imagine. Reconnaître cela est la seule issue: les dés
sont généralement pipés. Prétendre qu'on évalue correctement
l'opportunité de deux directions qui veulent manger le moment qui
s'avance, c'est parfois vrai, parfois faux. Quelque chose
d'inconscient peut aiguiller plutôt ici que là, et si vous voulez
vraiment savoir ce que c'est, je vais vous le dire. Indépendamment
de leur validité objective, deux itinéraires qui s'arrachent nos
pas peuvent résonner en faisant bouger les lignes, pas encore
vraiment conscientes, mais juste en-dessous, de nos peurs et de nos
désirs. Si je défonçais les portes ouvertes en disant cela, c'est
que la chose aurait été vue et transformée. Nous ne vivrions pas
dans un monde de bourreaux et de victimes. Il y aurait autre chose,
des choix solidaires par exemple, des partages, des stratégies
communes à grande échelle. Les solutions objectives prévaudraient,
celles qui mènent quelque part, et qui sacrifient au passage des
intérêts personnels nauséabonds et des privilèges.
Mais
cela ne fonctionne pas comme ça.
Pense
comme moi et ça me rassure, je suis prêt à te faire prendre des
vessies pour des lanternes. Ta liberté, lâchons les chiens
maintenant, ta liberté, ça m'arrange que tu y crois alors que je te
possède, que je t'aiguille, que je te mâche le travail, que je
t'impose ton chemin. Et cela provient donc de partout. Des parents,
parfois des amants, des conseillers financiers qui doivent fourguer
quelques plans toxiques, et entrelarder une gestion saine de petits
produits sales, ni vu ni connu. Cela peut même venir d'une « voie »
mal comprise. Ne pas manquer l'heure de méditation journalière,
sinon, les progrès tombent à l'eau. Ne pas oublier l'existence de
Dieu plus de trente-trois minutes, sinon l'on n'obtiendra pas le
samadhi. Y penser sans arrêt, réduire le temps pendant lequel on
L'oublie. Si cela ne dépasse jamais les trente-trois secondes, alors
oui, on se débarrassera de la réincarnation. Pour une vision
supramentale, la pureté souveraine du tigre est supérieure. Quand
le Divin est automatique, il ne se trompe pas. Autant dire la vérité
au risque de se faire lyncher: l'homme est l'erreur de Dieu. Le libre
arbitre avait permis, avant le début de ce siècle, de détruire
dix-sept fois la terre avec les armes atomiques. Ce n'est pas un
animal qui en serait capable, hein, il reste cohérent avec le tout,
lui. Dix-sept fois. C'est comme les peines de prison aux Etats-Unis,
si elles durent plusieurs siècles, on est vraiment rassuré.
Autrement on a des doutes. S'il sortait accomplir ses crimes une fois
mort, hein, deux précautions valent mieux qu'une. Dix-sept fois !
Bon, disons que le calcul avait été exagéré, six fois. Six fois
c'est déjà beaucoup trop: une seule fois suffit. Et la bataille
cessera faute de combattants.
Que
va devenir cette erreur de Dieu ? Va-t-il se détruire, l'homme,
consciencieusement, dépassé par les événements, comme d'habitude
? Ou comprendra-t-il enfin sa fuite en avant ? Que loin d'être
libre, il est enchaîné au choix, du matin au soir, et dans
tous les secteurs de l'existence. De la tartine beurrée ou
confiture, du thé au café, jusqu'à la position métaphysique, se
moquer ou non du sens objectif de la conscience. Coincé du matin au
soir, avec les tentations et donc les frustrations, avec les passages
à l'acte et donc les remords, si la sexualité devient encombrante.
Et même avec les sentiments, même chose. Ces femmes supérieures
qui aiment complètement, et qui sont à la merci d'un nouveau coup
de foudre qui va les couper en deux. Ces enfants plus intelligents
que leurs parents, partagés entre obéir à un ordre stupide ou
s'affranchir, et en subir des conséquences disproportionnées. Ces
soldats à qui on demande de tuer un prisonnier, alors que la guerre
est finie, et qu'il ne s'agit plus que de vengeance !
Antigone
est chacun de nous. Obéir en désobéissant, désobéir en obéissant
à autre chose.
Il
n'y a pas d'autre tragédie que de ne pas pouvoir embrasser tous les
chemins en même temps. Car l'Infini nous appelle, et cet
écartèlement entre les points cardinaux, c'est la souffrance de
Dieu qui paie son erreur. On retrouve cela, exprimé très nettement,
dans le dessin des énergies natales, l'horoscope, que l'Occident
méprise comme tout ce qui est profond et dépasse la raison du
tiroir-caisse. Une croix, comme celle de l'autre au nom duquel les
pires atrocités ont été commises pendant plusieurs siècles. Une
croix donc, c'est nous, c'est moi, c'est vous, c'est celui qui ne
veut pas le reconnaître. Des racines en bas, une antenne en haut, le
sentiment du moi et celui de l'altérité à l'horizontale. Quatre.
Quatre branches. L'un transformé en temps et en espace c'est 4, et
avec le cinq, il explosera dans le libre arbitre, c'est-à-dire tout
et n'importe quoi, — de préférence n'importe quoi pour me
prouver que je suis unique. Tout ça à cause de l'étendue, nord sud
est ouest, et de la durée, la grande horloge des cycles, nuit jour,
enfance vieillesse. Même si aujourd'hui et demain sont identiques
d'un point de vue physique, strictement équivalents en pixels en
quelque sorte, — l'un précède l'autre et l'autre lui
succède. Inévitable… L'ordre de la succession, qui faisait
sourire René Guénon, pour la bonne raison qu'il avait découvert
les principes éternels. Valides hors du champ, hors du temps, hors
du qu'est-ce-que je vais en faire puisque je ne les connais pas,
moijepersonnellement.
Certains
en ont assez. Ils visent avec les moyens du bord de traverser le
grand Vide, de ne plus se réincarner, de gagner le paradis éternel,
comme ces braves grenouilles de bénitier, ces erreurs de Dieu
particulièrement touchantes, car c'est plein de bonne volonté qui
ne mène à rien et de malveillance sacrée qui rend malades les
voisins. Nous ne savons pas pourquoi, mais qu'il y ait autant de
choix à faire dans la vie, c'est-à-dire qu'elle soit aussi
compliquée: quelque chose cloche. Mais si vivre peut devenir autre
chose, n'enterrons pas tout de suite la Manifestation. Peut-être que
l'homme finira par comprendre qu'il échoue sans le Divin, et qu'il
se débarrassera autant de son arrogance athée que de ses croyances
religieuses qui le manipulent. Car le Divin est devenu disponible
pour notre espèce. On ne sait pas où exactement, ni depuis quand,
mais ça cloche. Les gnostiques disent que l'espèce a été
trafiquée. En tout cas, oui, ça cloche. Car le libre arbitre n'a
jamais mené à la liberté, mais à l'aliénation. Et c'est cela le
problème à résoudre. D'être moins sous influence, de l'autre, de
la nature, ou même de « Dieu » quand il n'est qu'un pur
fantasme, ou pire un manipulateur... Le problème, c'est d'être
moins « partagé ». Alors bien sûr, il y a une solution.
C'est la substitution. Mais c'est de la mécanique de haute
précision. Il faut connaître toutes les pièces du moteur, et en
mettre un autre à la place. Oui, le libre arbitre est un
« fonctionnement ». C'est quelque chose qui s'empare du
mouvement incoercible de la vie, et le dirige tant soit peu. Diriger,
disons que c'est un bien grand mot, disons plutôt qu'il
« l'oriente », car rien ne laisse entendre que cette
orientation soit à chaque fois une direction, c'est-à-dire que cela
mène quelque part... Perdre le libre arbitre, c'est faire n'importe
quoi, tout le monde le sait. « Le pauvre il n'a pas pas toute
sa tête. Il finira à l'asile. » C'est donc une manière de
surfer le grand Yang, le déroulement pur de la vie, de tenir tête à
cette vague dans laquelle nous sommes pris, en équilibre, et si nous
n'avons pas la présence d'esprit de nous tenir debout, ce sera
peut-être pire. Noyé dans le rouleau dont on ne remonte pas. Il ne
faut pas tomber. Et le libre arbitre n'est rien d'autre que ça, un
système d'équilibre, une homéostasie, pour les savants
et amateurs éclairés du Mystère, un protocole, pour savoir
jusqu'où ne pas aller trop loin, dans ce qu'on s'interdit et ce
qu'on se permet. C'est un phénomène de censure d'une part, beaucoup
de choix sont des chemins d'évitement, gare aux écueils, et un
phénomène de motivations d'autre part: beaucoup de choix adhèrent,
épousent, reconnaissent, s'embarquent avec enthousiasme vers une île
— un but.
S'il
faut donc le remplacer, ce logiciel originel, fondamental pour
l'espèce, puisqu'il la distingue de toutes les autres, la
substitution devra être aussi performante ou davantage, et permettre
elle aussi au moi de fonctionner. Ou bien l'on prélève le libre
arbitre et, si rien ne le remplace, c'est pire, comme la lobotomie,
ou bien il est remplacé par quelque chose de plus cohérent encore,
ce qui garantira que les actes et gestes continuent, tout en
maintenant la conscience des directions de l'espace et du temps. Et
il est vrai que trouver «mieux » que le libre arbitre n'est
pas la porte à côté. Cependant il y a mieux. Plus cher sans doute,
et personne n'est obligé de payer un tel prix. Beaucoup aiment
frimer, et pour ces derniers, il est évident que la verroterie sera
toujours préférable aux pierres précieuses, et que des
contrefaçons peuvent faire autant d'effet que de vrais bijoux, sans
avoir à se ruiner. Mais ceux pour lesquels la conscience ne s'arrête
pas à leur propre histoire, et qui sentent donc qu'ils partagent un
secret monstrueusement profond et caché avec les autres, pour eux
seulement, la solution impensable, c'est-à-dire la soumission au
Divin, viendra remplacer le libre arbitre. Fatigué d'avoir à
choisir entre la peste et le choléra, fatigué des tentations,
fatigué de voir le présent s'écouler sans qu'on puisse le retenir,
comme le sable du sablier, et sans savoir non plus ce qu'il donne et
ce qu'il faut en conserver, l'individu libre peut abdiquer cette
soi-disant liberté trompeuse et s'ouvrir à une stratégie inconnue.
Oui, de guerre lasse, certains s'en remettent au Divin, et s'en
portent beaucoup mieux. Dans l'ensemble. Sur des points particuliers
c'est discutable au début. La transition est difficile. Il y a moins
de satisfactions sensibles, toujours en vertu du même principe,
faire prévaloir le conscience sur la nature, mais cette perte n'est
pas nécessairement douloureuse. C'est plutôt rajas qui se
plaint, qui revient à la charge, qui regrette la confusion avec le
grand mouvement, ces choix personnels et dangereux qui allaient se
gaver de jouissance en prenant le risque de l'addiction. Et si
l'addiction ne se passait pas au niveau sexuel, rajas pouvait la
conseiller sur un autre champ, la drogue, l'alcool, le pouvoir, et
même l'érudition. L'Eros s'empare parfois de la tête, et il se
croit supérieur. Et même le travail. Il y a des intoxiqués du
travail, ce qui permet de faire d'une pierre deux coups, et de se
droguer à l'argent par la même occasion. Toutes ces analyses
seraient gratifiantes, — en tant que rappels pour fonder un
socle didactique, si elles ne traînaient pas derrière elles la
misère du monde, l'exploitation de l'homme par l'homme, la
manipulation du libre arbitre du faible par le fort, qui lui fait
croire à l'enfer le temps que ça marche, et qui se
recycle... Aujourd'hui le fort fait croire à l'eden de la
consommation, je suis parce que j'achète, et si je n'ai pas de quoi
acheter du vêtement de marque, je ne suis personne. Je vais donc
vendre de la drogue pour être quelqu'un. Non, ce n'est pas une
parodie, mais un raccourci pour exprimer la loi du mensonge. La
manipulation. Orienter le désir, et utiliser le désir de l'autre
pour servir le sien. C'est efficace, et c'est la mort assurée pour
l'espèce.
11/ LE POTENTIEL EVOLUTIF
|
Si
j'étais allé voir le directeur de l'établissement où j'étais
interne en 1968, pour lui avouer que je faisais le mur une fois par
semaine, je n'aurais pas servi ma propre cause. Je le vois mal me
répondre, puisque c'est vous je vais vous donner les clefs, ça vous
évitera de prendre le risque de vous casser la cheville, mais ne le
dites à personne.
|
Je
suis en train de faire un travail de boucher, et ça ne sent pas très
bon. Je désosse l'homme, comme Sri Aurobindo l'a fait d'une manière
plus indirecte dans Savitri. Pour l'un et l'autre, nous n'avons aucun
effort à faire pour voir les choses ainsi, et si nous le supportons,
c'est parce que nous savons que le Supramental changera la donne, que
l'amélioration se prépare. Sinon, ce serait insoutenable. Et cela
sent mauvais, car, en dépit d'une jubilation que j'affiche
spontanément, par exemple dans les passages ironiques qui permettent
à Jay Toucompris de déblatérer, tout ce que je suis n'oublie
jamais la dimension noire, que j'ai décidé de combattre, qui est
toujours là et menaçante. J'ai à l'esprit les millions d'injustice
perpétrées au nom de la justice et les millions de crimes assouvis
au nom du bien, et les tortures infligées au nom de la Vérité, et
comme je n'en veux à personne, et que je ne cherche pas non plus à
« traîner dans la boue » cette pauvre espèce humaine,
d'une incompétence remarquable et jamais démentie, je me contente
de désigner le coupable. Et c'est le libre arbitre. Car s'imaginer
que ce simple logiciel destiné à mesurer des options virtuelles
(puisqu'elles ne se sont pas encore produites) pour évaluer la
meilleure, est indépendant des forces de la vie, c'est peut-être la
plus grande escroquerie de toute l'histoire. Nous serions d'un côté
une bête qui fait pipi caca, et de l'autre, un esprit responsable et
qui parle, clairvoyant, toujours aux prises avec la question de la
meilleure solution, en disposant d'une objectivité irréprochable.
Comment le libre arbitre pourrait-il être séparé des tripes, ou
comment pourrait-il les mettre de côté pour prendre des décisions
« objectives » qui ne tiendraient pas compte de notre
corps, de ses peurs, de ses désirs et de ses besoins ? La question
n'a pas été résolue. Et pour différentes raisons. La pire de
toutes, c'est sans doute cette rumeur qui se prend pour de la belle
intelligence, et qui voudrait que l'homme ne changeât point. Rivé à
son territoire, il défend ses frontières personnelles l'arme au
poing et la bave à la bouche. A la rigueur, nous pourrions
l'admettre pour l'espèce tout en reconnaissant que les contraintes
matérielles l'empêchent de changer: il faut travailler, perdre
son temps à gagner sa vie, le Divin, c'est un luxe pour étudiant
de carrière, etc... « ll n'y a rien à résoudre, ne vous
tracassez pas, qui veut faire l'ange fait la bête, ne luttez pas
contre l'entropie, et ne vous imaginez surtout pas que l'homme
évolue. »
Mais
alors que faire de l'exemple des dissidents ?
Ils
ont changé, eux. Et à part de très rares numéros qui se croient
supérieurs, les dissidents se logent à la même enseigne que les
autres. Ils sont des hommes. Ils sont venus par la naissance
biologique, parfaitement animale: un petit corps sort d'un autre,
c'est même peu ragoûtant parfois quand on s'envole très loin, avec
ce côté empirique, la mère qui ne sait pas trop où elle en est la
première fois, avec beaucoup de peur, du sang, de la douleur, un
cordon à couper, le bébé tout froissé, qui mettra longtemps à
comprendre où il est tombé, et qui se demandera même, quelques
années plus tard, si ça valait vraiment le coup de venir. Il a des
boutons, les filles ne le regardent pas, ses parents le méprisent ou
presque, et son sexe se dresse à tout bout de champ, la nuit, le
jour parfois, et la belle liberté de l'enfance s'est enfuie. Le
corps est là. Plein de vigueur, mais la vigueur ne l'intéresse pas,
il aimerait bien la partager, et tout lui dit qu'il n'y a rien de
mieux à prévoir, rien de mieux à faire. Cette épine du sexe
donnera le meilleur et le pire pour tous, et pendant longtemps,
l'amour et l'extase, le désespoir par dépit et le meurtre par
jalousie, la prostitution et la famille, la frustration et l'identité
fusionnelle, les noces et l'adultère, le viol et l'orgie. Mais c'est
cela qui assure, sans passer du coq à l'âne mais en prenant le
chemin le plus court, que les principes éternels perdurent dans la
Manifestation, qui s'est débrouillée pour perpétuer la vie tout en
nous forçant à le faire: à dix-huit ans, on ne pense qu'à ça,
dès que l'esprit n'est plus rivé à quelque chose, et ça n'est pas
prêt de finir, et si ça se termine bien plus tard, les petites
pilules bleues prolongent. Nous y sommes jetés, nous, les êtres
humains dans la dualité, dans le désir de l'espèce d'un côté et
dans l'énigme de son propre moi de l'autre. Avec l'amour comme
ciment, pour les plus soucieux de tout faire marcher ensemble, et qui
montent et puis tombent de haut. A nos risques et périls, nous
sommes à mi-chemin entre la soif de l'existence individuelle,
héritée de la mémoire évolutive avec l'exigence sexuelle qui la
caractérise, et l'Infini au-dessus, — qui possède un Etre
purement immatériel, décliné en des dizaines de plans
transformateurs, accessibles à qui s'y donne.
Bien
qu'admirablement conçu, le corps enferme la soif de l'existence
individuelle et y est soumis. Le foetus masculin possède déjà,
quelquefois, des érections, ou bien le film qui l'établit a été
truqué. Sans la vitalité, il meurt le corps, et il n'y a pas
trente-six vitalités non plus. Entre l'énergie physique la plus
matérielle, et donc la plus inconsciente, et la belle pensée coucou
c'est moi je pense donc je suis, une séquence interminable est gérée
par la seule puissance de vie, qui décline une gamme conséquente de
désirs, à vrai dire inépuisable, dont le centre est le besoin de
reproduction. Et si le libre arbitre permet en partie de « penser
à autre chose » que le besoin vital, l'animal reste en dessous
tout le temps, manger, boire, dormir, et ce que vous savez qui
fabrique des bébés.
Le
libre arbitre ne donne pas le Divin clés en mains. Il le fait
reluire dans le lointain. C'est tout. D'ici la transformation
accomplie, le samsâra veille. Elle se nourrit d'illusions, la
vie, que demain sera meilleur, que le désir alimente l'amour, que la
mort est un abîme ou une simple formalité, et si Bouddha dit que
ces illusions sont entretenues par le désir et la peur, Lao-tseu dit
qu'elles le sont par le sentiment de séparativité, et Jésus par le
manque d'attention à l'autre et l'accrochage à l'apparence: la
richesse, la lettre des lois religieuses, la bonne figure hypocrite
de la morale. Quant à Sri Aurobindo, il clôt le débat. Tout cela
est terriblement normal: l'homme est en gestation, un brouillon
raté, mais s'il y met du sien — là est toute la question
— le brouillon manqué devient un individu remarquable, conscient,
accompli, rempli d'une connaissance sans entraves, d'un amour
profond, d'une grande reconnaissance pour chaque moment donné à
vivre. Et il apprend à devenir conscient sans que cet apprentissage
ne puisse plafonner.
Il
est donc l'écorce du Divin, l'homme, mais il en possède la graine,
encore faut-il qu'on sache la faire pousser. Briser l'écorce — la
soif de l'existence individuelle, et passer à autre chose:
l'être qui n'est plus du moi, ou bien qui s'est juste appuyé
dessus, et qui a absorbé l'univers tout en étant lui aussi,
englouti dedans. Ce qui fait exploser le territoire personnel ou bien
l'étend jusqu'aux galaxies, mais cela revient au même. Des
frontières fondent, des murs s'écroulent, le mental voit, et ne
pense plus à partir de grilles de lecture biologiques ni
territoriales. Développer le centre de conscience. Mais non
dans le rouge de la passion et de l'adhérence instinctuelle à la
durée magique. Non, dans toutes les couleurs harmonisées, dans un
système de miroirs infini. Je me donne au Tout et il se reflète en
moi. De cercle en cercle. Le ki, le Tao, puis le supramental. Il faut
fendre en deux le libre arbitre, reprendre à son compte, mais pas
n'importe comment ce serait encore une fuite, la fameuse formule:
Seigneur, que ta volonté soit faite. Mais cela n'est possible
que si l'on ne triche pas. Si l'on sent qu'une souveraineté de la
Conscience est bien là, présente et cachée, une Présence
écrasante, dans le tourbillon de l'atome, dans de l'intelligence
concentrée, dans de l'amour vibratoire... « Idiots »,
disent les petits maîtres, convaincus d'être allés au bout de
l'homme, et qui ne pensent plus. Bande d'idiots, vous vous attachez
au devenir: c'est une erreur. Mais ils se trompent les éveillés
endormis dans le grand silence. L'éternel qui commence à infuser la
matière du temps, ce n'est pas du devenir. C'est autre chose. Une
mutation. Une nouvelle respiration pour la terre. La faillite,
dans un laps de temps qui est encore incertain, de la conscience du
territoire. Je suis ce que je vois avec mes yeux physiques, je suis
ma naissance et son prolongement, eh bien, cette vision des choses,
le Divin a décidé de l'abolir. Il est temps de voir avec l'oeil
intérieur ou de disparaître. Et l'oeil intérieur casse les lois de
l'ignorance. Les règles du répétitif.
Il
trouve le passage.
Le
libre arbitre, qui est en réalité une sorte de girouette
autoprogrammée, devrait répondre à cela, la prédation tutélaire
et l'idéalisme impuissant ? La guerre et les voeux pieux ? La
violence et la caresse ? C'est beaucoup trop lui demander à ce
petit comptable sourcilleux. Traiter des contraintes innombrables et
s'en tirer par une sélection ? On ne choisit que son maître et son
propre mode d'esclavage. Trouver les solutions par principe, non, il
n'y parvient pas le petit comptable, avec ses deux petites colonnes,
il faut contre il ne faut pas. Une colonne rouge, attention danger
mais ça bouge beaucoup, et une colonne bleue, on assure les
arrières, mais il ne se passe pas grand chose. Le sang et le ciel.
Satisfaire le désir ou non, éviter ou prendre, tourner à gauche
c'est bien, mais à droite aussi, que faire ? Depuis longtemps, les
individus les plus exigeants savent que « choisir » est
insuffisant et que les critères sont plus élastiques que les
meilleurs caoutchoucs, traités pour une extension maximum. Si l'on
n'y prend garde, on peut même développer deux argumentations
contradictoires, qui chacune défendra l'itinéraire inverse de
l'autre. Très à la mode, quand une culture est en perte de vitesse.
Tout se vaut, allez, à chacun sa vérité. Toutes les orientations
deviennent légitimes, alors que les directions se perdent, et que
les caps s'évanouissent. La dérive l'emporte, il n'y a plus de
mieux ou de pire, tout se défend selon le point de vue d'où l'on se
place. L'objectivité est devenue subjective, le mensonge la vérité.
Nous en sommes exactement là, aujourd'hui. La déontologie de
l'Acte se meurt. Un Léviathan pousse en avant le monde, avec des
types qui savent taper dans un ballon et qui gagnent une fortune
chaque mois, tandis que les infirmières surchargées de travail
peinent à joindre les deux bouts. Normal, de quoi t'indignes-tu, mon
frère ? Le samsâra est une grande mystification, le mensonge y
prend des airs de vérité, et la Vérité, qu'elle existe ou non,
est à quatre mille années-lumière. Ne cherche pas dans la vie
autre chose que ce qu'elle est: une compétition dans
l'appropriation. Au-delà, votre ticket n'est plus valable. Le mieux
s'enfuit comme un dératé devant une peur panique ou un désir
volcanique. Le mieux, c'est ce qui reste quand la nature est repue,
fatiguée, qu'elle démissionne, et elle ne reste pas longtemps le
bec dans l'eau. Elle revient vite à la charge. Désirer, obtenir,
manigancer, calculer, jouir, s'accaparer, manger, avaler, prendre,
dominer... et même, dans triompher il y a souvent un
minuscule arrière-goût de sang comme la mémoire de la guerre. Une
petite émotion de domination sang de boeuf, une drôle de
satisfaction. Encore faut-il aller voir au fond la substance de la
perception.
12/ LA DECHIRURE DU TEMPS
Alors,
bien sûr la pensée supérieure s'en est-elle mêlée, de la
faillite du choix, puisque dès que l'on gratte derrière l'échec
des stratégies historiques, on en revient aux critères
décisionnels. Et la philosophie a répondu d'un commun accord.
Sommes-nous libres, et si oui quel en est le meilleur usage, de ce
libre arbitre, le grand différenciateur d'egos ? Ne pas
compromettre le long terme pour du court terme. Voilà, le tour
est joué. Ecarte ce qui est bon, si ça ne l'est que sur le moment
tout en laissant un mauvais sillage. Débrouille-toi pour que le
présent ne laisse pas de traces compromettantes pour ton avenir.
D'ailleurs, on cache beaucoup de choses. Une liaison adultère, les
pots-de-vin, on ne dit pas à son médecin qu'on s'est remis à la
tablette de chocolat au lait par jour qu'il avait formellement
interdite, on ne dit pas à ses parents qu'on a fait le mur. De quoi
on aurait l'air, et pourrait-on recommencer ? « Chérie,
veux-tu rencontrer ma maîtresse, je suis sûr qu'elle te plairait,
vous avez des choses en commun ? » Non, ça ne se fait pas.
Cela ne pourrait plus durer. On peut donc, déjà, tricher sur toute
la ligne, et dissimuler les séquences du présent qui ne sont pas
conformes à ce que l'on souhaite maintenir. C'est une des cartes du
mensonge. Je la vois bien en as de pique. Et c'est là partout. Les
secrets puants des partis politiques, les expertises de médicaments
qui rendent malades, que l'on oublie pour continuer de vendre, les
rendez-vous doux de bien des gourous, qui n'osent pas, tout
simplement, avouer que de temps en temps, prendre une femme dans leur
bras, ça ne les empêche pas d'être, selon eux, éveillés. Non.
Cacher, dissimuler le présent non conforme à la ligne « convenue ».
Goulags, mensonges, sondages truqués, statistiques à l'emmental,
pleines de trous, tous ces vides nécessaires pour noyer le poisson.
Un présent donc pour le libre arbitre honorable, celui qui préserve
le long terme, qui fait les choses bien comme il faut, qui a de la
tenue, qui entre au club avec une cravate (pourvu qu'il ait la
cravate peu importe qu'il soit ivre), et un autre présent, pour le
libre arbitre qui ne fait pas le poids, celui que la nature soumet,
celui dont on a un peu honte, mais que voulez-vous: je n'ai pas
pu faire autrement.
Celui-là,
on le cache. C'est celui, naturellement du meurtre. En général, les
assasins préfèrent qu'un autre soit reconnu coupable, et tant pis
si ça multiplie le nombre de victimes. Les bureaux où l'on torture
sont plutôt dans la cave, et pas forcement déclarés aux autorités
militaires, qui laissent faire, mais ne veulent pas se mouiller en
ratifiant. Nous ne sommes pas censés vous couvrir. On ignore ce que
vous faites. Les à-côtés amoureux sont plutôt à l'hôtel si le
légitime arrivait à l'improviste chez soi, les pots de vin sont
plutôt en Suisse ou dans un paradis, oui il en reste ! Mais ils ne
sont plus que « fiscaux » les paradis, les autres ont une
nette tendance à échouer, ou à n'être que des leurres pour piéger
certaines proies. S'imaginer qu'il y a plusieurs principes dans cette
mascarade organisée, qui dure depuis l'invention de l'homme,
et qui MENE L'HISTOIRE, c'est faire fausse route. Il n'y en a qu'un,
de principe. La nature contre ce qui veut, non la quitter, mais la
transcender. Et elle n'aime pas être transcendée. Cela lui fait
perdre du terrain, elle perd la main, et elle a horreur de ça. Entre
parenthèses, c'est un peu pour ça que la psychanalyse a si bien
marché pendant que la bourgeoisie était riche: elle gratouillait
un peu la couche du libre arbitre, et trouvait dessous des trauma
qui faussaient le décisionnel, ou l'envie de vivre, ou l'estime
de soi, avec des hontes enfouies inavouables pour le libre arbitre du
dessus, des hontes subies pour les filles violées par exemple, mais
aussi avec des remords, qui comme des rats, venaient parfois ronger
un pauvre esprit, souvent masculin, qui était allé trop loin, par
inadvertance. Battre sa femme presque à mort, attoucher la nièce,
humilier systématiquement le subalterne pour défouler une énergie
de vie sous pression, tout en se demandant si cela ne venait pas d'un
gros accident psychologique refoulé dans la mémoire. Certaines
cultures en savent quelque chose du libre arbitre du dessus, et de la
revanche de celui d'en-dessous, — frustration et oppression y
forment un couple maudit. Mais cela ne nous regarde pas, bien qu'il
soit provocant que l'humiliation soit décrétée d'utilité publique
et que des enfants en viennent à se suicider sous l'opprobre
bien-pensante de leurs petits camarades.
Bref,
le libre arbitre est libre, parfois, quand il choisit entre des
objets équivalents, le whisky ou le gin, le surf ou la plongée,
Proust ou Céline. Jouissif. Là, ce n'est pas difficile du tout, et
on en redemande. On améliore même les recettes, celles de l'amour,
celles de la cuisine, celles de l'obtention du but facile, et on se
vante, de savoir faire l'amour, de savoir monter en grade, d'avoir la
meilleure table de la ville, de posséder la plus belle bibliothèque
du canton. C'est gratifiant le choix qui marche, ça donne la
suffisance, pas la peine de la réclamer au guichet des objets
trouvés, elle arrive toute seule. On se sent au-dessus, on peut
appeler son tâcheron « mon brave », sans rougir, chacun
est à sa place dans un monde truqué. On se perfectionne, évidemment
aussi, et l'on pourrait dire que c'est cela finalement qui justifie
l'Action. Le perfectionnement, faire mieux la prochaine fois, dans
quoi que ce soit qu'on entreprenne, à cheval sur son libre arbitre
personnel, dont on fait une bête de course. Avec des pistes
motivantes. Mais d'autres « choix » à faire sont plus
litigieux, ceci ou cela, mais dans les deux cas, ça ne va pas,
si
l'on choisit pour soi, ça contrarie tout le monde,
et
si c'est ce qu'il faut faire pour correspondre aux « attentes »,
on se renie soi-même.
Comment
éviter de déchirer le temps?
Pas
de troisième solution. « Antigone, laisse tomber la sépulture
de ton père je te prie », « Ah bon, Créon, pourquoi,
que vous fait-il maintenant qu'il est mort ? ».
Ou
bien,
deux
moi qui ne veulent pas la même chose,
un
qui veut persévérer,
l'autre
qui veut « se laisser aller »
Le
libre arbitre de paccotille s'en sort bien, entre le homard et le
caviar. C'est celui du supermaché et du kama-sutra. Le libre arbitre
du conflit, ce qui appert quand le temps se déchire comme un
vulgaire tissu dont on fait des chiffons, s'en sort très mal. La
nature lui fait un croc en jambe, et il s'étale. On ne tient pas ses
résolutions, on recule, même si l'on sait quel itinéraire est le
meillleur, c'est l'autre qui est pris. Peut-être qu'on a besoin
d'être « emporté », de perdre les pédales
délicieusement, de s'aveugler avec une dose énorme d'autre chose.
Peut-être qu'on a envie de jouer à cracher le feu au risque de se
brûler la bouche, de regresser dans les états infantiles où il n'
y a pas trace d'une seule question, tout arrivant tout seul.
Peut-être qu'on a envie de se soumettre au destin, au fatum, et de
se faire du cinéma avec tous les drames qui vont pleuvoir, en
faisant n'importe quoi, mais au moins on mène une vie intense, le
discernement, quel mot difficile à comprendre, je l'ai déjà
oublié. On est sa propre star, le metteur en scène de ses
faiblesses, de ses fantaisies, de ses coups de coeur, qu'on cultive
avec narcissisme. Ou peut-être encore qu'on en a assez d'être
honnête, et qu'on commence à tricher un peu, avec l'amour, avec
l'argent, avec ce que l'on dit, sous prétexte que tout le monde le
fait, et que ça arrondit les angles.
Et
sans doute que le libre arbitre ne fait que cacher les deux abandons,
l'abandon au désir et l'abandon au Divin.
Il
les interdit tous les deux.
Il
empêche autant de vraiment monter que de vraiment descendre, et joue
avec des dénivellations convenues.
Les
meilleurs sentiers lassent, le vertige attire, le précipice permet
de jouer à avoir peur. Ou bien cultiver quelques convoitises et
s'atteler à leurs objets, matériels ou sensibles, rassure et
console. C'est pratique pour noyer le poisson du Mystère de courir
derrière des choses, scientifiquement, économiquement,
religieusement, passionnément. On verra plus tard comment se trouver
des excuses, la pensée est là pour ça, ou bien la culpabilité
fera l'affaire jusqu'à ce que les affaires reprennent. Ce n'est pas
tous les jours que le libre arbitre glisse sur une peau de banane et
se casse le nez. Mais cela compte, la direction change, et l'on s'est
soumis — sous le poids d'une sorte de chantage, plutôt que
l'on ne l'a voulu. On fait ce qu'on n'aurait pas dû faire pour jouir
de sa liberté (la phrase est à double-sens, et donc veut dire deux
choses contraires, liberté voulant dire soit disponibilité, soit
jouissance de la responsabilité, un signifiant deux signifiés). On
fait ce qu'on n'aurait pas dû faire… pour jouir de sa liberté !
Quelle
liberté ? Trouver son chemin ou errer ? Elle devient facilement
autre chose, licence, addiction, mensonge organisé, fantaisie pure,
errance, revirements permanents ou sclérose pathologique,
hypocrisie, double vie, double jeu, dualités, conflits entre la
chair et l'esprit, entre moi et l'autre, entre l'autorité et la
spontanéité. Choisir, c'est le plus souvent fuir. Choisir, la plaie
tout simplement, dès que les choses ne vont plus de soi.
13/ LE MOI UNIVERSEL
L'idée
se fait donc jour, abdiquer l'Action. Continuer les gestes
nécessaires, bien entendu, mais renoncer à poursuivre des buts. En
dépit de leur différences, parfois considérables, les buts sont
identiques. Ils poursuivent des objets qui manquent. Mais nous
l'avons déjà établi, nous les dissidents, le temps ne se rattrape
pas, et la seule chose qui manque vraiment, c'est le Divin. Toute
l'énergie dépensée à poursuivre un but quelconque, ne pourra pas
être consacrée ailleurs, écouter le Soi, étudier les principes,
ruminer son existence avec une pensée plus spontanée, qui cesse de
tout régenter. Se disposer à recevoir la connaissance peut
l'emporter sur la fuite en avant, dès que l'intelligence se tourne
vers le haut, au lieu de se précipiter à l'horizontale pour
« combiner » et chercher à obtenir. Car il s'agit de
digérer notre condition, et de laisser monter les principes.
Pipicaca et volonté de conscience. Si l'on ne revient pas là-dessus,
si le sujet s'engouffre dans les finalités du besoin, il ne sera
qu'un bébé qui aura grandi. En n'admettant aucun écart entre
l'objet et lui, il se soumettra à la quête instinctuelle du
bien-être, accomodée avec un usage convenu du mental, ce que l'on
aura appris à faire pour travailler et prolonger le clan. Point
final. Alors que l'Infini, comme une épée de Damoclès, se tient
au-dessus pour transpercer l'écorce. Si la graine ne la fait pas
éclater de l'intérieur, en poussant elle-même, l'écorce sera,
anyway, quoi qu'il en soit, fendillée par les échecs, les
souffrances, les maladies, les grandes déceptions, tout ce qui
résiste à nos actions prédatrices.
C'est
une donnée nouvelle, et certes, tout le monde n'est pas au courant.
C'est un nouveau décret, et nous sommes à un tournant. Il s'agit de
faire bifurquer le mental humain. L'univers finira par refuser de
cautionner les mobiles purement subjectifs, et montrera au pauvre
animal pensant, — mais encore enclos dans la mémoire évolutive,
qu'il n'est pas le maître, que sa fuite en avant n'est pas
souveraine. Qu'il n'est pas à sa place dans le monde tant qu'il ne
fait que développer l'appropriation, tant qu'il ne se consacre qu'à
maintentir la soif de l'existence individuelle. A défaut d'être
remise en question de l'intérieur, par l'abandon consenti à la
voie, c'est la réalité en personne, — autrement dit les
faits, qui l'attaqueront cette écorce, cet ego, mais ce terme
galvaudé constitue encore une décoration mentale. C'est l'écorce,
l'armure, la carapace qui doit céder, le moijepersonnellement qui
empêche d'être tous les autres, alors que c'est justement une
caractéristique du Moi universel, de permettre à chacun d'être
tous les autres, avec la connaissance par identité. Beau projet en
vérité, et qui commencera à laver l'Histoire, et à racheter les
mers de sang. Et qui confirmera que Jésus n'a jamais rien eu à
voir avec l'Eglise, que Bouddha n'a jamais favorisé le commerce, et
que Lao-Tseu n'a pas inspiré Confucius. Un jour ou l'autre, l'écorce
cède. Parfois, les chocs en retour des actions non conformes au
Principe, — celles qui vont donc à l'encontre du Tao të,
se manifestent en masse. Ce ne sont pas les individus qui un à un se
réveillent après de longues souffrances, épuisés par l'entêtement
à ne se prévaloir que d'eux-mêmes, contre le sept, le trois et le
deux qui les manipulent.
Non,
c'est une culture entière, parfois même une civilisation, qui ne
peut pas faire un pas de plus dans la même direction, et, si elle ne
bifurque pas, elle se détruit, tout simplement. Pourquoi aller
chercher midi à quatorze heures ! Pourquoi passer d'un bouc
émissaire à l'autre, du procès d'un coupable à celui d'un autre ?
Quelles que soient les causes, c'est trop tard pour y remédier,
parce qu'on veut y remédier avec les principes mêmes qui ont
provoqué le désastre. On change de forme, mais on conserve le
principe. Cela ne peut pas fonctionner. Si l'esprit humain s'est
perdu dans la conquête de l'objet, il s'est perdu. Un point c'est
tout. Et tant qu'il croira que son salut provient de la production
d'objets, de l'aspirateur moyen à la philosophie nouvel-Age, du
sex-toy à l'illumination en douze leçons, il restera dans la même
illusion, celle de poursuivre. Il fera fi des paroles de Vérité
universelles, aussi bien de celles des shamans, dans les tribus sans
écriture, que celles des maîtres, des dissidents, des précurseurs,
dans les cultures qui auront chaussé le progrès. Si la prédation
est indispensable, limite-la. Remercie le gibier que tu tues dans le
froid pour survivre, n'oublie pas que tout est lié. Ne scie pas la
branche sur laquelle tu es installé. Et dans les cultures
sophistiquées, la réponse est la même, ne compte pas recevoir
avant de donner. Observe le monde, l'humain, ne ramène pas les
choses à toi, chacun est confronté au même mystère du moi, rempli
à ras bord de choses qui se mélangent, qui se combinent dans ce
petit esprit qu'on lance en avant pour capturer des objets au petit
bonheur la chance. Réves et désirs mélangés. Désirs et besoins
accouplés sauvagement, manger trop, la tare de la société
industrielle, « aimer avec son corps », fruit de la
facilité des échanges, et des lettres qui arrivent à l'autre,
choisi sur catalogue, au moment où elles sont écrites. Agir et
s'accomplir, dans une confusion totale, avec des licences
catastrophiques, comme l'abus de pouvoir hiérarchique,
l'intimidation, le chantage à l'emploi, la menace et l'humiliation,
au nom du dieu Rendement, le ganesha du veau d'or.. Tout, tout
le temps qui se mélange, des buts parfois même propres mais que
l'Action elle-même corrompra, obscurcira, car l'Action veut réussir,
obtenir, et chacun sait que, très souvent, des moyens toxiques sont
employés pour des fins supérieures. Une sorte de loi indécrottable.
L'homme d'église qui ment, et protège des pédophiles, car l'image
doit être conservée pure et nette, celle du salut de l'homme, et
qui laisse l'ignominie continuer à se produire, la conscience
tranquille. Le démagogue qui se croit supérieur, plus près du
peuple que ses adversaires, et qui en concluera qu'il faut truquer
les élections pour que la démocratie l'emporte. Toujours la même
chose, le vieux Serpent du mensonge, de la ruse, de l'efficacité
pour elle-même, qui enserre dans ses anneaux la pulsion vers le
meilleur, et la taraude jusqu'à l'éliminer. Les démocraties
molles. Les socialismes pour garantir la bonne conscience des plus
riches. Les festins des rotariens, et leurs miettes pour les pauvres.
Les recherches de l'éveil – la non-dualité, qui s'appuient sur
des procédures multiples, le nez sur le guidon, réussir là où les
autres échouent c'est tentant, ne reculons devant rien, et l'on se
tire une balle dans le pied. Un éveil non maîtrisé de la
kundalini, qui perturbe les quinze années consécutives avec
des tas d'irruption intempestives de forces imparables et rouges, ou
bien un accès malencontreux à des énergies contrefaites, qui, pour
aussi subtiles qu'elles soient, n'ont rien de spirituel, sans compter
le pire, la chute dans le soi du désir, une grande nasse d'impunité
immédiate et charmante, qui se nourrit d'expériences par principe,
mais dont le moi ne tire jamais la moindre leçon, le moindre
élargissement intellectuel, la moindre piste profonde et joyeuse,
au-delà des petits besoins d'être bien nourri et de « planer ».
Et qui en veut toujours plus.
Alors
comment pardonner au Divin, ou à la Réalité, — ce qui finit
par revenir au même, de nous soumettre à l'intuition de l'Unité,
alors que nous sommes composés ? Et s'il faut démêler
l'inextricable, selon l'expression de Lao-Tseu, il conviendra tout
d'abord d'avoir vu les noeuds, d'avoir consenti à leur pouvoir
incoercible, puis de l'avoir trouvé insuffisant, jusqu'à décider
de faire la part des choses. Ou séparer le pur de l'impur, comme on
dit quand on a des Lettres. Bien sûr, l'on peut prétendre que
certaines choses sont à l'abri de la matière. Les Idées par
exemple. Elles sont belles, élancées, elles visent l'azur. Mais la
Matière y colle, comme elle colle à la vie. La Matière est une
glu. Elle agglutine, attire à elle, on le sait depuis Newton. La
matière n'a jamais aidé personne à s'en sortir, du labyrinthe.
Elle le renforce. Ah les Idées ! Oui, elles semblent échapper à la
gravitation. Mais une fois que l'on a décrété la perfection
meilleure que tout le reste, en trouve-t-on le chemin ? Une fois le
Divin décrété unique réalité, vient-il à notre rencontre en
courant ? Suffit-il de déclarer que le prana ou le ki se cachent
dans le vent, pour bénéficier rapidement d'une quelconque avancée,
ou même pour savoir utiliser correctement les énergies subtiles,
sans s'enfermer à nouveau dans un yoga ou un chi Kong ? Les Idées,
même mises en pratique, restent des Idées. Des sortes de hameçons
éternels pour pièger de très gros poissons, l'avenir d'une
humanité libérée, le consortium des sages, l'élaboration d'un
nouveau rêve de grandeur qui s'obtiendrait par des stratégies,
nouvelles peut-être, mais des stratégies quand même. Voire le
fantasme d'une politique de la solidarité, imposée à coups de
législation, de décrets et de sanctions. Comme la liberté
obligatoire, le rêve de Jésus se heurtait à une difficulté
initiale. Ceux qui n'en voudraient pas s'opposeraient farouchement.
Il serait donc inutile, à l'appui de l'expérience du passé, de la
prolonger en dessinant les aspects d'une vie meilleure, ou carrément
divine, selon Sri Aurobindo emporté par une inspiration
éternelle et inaccessible. Quelle image de l'avenir pouvons-nous
nous fabriquer pour qu'elle justifie notre présent ? N'avons-nous
pas déjà assez donné à faire des choix qui se basent sur une
anticipation abstraite, qui ne seront jamais les faits eux-mêmes,
mais leur simple fantôme dans l'esprit ? Combien de fois
n'avons-nous pas regretté ces choix, car les éléments pour les
suivre étaient insuffisants ? On a cru parfois emprunter des chemins
solaires, qui s'avérèrent vite autre chose, une tromperie ou une
impasse, ou un fac-similé terne de l'original que nous avions en
vue, quand nous nous sommes lancés dans l'aventure de ce choix. Et
inversement, les voies les meilleures nous ont quelquefois été
refusées, parce que nous y avons rajouté du moijepersonnellement
inutile, de la peur, de la convoitise, du drame, de la fine bouche,
et nous avons alors abandonné la clef sous prétexte que la serrure
n'ouvrait pas avec suffisamment de certitudes sur le monde qui nous
appelait.
C'est
donc une profonde remise en question qui est nécessaire. Celle de
toute l'Action, celle de la légitimité de tous les buts qui ne sont
que décorations du temps qui passe, des danses érotisées par le
doute de la sanction, le succès ou l'échec. Et ce doute sur la
concordance entre la cible et l'archer crée une tension. Le bras
bouge en visant la cible, nous nous « mentalisons »
souvent dans la voie spirituelle, et elle échoue. Les nerfs
s'accrochent, la nature fait semblant de plier, mais garde le
contrôle. Les principes directeurs auront été oubliés: le
résultat ne dépend qu'en partie de nous, de notre foi, de notre
aspiration, de notre habileté peut-être, et il ne sert de rien de
bâtir sans arrêt des hypothèses, d'échafauder des stratagèmes.
Le manque doit suffire pour rectifier le tir. Pas moyen d'améliorer
l'ignorance. Encore une phrase à double sens ! Améliorer
l'ignorance signifie autant la diminuer, dans une perspective de
connaissance, que l'augmenter, si nous restons près du texte. C'est
alors l'ignorance qui peut croître, alors que nous tentons de la
déjouer sans principes suffisants. Un peu comme un mécanicien qui
ne connaîtrait pas l'ensemble du moteur, et qui s'acharnerait à
trouver la panne qui l'arrange, car il ne sait que changer les
bougies, et qui s'acquitte du dysfonctionnement, en redorant le
blason pour quelques jours. Des nouvelles bougies ! Et si c'était
autre chose ? Il en est ainsi de nos petites lumières spirituelles
sur lesquelles nous comptons sans cesse, mais qui ne fonctionnent pas
partout. Nous ne sommes l'Un qu'au bout d'un long processus
d'absorption homogène des Nombres. Ramener les désirs au Désir,
saisir des liens cachés dans l'arborescence du mouvement vers, qu'il
tende vers le sexuel, l'argent, ou le pouvoir, reduire le mental à
un immense pouvoir qui jongle sans efforts avec l'imaginaire, la
raison, la logique et l'intuition directe. Savoir que le corps
possède sa propre juridiction, et qu'il ne cherche ni à être
comblé sans cesse par du plaisir ni à n'en éprouver aucun.
Cela
est arrivé, arrive et arrivera encore, l'ignorance qui survit à un
projet de connaissance. C'est la fondation de l'intégrisme, soit un
idéalisme particulier qui s'acharne, celui de la nation, de la
religion, ou d'une voie sectaire. Seul donc l'idéalisme qui échappe
à la loi du territoire peut échapper à l'intégrisme, et il ne se
fonde plus alors sur le besoin de changer le monde, mais sur la seule
nécessité de se transformer soi-même. C'est ce pari qui semble
ridicule à certains, d'autres traitent même de lâches les
dissidents, comme s'il y avait encore moyen d'espérer d'une action
quelconque une véritable amélioration de la société et des
rapports qui la régissent. Si l'humanité va vers l'unité, elle le
fera à partir des dissidents qui montreront l'exemple, pour ne rien
imposer à personne, mais qui sauront parfois non pas influencer,
mais infuser des transformations aux autres, transmettre par le
pouvoir divin, un contre-courant. Ils disposeront d'un darshan,
c'est-à-dire de l'autorisation divine de mettre en oeuvre la
néguentropie contre le monde de l'entropie, l'univers matériel et
gravitationnel. Si le projet d'un univers meilleur nous tente, c'est
d'abord vis-à-vis de nous-mêmes qu'il est pratique de militer. Par
surcroît dans le monde, parce que nous appartenons à un certain
espace, à un certain cercle. Mais par surcroît seulement, et si
c'est aussi nécessaire qu'opportun.
Le
vrai chantier est sur les nombres. Réduire jusqu'à sept nos
mouvements, puis observer le Trois, les guna que Sri Aurobindo a
repris à son compte, prouvant par là leur universalité opérative,
et puis la dualité complémentaire, sur laquelle les chinois ont
travaillé depuis Fo-Hi. Ce qui s'ouvre tout en attirant, contre ce
qui ferme tout en agissant. Le zoom yang, qui détaille, ou le grand
angle, voire l'eye fishe, le yin, qui absorbe l'étendue et s'en
imprègne, mais en voyant les choses de loin, parfois de trop loin.
Et avant l'éveil, qui permet d'alterner correctement les optiques,
l'être humain se trompe. Il zoome les petites choses dont il ne
parvient pas à se lasser, et l'essentiel, pris au grand angle,
n'apparaît plus que comme un magma indistinct, sur lequel nulle
prise n'est possible. Une réalité indivisible, même si l'on en
rêve, apparaît en morceaux, ce qui pourrait à la rigueur être
accepté, mais elle apparaît aussi déchiquetée, dès que
nos souffrances sont conséquentes. Abandonnons-les, les souffrances,
et apprenons à souffrir intelligemment, pour le Divin, ce qui les
transfigure.
C'est
justement que le problème d'avoir une prise ne se pose pas. Il n'y a
rien à prendre, mais à être. Le mouvement n'a rien à voir avec
cela, et si parfois nous trouvons néanmoins des leviers, ce sera
parce que la connaissance nous montrera comment soulever le temps
lui-même, et le faire basculer vers l'intemporel, l'impersonnel, et
puis plus loin encore vers le Divin dynamique. Quelques leviers
infaillibles sont donc à trouver, mais ce sont eux qui se
manifestent, ils ne s'approprient pas. Sri Aurobindo hésite dans le
yoga, et à un moment c'est fait, l'inspiration divine promise dans
la prison d'Alipore se déverse. A-t-il calculé son coup ? Non.
Concentré, fermement consacré, sans doute encore étonné par ses
expériences précédentes qui l'ont dérouté de la mission qu'il
s'était fixée, libérer l'Inde, il se tourne inlassablement vers le
Divin, jusqu'à trouver le moyen de Le faire venir. Et il n'a
jamais « précisé » comment. Qu'aurait-il pu donc suivre
d'autre que sa foi, maintenant qu'il avait abandonné sa vie
personnelle ? Et cela a suffi pour amorcer un autre chemin. Voilà
pourquoi Lao-Tseu insiste lui aussi.
C'est
désapprendre qui libère de l'Action. Désenchevêtrer, au lieu de
mettre au point de meilleurs noeuds, pour ficeler l'ambition, le but
et le moyen en une seule tresse censée ligoter l'illusion. Reculer
avec humilité et non par lâcheté, indique-t-il, au lieu
d'affronter l'obstacle avec toujours la même fougue imbécile, comme
si l'on pouvait confondre foi et arrogance, détermination et
acharnement, pouvoir de voir et placebo qu'on va voir parce qu'on le
désire. Insane stratégie imbécile idolâtre d'une seule tactique,
qui s'imagine que découvrir, c'est seulement une conquête
meilleure menée
avec d'autres armes. Découvrir, en vérité, c'est
aussi être découvert par le Divin,
puisqu'Il reconnaît infailliblement celui qui se donne à Lui. Et il
le dénude. Ô ! Pas tout de suite, nous l'avons déjà établi en
d'autres lieux. Le temps doit être terrassé avant que le Divin ne
se donne. L'adversaire est bien là, la durée qui emporte tout et
dicte sa loi, la même que celle du désir, et le moyen d'en venir à
bout fait défaut, car nous sommes en plein dedans. Epouser l'Un
dépend de son vouloir à lui, et comme l'Un se manifeste aussi en
tant que personne, le Seigneur, Ishwara,
ou encore Agni, tant que nous ne lui serons pas conformes par notre
propre unité, Il nous évitera. C'est dur, mais c'est la loi, et
c'est l'unique raison pour laquelle l'humanité, un bien grand mot
pour une bande de singes pensants avec des cheveux, traîne autant en
chemin. Aller vers l'Un en étant plusieurs demande un sacré
courage. Les contrats que nous voulons infliger à l'Un, au Tout, ou
au Divin, — autant d'images légitimes de la même suprême
réalité, à partir d'un être divisé, ne l'intéressent pas. L'Un
n'existe pas pour seulement nous permettre de Le gagner, nous ne Le
produisons pas, et plus nous l'imaginerons plus Il se dérobera. Il
exige tout car Il est tout. Bien sûr, quand nous réalisons que nous
sommes en pièces détachées, cela est humiliant. Le désir avec le
temps, contre le non agir avec l'éternel, et au milieu des tensions.
Pouvoir mais dans quel but, connaître mais quelle utilité ?
Si
le non agir devient seulement la stratégie inverse de
l'Action, il ne mène nulle part. Il ne suffit pas de croire en
l'inutilité des buts de l'Action, encore faut-il remplacer cela, car
il s'agit de substituer un emploi du temps à un autre, par une
écoute, une réceptivité, un regard sans griffes, un don de soi, et
enfin un abandon, qui donnera peu à peu ses fruits, sans même qu'on
ait à les cueillir. Ils tomberont du vaste, Brihat, ces
moments où toute notre existence se sent rivée au Divin, et tant
pis si le fil est encore tenu et que personne ne suit, quelque chose
qui n'est pas que du Même sous une forme nouvelle, qui n'est donc
pas que du changement conservant les mêmes buts, se manifeste. C'est
donc que la souveraineté est possible, mais ce n'est pas celle de la
victoire, c'est celle du consentement.
14/ LA FIN DE L'HISTOIRE ?
A
lâcher les pistes toutes faites non seulement du bien et du mal,
mais du pire et du meilleur, la pensée s'élargit et abandonne peu à
peu ses grilles d'interprétation. Qu'en savons-nous du fruit de
l'expérience, avant de l'avoir goûté ? Et qu'en savons-nous du
fruit du renoncement avant de l'avoir pratiqué ? Si les Idées ne
sont que des cerfs-volants, autant les brûler tout de suite. Si
elles permettent de tracer des cartes qui permettent de voir les
rouages des engrenages, autant les utiliser. Autant devenir un
horloger, et voir que les cycles gouvernent la vie, le jour et la
nuit, l'élan et le repos, autant devenir un psychologue, qui énumère
les ruses de l'inconscient, aux prises avec chaque être humain, dans
son sommeil, mais aussi parfois dans sa vie mécanique et insensible,
comme pour revenir à la quiétude étrange de certains animaux qui
semblent incarner les rêves des pierres. Autant devenir un voyageur
philosophique et entrer en communion avec Socrate, Gautama, Jésus,
et sentir comment les êtres verticaux prévoient des passages
imprévus pour les membres de l'espèce horizontaux. Car les
dissidents ne font rien d'autre que dépasser l'espèce. Et ils
n'étiquettent des vérités, l'amour de l'autre ou le détachement,
le non agir ou la consécration, que pour montrer le chemin de ce
dépassement. Il n'y a pas de spiritualité grégaire, pas de
troupeau d'éveillés, pas de cheptel de vérités transcendantales.
Seulement des chemins qui ont abouti ailleurs, et dont quelques
repères ont été jetés en patûre aux hommes qui n'en voulaient
pas. Ceux qui se sont toujours contenté de berner Dieu, avec de la
verroterie. Comme les premiers Colomb et colons (drôle d'homonymie
tout de même) amadouaient les indigènes avec des babioles, tandis
qu'ils venaient leur dérober leur or, et parfois la vie pour faire
bonne mesure.
Le
dissident n'en veut plus du crime banalisé, du génocide à la mode
qui fait bander l'indignation, du pauvre transi, et du people
complice de ses paparazzi pour complèter ses fins de mois, déjà
très conséquentes, avec des dommages et intérêts consentis par la
presse comme un droit d'usage du scoop défendu. Le dissident n'en
veut plus des expéditions scientifiques qui déguisent des fins
commerciales et des massacres de mammifères, de cétacés, seigneurs
tranquilles de la mer, tandis que nous nous n'avons jamais été
capables de devenir les seigneurs de la Terre. Nous sommes en train
de la tuer. Le dissident n'en veut plus des publicités et
organisations caritatives où presque rien n'arrive en bout de
chaîne, aux « malheureux », ce qui pourtant motive
l'action et la blanchit. Il y a désormais une grande fatigue qui
s'installe un peu partout, parce que le principe de l'Action ne
marche plus, et maquille de plus en plus mal son moteur, l'égoïsme.
Plus de territoires à découvrir et dévaliser, plus d'utopies
dernier cri à lancer sur le marché pour une fois de plus s'emparer
d'un avenir insaisissable, alors que le vrai est déjà là dans le
prolongement de ce qui est-fut, un avenir sordide et impérissable,
du déjà vu et entendu, — l'unique conséquence d'un Mensonge
abouti contre lequel l'ultime rempart est tout simplement une
consécration spirituelle/matérielle. Pour échapper au tsunami
tranquille du Mensonge social. Quelque chose qui ne fuit dans auncune
direction, le haut pouvant masquer le bas et réciproquement, car il
faudra bien un jour sauver la Matière d'elle-même, et lui infuser
l'Esprit, comme Mère et Sri Aurobindo ont commencé à le faire. Si
personne ne tire la leçon des goulags, d'autres viendront, censés
être des aboutissements de quelque chose de meilleur, peut-être
même des goulags subjectifs, chacun se créant le sien propre, pour
moisir dans sa mesquinerie triomphale, avec l'aval d'une société
qui donnera à chacun l'addiction qu'il préfère selon ses vices
particuliers.
15/ LE SURRENDER EVOLUTIF
Pour
autant, le yoga divin ne peut se ramener à une tentative
d'amélioration terrestre. Il s'emberlificoterait alors dans ce que
nous ne cessons de dénoncer, le projet d'un but, qui enferme. Non,
si les choses s'améliorent, cela sera la conséquence d'une autre
méthode, jamais écrite d'avance, ce sera l'effet d'une stratégie
divine sur laquelle nul ne peut anticiper. Car l'objet du yoga,
c'est-à-dire son champ, est bien la connaissance du Divin. Et si le
Divin est tout, seuls les échelons changent de l'immanent au
transcendant le plus pur. Le champ est par définition immense, dans
l'étendue comme dans le temps, qui est parfois troué par l'éternité
dans les perceptions supramentales. L'aimer, l'explorer, comprendre
ce que le Divin peut apporter à la Matière et à la vie, — comme
au Mental quand il en prend parfaitement possession, constitue la
condition nécessaire et suffisante pour établir la transformation,
si la soumission persévère. Il n'y aura rien à chercher d'autre
que la connaissance du champ, et tandis que les objets s'estompent,
ils montrent l'énergie qui les soutient. C'est alors que le samsâra
chancelle, puisque derrière toutes ses frasques, toutes ses
absurdités, toutes ses dualités, tous ses trompe-l'oeil apparaît
un principe directeur et unique, chit-tapas, une incroyable
montée de l'inanimé vers la conscience, montée qui ne s'explique
pas, mais qui s'observe et se ressent. La plante frémit beaucoup et
aime le jour, puis toute la gamme des animaux manifeste le même
mystère, une présence à l'intérieur, fragile, mais organisée à
la perfection pour épuiser quelques minutes du temps éternel.
L'indicible beauté des abeilles, du tigre, le patchwork
morphologique de l'ornitorynque, à cheval sur plusieurs espèces, le
sentiment de proximité que nous éprouvons pour les Lémuriens, dont
l'élégance dans le mouvement est parfois une provocation face aux
hommes patauds, la jouissance incroyable du vol de l'aigle ou du
goéland, qui nous sera toujours interdite, sauf contrefaçons
sportives décevantes. Et l'identité du dauphin et de l'océan. Et
le yoga naturel des chats, maîtres en étirements et sommeil
profond. Et le chien, énigme tout court. Déjà, la variété des
formes de la nature nous prévient du danger mortel de la réduction,
celui de s'imaginer qu'il faut ramener l'excès des choses à de
simples catégories qui les tuent. Car le regard divin voit l'Esprit
à l'oeuvre en toutes choses, du minéral à l'humain, et se
préoccupe seulement de fortifier ce regard sans aucun artifice, qui
libère des interprétations. L'émerveillement et l'empathie
prennent le pas sur le reste. Le scandale du Mal perdure mais il est
condamné. Le mental, au contraire de l'oeil divin, s'éprend de la
forme et du nombre, et il adore ça: compter au lieu de voir,
classer au lieu d'aimer, expliquer au lieu de comprendre. Au bout des
nomenclatures, le mystère reste identique. Entasser n'a jamais mené
nulle part.
Une
poussée inquantifiable, avec ces reptiles au sang froid qui semblent
incarner le rêve des pierres et qui leur ressemblent encore, et puis
en grimpant vers l'homme, la sensibilité s'empare des espèces,
qu'elle soit tranquille ou imperturbable comme chez la vache, ou
vivace et agitée comme chez la plupart des singes, peu importe. Un
regard absorbe le temps, un corps s'adapte, des règles précises
maintiennent l'organisme dans son milieu. Il doit s'y tenir, et s'il
y déroge, il croit encore appliquer sa loi. Comme ces femelles qui
par inadvertance s'occupent de petits d'espèces différentes. Nous
en revenons donc à l'homéostasie, dont le concept s'approche
généralement à travers le principe d'équilibre du corps humain,
qui se « débrouille » pour que la température oscille
peu, et que ses variations servent à quelque chose. Cela fonctionne
tout seul, sans notre volonté et sans notre approbation. + ou –
37°, puis retour à la normale. Et si nous déclinons ce principe
d'homéostasie dans tous les champs qui nous apparaissent, il
semble à l'oeuvre d'une manière ou d'une autre. Une force, un
principe tend à organiser vers l'équilibre différentes fonctions,
et ce principe, respectant la singularité de chaque fonction et de
chaque organe lié à l'ensemble, possède une marge d'élasticité
déconcertante, d'origine inconnue en quelque sorte. Et si nous
aimons la théorie des correspondances, rien ne nous empêche de voir
que l'homéostasie est la loi fondamentale de la Manifestation. Même
la gravité répond au principe et les orbites des planètes sont
parfois déconcertantes, mais dans l'ensemble, l'équilibre est
maintenu par une souplesse aléatoire.
La
fièvre ne doit pas nous tuer tout de suite, il ne resterait plus
personne sur la terre, donc mon corps peut dépasser les
quarante-et-un degrés. Il s'en remettra. Peut-être même qu'il en
profite pour se défendre, par le chaud, mais il possède une limite
quand il monte vers le feu. Le moindre froid ne doit pas nous tuer
tout de suite non plus, il peut se supporter quelque temps tandis que
la température de notre corps baisse dangereusement jusqu'à un
seuil impossible à dépasser. Mais il y a de la marge. Cette
souplesse qui entoure des règles extrêmement strictes et précises,
quasiment rigides, nous pouvons la retrouver si nous pratiquons la
théorie des systèmes, dans de nombreuses organisations,
biologiques, relationnelles, sociales et politiques. Une marge de
manoeuvre. L'oscillation est permise, c'est ce qui permet de ne
pas casser. Et nous retombons ainsi sur le libre arbitre,
l'équilibriste, qui nous interpelle au premier chef puisqu'il
empêche l'abandon au Divin, un mouvement trop incertain pour lui et
son système d'alternatives truquées. L'oscillation du libre arbitre
ne tolère que certains écarts. Au-delà, il refuse la réalité. Se
donner au Divin, évidemment, c'est jeter ses balanciers et marcher
quand même sur le fil, l'équilibre viendra d'ailleurs.
Il
suffit de décider.
Une
marge de manoeuvre, le libre arbitre, dont chacun croit être le
maître et le responsable, mais qui en prend déjà un sacré coup
derrière la tête, un coup d'assommoir, si nous pratiquons une
astrologie éclairée par la conscience divine ou celle de l'éveil.
Difficile de manifester autre chose que son thème natal quand on est
un animal debout et pensant. C'est un système de lecture, avec ses
champs de prédilection particuliers pour chacun, et même si nous
pouvons là-dedans pousser plutôt ceci que cela, ce qui est évident
et fonde notre « liberté », certaines déterminations du
départ demeurent inamovibles. Autrement dit, si la Conscience ne
s'en mêle pas de beaucoup plus près, nous aurons toujours le choix
entre la pizza et le hamburger, mais nous serons incapables
d'imaginer qu'existent d'autres nourritures, donc la question d'y
goûter ne se posera même pas. Elles resteront inconnues, car notre
champ d'alternatives restera fermé. Le choix n'est donc jamais entre
tous les possibles, mais entre ceux seulement qui se présentent. Il
y en a d'autres de possibles, mais ils ne s'obtiennent pas par une
concurrence entre différents potentiels. Ils sont autre part, dans
un ordre caché. La trace matérielle du moment de notre
naissance court dans nos cellules et notre psychologie. L'univers est
très organisé et fractal. Chacun de nous constitue le point
d'application microscopique d'un champ infini de forces, régies, en
ce qui concerne le monde matériel, par la gravitation. Voilà
pourquoi l'astrologie était une science royale, avant que l'Eglise
et sa démocratie la Raison, sa fille tardive et adultérine, s'en
méfient. Nous reflètons un certain aspect de l'univers, une
certaine combinaison, — un certain « enchevêtrement »
donc comme dirait Lao-tseu, qui nous livre à la perception du monde
extérieur à travers des prismes écologiques. Chacun de ces prismes
possède une fonction, et l'homéostasie du mental se débrouille
pour tirer une résultante de leurs approches.
Voilà
l'énigme du libre arbitre résolu. Il agit pour une conformité
sous-jacente, qui possède différentes tactiques, mais une seule
stratégie, rester dans l'orbe des énergies natales, tout en
changeant l'ordre de leur prépondérance, pour apprendre et
s'adapter. Si nous respectons la loi des correspondances,
l'enchevêtrement, et donc l'apparition de nos dualités
psychologiques provient des tensions entre sept prismes, que nous
avons déjà détaillés dans de nombreux ouvrages. L'unité du moi
devra donc se faire avec eux, et non contre eux, quitte à comprendre
comment faire monter ou descendre le pouvoir de chacun, l'accroître
ou le diminuer, sous l'impulsion de l'insight. Ce ne sont que des
forces, mais tant qu'elles n'ont pas été absorbées par le Moi,
elles semblent très puissantes et manifestent des sortes d'identités
qui nous manipulent... Et c'est cela le plus difficile, consentir au
septenaire et à ses conflits, et opter pour sa résolution dans
l'unité solaire. Une décision transcendantale, qui démystifiera le
libre arbitre. Si l'on s'y prend mal, c'est pire que de ne pas y
toucher. Il ne s'agit pas d'entrer dans le secret de son propre
fonctionnement, comme un forban se jette à l'abordage, et de vouloir
triompher. Trouver la place respective de chacun des sept pouvoirs,
qui nous sont donnés d'un côté mais qui nous capturent dans le
Multiple de l'autre, constitue une ascèse. Bien menée, les pouvoirs
planétaires/psychologiques perdent de leur insistance, et ramènent
moins d'objets (sensations gratifiantes, actions, développements, et
même « certitudes » pour Saturne, le grand étalonneur
de critères). Cette nouvelle économie dans l'appropriation des
choses et du temps, ce relâchement des modes nerveux de la pensée
et de l'Action, laisse alors se manifester les pouvoirs supérieurs,
indépenants de la vie, le Soi ou Brahman, le Seigneur, puis le
Divin sous ses formes premières, qui transparaissent dès que le
discernement transcende le libre arbitre. Les noeuds de l'activité
psychologique, tendre vers plusieurs, sont dénoués par l'abandon au
Divin, par lequel le Moi ne « désire » plus qu'une chose
: tendre vers l'Un. Et pour tendre vers l'Un, il s'agit de savoir
observer et recevoir, ce n'est donc pas une action ni un but, mais
une ouverture exhaustive, innocente, qui se libère des modèles de
la pensée, des fausses urgences, des priorités convenues, des
aversions obligatoires, et qui plonge dans l'océan du Mystère,
— tout ce qui EST, avant que la pensée n'étiquette cette
efflorescence pour y appliquer ses calculs d'épicier.
La
topographie astrologique présente l'appareil de l'esprit, avec un
« moteur » individuel facultatif, le soleil, chargé
d'unifier
les autres tendances. S'il n'y parvient pas, la nature mène
l'énergie du thème, et le Moi reste en jachère. Tout être humain
consacré verra donc se produire en lui l'activité du Sept, et même
s'il ne sait pas nommer chacun des prismes, il abordera intuitivement
ses tiraillements intérieurs, les concurrences d'itinéraires, la
rivalité des fonctions, et les
examinera. Son travail consistera à saisir pourquoi toutes ces
oppositions manifestent des possibles qui s'excluent mutuellement,
pourquoi donc il faut choisir un potentiel à remplir plutôt qu'un
autre.
La
ligne de l'automatisme naturel a bel et bien été abandonnée quand
le mouvement ascendant divin a produit l'espèce humaine. Ou bien le
mental le déchiquetait et le remplaçait, ou bien il ne pouvait pas
s'installer. Et dès que la pensée s'est installée, elle est
devenue ce pouvoir unique, une puissance extraordinaire, mais non
maîtrisable. Une puissance parfaitement autonome qui surplombe tout
le reste, mais n'est pas quitte avec le corps. La pensée se contente
de virtualiser la durée, elle est intemporelle. Pour elle, le passé
et l'avenir sont aussi conséquents que le présent. La pensée n'est
là, dans le moment pur, que
si elle le décide fermement.
Autrement, elle est partout et nulle part, devant et derrière, elle
s'évapore, passe du coq à l'âne, de l'emploi du temps du lendemain
au souvenir, de l'évaluation de la distance entre un désir et son
obtention à la création de thèmes de préoccupations. Elle
navigue, dans l'organisation de la journée, dans une addition ou une
soustraction, dans un rêve projeté ou un ressentiment quelconque,
dans une convoitise ou un calcul. Dans le meilleur des cas, elle
poursuit la Vérité, et tant qu'elle n'avouera pas qu'elle est trop
faible pour y parvenir, le Divin se dérobera.
Il
est nécessaire d'employer un autre levier, le non agir, sans but.
Et
elle ne cesse donc de s'autoréférencer, la pensée, par rapport aux
données passées qu'elle extrapole, qu'elle pousse en avant pour
s'approprier un avenir conforme. Comme un jongleur, la pensée fait
passer les choses de gauche à droite, à toute vitesse, du passé
vers l'avenir, en profitant de la neutralité absolument parfaite du
présent. Voilà pourquoi la méditation a été inventée: pour
empêcher la pensée de coudre l'avenir sur le passé. Tout cette
activité ordinaire est modulée par des gabarits d'urgence et de
priorité différents selon l'heure de naissance, — indépendamment
de tout « karma » ou de toute influence génétique et
héréditaire. Le fonctionnement de ce modèle est bien rôdé. La
boussole individuelle que constitue le libre arbitre ne se dérègle
pas facilement, grâce à la souplesse, à la marge de manoeuvre, qui
permet à la pensée d'être relativement élastique et de jouer avec
les besoins et les désirs. On peut brûler ce qu'on a adoré et
adorer ce que l'on a brûlé. Mais l'ensemble de ces combinaisons, la
profusion d'itinéraires possibles ne change pas la destination
finale. Une mort tout juste consentie, sauf si le corps, à bout de
souffle, veut s'en aller. Rien d'extraordinaire donc, alors que des
faits remarquables ont été recensés, comme l'éveil, l'accès au
Divin, l'ensemble d'un projet évolutif qui est en train de pousser
vers la sortie le « vieil homme », fier de son territoire
et de ses valeurs, mais incapable de reconnaître celles des autres,
toutes aussi pertinentes.
Le
libre arbitre n'est donc rien d'autre que le système d'homéostasie
de la pensée.
Et
lui avoir accordé autant de mérites dans notre société provient
naturellement, comme le dirait encore rené Guénon, de la perte des
principes traditionnels. Soit la souveraineté du non-Moi sur le moi,
qu'on l'image en tant que Réalité exhaustive ou en tant que Divin.
L'appareil psychologique vit en circuit fermé, en connexion
inconsciente avec les résidus de l'automatisme animal, les
survivances dynamiques comme la colère et la peur, et il projette la
structure du moi dans son environnement. Les attentes sont nombreuses
avec Vénus et Jupiter, les remises en ordre, par l'action et la
structure, Mars et Saturne, sont inépuisables. La navigation est
donc panoramique, la barre va à gauche puis à droite pour maintenir
le cap dans les vagues puissantes du samsâra, — trop de pas
assez d'un côté et pas assez de trop de l'autre, et c'est ce que
l'on appelle la liberté en variant l'orientation, qui n'offre
pourtant que peu de perspectives. Chauffé à blanc quand on réussit,
le libre arbitre a le vent en poupe et file sans coup férir, et l'on
s'autorise alors de plus en plus de choses car le champ semble se
soumettre à la dictature d'une petite volonté immédiate; écrasé
dans sa manifestation, quand les déceptions et les échecs se
succèdent, et que tout cela ne mène à rien, jusqu'à ce que le
terme de « choisir » perde toute signification dans une
suite d'événements subis, le libre arbitre s'échoue alors sans
cesse sur des écueils ou des bancs de sable mouvants.
Mais
c'est un pouvoir primordial, qui suffit au membre de l'espèce
humaine que la Conscience ne tarabuste pas, et qui n'entrevoit pas de
raison de changer outre mesure la manière dont il se perçoit
lui-même et dont il perçoit le champ. En réalité même, le
pouvoir coercitif du libre arbitre n'apparaît qu'au bout d'un long
apprentissage de la vie. Avant, il donne de la liberté, après la
prise de conscience radicale, divine, il nous rend esclave.
Des chemins à comparer. Des actes en compétition. Des buts qui se
piétinent les uns les autres, des moments doubles, dans lesquels
nous nous voyons aussi bien sur un itinéraire que sur un autre, ou
même, pour les plus imaginatifs, que sur une multitude d'autres. Le
libre arbitre ainsi vécu se retourne sur lui-même, se mord la
queue, et devient une prison. Parce que l'Unité a été entrevue, un
moment fugace peut-être, mais doué d'une mémoire éternelle, comme
certaines promenades au soleil couchant quand toute votre vie avance
comme une vague tranquille, sans que rien ne s'oppose au bonheur.
Mais le reste du temps ! Où les promesses solaires des Veda, quand
l'Esprit se déverse à flots ramifiant le moi au Verbe ? Où les
immersions dans l'oasis illimité du Brahman, où jouer avec Krishna
sur l'éternelle vague joyeuse du présent ? Les choses à faire nous
agglutinent au passé, — l'envol de l'aigle est reporté. On se
pense dans son milieu, dans son décor, dans sa vie, et rien d'autre
ne rentre là-dedans. Comme s'il fallait rester un animal écologique,
rivé à ses besoins, respectueux de ses craintes, et idôlatre de
ses désirs.
Et
si le besoin d'être était justement celui, et le seul,
capable de prendre en charge les points cardinaux, l'écartèlement
des racines et de l'antenne, l'antinomie du moi et du non-Moi ?
C'est
ce que les dissidents prétendent. Laissez tomber l'avenir, il
déborde de promesses non avenues et de craintes infondées, et vivez
maintenant. Il n'y a pas d'autre chemin vers l'unité et, y parvenir
sans démêler les nombres est tout simplement impossible. Ou bien
l'on se croit plus malin que les autres, on plonge dans le mystère
sans aucun point de repère, sans la déontologie du chercheur de feu
attentif, et l'on se noie, comme un poisson qui saute hors de son
bocal. Se libérer, oui. N'importe comment, non. Le sept est
puissant. On ne traverse pas Saturne comme un champ de fleurs, pas
plus qu'on ne gagne son vrai soleil sans essuyer des blessures
narcissiques, des offenses et des humiliations, qui finalement
appartenaient encore à l'écorce, au petit moi contingent se
débattant parmi les autres. Et le Sept solaire peut s'oublier aussi
dans une unité maîtrisée, ou mener au Trois des guna, que le
mutant supramental verra débouler en lui, dans leur nature
originelle, non mélangée, et d'une puissance incomparable. Là, le
moi subjectif n'est plus grand chose. Il devient seulement le témoin
d'une aventure cosmique, dans un corps, qui a laissé loin derrière
lui les satisfactions humaines, et les belles illuminations.
« Par-delà
les sommets» disait la mère de Pondichéry.
Il
subit l'attaque de tamas, de cent manières différentes,
toutes aussi sournoises les unes que les autres, et celles de
rajas, splendides, qui donnent au moment un éclat sans pareil,
où tout ce qui est désir est sacré et irremplaçable. Même ce
gentil sattva paraît parfois fuir la réalité physique, mais
au moins lui, il tend vers le supérieur, l'harmonie, l'intelligence
et le détachement. Tamas, fidèle serviteur de la mort, par
l'obscurité, l'inertie et la torpeur, rajas, fidèle amant de
la vie et de la mort entrelaçées, le maître de l'élan, mais aussi
du désir. Sattva, le plus immatériel, le plus facile à
vivre, mais qui justement fait défaut à l'être ordinaire. Sattva
aime les valeurs et il les cultive. C'est un jardinier du bien, mais
qui n'aime que les fleurs. La terre, il la délaisse. C'est la
juridiction des deux autres.
Puis
l'unité s'aborde dans la complémentarité du Deux. Les innombrables
déclinaisons du yin et du yang, qui non seulement alternent, mais se
mélangent. Comme une porte peut être ouverte ou fermée, mais aussi
entrebaîllée, avec l'amusante question de savoir si elle est à
moitié ouverte, ou à moitié fermée. Un régal pour le mental,
alors que la vraie question est tout simplement de l'ouvrir davantage
pour y passer, ou de la fermer correctement car elle vient de servir.
Mais là aussi la pensée peine. Elle aime bien les courants d'air,
et ajourner. Ecartelée entre le yin qui attire l'influence de
l'autre, et le yang qui l'éloigne par principe, la pensée hésite
entre suivre ou s'affranchir, imiter ou risquer. Elle rêve les
itinéraires parfaits de la liberté et de l'indépendance, sans se
douter qu'elle est soumise aux multiples facteurs de l'incarnation,
la mémoire dynamique et structurante de l'heure de naissance, les
influences héréditaires et génétiques, les traces événementielles
délétères inscrites dans la cire de la petite enfance, et enfin,
peut-être, une résistance karmique, un noeud d'un genre particulier
à découvrir, qui joue parfois, comme le reste, sur la résultante
momentanée du libre arbitre sans le dire.
Il
ne reste qu'une solution pour marier le coeur, l'esprit et le corps.
L'exploration
exhaustive.
Plonger
dans la réalité, sans rien en attendre d'autre que la comprendre in
extenso et ainsi l'aimer davantage parce qu'homogène et une, ce
qui n'advient qu'après s'être compris soi-même, pour cesser les
projections. Alors nous épousons tout par le regard d'amour, et
explorer la nature et ses sortilièges devient un jeu divin. Les
blessures fendillent l'écorce et l'aspiration la fait éclater de
l'intérieur. Puis les deux pressions s'accordent, et la libération
se produit, l'écorce éclate et la soif de l'existence individuelle
avec. La graine éternelle pousse. Quand on n'a plus d'histoire
personnelle à défendre, qu'il ne reste que le mystère de notre
présence clouée au ciel et à la Terre, l'abondance des secrets qui
se révèlent donne une moisson inconnue, un autre être, une
conscience différente. Le Divin n'est plus un mot, ni même une
promesse. Il n'est plus un but ni seulement une autorité. Il est la
source de Tout, et le chemin est pris pour aller s'y baigner.
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