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LA DISSIDENCE DIVINE
Bases et perspectives du Yoga Supramental

 


C'est une satisfaction pour moi d'avoir écrit ce message sans aucun effort en une quinzaine de jours, et presque à mon insu. Cela prouve que le travail supramental, à la façon de Mère, ne s'est pas interrompu. Il a failli l'être, mais le retour « en force » dans ma conscience et dans mon corps de Mahasaraswati m'a permis de poursuivre la route. Ce texte permettra à ceux qui le décident de se donner véritablement à cette Conscience parfaite qu'ils pressentent devoir incarner, en devenant dignes d'Elle. Pour ceux qui sont saisis par l'urgence, la dissidence divine permettra l'accélération de la démarche. Une orientation profonde, fondée sur l'aspiration humble à servir autant qu'à être. La difficulté est de marier ces deux verbes dans la pratique. C'est le chemin complet. Le jeu divin continue, la partie n'est pas finie, et la bataille fait rage. Ce message était nécessaire face à l'irresponsabilité croissante des dirigeants mondiaux dans tous les domaines.

Natarajan, Avril 2012


Précis d'évolution accélérée


1/ L'OBSTACLE MAJEUR A LA DIVINISATION,
LA SOIF DE L'EXISTENCE INDIVIDUELLE

2/ LA CAUSE DE L'ECHEC DE L'HUMANITE
3/ L'AVEUGLEMENT DE LA PENSEE
4/ ETENDRE LE CHAMP DE CONSCIENCE
5/ CHOISIR OU L'ECARTELEMENT INSOLUBLE
6/ L'ACTION
7/ LE PRINCIPE
8/ LE DANGER DES REPRESENTATIONS
9/ LA MAIN MISE DE L'ACTION
10/ LA MANIPULATION DU LIBRE ARBITRE
11/ LE POTENTIEL EVOLUTIF
12/ LA DECHIRURE DU TEMPS
13/ LE MOI UNIVERSEL
14/ LA FIN DE L'HISTOIRE ?
15/ LE SURRENDER EVOLUTIF





1/ L'OBSTACLE MAJEUR A LA DIVINISATION,
LA SOIF DE L'EXISTENCE INDIVIDUELLE.



Nous devons tout d'abord nous mettre d'accord sur ce qu'est la « soif de l'existence individuelle ». Ce n'est pas un processus personnel, aucun n'y échappe. Cela s'appelle donc un principe générique. La manière dont le mental est interfacé avec la vie produit le processus. Le succès et la mode de la médiumnité proviennent du fait que les entités contactées ne sont plus enfermées dans la vie, et qu'elles sont donc délivrées de la soif de l'existence individuelle, de l'imprégnation biologique. Elles parlent détachées des contraintes de la personnalité, et prétendent donc émettre des vérités générales. Descendre sur terre implique que l'on va éprouver cette soif, et peut-être rester dans le moule de la nature. C'est-à-dire s'approprier la capacité de conjuguer les verbes à la première personne, en fondant cette appropriation sur les « besoins » organiques et contingents, puis les grands modèles des valeurs sociales, s'affirmer dans une compétence, rêver d'une rencontre amoureuse définitive, perpétuer l'espèce, prendre du plaisir dans des loisirs subjectifs, physiques ou culturels, parfois les deux. Il n'y a rien à redire sur l'ensemble de ce modèle, il fonctionne admirablement bien tant que le besoin de devenir plus conscient ne se fait pas sentir. Mais il est insuffisant pour mener à l'éveil et au Divin.

Tous les précurseurs sont d'accord sur la nécessité de « démouler » les processus mentaux, qui sont astreints à passer par des procédures matérielles, les circuits neuronaux incoercibles, dont la fonction est de traduire, c'est-à-dire interpréter les perceptions du moment à travers des codes déjà tout préparés. Des significations historiques sont codées dans nos propres réponses aux stimuli de tous ordres, et perçoivent à notre place, tant que nous restons dans le prolongement biologique dont nous sommes issus. La douleur est censée faire mal, et le plaisir faire du bien. L'approbation de l'autre est censée être recherchée et agréable, et son opposition est censée être conflictuelle, et susciter toutes sortes de résistances, du déplaisir à la haine, mouvements qui semblent légitimes. Des impressions inévitables surgissent en nous devant certains événements, et en transformer le ressenti constitue une part importante du travail d'ouverture au Divin. Nous accumulons ce genre d'interprétations toutes faites des choses dans notre mémoire évolutive, et nous les subissons de plein fouet, le temps de comprendre qu'elles ne nous concernent pas, qu'elles viennent seulement de l'intelligence de la vie elle-même, comprimée dans les lois écologiques, au service du maintien du gratifiant. Toute notre espèce est prise dans un filet immémorial, la mémoire génétique emmaganise le passé, puis l'hérédité le restitue sous une forme dynamique, et l'active par des réactions-types à des situations données. Bien sûr, les cultures diffèrent, montent en épingle ou amoindrissent certains types d'interprétation préconçues, mais aucune n'y échappe. Il y a même des civilisations où les codes sont si nombreux et prégnants qu'il faut avoir une dose d'insolence intérieure exceptionnelle pour avoir une chance d'y échapper: par exemple un intellectuel hindou qui serait athée, pour vivre sa propre expérience sans subir de pression ancestrale, se sentira seul ou méprisé. Il y a des familles « d'aventuriers » qui plaisantent au dîner rassemblant trois générations, des difficultés que l'on rencontre, tout en jouant cartes sur table, tout en souriant des échecs amoureux qui ouvrent sur de nouveaux possibles, car, depuis des lustres, la vie est acceptée dans son ensemble, et célébrée inconditionnellement. Et d'autres, où depuis des siècles l'on trouve injuste que la réalité ne « lèche pas les bottes » de la descendance. Tout sera dramatisé à tout bout de champ, rien n'allant de soi, vivre se bornant à chercher des coupables et à collectionner les boucs émissaires. Il y a, grosso modo, plusieurs catégories d'égos biologiques mélangés à l'ego mental, depuis ceux qui savent retomber sur leurs pieds car changer de stratégie ne leur pose aucun problème, la vie restant disponible dans toutes ses manifestations, jusqu'à ceux qui sont faibles et gris, toujours à la remorque de la réalité, qui, selon eux, ne « donne » pas assez, et qui manquent suffisamment de souplesse pour perpétuer les mêmes erreurs d'une génération à l'autre, sans jamais pouvoir les reconnaître comme telles.

La soif de l'existence individuelle constitue ce processus qui consiste à faire de sa vie sa propre chose, son bien exclusif, à en devenir le propriétaire davantage que le locataire… comme si le temps appartenait « légalement » au moi, s'octroyant ainsi le pouvoir surprenant d'en faire ce que bon lui semble, sans mesurer en profondeur les conséquences de son passage, de sa fuite, de son utilisation empirique… En oubliant une foule innombrable de facteurs dont l'absence, le défaut de prise en compte, imposera le tracé d'itinéraires préconçus, vides de sens, pratiquement tous interchangeables, dépourvus d'innovation et de création: bref, des trajectoires existentielles qui se seront déroulées sans accroissement de conscience. Dans l'animal, la soif de l'existence est purement automatique, bien qu'elle commence à se particulariser faiblement chez les mammifères et davantage dans les espèces domestiquées. Certains chats et chiens sont capables d'une célébration personnelle de leur état d'être, dans une réceptivité qu'ils développent spontanément et très lentement.

Dans l'homme, la soif de l'existence individuelle est régulée par le libre arbitre qui donne une marge de manoeuvre personnalisée, mais cet écart est bien plus petit que ce qu'on croit généralement et ne prête pas à conséquence. Le libre arbitre n'est qu'un simple processus de triage, pour choisir les bifurcations de l'itinéraire convenu et permanent du temps, aussi bien dans les petites choses, comme la couleur d'un rouge à lèvres ou le menu de midi, que dans les plus grandes, comme la reconnaissance d'une voie spirituelle, pour laquelle de nombreuses représentations rivalisent pour proposer un choix à chacun, en fonction de ses préférences et de ses qualités propres. Les options retenues par le libre arbitre ne font que confirmer des prédispositions souterraines, ou des traits de caractère, il n'est donc qu'une expansion raffinée de la nature qui s'est mélangée au mental, et non pas un véritable pouvoir de transformation. Les bifurcations qu'indique le libre arbitre sont permanentes, touchent à tous les secteurs, et découpent l'emploi du temps, donnant ceci plutôt que cela, dans les comportements aussi bien que dans les valeurs, et finalement tous les actes sont imprégnés de son faible pouvoir de discrimination, et symbolisent donc l'inscription du moi dans l'itinéraire qui lui correspond le plus.

Chacun a donc le loisir d'imaginer qu'il est libre, parce qu'il mange de la pizza plutôt que du hamburger, préfère Jésus à Bouddha, ou va plutôt à la campagne qu'à la plage. Le choix est alternatif entre deux séquences temporelles, parfois plusieurs se disputent le même moment, mais ces différences de tracé, et donc de vécu, n'ont pas forcément l'importance qu'on leur attribue. L'investissement que beaucoup d'êtres humains placent dans un certain emploi du temps aurait à peu près donné la même chose dans un autre cadre, pratiquement aucune évolution intérieure, et il est donc faux de s'imaginer que le libre arbitre est autre chose que le pouvoir de sélectionner ses préférences, et de se conformer à ce que l'on est déjà. Le libre arbitre permet d'orienter, ni plus ni moins, le passage de la durée en fonction de ce que le moi croit être le meilleur pour lui. Mais j'ai le regret de vous dire, — et croyez bien que je préférerais que les choses fussent autrement, qu'une personne qui reste totalement sous la coupe de la soif de l'existence individuelle peut passer toute sa vie à choisir, sans jamais rien décider.

Il y a dans le choix des possibilités différentes, parfois contraires évidemment, mais elles sont là. Une fois le choix effectué, il suffit d'aller dans sa direction, et les choses se passent conformément à l'investissement, ou avec un coefficient de suprise tolérable. Il se justifie, le choix, parce qu'il mène quelque part, avec plus ou moins de bonheur. Mais la décision est un autre processus, beaucoup plus profond, et nul ne sait où mène précisément une décision, dans les faits, puisqu'elle peut s'appuyer sur les seules dispositions intérieures, en relativisant les données contingentes à l'extrême. Ce n'est donc pas un chemin contre un autre, mais une prise de position intérieure, indépendante des événements, et qui pose fermement une intention. Elle ne s'effectue pas comme un simple choix entre une alternative, mais comme une résolution, ou comme une volonté, une détermination incoercible, qui n'a pas encore acquis de territoire écologique, d'espace pour s'exprimer, mais qui commandera cependant un autre usage de la durée. La décision est informelle, indépendante de ce qui peut la favoriser ou la contrecarrer, elle ne calcule pas, alors que le choix se contente de se faufiler entre des options déjà présentes, et d'en suivre une plutôt qu'une autre, en tenant compte outre mesure des opportunités contingentes.

Décider de vivre pour le Divin est une intention intérieure, ce n'est pas un choix. La route de la « vie divine » n'est pas à prendre au carrefour de la vie humaine. Rien, dans la vie divine, n'est tracé d'avance. Ce n'est donc pas un choix entre deux itinéraires, mais la décision de cesser d'agir pour des motifs personnels. Même le projet d'être heureux ou épanoui, s'il subsiste comme trace de la soif individuelle de l'existence, sera seulement subordonné au projet essentiel de cesser de vivre pour soi, et cette survivance de l'attente du bonheur sera reléguée de son statut de but à celui d'un moyen éventuel —  et même parfaitement aléatoire, de parfaire l'accomplissement. Cela, naturellement, change complètement la donne, c'est-à-dire l'emploi du temps, et l'arborescence des motivations: les sources d'activité de la pensée vont se transformer sous une nouvelle poussée, car les objets qui suscitent son fonctionnement vont eux aussi varier. Les idées communes vont faire place à de grandes interrogations d'ensemble, ouvertes et passionnantes, susceptibles de permettre au moi de changer les représentations de sa prope place dans l'univers, puis de son rôle, comme celles de sa propre identité. Au fur et à mesure, le temps présent deviendra plus riche et plus plein, puisqu'il aura cessé de servir à projeter la structure psychologique personnelle sur les événements et les choses, sur les autres et le milieu. Il y aura bien eu, non une élimination de toutes les motivations subjectives, mais un changement de priorité. Autrement dit, le temps à s'accaparer du « bonheur », — le présent passé à miser sur l'avenir, sera éliminé au profit d'une journée qui s'avance indéterminée, panoramique, bourrée d'informations cachées à recevoir, et nettoyée des petites finalités existentielles grasses, toujours dans le prolongement de ce que la culture juge nécessaire d'obtenir, avec des modèles de réussite sociale, affective, ou même spirituelle, qui cisaillent le présent pour l'instrumentaliser. Ce nouveau regard profond tolère de rester dans le même milieu, et s'accomode des nécessités quotidiennes. Simplement, elles sont vécues avec un tel recul qu'à chaque instant des insights peuvent se produire, y compris dans des activités banales et routinières, puisque l'attention spontanée se met en place.

L'être humain ne parviendra pas à abandonner la soif de l'existence individuelle, le principal obstacle à la manifestation du Divin en lui, s'il court après le bonheur. Pourquoi ? Parce que ce processus nourrit des attentes contingentes, monopolise l'emploi du temps et son emplissage, fait entrer de force un avenir truqué dans le présent authentique. Et tout cela détourne l'esprit de son fonctionnement originel, purement contemplatif, qui jouit de l'être, hors de la précipitation des buts à atteindre et des dangers à éviter. L'esprit peut être cela, — une seule présence homogène que rien n'embarrasse, ni le passé, ni l'avenir encore indistinct, ni le regard de l'autre, ni le regard sur soi. Ce résultat ne s'obtient pas dans la poursuite de l'objet, qui défigure l'âme du présent. Même ceux qui poursuivent l'illumination, qui semble être un but largement supérieur à celui du bonheur (il est censé le fournir d'une autre manière), le manquent en général s'ils veulent la piéger dans une stratégie, soit un itinéraire préconçu obéissant à des règles. Bénéficier d'une vision divine ne provient donc pas de préoccupations axées sur le besoin de combler des attentes écologiques, sécurité financière, sécurité affective, sécurité morale, ou de répondre à des attentes psychologiques, confiance en soi et estime de soi. Quant à la poursuite de la sécurité spirituelle, elle fait obstacle parce qu'elle filtre le présent, l'intrumentalise dans une finalité hallucinée, fantasmatique, — l'image que l'obscurité se fait de la lumière —, la caricature que dessine la pensée pour esquisser le Soi, c'est-à-dire une image fausse et recroquevillée, qui cisaillera, par son filtre, la perception naturelle de l'intelligence sous prétexte de l'améliorer.

Certaines voies pérennes évoquent même le Soi comme l'esprit de nature, ce regard abstrait et spontané qui est présent dans l'organisme avant que la culture ne s'en empare au cours de l'éducation, pour imposer à tout terrien civilisé la nomenclature des choix à effectuer entre les choses, pauvreté/notoriété, pauvreté/richesse, pauvreté/réussite, avec la foule innombrable de stratégies, et donc d'actions, censées favoriser les procédés qui permettent d'en finir avec les mauvaises conditions matérielles, et de s'élever au-dessus de son milieu d'origine, ou de le maintenir si l'on se trouve au sommet. Il n'y a pas à s'offusquer de ce mouvement général, il doit être compris dans la phase terrestre que nous venons de traverser, et qui a vu s'avérer une véritable métamorphose des conditions de vie. C'est seulement depuis très peu de temps qu'un grand nombre d'êtres humains parvient à une certaine dignité matérielle, mais pendant les siècles précédents se préparait déjà la victoire du confort sur des conditions de vie difficiles dans toutes les cultures des pays tempérés. Les civilisations de l'écriture ont donc toujours tourné autour de la question de l'élévation sociale, ne serait-ce que par le commerce et les charges administratives dans les anciens Empires, et principautés de l'Asie, et ce, dans le respect communautaire bien entendu. C'est là où les valeurs des continents se rejoignent, là où la soif de l'existence individuelle est en quelque sorte valorisée, si la vie, au prix d'un itinéraire à respecter qui peut être décrit, apporte le bien-être matériel et relationnel. La formulation du besoin d'une adaptation contingente a donc régné sur toutes les cultures sensibles à l'avenir, et a toujours développé le même paradigme: agir pour conquérir une place, agir pour monter dans l'échelle sociale, agir pour se faire connaître et reconnaître, agir pour s'enrichir, bref, agir pour vivre.

Néanmoins, Lao-Tseu dit le contraire, et son ouvrage incataloguable traverse les siècles et les langues. Là où tout le monde voit la solution, il voit le problème. Il n'est pas vraiment le seul dans ce cas-là. Une dissidence a toujours existé. L'action, oui, et alors ? Une action après l'autre, et puis la mort nous cueille. Nous n'aurons jamais « été ». Nous aurons été dispersés, étalés dans la somme de nos actions, et en aucun endroit particulier, nous n'aurons jamais été nous-mêmes, souverains, hors mouvement. Une action, quelle qu'elle soit, possède un but et un terme. Faudra-t-il en changer indéfiniement pour remplir notre temps de vie ? Ou bien y-a-t-il autre chose, qui n'a rien à voir avec elle, et qui remplit mieux l'espace et le temps ? Cette question est la seule qui vaille d'être posée. Faire ou ne rien faire. Si j'agis, c'est dans quel but ? Si je ne fais rien, ça sert à quoi ? Ce n'est même pas la peine de remonter plus loin pour amorcer une démarche exhaustive. Il suffit de remettre en question en permanence la pertinence de ses actions, de ses motivations, pour en revenir à leur utilité d'ensemble. Les actions s'inscrivent-elles dans un plan de vie plus large, dévolu à la connaissance de soi, ou mangent-elles cette démarche ? Il devient abscons de se fourvoyer dans les dualités de la pensée afin de concevoir un sens général de l'existence, qui serait indépendant de notre propre contribution.

Si je conclus que Dieu existe, c'est une croyance, l'inverse de celle qui voudrait qu'Il n'existât point. Ce choix a-t-il le moindre fondement ? L'existence de Dieu dépend-elle de ma propre autorisation, son absence éternelle de mon déni provisoire ? Nous voyons déjà, par ce simple exemple historique, que le libre arbitre possède des limites étroites. Et cependant la plupart des êtres humains s'imaginent encore qu'ils ont le choix entre croire en Dieu ou pas, comme si cela déterminait ou non son existence. D'un point de vue supramental, une vue aussi courte n'est guère supérieure aux options basiques de l'animal sauvage en difficulté, fuir ou attaquer après l'intimidation. Car il s'agit là de la question fondamentale, celui du sens de l'univers, et il ne suffit pas de voter pour ses préférences pour l'orienter. Mais c'est ainsi, le mental croit en lui, Dieu existe si je le valide, Dieu n'existe pas si je ne le valide pas, tout va très bien madame la marquise, pourquoi aller plus loin? C'est, naturellement, une condition si désastreuse qu'elle est à l'origine, à elle seule, de l'enchaînement des effets qui vouent la civilisation mondiale, en cours de commercialisation, à la ruine. Le refus de voir plus loin que le bout de son nez. La tyrannie du matérialisme n'est pas sortie sui generis de l'esprit des civilisations. Elle constitue plutôt l'aboutissement d'un long mouvement culturel qui a dégoûté l'homme du mystère de la conscience, par toutes sortes de moyens, dont l'obéissance servile obligatoire qui devait être vouée à un dieu créateur. Le mystère du Divin, au lieu d'être présenté comme une énigme intéressante dans laquelle il était possible de s'engager, a été ramené à un ensemble de mensonges pesants, nous interdisant d'aimer en nous la conscience, comme si nous étions incapables d'en faire quoi que ce soit sans subir l'autorité paternelle d'un démiurge, d'autant que nous aurions été marqués, depuis le début, du sceau de l'ignominie, par le péché. Ce conditionnement a duré plus d'un millénaire sur l'Europe civilisée. Comparée à l'histoire chinoise, absolument laconique, ou à celle de l'Inde, pleine de rebondissements et de mythes divins joyeux, la culture occidentale apparaît comme la plus pauvre et la plus sombre, depuis l'effondrement de la Grèce. C'est, par la loi des contraires et du renversement, pour cette raison que l'obscurantisme, à bout de souffle, a produit le siècle des Lumières avec le renouveau de la confiance que l'homme pouvait s'octroyer à lui-même, confiance que l'Eglise n'était pas parvenue à éradiquer, — car elle fait partie de la vie elle-même, et qui a bouleversé l'Histoire, tout en amenant l'ère de la machine qui nous étouffe aujourd'hui.

Autant dire que le statut de la conscience, sa finalité, son émergence, son ipséité, n'intéresse presque personne. La connaissance du Divin est quasiment tabou en Occident. La soif de l'existence indivuelle mène le monde aujourd'hui, avec les conséquences inéluctables qui l'accompagnent, soit la prédation de principe, l'individualisme matérialiste, le partage démocratique des valeurs de l'égoïsme, et l'intégrisme constitutionnel des grandes identités de pensée collectives, qui ne se tolèrent que difficilement, et sont prêtes à en découdre. C'est donc bien que l'appel définitif, celui sur lequel le moi ne pourra pas revenir, celui après lequel il aura abandonné les choix de paccotille en faveur des décisions radicales, est régi par des facteurs qui nous échappent. Le karma sans doute, le besoin d'être, distribué selon des normes héréditaires et culturelles variables, le besoin de comprendre sans jamais cesser de le faire, ou encore le besoin d'apprécier la présence à soi, tout en reconnaissant qu'elle ne pourra se satisfaire que d'un accroissement de la présence de l'autre, du ciel ou du Principe. Ou l'inverse, le besoin d'ajouter à la merveille de la perception de l'altérité une souche profonde et stable, une présence à soi indéfectible. Oui, en vérité, ce qui pousse l'humain à basculer vers le Divin, — et qui entraîne donc automatiquement une réduction de la soif de l'existence inviduelle, résiste à toute caractéristique précise.

Mais une fois le basculement effectué, l'intuition d'une existence impersonnelle, c'est-à-dire libérée du poids de penser pour soi-même, et universelle, c'est-à-dire conforme aux vérités supérieures et aux principes premiers, est entrevue au-delà de la subjectivité trompeuse, qui s'effilochera, dès que le présent sera abandonné en tant que faire valoir. D'abord, il y a des choses qui poussent vers le Vrai, qui viennent de ce qu'il y a derrière notre personnage historique, caché mais déjà présent, et d'autres qui tirent en avant, et qui viennent en quelque sorte d'une préfiguration d'un autre emploi du temps, d'une autre perception de la durée, d'une anticipation nouvelle, vierge, informelle, — sans caractéristiques préconçues. Ce n'est pas pour autant ce simple « avenir » fascinant et toujours en-dessous de ce que l'on en attend, et qui est rempli à ras bord de nos frustrations présentes, de nos calculs échoués, de nos échecs revenchards et de nos rêves ajournés. Non, l'avenir ne sera jamais que du présent convenu, étroit, conditionné, bourré d'attentes irréalisables et de certitudes trop longues, d'avance périmées. Ce n'est pas lui qu'il convient de viser. Remplir le temps qui vient devant soi avec son propre moi, n'est pas une stratégie efficace. Ce sera toujours de la même chose, du moi avide de s'approprier le moment qui passe et de le saturer de sa bonne ou mauvaise fortune. C'est la brèche, la sortie du temps, — qu'il s'agisse du passé ou de l'avenir, qui constitue la solution évolutive, celle qui nourrit l'âme, promet l'impossible, et satisfait enfin inconditionnellement le moi, son esprit et son corps.

L'éveil ne peut ni être visualisé, ni attendu ni poursuivi, mais il peut, tout simplement, être souhaité, ou à la rigueur recherché à long terme par une consécration sans angles morts, soit le sacrifice de la soif de l'existence. Seule, cette amputation fait bifurquer l'esprit vers une activité essentielle et paradoxale puisqu'elle est passive et réceptive, une activité à l'envers en quelque sorte. C'est le « «retour » de Lao-tseu, dans lequel l'esprit accepte d'être agi par l'univers et de découvrir le mode de son action, plutôt que d'agir lui-même, précipitamment, toujours dans la même ornière, en suivant l'occurence des désirs et des peurs, l'attraction mesquine des motifs contingents, et les fumées idéalistes qui tournent en rond dans le ciel des voeux pieux. Tourné vers l'Abslou, au sein de n'importe quel horaire, dans n'importe quelle activité, ou dans n'importe quelle pensée, l'esprit se déploie autrement et ne cherche plus à gagner, mais à être. Il sacrifie l'amour du mouvement à celui de la présence, encore intermittente, celle d'un Moi illimité, pour lequel l'action n'est qu'un simple prolongement accessoire, précis s'il est nécessaire, souvent inopportun comme gaspillage facile d'énergie, face aux ressources de l'intériorité en plein essor, qui médite, contemple, crée, apprend, reçoit, et pratique donc le temps d'une autre manière. En s'y offrant docilement au lieu de le dompter, en s'y livrant sans défense avec ce qu'il fait surgir de sombre, plutôt qu'en le manipulant pour obtenir du gratifiant ou du progrès préconçu. Mais même ce renoncement ne fournit pas d'outils définitifs pour sculpter cette matière étrange du temps qui passe, qui devra rendre gorge, révéler l'intemporel et l'impersonnel, et enfin l'Eternel comprenant en Lui les manifestations de la durée dans la vie comme de simples tourbillons Le dissimulant au monde de la nature.


2/ LA CAUSE DE L'ECHEC DE L'HUMANITE



L'humanité dans son ensemble manque la vie spirituelle, car elle s'imagine qu'il s'agit là d'un choix à faire, d'une simple alternative. Un chemin contre un autre. Et dès que ce chemin devient difficile, il est renié, abandonné, à la rigueur aplati et rétréci puis, comparé à celui qui a été sacrifié, il n'apparaît plus comme le meilleur, sa difficulté le rendant impraticable pour les lâches, trop aléatoire pour les raisonneurs, trop dépourvu de jouissances pour ceux qui s'attachent aux satisfactions sensibles. C'est, tout simplement, que la vie spirituelle ne dépend pas d'un choix. Il ne s'agit pas de choisir entre un Bourgogne ou un Bordeaux, ou même entre de l'alcool ou de l'eau, ou encore entre boire et ne pas boire. Ce n'est pas une concurrence entre un voyage en Italie ou en Espagne, choix alternatif formel, ou la rivalité entre des vacances lointaines et du temps « libre » à la maison, choix d'un autre type, qui semble départager des options inégales, mais qui ne change en rien les dispositions mêmes de l'individu face à l'existence. Dans l'un et l'autre cas, loin de chez lui ou pas, le sujet peut s'attendre à une gamme particulière de perceptions et de satisfactions. Une simple anticipation comparative permettra d'évaluer les avantages et les inconvénients d'un voyage en différents lieux, ce qui fera jouer les formes, et ce même processus d'évaluation, appliqué à un déplacement contre une simple période passée chez soi sans travailler, permet de la même manière de comparer les avantages et les inconvénients inhérents à chacune des options envisagées. Une partie des anticipations qui guide le choix est suffisamment nette pour qu'on sache établir des critères de sélection, les appliquer et prendre en voie de conséquence un chemin plutôt qu'un autre. Ce que l'on va « récolter » différera sans doute, et l'on choisit donc à l'avance un certain type de moisson.

Mais ce genre de validation est tout simplement impossible dans la voie radicale, parce que nul aspirant ne sait vraiment de quoi demain sera fait d'une part, et qu'il ne charge pas les événements, d'autre part, de la fonction de lui correspondre. L'être consacré n'achète pas l'avenir. L'être consacré se conforme au Tout et à ses entrelacements à découvrir, et il abandonne la politique de l'homme ordinaire: faire se conformer la réalité à ce que l'on croit être soi-même. S'ils correspondent, les événements, tant mieux, sinon, une leçon est à tirer, une faiblesse à pointer, un manque d'intuition à remarquer, et les faux pas, autant que les approximations, engendrent un apprentissage infini. Sans fiel ni ressentiment, l'échec étant ramené à une simple forme d'impéritie, aux babillages d'un néophyte dans l'art inépuisable de connaître le Divin. Les détours et les retards sacrent définitivement l'autorité du non-Moi, c'est-à-dire en dernière analyse celle du Divin, sur le sujet, sur le moi lancé dans l'expérience de sa propre existence. L'intelligence est l'arme de l'Esprit pour permettre, justement, de ne pas se perdre dans l'augmentation du champ de conscience. Elle révèle les intuitions qui rattachent à l'ordre cosmique, elle révèle le Soi, puis s'imprègne plus haut de tout ce qu'elle reçoit, et qu'elle peut mettre en forme, jusqu'aux plans supramentaux.

Devant une inspiration subite, l'individu consacré pourra tourner une page de sa vie sans hésiter, sans rien regretter, sans se laisser barrer le passage vers la liberté par des émotions, de soi-disant regrets ou remords; les pertes contingentes ne l'effrayant plus. Devant un obstacle majeur, il élaguera les actions qui pourraient détourner de sa confrontation, pour l'aborder humblement, sans fausse tactique narcissique ou culpabilisatrice, et à l'affût d'une stratégie inconnue fournie par son écoute du Tao. Face à une occasion favorable, il la saisira avec détachement, sans flagornerie, tout en comprenant sa fragilité, et sans faire l'erreur de croire qu'il l'a produite de lui-même par son mérite, le hasard y consentant, erreur d'appréciation qui pourrait abréger l'aspect favorable de la chose, en lui permettant de se l'approprier outre mesure. Une vie mentale ouverte sur tout, et donc sur rien, n'utilise plus les mêmes critères qu'une existence dans laquelle les choix s'effectuent par comparaison, en pesant les préférences, en anticipant dans des lignes abstraites et mortes, irréalisables, les bénéfices des situations envisagées.

Car il y a toujours un abîme, les faits eux-mêmes, entre ce que l'on attend d'un modèle d'action, — une rencontre, un voyage, un enseignement, une lecture, un déplacement, et même une simple conversation, et ce qui se passe concrètement. C'est la loi du samsâra, la déception qui suit la sortie du cinéma ou du restaurant, l'occurence de conflits inédits qui surgissent dans un couple qui voulait seulement partager des paroles, c'est le rappel à la réalité quand on est embauché, et que l'enthousiasme diminue devant ce qui se passe vraiment au travail, où les dessous nauséabonds abondent, comme dans les congrégations religieuses... Même dans un ashram ou une communauté, quand on prend en compte les rivalités personnelles, l'incompétence de certains, la jalousie ou l'intolérance qui essaie de s'appuyer sur des jugements de valeur issus du dogme, la désillusion prévaut sur l'attente. Bref, il n'y a pas un seul secteur de la réalité, — du temps qui passe donc, qui puisse s'emboîter dans ce que nous attendons de lui, dans la représentation anticipée que l'on s'en fait. Les couples qui durent absorbent les chocs, mais préfèrent tenir compte des faits que des attentes déçues, quitte à changer les modes relationnels d'un commun accord. Le fait fait loi, l'attente le déguise. Des touristes enflammés, au départ, par la destination où ils se rendent peuvent revenir bride abattue, dépités, spoliés, malades, ou incapables de digérer une culture trop différente. Et ce principe s'applique également à la vie spirituelle quand l'esprit, naïf ou stupide, s'imagine qu'il peut anticiper sur les satisfactions qu'il est en droit d'en attendre, comme si le passage de la durée allait par principe se rendre à son désir de récupérer son investissement dans la récolte d'illuminations, de progrès décisifs, de satisfactions définitives. Non, la vie spirituelle n'est pas un chemin qui va en sens contraire d'un autre, et qui serait un trajet matériel. Ce n'est pas une option à dérouler qui devrait être remplie à l'avance de poires pour la soif, d'issues de secours balisées, de recettes transcendantales efficaces, d'appuis indestructibles, de conseillers infaillibles, et de leviers qui ne cassent jamais, — même si on leur demande de servir d'appui pour soulever des poids trop lourds pour eux.

La voie est tâtonnante, aucun quadrillage n'en indique les chemins trompeurs ni les marches royales, elle va dans le cours général des choses, dépendant en partie de l'histoire du moment, des affres du passé, des promesses fallacieuses de l'avenir. La voie se faufile dans le décor qui l'entoure, à l'encontre des modes contemporaines, mais parfois tordue par elles dans des cartes simplistes du « seul chemin », elle va à l'encontre des valeurs qui tiennent le haut du pavé, mais qui parfois feignent de s'y intéresser, pour l'avaler dans un nivellement médiocre et obligatoire, de la verroterie transcendantale. La voie ne dépend que d'elle, la recherche de la vérité, et le temps entropique, Kala, ne s'y oppose pas davantage qu'il ne la favorise. Elle est hors du temps, mais chacun dépend des imprégnations de son époque, des héritages lourds qu'il se coltine, du poids du passé à prendre en compte, familial, culturel et … karmique, si l'entité qui se met en quête de la Voie est déjà venu épouser le temps. Qu'est-ce donc, la consécration? C'est avant tout la décision imprescriptible d'utiliser le temps autrement, de vivre le présent, sans préconcevoir ce qui sera donné ou retranché, acquis ou perdu, effacé ou retenu. Autrement dit, toutes les priorités changent. Et si toutes les priorités ne changent pas, c'est tout simplement qu'on appelle spirituel ou évolutif quelque chose d'autre, une démarche mesquine remplie de calculs de rentabilité, débordant d'espérances rassurantes, de procédures faciles, soit un certain embellissement de principe de la vie qui reste à vivre, une sorte de prolongement ordinaire maquillé d'émotions plus subtiles, de questions plus profondes mais qui restent dans la pensée, sans engendrer la descente dans les méandres du moi, et, en voie de conséquence, sans permettre la confrontation avec les serpents des forces naturelles.

Bref, une base grossière agrémentée de raffinements sans lendemain, d'arabesques irisées, une décoration plaisante plaquée sur quelque chose de convenu et de répétitif, mais enrichi d'une touche subjective et unique, soit une simple amélioration du champ que le mental explorera, au petit bonheur la chance — tout en utilisant le même type de choix pour donner le change. Eviter de descendre et de monter, escamoter le ciel autant que le sang pour éviter de participer à leur combat, afin d'ajourner les enfers pour manquer le paradis. Eviter de creuser. Rester sur des parallèles et en changer à l'occasion, tout en se persuadant qu'on prend des virages à 90° pour s'écarter du destin, du fatum, qui continuera néanmoins de gouverner, toujours dans la même ligne, le règne de la pensée.

La décision radicale de se donner au Divin ou à l'Absolu, faisant défaut, rien n'entraîne le changement des critères décisionnels, alors que ce sont les seuls facteurs, les seuls leviers, les seuls aiguillages qui ouvrent le passage à une nouvelle approche, et bientôt donc à cette nouvelle perception de la durée qui attirera immanquablement l'éveil. Car la seule question est là, et il n'y en pas d'autre: que fait-on du temps qui passe ? Pourquoi toujours remplir le même panier percé d'actions liquides sans envergure, alors que l'Infini appelle, et exige que l'action, c'est-à-dire, ce qui se répète du début à la fin, cesse, pour livrer le passage à un autre remplissage de la durée, qui permet à l'homme de recevoir les influx célestes nombreux qui provoqueront une transformation ? Toutes les forces qui traversent le moi autrement qu'en le poussant à l'action sont négligées par l'être humain générique, sauf dans les ésotérismes évidemment. Et pourtant elles sont disponibles, depuis toujours, en retrait de la soif d'identification à l'immédiat. La puissance de l'intelligence se découvre par la réflexion, une action en partie passive. Une action retournée, la réflexion, détachée du mouvement des choses, qui va non vers le mouvement, mais vers tout ce qui peut l'occasionner, et qui remonte donc vers l'origine au lieu de s'énivrer de l'écoulement. Elle recherche les causes premières de la Manifestation, engloutie dans la vitesse des générations, ponctuée par des cycles de différents diamètres, et parfois — si le coeur est sincère, elle livre clés en mains l'organisation des principes premiers, non sur une carte tel un schéma, mais dans une vision puissante et vivante, qui restera à la disposition du sadhak de la connaissance, comme un levier.

Disponible également l'amour, par la contemplation de la richesse de toute présence en évolution, par le ressenti de la gratitude qui s'échappe des créatures vivantes, quand elles ne sont pas encore contaminées par l'esprit diviseur. Chez les animaux, les plantes, les coeurs simples, les âmes naïves et belles qui vivent leur existence sans rajouter leur grain de sel inutile sur leur capacité de célébrer leur propre présence fragile et pendue au ciel, avec de grands mots inutiles, puisque rien n'est à renchérir. L'amour aussi surgit quand l'esprit cesse de partir en avant conquérir, il déclinera son éventail de perceptions dans l'écoute, l'observation sans but, la réserve, le regard délivré du désir, le mental oublieux du moyen d'aboutir à ce qui lui manque. L'amour trouve les brèches quand la pensée triomphaliste se défait, et il s'infiltre, puis grandit sans prédilection. La pensée doit tout d'abord cesser de combler par des expédients de petites lacunes existentielles sans importance, elle doit se libérer d'accorder la moindre urgence à la vie contingente, et en renonçant à saisir, ce qui s'apprend lentement, elle finira par s'estomper, laissant au sujet le pouvoir de capter le son originel de l'univers, un silence strident, quasi inaudible, qui contient tout. Le remplissage permanent « des choses à faire », qui ne laisse aucun interstice au Soi, masque le manque essentiel et dédouane de vivre déjà mort, comme tout le monde, comme les autres.


3/ L'AVEUGLEMENT DE LA PENSEE




C'est donc une mécanique le libre arbitre.

Une évaluation d'options en concurrence, et une validation. Et il agit toujours pour cautionner un mouvement quelconque, pour lancer une action au détriment d'une autre, et quand il échappe à cela, en préconisant par exemple du repos, il en attendra encore quelque chose, un pouvoir qui soumet la fatigue, requinque, mais il ne l'envisagera pas au sens le plus profond, la suspension du désir individuel d'exister, qui est pourtant le sens le plus parfait. Le repos qui ne sert à rien, même pas à se reposer, celui qui transcende la trépidation de tout mouvement poursuivant une fin quelconque, ce repos-là, qu'un seul homme sur mille connait et sait utile, est méprisé par la foule avide d'actions, de résultats, d'obtentions diverses, de satisfactions innombrables et variées. Le repos fondamental, pourtant, fournit la paix intrinsèque, le détachement vis-à-vis du désir, et la possibilité de s'observer soi-même sans craindre les blessures narcissiques. Ce qui échappe au mouvement de la vie n'est pas forcément mort. Cela peut être d'un autre ordre, participer d'une plus vaste conscience, provenir de l'Infini, et mener, bien entendu, au-delà de la dualité entre la vie et la mort. Car ce repos n'est pas seulement l'absence d'action, ni même l'absence de mouvement, c'est une condition souveraine, hors du circuit biologique pressé de dérouler ses âges, en-dehors des prérogatives du Mental, — contraint de penser à chaque instant… et qui, même suspendu dans le sommeil, continue à agir d'étrange façon. Dans les rêves dont les significations nous échappent souvent, alors que certaines d'entre elles pourraient, justement, être décisives.

Mais tout apparaît au mental comme étant de l'action, puisqu'il en est une lui-même, et il ne voit donc pas le non agir. Se reposer est représenté comme l'action de récupérer de la fatigue, ne rien faire est représenté comme une somme de petits actes décousus qui ne servent à rien, comme déambuler dans sa maison et son jardin sans intention précise, et même méditer est considéré comme une action subtile, à contre-courant peut-être, mais une action quand même, censée rapporter des résultats quelconques, c'est-à-dire censée s'inscrire, d'une manière ou d'une autre dans le flux de ce qui fut, est et sera, avec des pointes de petites prises de conscience nouvelles dans la forme, comme ces insights inattendus qui vont peut-être dégoûter de la viande au profit du poisson, ou revaloriser la lecture au détriment de la télévision, ou enfin, permettre au mental d'accéder à une vison pragmatique du lâcher prise, c'est-à-dire utile, mais tronquée et déformée, et coupée de son principe, le non agir. Car les formes du lâcher prise sont les feuilles. Les renoncements aux actions intéressées les branches. Le non agir est le tronc, et les racines sont le Tao. Méditer sans avoir basculé dans la consécration exhaustive, c'est rester là, dans sa propre histoire qui se prolonge, tourné vers le domaine de l'amélioration des stratégies, et non dans l'abandon au Divin, ce qui constitue la vérité exhaustive. Celle que l'on peut figurer telle une stratégie sans tactique, sans armes, mais absolue par son ouverture, sa docilité, sa passivité, sa réceptivité, et donc propice à l'évolution — hors de ce destin prévu par la nature et les cycles astrologiques, si nous les laissons faire. Car il s'agit d'assimiler l'inconnu, et le seul moyen de lui laisser la porte ouverte, c'est oublier ses propres buts, soit se libérer de l'action.

Découvrir l'intention de l'univers, du Tao, et finalement du Divin à notre égard, entérine une décision radicale. Ce n'est pas un choix truqué et castrateur qui donne d'un côté ce que l'on perd de l'autre, comme dans tous les choix entre itinéraires concurrents, quels qu'ils soient, et qui torturent le libre arbitre. Car l'amateur peut hésiter entre un Bordeaux et un Bourgogne, entre un partenaire sexuel du même sexe ou de l'autre, comme on peut s'empoisonner l'existence à trouver que le repas aurait pu être meilleur ailleurs ou autrement. Toute la pensée n'est qu'un logiciel à faire des choix, un programme à trier, et nous aurons beau établir de nombreuses catégories de choix, (formel, duel, antagoniste), elle restera cela, et que cela, un pouvoir sans pouvoir, toujours à la poursuite de ce qu'il y a de mieux à faire, et qui est dépassé, d'une part par la concurrence des critères pour y parvenir, et d'autre part, floué par l'image de ce « mieux », conçu dans une ligne rétrograde, tel le fruit du passé. Choisir, revient, d'une manière ou d'une autre, à se tromper. L'engagement n'était pas entier, le terme de l'alternative qui a été abandonnée a été rejeté après délibération, celui qui a été retenu l'a sans doute été par défaut, se présentant comme « moins pire » que l'itinéraire refusé. Quant à l'évaluation de l'autre terme de l'alternative, celui auquel on a renoncé de justesse, on ne sait pas ce qui se serait réellement passé à le suivre, les anticipations et leurs attentes n'épousant jamais les faits eux-mêmes, et on ne le saura jamais. Le libre arbitre, c'est aussi ce qui nous rend coupable, avec le regret qui sacre la fausse suprématie de faits qui n'ont jamais eu lieu, le chemin de leur occurrence n'ayant pas été pris.

Mais rassurons-nous. D'autres fonctionnements existent, plus performants, et qui s'écartent moins de la Voie. Quand l'on n'a pas eu à choisir, et pourtant qu'une alternative se présentait. On sait qu'on devait éviter ceci, ou aller vers là, et aucune concurrence ne s'est manifesté entre des options. Pourtant, l'autre chemin aurait pu être pris facilement, et peut-être même plus facilement. C'est la solution. Ce que l'on retrouvera dans la vision de Sri Aurobindo, le précurseur, quand il évoque l'automatisme conscient. Le libre arbitre et ses atermoiements est alors terrassé, plus rien ne déchire le lien solide entre le moi et le non-Moi. Que faire et être soient la même chose. Que les « tentations » disparaissent, que la carte du grand restaurant n'amène pas de confusion par l'abondance possible des expériences gustatives, que l'on ne regrette pas le homard parce qu'on choisit autre chose, que l'on ne renonce pas la mort dans l'âme au bouddhisme, parce que finalement, le Tao l'emporte d'une petite longueur invérifiable, que l'usage de la sexualité ne pousse pas à la consommation, sous prétexte que les partenaires sont comparables, et que le prochain sera peut-être le meilleur, — quitte à tuer dans l'oeuf un amour satisfaisant. Car le libre arbitre n'est pas une liberté. C'est tout, sauf la liberté. C'est la contrainte la plus terrible à laquelle nous sommes soumis. Cesser de manger et de boire, nous mourons, l'affaire est entendue. Se retrouver à la rue, il faut y mettre du sien, et l'on peut devenir Diogène. N'importe quelle expérience peut finir à notre avantage, ou abréger notre vie. Mais le choix supervise toutes nos actions, depuis l'enfance, vers six sept ans jusqu'à la mort par vieillesse. Choisir, que faisons-nous d'autre ? Rien. Puisque c'est là que le présent bifurque en permanence selon notre « bon vouloir », qui n'est souvent qu'un amalgame de conditionnements héréditaires et astraux, tant que le sujet évite de se regarder en face, en tant que mystère d'être. Nous ne savons rien faire d'autre.

Décider semble réservé aux héros, aux grandes âmes, aux rebelles, aux transgressifs, aux pionniers, aux audacieux.

Poser sa candidature pour recevoir le Divin en s'y abandonnant, la seule décision qui viendra court-circuiter les faux-semblants du libre arbitre, avec ses mutiples choix parallèles qui ne changent rien, n'est pas encore une possibilité reconnue par la culture, et encore moins encouragée. Elle est même inconnue, alors que les hommes qui ont transfiguré l'Histoire sont partis de cela. Peut-être, à la rigueur en Inde, bien que ce soit enseveli sous d'autres considérations qui banalisent la chose et la badigeonnent de vanité, mais, bien sûr, nous avons collectionné quelques figures en Occident, si rares qu'on s'imagine qu'il s'agissait là d'êtres à part, comme différents des autres, par quelque privilège spécial d'origine inconnue. Mais si c'est le Divin qui cherche à Se manifester aujourd'hui, il nous faudra bien prendre en compte que la décision radicale de se donner à Lui, qui libère des choix ridicules du libre arbitre entre des options finalement équivalentes au bout du compte, n'est pas un caprice subjectif, — mais une loi de l'évolution.


4/ ETENDRE LE CHAMP DE CONSCIENCE



Autrement dit, presque personne ne laisse travailler l'univers en lui. Son action est récupérée par le mental, qui pense et pense encore, qui pèse le pour et le contre, et ne cesse de prendre des mesures de ce qui peut être mesuré. Mais justement, le Divin ne se mesure pas, la réalité qui nous a produit remonte à des millions d'années en arrière, pour nos ongles et nos dents, quant au vrai Mental, il n'appartient pas à l'histoire du temps. Il est autre chose, l'Esprit répandu en graines, il est l'énigme de ce qui est présence, conscience, et qui jouit seulement de poser un regard innocent sur les choses, jusqu'à trouver l'envol que rien n'arrête. Mais ces miracles, tout ce qui nous compose en dehors de la conscience que nous en avons, c'est-à-dire notre corps et notre intelligence, nous ne nous y intéressons pas. Le temps pressé nous appelle, dit-on, exige que nous sachions où nous allons, pour capturer l'avenir, le confort et la richesse; et l'itinéraire suprême, alors qu'il est disponible à chaque instant, est manqué. Chacun surenchérit ce qui se passe en lui en croyant accomplir un exploit en choisissant ceci plutôt que cela, au fil des jours qui s'entassent, alors que, fondamentalement, il s'agit du même itinéraire, celui qui ne brise pas la coquille, qui ne s'attaque pas au mystère vie/mort, qui se détourne du sens exhaustif. Le point de départ et celui d'arrivée sont identiques, mais plusieurs chemins pouvaient le parcourir, et le libre arbitre aura seulement imposé quelques zigs-zags particuliers. Le résultat est le même: une vie qui s'en va, et qui n'a pas réellement profité du passage qui lui était offert pour se fondre dans le ciel et la terre.

Les croyants, pas plus que les athées, ne connaissent le Divin, n'ont accès au Soi, et encore moins au Moi universel, prochaine étape de l'évolution humaine, qui permettra l'essor d'une nouvelle humanité. Ils sont donc exactement logés à la même enseigne dans la réalité cosmique, alors qu'ils supposent être à l'opposé l'un de l'autre. Même principe pour un nombre considérable d'alternatives, qui semblent contraires, alors que c'est la même chose pratiquée différemment sur des itinéraires parallèles, mais la divergence, minime, est exagérée, et passe pour quelque chose de différent. Toutes les formes de sexualité participent de la même activité, seule l'abstinence est vraiment autre chose, et justement, quand elle est consentie, elle ne vient pas d'un choix entre s'en passer ou y recourir, car ce choix ne peut se faire sincèrement. La continence prolongée vient d'une décision, d'un appel, d'une exigence supérieure et imparable, bref d'un sacrifice, et rien d'autre. L'abstinence, si on la compare à ce que l'on peut attendre de l'amour, ne fait pas le poids. Elle prive de jouissance physique, de rencontres, de partages, d'embellissements faciles et, en quelque sorte, rentables. Elle prive de moments forts et agréables, d'émotions gratifiantes et naturelles, elle sevre même du sentiment porté à l'autre. Elle affame le vital. La continence n'est pas une chose qui peut être choisie contre son contraire, l'expression sexuelle, qui l'emporte haut la main. Mais elle peut être décidée, il est alors possible de se l'imposer, s'il s'avère que c'est le seul chemin à ce moment-là, qu'il n'y en a plus d'autre possible, — une sorte de test évident devant lequel on ne peut plus reculer. Et cette révélation se produit souvent d'elle-même, en tout cas pour ceux que la vie divine intéresse, et que le Divin commence à chatouiller.

Qu'ils s'y tiennent longtemps ou non, là n'est pas la question, une nouvelle expérience est tentée, hors des sentiers battus, hors du choix du partenaire, aussi difficile ou presque que cesser de manger, par exemple. Ces décisions-là, à contre-courant, le « pranisme », dans lequel le corps se contente de boire, ou la chasteté, ne peuvent porter des fruits qu'à longue échéance, le temps de venir à bout de l'habitude incoercible de l'espèce, le temps de remplacer le besoin répétitif. Plusieurs années en tout cas sont nécessaires pour briser le cercle de la soif de l'existence individuelle, qui se manifeste autant par l'impérieux besoin de satisfaire la sexualité que celui de cultiver l'appétit pour la nourriture du corps. Nous pouvons vivre la matière autrement, encore faut-il se donner la peine de jeter à la poubelle tout ce que l'on a cru savoir.

Ce n'est donc pas un hasard si le brahmacharya est imposé à de nombreux impétrants, dans différents Ordres. C'est le moyen le plus radical pour commencer à se désidentifier de l'ordre de la nature. La chasteté, depuis des temps immémoriaux, constitue une expérience en soi, qui n'a besoin d'aucun décor, d'aucun moyen, d'aucune mise en scène, puisque, justement, il suffit d'éviter un type d'action. C'est donc, si l'on veut, une forme ou un accessoire du non agir, — en tout cas une de ses fractales. Si ce retrait de l'activité sexuelle est consenti, des progrès dans la connaissance de soi s'effectuent nécessairement, car la posture d'identification à la polarité, masculine ou féminine, diminue, laissant la place au surgissement d'autres identités moins contingentes, moins formelles, non limitées au champ de l'appartenance sexuelle. Non pas que le Moi possède plusieurs moi, mais l'atténuation d'une posture essentielle, comme se sentir homme ou femme, par un vécu asexuel, donne sur d'autres possibilités de fonctionnement du cerveau, sur une unité psychologique indépendante de la nature, soit sur un nouvel usage, pour être plus technique, du yin et du yang. Car ces deux parents, nos vrais parents en tant que principes d'ouverture et de fermeture, d'adhésion et de retour sur soi, contractent à notre naissance un type de relation déterminé, largement tributaire de la polarité sexuelle, avec l'action des hormones et organes génitaux. Se prendre donc pour un homme ou une femme, avant de se considérer comme un être complet et conscient, ­— bénéficiant de l'actif et du passif dans la même proportion dialectique, constitue une identification répétitive qui prolonge la malédiction ancestrale, celle qui manifeste les travers propres au sexe dont on dépend, quand l'équilibre se perd, que les satisfactions diminuent, que le non-Moi devient récalcitrant aux avances du moi.

Dépasser la polarité sexuelle, la mettre de côté, l'oublier dans les faits en renonçant à toute pratique, permet aux hommes de laisser monter le yin dans leur cerveau, et aux femmes de laisser monter le yang. La continence bien vécue, sans frustrations ou presque, acceptée donc, permet de rééquilibrer le moi, de l'extraire de son enveloppe simplement charnelle et biologique, qui possède des déterminations inconscientes inflexibles. Colère et violence pour les hommes, drames, ruses et dissimulation pour les femmes. Il y a donc, en quelque sorte, un fantôme sexuel cérébral en nous, l'ombre des compulsions propres au féminin ou au masculin. Les hommes très yang sont autoritaires et agressifs, les femmes très yin, versatiles, très ouvertes, traîtresses et rusées.

Si le sacrifice sexuel est suivi mais non consenti en profondeur, la nature reprendra ses droits, peut-être d'ailleurs à un niveau différent, après une expérience nouvelle. Le retour donnera soit sur une sexualité plus consciente, plus douce et plus suave, plus amoureuse et plus maîtrisée, soit, au contraire, elle deviendra régressive et bestiale, pour rattraper le temps perdu en quelque sorte, une vengeance de la nature à qui l'imprudent se sera attaqué, et qui se punira de son échec par la débauche. L'ordre de la vie ne se dépasse pas n'importe comment: seul le Divin fournit la clé de l'emboîtement suprême, du samsâra dans Lîlâ, de Lîlâ dans Maya, de Maya dans Satchitananda et la Mère des mondes. Vouloir se faufiler dans le supérieur sans l'accord de la totalité mène à l'impasse, au karma, à l'usurpation, et c'est la principale raison pour laquelle le mental doit être terrassé, et le Brahman atteint. S'il ne l'est pas, la pensée du sujet imaginera qu'il a gagné certains espaces, alors que cela sera faux, que l'identité s'est transformée, alors que ce sera seulement du rêve entretenu par de petites modifications de perspectives. Il brodera sur des expériences étranges une signification transcendantale, alors qu'il ne s'agira que d'incursions assez banales dans d'autres dimensions. Enfin, il voudra soumettre son évolution à sa propre stratégie, alors qu'à chaque moment, c'est le Tout qui ratifie l'avancée, par le sentiment d'unité qu'il fournit, une perception limpide sans constructions, une gratitude indéfectible même dans la souffrance, un regard d'ensemble qui résiste aux aléas émotionnels et à la diversité des circonstances.


5/ CHOISIR OU L'ECARTELEMENT INSOLUBLE



 

C'est aujourd'hui que cette séquence prend tout son sens, alors qu'elle date de plusieurs années. Cette prise de conscience a été profonde, instantanée et merveilleuse. Je revins dessus, sourire aux lèvres, plusieurs jours de suite, et il m'apparaît aujourd'hui que cette anecdote a fait son chemin jusqu'à maintenant pour me permettre d'aborder la manipulation de l'espèce humaine par le libre arbitre. Bref. Me voilà dans un magasin chic en train d'essayer de trouver un pantalon qui me plaise, ce qui est rare de toute façon, et je suis assez partagé. Il m'en manque un en quelque sorte, et je me demande si pour une fois je ne dois pas sacrifier mon goût, et repartir avec un objet dont j'ai besoin, et tant pis s'il ne me convient pas vraiment. Cela doit prendre deux minutes, pendant lesquelles j'ai l'air absent. J'inspecte la couleur, me demande si pour le même prix, ailleurs, je ne trouverais pas mieux, mais en même temps le tissu et la forme sont satisfaisants. Naturellement, aucun autre objet du même type ne m'a attiré, et c'est donc bien, dans mon esprit, la seule possibilité: ce pantalon-là ou ressortir sans achat. Mais le vendeur m'a soudain mis sous le nez un deuxième pantalon, d'autorité, et avec une voix persuasive, qu'il travaillait sans doute depuis des décennies, il m'a dit, vous savez, celui-là aussi vous irait pas mal. Comme j'avais déjà ostensiblement dédaigné l'objet en question, il m'apparut en un éclair que le vendeur me manipulait. En me forçant à faire un choix, il s'attendait à ce que je compare un bon moment les deux vêtements, que je les essaie, et que, finalement, je paie et emporte celui qui l'aurait emporté. J'ai trouvé ça génial. Inventer une alternative, l'imposer à l'autre, pour lui donner l'impression qu'il est libre ! Qu'il va prendre du plaisir à choisir, alors que l'alternative n'existe pas !


Le libre arbitre ne sait faire que ça, choisir entre le oui et le non, la pizza et le hamburger, ou le homard et le caviar (les choix sont très souvent dans le même registre et les termes de l'alternative sont loin de se combattre, faut-il choisir entre être malade ou en bonne santé). Il est facile de piper les dés du jugement d'autrui. Il faut lui donner à comparer deux choses, ou plusieurs, il a ainsi du grain à moudre, et là, l'esprit fonctionne et il est tout content. Il se prend au jeu. Hegel contre Spinoza, corsé par du Liebniz, Jésus contre Gautama, arbitré par Lao-Tseu, la droite contre la gauche, la peste contre le choléra. La prière contre la méditation, voyons, je juge et je tranche, pas la peine d'essayer ni l'une ni l'autre, quelle perte de temps ! Nous ne pouvons pas débattre longtemps, sur le chemin évolutif, des alternatives truquées, ni nous ingénier à départager des chemins qui sont les mêmes à l'arrivée, qui mènent au même lieu, en dépit de la différence d'itinéraires. La droite ou la gauche, deux systèmes qui possèdent une forme antagoniste (yin, gauche, yang, droite), mais qui s'avèrent l'un et l'autre incapables de faire leurs preuves, puisqu'ils ont la même origine: la naïveté déconcertante de croire que de simples positions idéologiques peuvent influencer la marche du monde. Ce n'est pas entièrement faux, mais la confiance attribuée à ces deux stratégies rivales, et qui dans le fond participent de la même illusion, est, elle aussi, fondée sur le mythe religieux de la valeur du choix, l'idole de la liberté, le dieu du oui OU du non. Si l'on choisit la droite contre la gauche, ou inversement, en prenant très au sérieux leur comparaison, c'est tout simplement qu'on n'a pas encore décidé que ces choses-là étaient secondaires. Bien sûr, l'on peut aller voter, mais il s'agira d'un simple rite social, une contrainte contingente consentie, pas la peine de croire outre mesure dans la politique pour déposer son bulletin dans l'urne.

Le monde transformateur se passe ailleurs. Il n'est pas dans l'objet ni dans l'action, il est à l'intérieur de soi, quand la fascination de l'action-solution s'efface en faveur de la transparence: de « l'accepter de voir ». La transformation prend racine dans la dissidence du calme, du repos, de la paix, — souvent de ce qui semble inutile, mais qui est pourtant parfaitement nécessaire, comme le vide du récipient, cher à Lao-tseu, sans lequel les contenants n'auraient pas de contenu. Réfléchir, respirer, absorber le ciel, sentir la terre sous ses pieds. Remettre sa journée écoulée à l'Infini, en le remerciant de la nourriture du temps. L'inutile est un trésor, dans les moments gagnés contre le nivellement des valeurs acharnées à se combattre, une victoire contre la banalité des événements qui servent à de petites choses insignifiantes, un oasis contre les innombrables cycles routiniers et rassurants qui font dormir l'homme les yeux ouverts. Envoûté par ses certitudes qui l'emmènent de choix dérisoire en choix mesquin, d'option bon marché en promotion, de rabais en soldes. Le temps collectif ou bien « la durée obligatoire », nous met à l'abri des décisions solaires qui le menacent. Oser décider. Tant que le moi n'a pas encore pris conscience de sa souveraineté par rapport au milieu qui lui a donné le jour, il surestime le cercle humain, accepte son influence délétère, se laisse guider par des courants morts-nés, bref il se soumet au passé.

Bien sûr, notre corps et notre personnalité dépendent du lieu où nous vivons, mais plus nous accordons de place au contexte, plus notre emploi du temps sera soumis aux règles qui nous échappent, et plus nous serons contaminés par l'esprit rampant de notre époque, le règne du calcul. Et si le propre de la voie divine est de se dégager de l'emprise mécanique du mental, et de l'empire des circonstances molles, notre chemin s'ouvre à l'inconnu, puis enfin au Divin, par tout ce que nous vivons de non préconçu dans notre réception du présent, — et tant pis si les autres nous jugent inutiles. Nous ne travaillons plus pour le vieil homme, nous ne travaillons plus pour le rendement. Sans créativité, sans interrogations profondes, sans la liberté de ne rien faire à certains moments pour simplement écouter l'univers sans limites, sans la possibilité de « laisser venir » les choses nous rencontrer, au lieu de toujours les utiliser ou les rejeter, s'extraire de la mécanique linéaire de la durée demeure impossible. Nous inviterons donc des « brèches » à se produire, nous disposerons dans notre esprit, à l'avance par l'intention, des volumes parfaitement lisses de moments indéterminés, libérés des aiguillages du oui et du non, de l'ombre et de la lumière, libérés d'une lecture obligatoire, — des moments vierges. Il sera nécessaire de préparer cela. Celui qui n'a jamais conçu que le temps perdu pouvait être gagné, parce qu'il fait sortir des sentiers battus, ne saura pas profiter d'un interstice de temps « inutile » pour laisser se faire une méditation, sans objet particulier, mais qui exercerait l'esprit, s'il était prévenu, à se demander quelle est sa fonction sans peur de manquer la solution. De même, l'acharnement à ne jamais perdre de temps, un slogan moderne qui a permis l'enrichissement des élites industrielles, crée le conditionnement à partir duquel sera évitée une contemplation disponible, toute prête, — ce moment inédit et sans limites, qui révèle l'intime satisfaction d'être seulement là, posé dans l'éternité, alors que manquent encore les tenants et les aboutissants de ce miracle, tandis qu'il suffit maintenant d'accepter de retrouver la piste infinie. Désénerver la perception est indispensable.

Autant dire qu'un jour ou l'autre, l'Un n'est plus un concept, mais la vision intérieure, encore fragile, d'un autre état qui s'avance, — qui peut d'ores et déjà manquer quelque peu, et dont l'absence discrète sert de boussole, et attire les merveilles du Sens. Le manque de l'Absolu est le meilleur repère qui soit. S'avouer qu'il manque bien quelque chose de désirable au-delà de toutes les satisfactions que procure le désir satisfait, c'est marcher sur les traces de l'insondable, du mystère conscient de l'univers, Satchitananda, c'est deviner de loin la Mère des mondes, Aditi, et tant pis si la route est longue puisque c'est la seule. C'est lâcher prise sur les moyens de réussir l'aventure sans mémoire, profonde au-delà de toute représentation produite par la pensée; c'est abandonner, enfin, ce moi isolé qui fut la suite de l'enfant aux prises avec son histoire tombant d'on ne sait où, et c'est donc décider d'une autre histoire, d'une autre trajectoire, inscrite nulle part et qui ramifiera aux étoiles et au Divin. En voie de conséquence, il sera décidé d'un autre temps: un décryptage permanent, un déchiffrage qui ne s'arrête pas, une nouvelle lecture de tout ce qui nous constitue, — sans qu'on sache vraiment pourquoi c'est là, en nous, à l'oeuvre. La peur qui guette le danger, même imaginaire, parce qu'elle est gourmande, le désir qui attire l'occasion, même de seconde main, parce qu'il est avide, la pensée qui échafaude des représentations de l'Action, pour obtenir ceci ou cela, jusqu'à inventer les pièges où elle finit par s'emprisonner elle-même, comme un chasseur en tue un autre de peur de revenir bredouille en tirant sur le bruit dans les fourrés. Oui, en finir avec les prétextes supérieurs à imposer ceci ou cela, à soi-même ou à l'autre, pour garder le contrôle de l'impasse qu'on appelle sa vie. Bienvenue en revanche à cette faim d'autre chose, qui ne sait pas encore son nom, mais qui veut posséder le secret de la terre et des étoiles de la nuit, afin de jouer à percevoir, à être, à comprendre et à aimer.

Bien que détaché des oeuvres, l'amant de l'Absolu conçoit dans la joie que ses intentions évolutives seront un jour couronnées de succès. Mais ce n'est pas lui qui décide ni du jour ni de l'heure. Il n'attend plus. Il peut être habile et prompt, ou peu doué et lent, il verra bien. Nul n'est maître du succès divin. C'est au-delà de nous. Les grands Etres décident de notre préparation, de notre sincérité, de notre désintéressement, président à nos illuminations, et ce ne sont pas forcément des entités douées de conscience. Il peut arriver qu'on rencontre des plans nourriciers, soit des énergies du côté des shakti, soit des sortes de concentrations d'intelligence du côté purusha. Et par la seule perfection du regard, par la seule simplicité de l'offrande, les rencontres se produisent et changent la donne existentielle. Mais ce type de coïncidence, que l'on souhaiterait produire régulièrement, ne touche sa cible qu'à certains moments imprévus, — suffisants néanmoins pour confirmer l'Itinéraire. Il est possible d'accéder au Soi, et même s'il ne s'installe pas, il laissera une trace, comme de nombreuses révélations dynamiques peuvent également se produire, indépendantes de toute atmosphère et de toute énergie, mais qui transportent, par l'Intellect pur, dans notre intelligence qui ne nous appartient plus, la raison d'être du monde et de la conscience, l'évolution vers l'Infini. Car ce mystère-là est inépuisable, et tutoie la durée. Il s'agit de sculpter le temps tout en se laissant sculpter par lui. Avec cette sincérité intime, cette ouverture vulnérable, celle qui ne s'apprend ni dans les livres ni dans les ashrams, ni dans les monastères ni dans les Universités, et pas même à la campagne ou dans une solitude harcelant le Mystère. Il s'agit de vivre le présent sans l'avaler, où que l'on se trouve, — sans en faire du moi et sans y perdre son identité. Sans rien attendre disent certains, en attendant tout disent d'autres, — mais cela revient au même.

Le temps devra rendre gorge désormais, montrer ce qu'il dissimule, avouer que son étreinte éphémère et perpétuelle, que son déroulement rapide, n'est qu'une illusion entretenue par la nature et un certain fonctionnement de l'esprit, rôdé à faire face à l'environnement, et qui croit, depuis toujours, que les choses se succèdent, que les préférences sont fondées et qu'elles doivent maintenir l'ordre de l'apparence. Mais aucune stratégie ne lui fait rendre gorge. C'est lui, le temps, qui s'efface, tout simplement, parce qu'à force de longer l'éternel présent, l'évoluteur le découvre, caché à l'intérieur même de la durée. Pour ce temps immobile, pas de début ni de fin, l'action n'est qu'une ride formée par le vent sur le grand lac. Derrrière la vitesse: l'océan du repos, la paix inextinguible qui se révèle au purusha qui s'y consacre, au témoin qui use de sa vie pour en « faire » autre chose qu'une simple existence destinée à mourir, au bout d'une collection de souvenirs et d'un musée d'actions révolues. Une expérience donc. Vouée au seul mystère d'être une présence et qui cherche son propre dévoilement dans la connaissance, l'amour, et l'intégrité. La décision d'être remplace l'Action, la mère de la soif de l'existence individuelle, qui nourrit inlassablement ses enfants les hommes.


6/ L'ACTION



Nous devons la cerner de près, la distinguer de ce qui lui ressemble, la voir. Car l'action n'est qu'un des aspetcs du Mouvement. Elle ne peut y être ramenée, l'action va quelque part, alors que le mouvement peut se contenter de bouger. Et l'action veut produire quelque chose. L'action vise une cible, elle a une destination. Et elle se manifeste par l'acte, qui doit lui être conforme. Premier problème fondamental: toutes ces actions mises en mouvement qui ne mènent pas vraiment là où l'on voudrait. Les destinations ratées, les buts manqués, les procédures qui foirent, les « dérives ». On ne parvient pas à trouver la suite des actes qui devraient se succéder pour être conformes à son déploiement. « Oui, monsieur, mais au moins, la politique, elle, elle agit ». D'accord. L'Action, un mythe vivant qui broie les existences. L'action, un ogre gourmand, qui mange ceux et celles qui font. « Oui, monsieur, nous faisons, nous. Nous faisons de l'argent, des lois, nous construisons l'avenir, nous bâtissons, vous comprenez ? ».

Cela suffit pour tout justifier, et cautionner les résultats qui manquent.

 « Savez-vous vous y prendre ? ». « Pas vraiment, mais au moins on s'occupe. » « Et si ça ne marche pas ? ». « On recommencera, de toute façon, on ne sait pas rester sans rien faire. Autant échouer, cela nous permet de recommencer, et le plus vite possible, on changera même d'erreur pour parvenir au même échec s'il le faut, innover, c'est le sel de l'existence ». « Savez-vous que des hommes remarquables ont attendu très, très longtemps, avant de savoir ce qu'ils avaient à faire ? ». « Tout le monde a le droit d'être paresseux, monsieur, je ne suis pas un redresseur de torts ». «  Bouddha, par exemple, dont des dizaines de millions d'effigies traversent l'Asie, et qui a l'air moins triste que Jésus sur sa croix, savez-vous combien de temps il est resté sans rien faire ? ». « Non, ça ne m'intéresse pas, peu importe, j'ai du travail. » « Douze ans, monsieur, à s'interroger ».

C'est cela qu'il faudrait retenir, et non que c'était un prince en fuite. Ce temps qu'il a volontairement perdu sans être certain du résultat. Il avait décidé. Il avait plongé. Les feuilles ne lui ont pas montré les branches, les branches lui ont caché le tronc, le tronc cachait la racine. Voir la cause des petits actes ne le menait pas à celle des grands actes, et puis finalement qu'y avait-il de si réussi dans la vie humaine, de si génial qu'il fallait la subir sans se poser de questions ? Il a renoncé à comprendre l'arbre à partir des fleurs, en bout de chaîne. Les actions se perdaient toujours dans des causes discutables ou médiocres, mélangées, et les actes correspondant se perdaient en chemin. La religion faisait-elle des hommes bons ? Non, s'ils l'étaient, ils l'étaient déjà avant, et ils trouvaient un moyen de persévérer. Les autres achetaient des faveurs aux puissances inconnues. Il a creusé autour des racines, et les premières radicelles humides, comme des cheveux et qui s'enfoncent directement dans la terre, n'expliquaient rien non plus. Il est resté longtemps le bec dans l'eau. Prisonnier comme au fond d'un puits. Et puis finalement il a vu la graine, et dans une extase elle s'est déployée en quelques secondes, et l'arbre était déjà mort. Ce n'était pas la peine de vouloir savoir ce qu'était un arbre. Il était là tout entier dans la minsucule perle de sa graine. Il ne passerait plus sa vie à faire la différence entre les feuilles et les fruits, les branches et le tronc. Tout se tenait. Les actions étaient le fruit de l'ignorance, et il ne fallait pas la laisser faire. Il combattrait l'ignorance, dénoncerait le désir comme source d'action intarissable, et la peur comme source d'action inexpugnable. Il y aurait moyen de se faufiler, et de venir à bout du désir, le dieu de la vie, et de la peur, le dieu de la mort.

Il ne manquait qu'un morceau de temps pour que cela se déploie, une graine, un arbre, et il ne saurait jamais pourquoi une chose aussi extraordinaire pouvait exister, mais c'était sans importance. Il s'attelait à une tâche, libérer l'homme de la souffrance. Il a renoncé à savoir pourquoi ça pousse, la nature. Le fait est là. Cela croît. Le temps nous emmène, nous développe, nous absorbe. Nous conjuguons, la belle affaire, et au lieu de laisser le temps faire son travail, au lieu de grandir, au lieu de se voir grandir avec lui à nos côtés, on s'imagine qu'il faut presser le mouvement. Et c'est déjà fini, les actions enchaînées sans répit auront chauffé à blanc la soif existentielle, on se reconnaîtra dans de petites séquences sans importance, quelques bons moments surnageant au-dessus d'une perception sans éclats, sans éblouissements, sans jouissance intérieure, sans vrai danger: la peur larvée suffit amplement. La vie est déjà un peu manquée. A force d'acharnement à nous approprier l'avenir, nos branches poussent trop près de la base, trop vite. Nos branches rampent, et ce n'est pas beau à voir. Parce que l'ego a renchéri, a voulu plier les choses, soumettre la durée. Une pulsion violente, — la soif de l'existence individuelle, avec toujours derrière elle et pas très loin, la peur de manquer, manquer une bonne place sociale, manquer la richesse, manquer l'amour. S'emparer donc, et le plus vite possible, les places sont chères. Bouddha n'était pas fier, il ne se passait rien. Et toutes les manières qu'il a essayé pour capturer la connaissance ont échoué. Alors il a changé de stratégie, il a accepté que ça ne marche pas, et il a continué quand même. La foi est demeurée alors qu'il n'y avait pas de « raison » qu'elle persiste. Il a préféré ne rien faire et prendre le risque d'échouer sa quête absolue, plutôt que de se rabattre sur des actions médiocres qui fonctionnent. S'il n'avait pas obtenu l'illumination, on pourrait dire qu'un pauvre type a refusé d'être roi pour persévérer dans l'erreur toute son existence, à ne rien trouver, au fond d'une forêt, à ne rien faire, à ne rien vivre, à ne rien bâtir, et à n'aimer personne. Oui, mais ce n'était pas une impasse. Un long chemin hors des sentiers battus, l'aventure d'un homme qui s'est délivré de la soif de l'existence individuelle, symboliquement en refusant son petit royaume, et concrètement en renonçant à tout itinéraire préconçu. Le chemin qui s'impose parce que le temps passe et qu'il suffit de suivre le passé, il n'en voulait plus. Plutôt rien.

Mais il n'a pas été le seul à s'opposer au prolongement. Tchouang Tseu, presque à la même époque, a renoncé à saisir les choses par la pensée. Trop nombreuses, trop rapides, enchevêtrées les unes dans les autres. Impossible de suivre. Je ne vais quand même pas m'imaginer que ma pensée peut donner un sens à tout cela: ça part de tous les côtés en même temps, et ça ne s'arrête jamais. Et que faire de millions de sens, à quoi ça rime, autant de trajets qui se croisent, autant d'espèces qui se mangent entre elles, autant d'êtres humains qui disputent sur ce qui devrait se passer, étant donné qu'ils n'acceptent pas ce qui se passe. Trop difficile de saisir tout ça, j'abandonne. Et le voilà lui aussi dans le Tao, après avoir été terrassé par les mélanges de tous les mouvements, qui semblaient ne mener nulle part. Et bien si justement, juste derrière, le Tao. Il contient tout, ne vous donnez pas la peine de compter les dix mille êtres un par un. Quand vous connaissez l'unique récipient, vous connaissez tout ce qu'il contient, ce n'est plus la peine de détailler. L'un ne proviendra jamais d'une soustraction. Il confond et absorbe tous les nombres jusqu'aux derniers nombres premiers, qui alignent une somme si conséquente de chiffres que les grands mathématiciens en font des cauchemars. Le Tao, qui joint tout, le possible à l'impossible, et le bien au mal, le jour à la nuit, et l'erreur à la vérité. Il ne fait pas partie du grand mouvement. Il n'agit pas. Il est le même au début et à la fin de l'action. Il ne fait pas la différence entre la graine et l'arbre usé qui meurt. C'est lui, toujours lui, dans chacune des phases. L'esprit ne peut pas s'en emparer, à moins qu'il renonce à l'action, qui l'agglutine au prolongement des choses.

L'action n'est donc pas l'acte, mais son principe, son gabarit, son modèle. Cesser d'agir ne voudra donc pas dire que nous nous abstiendrons d'actes. Ils seront toujours là, mais comme de simples conséquences, ils ne poursuivront rien, ils feront ce qu'ils ont à faire pour garantir notre vie matérielle, ils s'inscriront sans aucune friction dans de nombreux déroulements, ils matérialiseront des intentions, seront les gestes de notre être, bref ils se produiront bien, mais délivrés de l'acharnement à obtenir, ce qui caractérise les actes ordinaires qui procèdent de la soif de l'existence individuelle, et incarnent des types d'action aveugles, entêtées, autoritaires, dominatrices. Celles qui veulent s'imposer, visser dans le présent des initiatives, par la force s'il le faut, en se fermant au reste, en insistant, en dérobant et en volant plutôt qu'en rejoignant le sens essentiel des choses, qui va son chemin, peu soucieux des réussites et des échecs. Un chemin plus large, plus profond que celui tracé par nos actions rapides, par nos résolutions précipitées, par nos ambitions acérées. Un chemin dans lequel la volonté personnelle, au lieu de se différencier, rejoint la même volonté de conscience que celle de l'univers, un pouvoir profond et secret, chit-tapas, qui épuise la soif de l'existence individuelle, et qui révèle que derrière le moi (qui se croyait libre par la magie du libre arbitre), attendait depuis toujours un autre Moi soumis à lui-même, capable de renoncer, non seulement à l'action qui divise, mais à ses fruits. Là, l'esprit fonctionne autrement. Il n'est plus question de réussir ou échouer : ces termes ne veulent plus rien dire, ou bien à si brève échéance qu'ils cisaillent l'essentiel. Une réussite cache toujours un échec dans un autre lieu, et un échec constitue souvent une réussite: on est déjà plus loin que prévu. Tchouang Tseu et Bouddha ont accepté de perdre: l'échec pas plus que la réussite ne leur ont apparu comme possédant du sens. Un sens peut-être minuscule, contingent, mesquin, rien de plus, rien qui oriente vers l'Etre.

Mais s'il n'y avait qu'un seul Sens ? Si la vie ne devait mener ni à gauche ni à droite, ni à perdre ni à gagner, mais conduire dans un lieu où tout est le centre, cela ne vaudrait-il pas la peine de s'abandonner à cette recherche ? Et c'est ce que Lao-Tseu découvrira. Il n'y a pas de limites. Le grand carré n'a pas d'angles. Les choses mesurables ne sont pas principielles, de simples formes, des accidents, de petits accessoires très vite encombrants. C'est le centre qui fait tourner la roue, et peu importe qu'il y ait un rapport constant entre le rayon et la circonférence, sinon justement pour montrer que l'espace est le même quel que soit sa dimension, une simple étendue pleine d'objets. Faut-il s'y perdre en faisant comme les autres, en lançant des actions, en s'énivrant de buts à atteindre, avec le défi de réussir ? Faut-il sans arrêt que les empereurs jouent à la guerre, sacrifiant des millions d'hommes, pour se glorifier de remporter davantage de victoires qu'il n'y aura de défaites ? Tout cela est-il si excitant de parvenir à ce que l'on s'était fixé ? Le but atteint, il faut en trouver un autre, pour avoir l'impression de ne pas moisir sur pieds, et l'action est repartie, tenace, virulente, combattue par d'autres actions, empêchée par la maladresse, favorisée ou non, c'est selon, par les circonstances. Un combat perdu d'avance, en vérité. Des efforts épuisants pour un résultat éphémère, menacé dès qu'il est atteint, et qu'il faudra en plus consolider puisque l'entropie s'attaque d'abord au succès, aux triomphes, aux sommets. L'érosion, ce n'est pas rien. Bien sûr, puisqu'elle doit niveler, elle s'attaque d'abord à ce qui est supérieur. Le pari donc de tout embrasser, au risque de ne pas y parvenir, plutôt que de se contenter de petits trajets personnels, a donc été pris par les dissidents. Non qu'ils en veuillent à qui que ce soit. Non qu'ils veuillent faire école: d'ailleurs ils savent qu'un chemin aussi simple ne peut pas être compris. Il n'est pas assez compliqué. Ne rien faire plutôt que faire n'importe quoi, c'est trop difficile, le mouvement réclame, la pensée veut saisir, n'importe quoi mais saisir. On attendrait trop longtemps la réponse exhaustive, le coup de pouce qui ramifie à la totalité, rabattons-nous sur l'ivresse du faire.

(°-°) Le grain de sel de JAY TOUCOMPRIS

« Ce n'est pas un pari intéressant, le non agir. Cela peut rapporter gros, très gros, mais la mise est élevée, et on ne sait pas si le numéro va sortir. Alors agissons. De petites actions qui rapportent de petits résultats, des gains assurés, monsieur, je vous l'assure. Vous ne ferez rien de votre vie, je vous l'accorde, mais au moins vous ne prendrez pas de risques, vous comprenez. Laissons le Tao aux fous, aux rêveurs, aux orgueilleux, il faut agir pour améliorer les choses. Tenez, la Chine a préféré Confucius à Lao-Tseu, que je sache. Et de qui se souvient-on ? D'Alexandre ou d'Aristote, qui l'aurait instruit ? César n'est-il pas plus connu que Lucrèce ? Bonaparte n'a-t-il pas fait oublier la Révolution, et ses têtes de turcs qui finiront sur des pics ou guillotinés ? Allons, allons, jeune homme, l'action, il n'y a que cela de vrai. D'ailleurs, la Finance ne s'y est pas trompé, l'action, c'est de l'argent censé grandir tout seul pour être fidèle à lui-même. Oui, agissons, quel meilleur moyen de combler le vide de nos vies ? Et c'est excitant, on ne s'ennuie pas, vous savez. On agit. Vous vous rendez compte, on s'approprie le pouvoir du temps lui-même, on fait comme lui, on pousse les choses en avant. Vous croyez qu'il fait mieux, ah vraiment, vous croyez qu'il fait mieux, et qu'il se trompe moins ? Que les cocotiers ne donnent pas des mangues, et les cerisiers ne donnent pas des pommes. Alors que nos politiques de gauche augmentent les inégalités ? Que la science produit la bombe nucléaire et Fukushima ? Oui, d'accord, l'action humaine, je n'en disconviens pas, est plus approximative que celle de la nature. Les lois physiques aussi, vous me direz, sont nettes. On voit rarement l'eau bouillir quand elle est encore tiède, ou la glace fondre par moins trente. D'accord, les lois de l'action humaine sont si élastiques qu'il est bien rare qu'une initiative quelconque, ­— dès qu'elle possède quelque envergure, parvienne à ses fins. Nous savons cela, monsieur. Nous ratons, nous manquons, et ce, depuis toujours, c'est une habitude, une ornière peut-être, une fatalité, n'exagérons rien. En tout cas, c'est une religion, entreprendre et voir que ça ne mène pas là où on croyait. Nous sommes passés maîtres, monsieur, dans la dérive. Pas un seul but qui n'engendre son contraire. Plus on vise l'égalité, plus la pauvreté et l'extrême richesse gagnent du terrain. Finies les classes moyennes bientôt, monsieur, alors à quoi ça sert la démocratie. Les rois levaient moins d'impôts, entre parenthèses. Des pauvres corvéables et des people. C'est tout ce qui restera, tout à l'heure. L'amour de Jésus, plusieurs siècles d'inquisition, monsieur. Le détachement de Bouddha ? On s'affaire aux affaires, monsieur, en Asie, avec un Bouddha ventru en porcelaine, qui sourit comme une danseuse dans le magasin pour faire rentrer les sous. Et Dieu, que l'Inde adore, elle ne l'aime que si elle reçoit d'abord quelque chose de lui, et ce pauvre Ganesh est là à se donner la peine d'aplanir les obstacles. D'abord, Dieu me favorise dans ma légende personnelle, et je l'aimerai pour le récompenser. C'est normal, monsieur, on aime d'abord ceux qui s'occupent de nous. Donnez un but à l'homme, n'importe lequel, ça mène à côté et parfois à l'inverse. Visez le bonheur, vous récoltez le malheur, la justice, l'inégalité; la paix, il faut une bonne guerre avant. Et il y en a même qui s'entraînent à ne pas penser en pensant, monsieur. Ils prennent la posture, et font semblant de ne pas penser. Et ça rigole pas. C'est du sérieux monsieur, de penser à ne pas penser, on ne plaisante pas avec cela. Et on se prend pour Dogen à peu de frais, vous savez. Une heure par-ci, une heure par-là, quand il n'y a rien de bien à la télévision et le tour est joué. Mais quelle action peut-elle s'emparer de ce qui n'agit pas ? Et la pensée n'est-elle pas déjà une action ? Si, elle est une action. Elle trace, établit, et meurt. Aussi, je comprends que vous ayez quelques soupçons sur la valeur de l'Action, et que vous en fassiez même la marâtre, la mauvaise mère de l'humanité. Les actions séparent, manquent leur but, ou y parviennent, et voilà que l'érosion mine les réussites, moisit les résultats, et qu'il faut déjà tout recommencer. Les actions déchirent, c'est vrai, mais elles rapiècent également. Elles s'imposent. Qui veut de la réussite de l'autre dans le même domaine ? Qui veut partager le gâteau ? On a beau en changer, les résultats sont faibles. Et puis ils fondent. Tenez, l'amour ça ne tient pas longtemps. La jeunesse non plus d'ailleurs. L'action, c'est juste une façon de foutre le camp quelque part qu'on n'atteindra jamais. Mais s'avouer que ça ne sert pas à grand chose, ou toujours à la même chose, — s'affirmer propriétaire sur son petit lopin de terre et se prendre pour quelqu'un (d'autre) qui gagne, c'est difficile et humiliant. D'autant qu'on peut toujours remplacer une action par une autre. Elles sont aussi inépuisables que les pensées, qui leur donnent le jour. Il faut tourner en rond, et y prendre plaisir. Comme l'autre, qui roulait sa pierre au sommet, pour rien, et allait la chercher quand elle avait dégringolé. Peut-être qu'il comptait avec volupté le nombre de jours où il avait accompli sa tâche, qui sait ? Encore une journée de souffrance, et demain je battrai mon record, à moins que je n'aie pas le courage de remonter cette foutue pierre au sommet. Oui, l'action, même parfois toujours la même, il y en a qui ne s'en lassent pas, monsieur. On règlait sa montre sur son passage à monsieur Kant, il avait une horloge dans la tête, et qui pensait, que dire, qui pensait, une horloge qui ronronnait. Toujours faire la même chose, il y en a qui ne s'en lassent pas. Penser, faire la guerre, gagner de l'argent, rêver sa vie, se courir après sans se rattraper jamais, faute de moyens. Oui, l'action c'est passionnant. Sans compter tout ce qui se met en travers de l'action, monsieur. D'autres actions qui ne la favorisent pas, qui l'empêchent, ou la détruisent. La lutte, le sang, la menace pour y arriver, l'autorité, montrer les dents, le combat, l'émotion forte, l'initimidation, la possibilité de soumettre l'adversaire, Ah quelle jouissance ! Tout ça je vous l'accorde, c'est pleinement relié, et peut-être que Lao-Tseu a raison. Ne pas agir à partir de soi-même, mais laisser les actes se faire sous la direction du Tao, dans la grande coïncidence. Mais pour en arriver là, je crois que nous devrons être vraiment dégoûtés d'échouer, et comme l'on recommence sans arrêt à bâtir ce qui s'écroule, avec de nouvelles pierres et de nouveaux plans, ce n'est pas demain la veille.

Qu'à cela ne tienne ! Nous apprendrons un jour l'action efficace. Quand, je ne sais pas. Où, c'est à voir. Comment, ne m'en demandez pas trop sous prétexte que vous m'êtes sympathique. Oui, nous serons peut-être morts avant, par inadvertance. Le progrès toujours reporté au lendemain, la société juste, toujours à portée de la main, mais qui se dérobe au dernier moment, oui c'est notre lot, mais il reste les petits plaisirs, monsieur, la séduction, la nourriture, l'actualité, toujours nouvelle toujours la même. Les vacances ! Ne me harcelez pas. L'action, nul n'a jamais su où elle mène, et j'en conviens, mais elle est irremplaçable, voilà, vous êtes content ! Irremplaçable. Tenez, même la guerre, qui est de l'action concentrée, quintessencielle, de l'action comprimée, compressée, — de l'action suprême en quelque sorte, eh bien, figurez-vous que la guerre, le modèle le plus parfait de l'action (stratégie, stratagèmes, tactiques, diplomatie, arts du combat, choix des horaires des batailles !) eh bien, la guerre, nul ne sait où elle va, monsieur. Nul ne sait qui va la gagner, la guerre, les futurs vaincus pensent qu'ils seront peut-être les vainqueurs, et réciproquement. L'action est un jeu, monsieur, pourquoi voulez-vous donc qu'elle aboutisse à quoi que ce soit ? On agit comme on joue aux dés. Si l'on en a assez, toute affaire cessante, on se tourne vers la totalité, on se calme, et on commence à lui demander des comptes sans élever la voix. Et l'on finira par vivre les slogans patinés des anciens sages: la connaissance est supérieure aux oeuvres. Voilà monsieur. Je sais. Agis, mais ne t'attache pas au fruit de l'oeuvre. ( D'autant qu'on ne sait jamais vraiment où elle mène, je le répète, l'oeuvre en question). Remplaçons l'action par la connaissance. Recevons les instructions de l'univers au lieu de faire, diriger, commander. Vous m'avez convaincu. Merci. Je n'essaierai plus de sauver la face de mon ignorance par de petites ruses imbéciles, de nouvelles actions hasardeuses investies du pouvoir magique de me donner le contrôle sur ce qui s'échappera nonobstant, mon présent personnel, traversé par celui des autres, traversé par la vie, et même traversé par l'Immuable. Je rends les armes. Que le Tao m'empoigne, je ne peux me l'approprier. »


7/ LE PRINCIPE



Il fallait établir une fois pour toutes que le libre arbitre ne sert plus à grand chose dans la voie radicale. Non seulement il ne fait que se contenter de faire jouer les frictions entre le yin et le yang, ou entre les sept tendances psychologiques, mais il n'est plus de mise si l'on prend au pied de la lettre le terme de soumission au Divin, puisque ce processus suffit pour commander toute les actions importantes. Or nous l'avons vu, le libre arbitre sert principalement à sélectionner des actions par des choix, actions qui rempliront de leur propre finalité les comportements et les actes qui s'expriment à travers la durée. Si la soumission s'opère, nous pouvons supposer que l'amant de l'Absolu, qui ne s'arrête pas à l'aspect impersonnel du Soi, se tournera vers le Divin pour en attendre ce que l'on pourrait appeler les ordres, les injonctions, les inspirations, les orientations fondamentales, en suivant une discipline qui prévaudra sur les « choix » individuels, ce qui remplacera le libre arbitre. Si le Divin est en quelque sorte tenace, ou bien si l'instrument est particulièrement docile, ce qui revient au même, l'être évolutif n'a plus à choisir grand chose, en-dehors des petites procédures contingentes qui lui reviennent. Sur le fond de l'affaire, son esprit doit cesser de se préoccuper des peurs et des désirs, et rester tourné vers le haut. Si la vie fait surgir des mouvements, des tentations, en théorie comme en pratique le candidat doit refuser d'y céder. Si cela est au-dessus de ses moyens, si la sincérité ne l'accompagne plus dans la perfection, rien ne l'empêche de revenir en arrière, mais en jouant le jeu: accepter la conséquence d'un retrait momentané ou prolongé de la Force, quitte à y revenir quand les mêmes attractions, épuisées, ne joueront plus.

Si nous voulons simplifier la question, nous nous trompons. Nous ne devons ni exagérer les difficultés de la voie ni les sous-estimer. Si nous les amplifions, nous réservons le Divin à quelques êtres infaillibles, qui, dès le départ et jusqu'au bout seraient capables de se libérer de la soif de l'existence individuelle graduellement, sans que jamais celle-ci ne revienne à la charge demander son dû, ou qu'elle le fasse vainement en étant écrasée par la détermination du yogi. Dans cette hypothèse, le yoga supramental restera pratiquement inaccessible. Si nous sous-estimons les difficultés, nous présenterons la discipline yoguique avec complaisance, en insistant trop sur le caractère unique de chaque personne, tout en laissant entendre que certaines peuvent se permettre, en conservant l'impunité, de faire ce qui ferait chuter les autres, ou retarderait leur avancée. Entre ces deux possibilités, rendre obligatoire l'infaillibilité ou stipuler que les retours en arrière ne prêtent pas à conséquence, il est nécessaire de se contenter de la vérité: le chemin supramental se fait pas à pas, sa vitesse et sa « perfection » étant soumises à des perturbations, des saturations, des seuils à franchir. L'ordre des transformations ne sera pas identique, ni le rythme, ni l'expression de l'expérience, et peut-être que certains pousseront plus loin le contact avec le Divin, mais l'ensemble des participants pourra se regrouper néanmoins sous l'appellation de yogis supramentaux, dans la mesure où ils se reconnaissent dans des expériences similaires, sans flagornerie, ce qui devrait finir par être vérifiable, par leurs qualités plutôt que par leurs dires.

Ce qui est impossible un jour le deviendra le lendemain. Cela joue dans de nombreux sens, l'orientation parfaite, qui peut être subite et qui permet de faire des progrès considérables sous l'impact puissant de la Force, sans anicroches, pendant plusieurs mois ou même plusieurs années, comme l'orientation imparfaite, quand les progrès rapides ne sont plus possibles, qu'une décantation s'impose par saturation de la Force dans les chakras ou dans le corps, et qu'il faut en quelque sorte laisser reposer le chantier. L'orientation arrêtée peut également se produire, pas forcément longtemps, mais elle témoigne alors d'une impossibilité immédiate d'aller plus avant. Le moi peut profiter des trois périodes de toute façon, car les changements sont très rapides, et passer d'une phase à une autre constitue plutôt une adaptation qu'un handicap, à moins que l'on soit attaché au fruit de l'oeuvre, qu'on se culpabilise sur les pertes de temps, ou qu'on veuille se voir plus performant que ce que la réalité révèle.

Ce sont pendant les phases d'orientation imparfaite et d'orientation arrêtée que l'automatisme conscient faiblit, puis périclite, et la soif de l'existence individuelle revient alors à la charge, faisant à nouveau estimer les possibilitiés d'une expérience subjective et gratifiante, mais elle le fait d'une manière belle, sans malice, bien que la beauté de la vie puisse alors ressortir avec une insistance particulière, qui vient de nouveau contrarier, car compromettre serait un bien grand mot, le sacrifice consenti. L'obéissance absolue devient alors fastidieuse, voire insupportable, et le yogi peut préférer freiner les expériences divines et expérimenter ce qui lui reste de vie propre, si la poussée est incoercible. Dans le meilleur des cas, le Divin consent à ralentir et à diminuer sa pression, tout en restant en retrait mais vigilant. Dans d'autres cas, c'est l'attitude du sadhak qui veut revenir à un stade antérieur, et la Force se retire davantage. Rien n'est vraiment étonnant dans ce processus. Les progrès accomplis font surgir de nouvelles résistances, plus profondes, et la puissance de vie remonte de très loin, chauffant à blanc les résidus de la soif d'existence individuelle. Le sujet alors réclame différentes choses avec l'impression qu'il ne peut plus s'en passer, alors que l'affaire semblait entendue, parfois depuis belle lurette. Ce peut être de la compagnie, ou une vie spontanée sans le poids des préoccupations d'urgence de la transformation, et il est aussi possible de tomber sur des puissances qui traversent, qui n'appartiennent pas en propre au moi, mais qui perturbent son fonctionnement. La puissance sexuelle, par exemple, peut montrer une insistance inconnue auparavant, et rendre la sublimation insincère, et il est parfois impossible de passer de force là où l'on voudrait se rendre. La torture du manque n'est pas forcément la solution. Si les chakras inférieurs ont déjà été transformés, ont reçu beaucoup d'énergie supramentale, s'ils ont été saturés d'ananda, un éventuel « retour en arrière », qui reconnaîtra l'essence du pouvoir de la vie dans la sexualité, se passera sur des bases nouvelles beaucoup moins obscures, voire naturellement tantriques, mais il demeure cohérent d'envisager qu'il ne s'agit là que d'un passage, qui n'est pas destiné à avoir force de loi.

Néanmoins, voici un point technique très important. Il est judicieux d'évoquer un fantôme quantique, c'est-à-dire la résistance de ce que l'être serait devenu sans le contact avec la Force divine, car c'est cette puissance-là, cette intelligence-là, cette présence-là qui revient parfois des profondeurs et préfère à nouveau le libre arbitre à l'obéissance absolue, quand les choses se corsent sous les attaques, par exemple celles des principes des guna, puisque deux d'entre eux peuvent se présenter dans leur force originelle et dévaster le chantier en transformation, lors des descentes les plus profondes dans l'inconscient collectif. Personnellement, nous ne trouvons pas d'autre explication à certaines difficultés rencontrées en cours de route, tant elles étaient prégnantes tout en semblant nous appartenir, alors qu'en même temps, elles venaient d'ailleurs. Sri Aurobindo évoque lui aussi « un frère d'ombre », sans doute dans la même ligne d'évocations de résistances fondamentales. Frère par la proximité, mais obscur par son opposition, tamasique ou rajasique, voire plus rarement sattvique, à l'ordre divin. La discipline pure pourra reprendre son cours plus tard, si l'évoluteur ne s'est pas attaché à la phase de ressac qu'il aura traversée, pendant laquelle il se sera autorisé des expériences humaines jugées inévitables, l'amour par exemple, ou un abandon à la nature des choses, simple et confiant, pendant lequel la foi demeure, tandis que l'urgence divine, parce qu'elle était devenue trop écrasante, pour le corps ou le moi, sera mise de côté pour une période indéterminée. Battre en retraite, plutôt que de perdre son équilibre ou de finir dans une posture supérieure qui manque de sincérité, peut s'avérer une stratégie favorable, en dépit de l'impression de perdre du temps. L'évoluteur doué, l'amant sincère, pourra parfois s'en vouloir de ralentir le pas, mais le forcer ne serait peut-être pas une meilleure solution, car il finirait par tomber de plus haut.

Si le contact avec le Divin a été concluant sur une longue période, son retrait pendant une durée relativement courte ne compromet pas la suite, une mémoire active maintenant la direction, mais comme chacun dispose de qualités et de possibilités différentes, il est impossible de légiférer, ni sur la proportion des phases, ni sur leur durée respective à respecter. Ce serait entrer dans le domaine du ridicule, étant donné que parfois le temps se contracte de manière presque invivable pour un cerveau humain, qui vit en une année l'équivalent d'une douzaine d'ans ordinaires, par la richesse du renouvellement perpétuel des informations, les infiltrations du supramental, tandis que le cerveau « grésille » au niveau infinitésimal. Et il n'est pas exclu que la vieille nature, ne pouvant se transformer à la vitesse de la lumière, nécessite parfois de ralentir la cadence, au risque de culpabiliser tant soit peu le sujet dépassé par l'expérience totalement imprévue, au jour le jour. Le rythme soutenu dans le yoga, avec une nouvelle soumission plus complète, revient souvent par la nécessité elle-même, — l'évidence d'avoir épuisé ce qui faisait obstacle, ou la grâce, sans avoir d'effort particulier à fournir. En effet, dans le cas de figure contraire, celui d'un effort tendu plutôt qu'accueilli de bonne grâce pour revenir à la perfection, nous retomberions dans l'ornière du « choisir », une compétition conflictuelle, une dualité, qui laisserait donc entendre que le vécu refusé ou quitté, — le ressac provisoire qui gratifiait la survivance de la personnalité, demande à être sacrifié, et donc supprimé avec violence. S'il résonne encore beaucoup alors qu'il est rejeté, alors même qu'il est écarté dans les faits, le besoin inextinguible reviendra peut-être indéfiniement, ou attaquera pendant le sommeil. Aussi l'idée d'épuiser les tendances est-elle praticable pour ceux et celles qui n'en profiteront pas pour les cultiver à nouveau (sexualité, besoin d'ajourner l'autorité divine trop exigeante, urgence de se pencher sur soi hors disponibilité supramentale) s'ils ne peuvent pas faire autrement. Les manques profonds, les vrais besoins inassouvis, peuvent attaquer le psychisme, parce que les yogis avancés sont parfois aux prises avec le Corps Universel, — les puissances brutes de la vie et de la mort, et se passer donc aveuglément de sexualité au moment où elle charge depuis son apparition sur terre, ou de contacts avec les autres au moment où la solitude est intenable, par principe, sont des stratégies qui ne fonctionnent pas chez tous.


8/ LE DANGER DES REPRESENTATIONS



Plutôt qu'abandonner le yoga par manque de conformité aux principes les plus stricts, l'idée de le reprendre plus tard dans de meilleures dispositions doit être conservée. La force peut revenir sans qu'on s'y attende, quand on est quitte avec la vie et avec soi-même, indépendemment de sa propre volonté, aussi est-il nécessaire d'être extrêmement prudent sur le ce qui se fait et ce qui ne se fait pas dans le yoga divin, d'autant que tout semble provisoire, jamais arrêté, et que des retours s'imposent sur tout ce qui a été conquis par coercition, par violence, — la soif de l'existence individuelle apparaissant alors sous son jour le plus archaïque et brutal. Si l'amour pour le Divin, en revanche, est réellement établi, il n'y a pas de raison pour que les erreurs de parcours, en quelque sorte obligées par rapport à la théorie, pénalisent outre mesure l'avancée, alors qu'il est probable, à l'inverse, qu'un strict respect des codes protocolaires soit insuffisant à maintenir à très longue échéance un contact avec le Divin, si l'amour pour Lui manque. L'obéissance ne peut prévaloir sur l'amour, ni la lettre sur l'esprit, sinon ce serait le monde à l'envers. Mais la perfection rituelle essaie de berner Dieu depuis qu'elle a été inventée, et bien qu'elle continue à trouver de nouvelles formes, le Divin ne s'y laisse toujours pas prendre. Il reste quand même à prévoir que des yogis superficiels, imitant les fakirs, se moquent de la connaissance divine, mais se débrouillent pour rester impeccables par rapport aux écritures, et s'imaginent ainsi être dans la perfection. Rien ne dit pour autant jusqu'où la shakti sera descendue par leur intermédiaire dans les instances primordiales, et si elle aura atteint les plans les plus fondamentaux de la vie organique, où le désir et la peur déclinent de nouvelles couches vibratoires de plus en plus intenses et profondes, qui désarçonnent.

Nous voyons ainsi que nous pouvons dresser des tableaux contradictoires de la même chose, et, s'ils conditionnent l'expérience à venir, ils s'interposent et poussent à l'erreur. Oui, la vie divine est magnifique en principe. A certains moments, quand l'automatisme conscient fonctionne, quand la Force choisit un mode d'action puissant entièrement consenti, et qui ne soulève pas d'opposition trop violente. Des passages correspondent donc à la lune de miel. Oui, la vie divine est terrible, quand, par-delà sa propre structure individuelle, le sadhak doit faire front à des sortes d'attaques de la Vie elle-même, ou aux résistances de base de la mort involuée dans le corps, qui se manifestent pour être nettoyées, amoindries, et qui amènent des programmes de conscience abominables (Natarajan 2003/4). Aussi, faire de la vie divine une merveilleuse aventure, et rien d'autre, serait un mensonge, à moins que l'on soit capable de trouver merveilleux des passages sombres, interminables et douloureux. A posteriori, c'est le cas. La sortie à la surface du moi de la vieillesse involuée dans le corps mental, qui nous a personnellement soumis pendant deux ans à des sortes de torture psychologique régulières, nous paraît plusieurs années plus tard une belle époque, très élevée bien que douloureuse. Un seuil a été franchi, et le prix à payer a été acquitté. Mais dire que sur le moment une telle descente aux enfers pouvait se transformer en ananda, par la magie d'une évocation, d'un mantra, ou d'une méthode quelconque de consentement, nous semble exagéré. En voie de conséquence, si nous prenons par exemple l'Agenda ou ce que j'affirme moi-même sur une séquence de 34 ans, la voie divine n'est rien de précis dans la forme, en-dehors d'une alternance de contrastes rapides, parfois insoutenables, entre l'extase et la douleur, pendant de longues périodes, et une sorte de navigation entre différents degrés du moi lui-même, comprenant une conscience du corps physique différente selon les niveaux, et des accès imprévus à des révélations si supérieures qu'elles bouleversent toute la perception, avant que leur impact considérable ne se voit érodé par la résistance des résidus de la naissance individuelle, la structure physiologique du cerveau, habitué à un ordre qui dépend de la matière, des nerfs et des zones cervicales.

La variété des états de conscience est fabuleuse, insoupçonnable avant l'expérience, et donc, même si beaucoup de souffrance se faufile dans l'ensemble, la satisfaction d'une connaissance illimitée se fait jour, avec également des touches de tendresse de la Manifestation, comme la sensation d'être par identité le soleil physique, par exemple, quand nous le regardons se coucher depuis peu, et qu'il « console » du travail souvent fastidieux, du guerrier. C'est une sensation étrange, qui symbolise le chemin parcouru, et qui prouve bien que la connaissance par identité, et non par identification, constitue le principe de vision supramentale. Il y a donc une jouissance qui revient à l'être psychique dans le développement d'un champ beaucoup plus large d'être, et cela est suffisant, à moins que l'on ne soit avare, pour payer l'addition sans rechigner. Les phases très douloureuses, par exemple physiquement, atteignent de moins en moins l'état psychologique, aussi dans l'ensemble, l'expérience supramentale s'avère-t-elle très riche, permet la satisfaction de se sentir utile, de servir le Divin, de perfectionner l'amour, tandis que l'identité personnelle continue de grandir, d'être reconnaissante, et qu'elle se sent coïncider avec le Tout, bien que cela soit soumis à quelques variations désagréables, tant le chantier est immense, et le jour imprévu. Nous ne pouvons affirmer pour autant que les choses devront rester ainsi, aller aussi rapidement et subir autant de contrastes. Comme Mère, celui qui écrit ces lignes a poussé particulièrement loin, et avant les autres, l'exploration du corps avec le supramental. Il se doit donc d'encourager tous les candidats qui aiment assez le Divin pour tenter de Le servir, et prévenir en même temps qu'il s'agit plutôt d'une guerre que d'autre chose, un défi considérable pour le moment. Se représenter cette voie inconnue avec complaisance, sous prétexte que l'adjectif divine la caractérise (comme pour la vie du même nom !), ne pourrait avoir qu'un effet entièrement pervers: permettre à ceux qui la touchent de l'abandonner dès les premiers revers. C'est, naturellement, ce qu'attend la soif d'existence individuelle, — l'échec ou l'arrêt de la tentative, pour reprendre ses droits. Voilà pourquoi il aurait été faux de faire dépendre le yoga supramental d'un choix quelconque. Ce choix serait vite abandonné. Le décret vient d'en haut, et une décision personnelle extrêmement ferme doit l'entériner. Le libre arbitre est la composante la plus subtile de la soif de l'existence individuelle, mais il ne la trancende pas. Il se contente seulement de l'organiser, et s'il met parfois le doigt dans la plaie, — en montrant que des forces puissantes se disputent le territoire du moi, il ne résoud rien en profondeur, prisonnier d'alternatives qui se valent ou presque. D'autre part, si nous prenons le cas de Sri Aurobindo, de Mère, et le nôtre, nous n'avons pas choisi le contact avec le Suprême. C'est Lui qui est venu à nous, nous a imposé ses directives, à des moments trop lourdes à porter, et dont il n'est pas pour autant possible de se décharger. Voilà pourquoi le terme de soumission a été si souvent employé par Sri Aurobindo et Mère (surrender). L'autorité du libre arbitre est insuffisante pour supporter la vie divine, tandis que celle du Divin semble permettre de s'orienter, tout en restant passif, encore du non agir, en dépit du fait que cela ne ressemble à rien, change brutalement, éloigne parfois outre mesure de la perception ordinaire et des autres, avec un problème sous-jacent « d'intégration » de l'expérience nouvelle, qui fait parfois peur à de vieilles forces souterraines.

Une représentation trop enthousiaste ou trop amère de ce yoga pourrait donc jouer en défaveur de la personne qui s'ouvre à cette possibilité, tandis qu'insister sur la somme colossale d'expériences inédites qui se présentent, permet d'apercevoir la chose comme une condition entièrement nouvelle, libérée du libre arbitre, remplacé par une volonté de conscience supérieure, optant pour un automatisme conscient. Contrairement à ce que certains pourraient s'imaginer, la perte de liberté consécutive au fonctionnement de l'automatisme conscient, loin de poser le moindre problème, résout les atermoiements, limite les tentations, indique le chemin sans délibération, évite de longs détours inutiles, se moque des raccourcis trompeurs, issus souvent d'un orgueil larvé, qui pourraient être imposés par le moi à la stratégie divine s'il en reste à se demander « comment faire ». Si donc le procédé est d'une efficacité extrême, il n'est compatible en voie de conséquence qu'avec la soumission proprement dite. Si celle-ci s'effiloche, si la liberté reprend ses droits, l'automatisme conscient se retire, et l'évoluteur passe à nouveau par une phase plus personnelle, peut-être indispensable pour continuer à purger la soif de l'existence individuelle, ou venir à bout d'un karma particulier, ou encore pour reprendre des forces en s'enracinant, en laissant faire, quitte à être moins disponible pour le Divin quelque temps, et, dans cette mesure, le terme de régression n'est pas forcément approprié si la sincérité demeure entière. Il vaut mieux considérer, — sur cette carte de la transformation nécessaire de l'humanité, que différentes vitesses alterneront dans le processus global, que beaucoup de boucles s'imposent, repasser par le même lieu intérieur en le « voyant » différemment selon l'avancée, et qu'en voie de conséquence, le ralentissement peut s'imposer comme une sorte de nouvelle incubation avant de revenir à la vitesse rapide. Car le but du yoga supramental n'est pas de reconstruire une dualité entre l'homme d'avant et sa personnalité d'une part et, d'autre part, l'homme nouveau qui habite, selon la volonté divine, les séquences supérieures de la conscience selon des phases irrégulières, en des moments rares connectés aux plus hauts pouvoirs de la Conscience, mais bien d'harmoniser le support de base, la vie biologique et le moi dont nous avons l'habitude, avec toutes les avancées considérables qui se produisent dans la perception selon les accents momentanés, et qui soulèvent l'ensemble, tout en soumettant le corps à un autre registre vibratoire.

Même si la perception permanente et ordinaire évolue d'elle-même, donnant sur une nouvelle image de soi, et un nouveau « monde » perçu, cent fois plus vaste, il n'est pas souhaitable de demeurer dans un seul gabarit de perception. La Force agit selon son bon plaisir, et quand elle insiste sur un lieu déterminé, la perception du moment se spécialise en accentuant la conscience de cette zone tout le temps pendant lequel Elle y travaille. Ce peut être n'importe quel chakra, n'importe quel organe, n'importe quelle zone du cerveau, ce peut être des combinaisons, et si le Moi profond reste homogène, il n'en demeure pas moins que chaque jour possède une teinte différente, avec un apprentissage donné pour la journée et une proportion variable entre la faculté de recevoir et celle d'exprimer. Ces paramètres peuvent changer, d'une heure à l'autre, parfois pour quelques jours ou une semaine entière, qui peut rester sous l'égide d'un même feeling, d'une même concentration ou d'une même ouverture absolue, rarement davantage.

La carte du yoga supramental ne peut donc être figée dans des structures rigides. Les bases en sont certes fixes, mais leur expression est quelque peu élastique dans le jeu de la Manifestation, et soumise à l'âme et à l'engagement particulier de chaque évoluteur. Le plus essentiel des principes est celui de la soumission au Divin, qui subordonne les autres, et sans laquelle l'avancée de la Force ne durera pas longtemps ou sera assez vite pervertie, si elle n'était là qu'au début et puis qu'elle s'est retirée, à cause de l'effervescence produite par la rencontre et le chambardement consécutif à l'arrivée de l'extraordinaire. Si à certains moments, la soumission n'est plus possible, le candidat doit le reconnaître sans honte et éviter de feindre l'obéissance absolue. Il y reviendra quand il aura réglé les problèmes qui l'ont interrompue, quitte à consentir des périodes moins parfaites, où il faut en quelque sorte remettre sur le métier des aspects de la personnalité. A défaut de préciser ces points, la vision du yoga supramental ne comporterait pas l'itinéraire relativement souple qui a été le nôtre, et qui a fonctionné, sans être le même que celui prescrit par Sri Aurobindo, idéal, et qui fait foi en théorie. Mais si sa connaissance de la concience supramentale est incontestablement supérieure à la nôtre, le travail entrepris avec la shakti a été poussé plus loin dans notre personne sur le plan du corps physique, ce qui est bien conforme à une « descente » de plus en plus profonde du même Pouvoir, et le yoga a continué pour nous-même avec succès, après avoir abandonné l'imitation du système de Sri Aurobindo pour embrasser notre propre voie, plus souple et plus ouverte à la vie. Chaque âme étant soumise à une personnalité unique, elle devra donc tailler son chemin d'une manière particulière, et ne pourra donc pas toujours emboîter ses propres pas dans les traces d'un autre, même jugé meilleur. Si les principes demeurent les mêmes, les règles ne peuvent être suivies aveuglément. D'ailleurs, Sri Aurobindo a pourfendu lui-même l'imitation spirituelle, qui consiste à s'affranchir de sa responsabilité en suivant un dogme, dans un de ses aphorismes les plus violents. « Pends-toi plutôt qu'appartenir à la horde des imitateurs ».

Le Divin ne cherche donc pas à obtenir les mêmes résultats avec tous les candidats, comme se relier à Lui ne représente pas systématiquement la même chose pour chacun. En revanche, cet aveu de la différence alors qu'on attend du semblable, pose la question épineuse des représentations du travail de transformation sous un nouvel angle, car la concordance entre deux ou plusieurs pratiquants authentiques ne se trouvera pas dans la similitude de leurs actes, mais dans leur identité de vision sur la nécessité évolutive du yoga divin et sa différence par rapport à tous les autres itinéraires spirituels. La suprématie absolue du Transcendant actif est défendue comme le principe spirituel supérieur, avec le pouvoir des quatre shaktis, d'une puissance surprenante. Même si une teinte subjective et unique donne une forme particulière à chaque tentative, le corps de chacun devrait vivre des expériences inédites. Quelles que soient les variations individuelles, parfois entièrement légitimes, qui empêchent les expériences d'être semblables dans leur aspect extérieur, il s'agira de trier les prétentions « supramentales » en trouvant les critères adéquats.

En effet, étant donné ce que représente le yoga supramental, — soit le sommet de ce qu'un être incarné peut vivre, il est loisible d'imaginer que certaines personnes veuillent à tout prix prétendre au titre, se poser elles-mêmes la couronne impériale, et jouer un rôle de leader en bénéficiant d'une image exceptionnelle. Ce genre d'individus est à tout-à-fait à même de fournir de faux témoignages, et il n'est pas exclu qu'il en existe déjà un ou plusieurs, attendant une débandade historique pour lancer leurs opérations. Les buts des faux yogis supramentaux seraient assez faciles à découvrir, entraîner des adeptes dans une contrefaçon de ce yoga, avec d'autres types d'énergie, diaboliques ou lucifériennes. En revanche, il peut exister trois catégories d'usurpateurs, les malades mentaux sachant se positionner verticalement et vivant un chaos d'expériences, les lucifériens ou appariés conscients d'abuser, et les sadhaks ambitieux qui pourraient par inadvertance être victimes d'adombrements, et recevoir donc des entités puissantes s'infiltrant sans se dévoiler dans leur perception. C'est pour cette raison qu'il semble nécessaire de connaître parfaitement les principes transmis par Sri Aurobindo, et de se méfier de ceux et celles qui présenteront des variations importantes, ou qui prétendront ajouter des points oubliés par le fondateur, tout en se vantant de leurs expériences « supérieures ».

Les principes du yoga supramental ne peuvent pas varier et ils sont complets, descendus du Suprême, comme le dit Mère, et il faudra des millénaires, en tout cas des siècles dans la cas d'une avancée rapide, avant que ne se manifeste la moindre péremption, et qu'il soit nécessaire d'établir les choses sous une autre forme. Mais pour tous ceux qui n'ont pas touché le supramental, ou qui ont fait semblant d'y accéder, sa puissance passe inaperçue, et il est donc très généralement sous-estimé, même par les thuriféraires de Sri Aurobindo. Les principes sont établis. Servir le Divin, accepter la Force et les transformations qu'elle implique, descendre dans le générique, le subconscient puis l'inconscient — nettoyer l'ashvatta —, tout en restant fidèle au Divin, et même obéissant, ce que peu de personnes comprennent, car elles s'imaginent peut-être que « cela va de soi », alors que rien au contraire n'est plus difficile, toutes les instances de la vie et de la mort jouant à jeter des bâtons dans les roues pour conserver leur pouvoir et récupérer le « travailleur des mondes » à un moment donné ou à un autre. Enfin, la personnalité humaine qui subit ce travail est un pont entre le Divin conscient et énergétique, Satchitananda et les quatre Forces, et l'être psychique, plus profond que le moi incarné soumis au filtre du cerveau, — que le mental ait été déjà dépassé ou non. Les plans de conscience à découvrir n'ont pas à se parer de nouveaux noms, car ils existent depuis l'éternité et Sri Aurobindo est allé suffisamment loin pour en établir la nomenclature. Les représentations à travers des témoignages peuvent donc être suspects sous deux formes, avec l'invention de plans supérieurs qui n'existent pas ou ne possèdent aucun caractère divin, et qui seraient appelés de noms fantaisistes d'une part, et d'autre part l'utilisation usurpatrice de noms divins, comme Agni, Ishwara, Vasudeva, Krishna, Satchitananda, Purushottama par exemple, ou de noms techniques comme physique subtil, moi cosmique etc... ne possédant aucun caractère conforme à l'expérience que leurs signifiés procurent, afin d'être utilisés comme des « cartes de visite » pour prétendre représenter une fonction divine. Des individus sans scrupules ou faibles mentalement sont prêts à baptiser de ces noms prestigieux le contenu d'expériences subjectives hétérogènes, par intention délibérée ou par narcissime, orgueil, vanité, voire naïveté pour les plus fragiles psychologiquement, pour qui les signifiants sont suffisants sans renvoyer aux signifiés, et qui seraient tombés dans un océan d'angélisme. Ces considérations ne peuvent pas être inutiles, en tant que précautions. D'ores et déjà, le terme supramental est employé à faux par certains, sans vergogne semble-t-il, mais comme par hasard, le concept essentiel du paradigme, celui de la soumission au Divin, est absent, et remplacé par la seule intuition d'une montée psychologique vers le haut incoercible, et qui ne doit rien à personne, ­— ce qui est truculent par la grossièreté du propos.

Mettre en oeuvre les principes du yoga divin reste très difficile pour le moment, aussi est-il plus facile pour certains de les modifier, afin de se persuader qu'ils sont le Divin, alors que cette prétention sera naturellement infondée. Servir le Divin est le seul point décisif, et l'instrument n'a aucune importance particulière. On ne peut donc pas faire « son » yoga supramental. Ou bien il est authentique, maîtrisé par une âme capable de trouver sa propre voie vers le Divin, ou c'est une fantaisie. S'il est authentique, le moi incarné se sait petit, se voit minuscule, — l'univers ayant décuplé entretemps, et il est souvent ou parfois écrasé par l'enjeu qui passe à travers lui. Il se met au service de la FORCE SUPRAMENTALE qu'il reçoit et qu'il doit être capable d'identifier parmi les quatre. Il se sent entièrement tributaire du Divin, jouit de ses manifestations supérieures mais ne peut s'accaparer les expériences qu'il subit (et accompagne) comme faire-valoir personnel. Il ne cherche pas à être reconnu. Il peut taire ou évoquer son expérience, le témoignage n'étant pas de l'ordre du prosélytisme, à condition d'insister sur le Divin, ce qu'Il exige, et de ne pas s'attribuer un quelconque pouvoir sur les autres, sous prétexte de les éclairer. Sans le vouloir expressement, le ou la yogi supramentale peut attirer du monde autour de lui ou d'elle, le succès ou l'obscurité ne pouvant pas constituer un critère. Le supramental peut se déléguer dans différentes missions indépendantes les unes des autres sur le plan événementiel. Le sadhak s'oublie lui-même pour laisser travailler la, ou les forces parmi les quatre qui se présentent, et sa vie sociale peut être exposée ou cachée, riche ou réduite à sa plus simple expression. Mais il est toujours à l'abri de se prévaloir d'un quelconque résultat, — quelle que soit sa façon de donner ou transmettre, car le modèle proprement dit prévoit une très longue période d'acclimatation au processus, qui devra un jour ou l'autre freiner la sénescence de manière visible. En revanche, il peut renseigner en tant que témoin de la chose et non pas en tant qu'instigateur, ce qui dénoncerait une vision fausse et méprisante du Divin, et laisserait entendre qu'un schisme pervers se prépare. Il représente un être en première ligne de l'évolution, qui a dépassé toutes les traditions, et s'avance dans un inconnu quasi-inimaginable, ce qui dispense d'attendre que le mutant joue un rôle convenu. Nous savons peu de choses encore sur la nouvelle conscience, et l'expérience supramentale n'est peut-être pas réservée qu'aux seules âmes. Des entités d'un autre type pourront peut-être s'y livrer, en avouant une identité différente de l'identité humaine, et seul donc, le contact énergétique avec elles confirmera ou non leur authenticité.


9/ LA MAIN MISE DE L'ACTION



L'action s'accapare tout. Même ce qui la dénonce. La collection de faux non agir constitue un musée. La paresse, l'oisiveté, la négligence, l'irresponsbilité, l'indifférence, le quiétisme, voilà autant de choses avec lesquelles on entoure, —ce « on » de la médiocrité et du nivellement qui devient le roi du monde à la poupe d'une consommation éventrée, avec lesquelles on entoure sans se poser de questions, ceux qui ne croient plus à l'action, ou qui les sélectionnent tant qu'ils n'en mènent que les strictement nécessaires. On se demande donc ce qu'ils « font ». Les dissidents font peur. Déjà le petit garçon qui regarde jouer les autres sans se mêler de participer, on s'en méfie, il nous observe, peut-être qu'il se moque de nous, qu'est-ce qui peut se passer dans sa petite tête ? Et pourtant Bouddha n'a pas fait grand chose. Sri Aurobindo n'est plus sorti d'une petite surface, peu après être arrivé à Pondichéry, sa chambre et le perron, et il marchait beaucoup sans aller bien loin, en faisant les cents pas. Pourtant, il a changé le monde. Il a accompli la chose la plus fondamentale sur terre depuis plusieurs milliers d'années. On peut donc accomplir sans agir. Car recevoir l'inspiration divine n'est pas une action, c'est quelque chose d'indicible, de l'intelligence concentrée, de la conscience immatérielle qui se déverse dans l'esprit. On peut préciser qu'elle est éternelle, mais qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire quand on est, de toute façon, pressé ?

S'il y avait des choses à faire, c'était avant, comme chasser les Anglais, mais il a trouvé mieux à ne pas faire. Maintenant, elles se font toutes seules « les actions ». Elles s'écrivent toutes seules, les pages de la vie divine, elles se manifestent toutes seules les intentions du Divin, à travers un être qui reçoit. Tout simplement. Il a peut-être cherché le moyen de recevoir « correctement », nous n'en disconvenons pas, il n'a pas trouvé tout de suite parce qu'au début justement, il voulait trop en faire, trop s'en mêler, et puis un jour il le dit, j'ai trouvé le moyen. Il ne précise pas. Il y a fort à parier qu'il a laissé les choses se faire en s'effaçant, ce qui ne lui était pas « facile ». Lion ascendant Lion, avec Jupiter à l'ascendant, là où le soleil se lève le grand expansif se trouve, et deux grands trigones entrecroisés en terre et feu, ça ne cesse de pousser en avant. S'effacer, cela n'a pas dû être coton. Un exploit pour lui, mais les choses avaient commencé si fort dans la prison d'Alipore, avec cette simple phrase, la plus « chargée » de toute l'histoire, la plus efficace sur un kalpa entier, « va à Chandernagor », qu'il était prêt à essayer tout ce qui le guiderait. Même faire abstraction de soi-même, une drôle de stratégie quand on avait prévu de libérer, à la force du poignet, un petit continent entier. L'action, même la plus belle donc, comme celle de monsieur Ghose qui voulait décoloniser son peuple, peut faire place à quelque chose d'autre, à condition, naturellement, que ce soit, que ce soit… MEILLEUR !

Et comme l'action nous séduit tout le temps, pour envisager qu'il y a meilleur qu'elle, il est nécessaire d'être au courant. Parce qu'il n'est pas aisé de se dégoûter de l'action. On souffre en amour, on change de partenaire, oh ce sera toujours bien au début, un nouveau corps, l'excitation partagée de se donner du plaisir, c'est toujours ça de gagné, il suffira de s'habituer à chasser la proie qui viendra dans son lit, et la chasser du lit, et oublier l'avant pour fantasmer l'après. Et c'est pareil dans bien d'autres domaines. Conserver le principe de l'action défectueuse, mais changer les objets qui vont avec, et se donner ainsi le change sans comprendre la source des échecs, comme si les cibles manquées étaient responsables du mauvais tir, et qu'il suffisait d'en changer.

(°-°) Le grain de sel de JAY TOUCOMPRIS

« Déçu par une religion ? Qu'à cela ne tienne, trouvez celle qui vous va le mieux, donnez-vous la peine de choisir à la carte, comme au grand restaurant. La cantine de la religion des parents, non, ça vraiment c'est du bas de gamme. Un modèle sans option. Dégueulasse, et vous n'avez même pas à vous donner la peine de contracter un crédit pour vous l'acheter. Non, à la carte, les menus c'est pour les pauvres. Qu'entends-je ? Vous êtes végétarienne et vous ne supportez pas de voir les animaux souffrir, ça vous donne de l'eczéma ! J'ai ce qu'il vous faut, je vous conseille bien sûr un voyage pour vous mettre au jus, mais vous ne le regretterez pas, je vous assure. Pas de problème pour le paiement, j'avance les frais, avec la petite commission bien sûr. Je suis bien placé sur le marché, je vends par bouche à oreille. Bref, vous allez à Palitana, merveilleux, des dizaines de temples en marbre au sommet d'une colline, la Mecque de cette petite religion-là, en matière de religion le manque de volume n'est pas un critère chère madame, tenez des Lotus, des Rolls, des Lamborghini, des Aston Martin, sont-ce de mauvaises voitures parce qu'elles sont rares ? Ce sont les meilleures, madame. Les meilleures. Eh bien avec Palitana, c'est la même chose. Une religion du tonnerre de Dieu, promis juré craché. Vous vous perdez un peu dans le Gujarat, prévoyez bien d'emmener un gros thermos, ça peut faire chaud et sec, et vous voilà chez vous. Ah oui, chez vous ! Vous les verrez balayer devant eux en marchant pour ne pas écraser les fourmis, et autres bestioles, et le masque devant la bouche pour ne pas tuer les microbes ! C'est ce qu'il vous faut. Le patron de la boîte s'appelait Mahavira, je crois, il y a fort longtemps, déjà. C'est parti ?
Non, vous trouvez ça ridicule. Désolé, avec votre eczéma, je pensais que... Une religion sans dieu, parce que vous ne voulez avoir de compte à rendre à personne, ok, votre oncle vous a violé petite, c'est ça, bon, enfin ça ne me regarde pas. Mais il fallait le dire tout de suite, chère madame, il n'y a que ça en Asie, des religions sans dieu. Vous savez exactement ce que vous avez à faire, ça structure grave, et aucun juge, pas de sanctions, rien, la liberté absolue. Dans le haut de gamme, malheureusement, il faut aller loin, enfin je prête, je vous l'ai déjà dit. Ce qui marche bien, ne vendez pas la mèche, car c'est le côté artisanal qui est appréciable, je vous propose l'initiation Sashimi-Fujiyama, un must, que je ne réserve qu'à mes meilleurs clients. Campagne paumée sur une île japonaise, avec de merveilleux kakis qui pendent des arbres, comme de petits soleils couchants dans une mer de galaxies, puis le mélange, le mélange exceptionnel qui fait la réputation du lieu, zen et shintoïsme dépouillé. Vous remplissez votre tête de vide au commandement du maître, ça chasse les soucis et renforce le bon sommeil, et vous agissez pour conserver le folklore, en vous laissant bénir par quelques fées je crois, des miniatures de Dieu, ça ne prête pas à conséquence les fées, ce ne sont pas elles qui vont vous demander quoi que ce soit. Non plus ! Trop de protocoles, je vous comprends, rassurez-vous.

Le bouddhisme, tout bêtement, révisé nouveau siècle ! Avec opération chrirurgicale à Bangkok, comme pour les silicones, ils sont bons ces thaïs, vous savez, c'est cher, mais je prête: extraction sous anestéhésie générale, de la peur, et de tout désir qui ne mène à rien. L'affaire du siècle, chère madame. Pour l'élite de mes clients. Oui, un peu cher, mais plus de frustrations après ça. C'est très au point, vous savez, sinon je ne me permettrais pas. Comment ils font, je n'en sais rien, mais que des louanges. Quoi, quel bruit qui court ? Qu'ils parviennent à extraire la peur comme l'appendicite et qu'après on se fait écraser dans la rue parce qu'on n'a plus du tout conscience du danger ? Des mauvaises langues, ou alors, une fois sur mille, on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs. Comment savoir si vous n'êtes pas dans le lot du 1 pour mille ? Mais il fallait le dire tout de suite, madame, j'aime les clients exigeants. Des examens supplémentaires, malheureusement hors de prix, mais c'est de votre vie qu'il s'agit, on ne lésine pas avec ça ! C'est vrai que ça vous ferait une belle jambe de ne plus avoir peur de rien, et de sauter du vingtième étage pour voler, je n'y avais pas songé, je regrette. Personnellement, je n'aime pas la chirurgie, mais je dois bien servir ma clientèle, non ? Alors je ne vois pas.

Une religion sans dieu, et qui vous permettrait de faire tout ce que vous voulez, sans avoir de compte à rendre à personne ! Non, ah si. Le veau d'or, chère madame, consommez, faites votre shopping religieusement, je conseille le carré autour de l'avenue Montaigne, Vuitton, il faut y aller tôt, les niaquoués font la queue. La voilà votre affaire. Vous n'achetez pas encore assez religieusement, c'est tout. Je l'ai bien vu dans vos yeux, dans votre manque d'assurance, aucune conscience religieuse, ni de l'achat ni de la dépense qui va avec, peut-être aucune conscience religieuse du gain, et ça, c'est grave, ça ne présage pas de l'avenir, mais je peux encore vous sauver, n'ayons pas peur des mots... Vous ne vous consacrez pas au shopping comme une vieille bigote va à la messe, ça cloche, vous n'y croyez pas, vous faites ça en dilettante, distraite, sans vous impliquer vraiment, et ça ne marche pas, ça ne remplit pas votre coeur et ça vide votre porte-monnaie, une très mauvaise combinaision. Il faut s'engager, agir. Adorez l'objet et vous serez heureuse: pas de pénurie en vue. Des objets, il n'y a plus que ça, et vous pourrez choisir les objets que vous aimez, vous les approprier. ILS SERONT A VOUS ! Faire les magasins jusqu'à l'épuisement... Se flageller si l'on trouve le même article moins cher une fois qu'on l'a déjà acheté. Faire demi-tour illico presto. Le rendre, se faire rembourser en faisant un scandale, c'est une religion, le veau d'or, madame, la religion des riches, de ceux qui mènent le monde... mais je prête naturellement, et la cerise sur la gâteau, c'est que plus je prête en une seule fois, moins les intérêts sur le capital empruntés sont élevés. En revanche, c'est le revers de la médaille et je ne vous le cacherai pas davantage, ça vous coûtera les yeux de la tête, car il vous faudra plus longtemps pour rembourser, et je facture l'érosion de la monnaie; sinon j'irais à la ruine, et je prélève aussi tout de suite la première année d'interêts, je la garde, je la conserve, ça fait une petite garantie. Des mauvaises langues disent que c'est de l'usure, et que je prête moins que prévu. Non: je prête ce qui m'est demandé, et me rembourse tout de suite en partie, c'est différent. Enfin, ce sont des détails. Mais oui, le veau d'or, c'est ce qu'il y a de mieux, très en vogue à l'heure actuelle, même les pauvres veulent y venir, et faire comme les Etats, emprunter jusqu'à plus pouvoir rembourser, et oublier ce malheur en empruntant davantage. C'est le moment, chère madame, le moment. Et là, vous pourrez consommer religieusement, je vous l'assure. Vous pourrez vous prendre pour un people, traîner avenue Montaigne, hésiter entre Dior et chanel, et si c'est trop facile, Saint-Laurent pour corser le choix, et puis encore un autre, un italien tiens, pas de racisme je vous en conjure, enfin Saint-Laurent… Pour ce qu'il en reste de la taupe, il est mort au travail le pauvre, il s'est enrichi pour rien, heureusement que la gauche en a profité. Bref, la vie rêvée, ne vous déplacer qu'en taxi, laisser des arrhes partout, réserver, réserver des produits que vous n'achèterez pas. Les gaspiller les acomptes, choisir au dernier moment l'article, la robe unique, la voiture, le manteau, que vous avez arrêté, parmi vos coups de coeur. Vous aurez pu vous imaginer un moment que toutes ces choses vous appartenaient en même temps. Quelle jouissance, non ! Puis abandonner certaines commandes avec dédain, certes, vous aviez commencé à payer, c'est la moindre des choses pour éviter qu'elles vous passent sous le nez, pour avoir le pouvoir il faut bloquer pour soi en lâchant du lest, mais après réflexion, hein, qu'est-ce que le gaspillage ? Cet argent est perdu, envolées les arrhes, qu'est-ce que ça peut bien faire: vous pouvez vous le permettre, c'est ça qui compte. C'est au-delà de l'érotisme, c'est le fin du fin de jeter l'argent par les fenêtres, d'oublier un article à moitié règlé, c'est la classe, vous n'en aviez pas besoin dans le fond, mais le principe, l'action, c'est le shopping. C'est ça le but ! Le shopping, nez au vent et pouvoir craquer sur n'importe quoi. Une robe qu'on ne portera peut-être jamais, la belle affaire, mais elle sera là et on pourra faire la moue une bonne heure avant de se décider. C'est une soirée importante. Avec ou sans décolleté. Sans, tant que je n 'aurai pas mes nouveaux seins. Et comme vous êtes détachée du fruit de l'oeuvre, vous laissez tomber certains achats en cours de route, vous gaspillez des fortunes en lacunes. Quelle classe, quelle noblesse, quelle liberté ! Cela aurait pu m'appartenir, mais j'y ai renoncé ! Tout le monde se damnerait, que dis-je, tout le monde se damne pour ça. Moi, j'appelle ça du grand luxe, de gaspiller les arrhes, de donner les acomptes, d'acheter à moitié et puis d'abandonner la convoitise, vous tenez le haut de pavé. Et enfin, des petits détours rituels à la Madeleine comme cerise sur le gâteau, et dévaliser Fauchon, et offrir un caramel mou au roumain dépenaillé à la sortie. Et la jouissance de la dernière transaction de la journée. Pur délice. Hésiter sur quelle carte de crédit on va aligner la facture, se faire tout un cinéma avec ça, non pas avec celle-là desfois que je serais déjà à découvert, sur celle-là, ça équilibre, et pourquoi pas la petite dernière qui vient d'arriver, oui c'est le moment: à moins de six ou sept banques, vous ne jouez pas dans la cour des grands. Et enfin, voir la caissière pâlir de jalousie, à qui vous faites bien sentir qu'elle n'est rien, qu'une plante verte qui n'existe pas pour vous. »


10/ LA MANIPULATION DU LIBRE ARBITRE



Vous commencez à voir où je veux en venir. La manipulation du libre arbitre, c'est le but du pouvoir politique, religieux, sectaire. Vous mettre devant un choix, mais se débrouiller pour que vous choisissiez un terme de l'alternative, — et surtout pas l'autre. Cela a bien marché jusqu'à présent. Des siècles à effrayer avec la peur de l'enfer, et puis pour certains la carotte, avec un paradis bourré de belles filles qui ne demandent que ça, même aujourd'hui ça marche encore, et ça permet de tuer dans le métro sans coup férir, loin de chez soi. Pour une vision supramentale, l'abeille fait mieux. Mais remonter la piste est difficile. Comment ce procédé qui devait permettre de ne pas aller droit dans le mur, d'avoir l'impression de marcher selon son propre bon vouloir, est-il devenu la proie des puissants ? Jusque dans nos démocraties, scandées par des referendums. Il faut obtenir des suffrages. Pousser à voter pour soi. Rien de plus facile, proposer ce qu'attend l'électeur et qu'on ne fera jamais. Le but, c'est le pouvoir. Difficile à avaler, mais notre libre arbitre ne nous appartient pas tant que ça. D'autres veulent mettre le grappin dessus. Des hommes et des femmes, et puis en amont, les forces de la nature. Parfois c'est de bonne guerre, c'est la vie qui s'amuse, et on sent qu'il faut dire deux ou trois gros mensonges pour séduire une fille qui nous fera grimper aux rideaux. Si l'on observe bien, on voit le rajas arriver dans la pensée et proposer le mensonge adéquat. On allait dire la vérité, oui je suis marié, mais enfin vous me plaisez vraiment et tout change dans la vie, et rajas remplace, bien sûr que je suis célibataire et seul depuis longtemps, c'est si rare qu'une fille me plaise, et même je n'en voulais pas, mais avec vous c'est différent. En même temps la zone génitale fait coucou c'est moi. C'est amusant. On se voit avec un petit diable rouge malicieux et de jolies petites cornes sur l'épaule gauche, il se régale, et si l'on est troublé, l'ange gardien déboule sur la droite, tout blanc, tout immaculé, avec ses ailes de colibri, et il dit non, pas ça. Tu as tes chances sans mentir, ne tombe pas dans le panneau, ou pense à ta femme et renonce.

Mais que le libre arbitre soit manipulé par les guna ou quelqu'un qui nous influence, peu importe, il nous échappe plus souvent que l'on ne l'imagine. Reconnaître cela est la seule issue: les dés sont généralement pipés. Prétendre qu'on évalue correctement l'opportunité de deux directions qui veulent manger le moment qui s'avance, c'est parfois vrai, parfois faux. Quelque chose d'inconscient peut aiguiller plutôt ici que là, et si vous voulez vraiment savoir ce que c'est, je vais vous le dire. Indépendamment de leur validité objective, deux itinéraires qui s'arrachent nos pas peuvent résonner en faisant bouger les lignes, pas encore vraiment conscientes, mais juste en-dessous, de nos peurs et de nos désirs. Si je défonçais les portes ouvertes en disant cela, c'est que la chose aurait été vue et transformée. Nous ne vivrions pas dans un monde de bourreaux et de victimes. Il y aurait autre chose, des choix solidaires par exemple, des partages, des stratégies communes à grande échelle. Les solutions objectives prévaudraient, celles qui mènent quelque part, et qui sacrifient au passage des intérêts personnels nauséabonds et des privilèges.

Mais cela ne fonctionne pas comme ça.

Pense comme moi et ça me rassure, je suis prêt à te faire prendre des vessies pour des lanternes. Ta liberté, lâchons les chiens maintenant, ta liberté, ça m'arrange que tu y crois alors que je te possède, que je t'aiguille, que je te mâche le travail, que je t'impose ton chemin. Et cela provient donc de partout. Des parents, parfois des amants, des conseillers financiers qui doivent fourguer quelques plans toxiques, et entrelarder une gestion saine de petits produits sales, ni vu ni connu. Cela peut même venir d'une « voie » mal comprise. Ne pas manquer l'heure de méditation journalière, sinon, les progrès tombent à l'eau. Ne pas oublier l'existence de Dieu plus de trente-trois minutes, sinon l'on n'obtiendra pas le samadhi. Y penser sans arrêt, réduire le temps pendant lequel on L'oublie. Si cela ne dépasse jamais les trente-trois secondes, alors oui, on se débarrassera de la réincarnation. Pour une vision supramentale, la pureté souveraine du tigre est supérieure. Quand le Divin est automatique, il ne se trompe pas. Autant dire la vérité au risque de se faire lyncher: l'homme est l'erreur de Dieu. Le libre arbitre avait permis, avant le début de ce siècle, de détruire dix-sept fois la terre avec les armes atomiques. Ce n'est pas un animal qui en serait capable, hein, il reste cohérent avec le tout, lui. Dix-sept fois. C'est comme les peines de prison aux Etats-Unis, si elles durent plusieurs siècles, on est vraiment rassuré. Autrement on a des doutes. S'il sortait accomplir ses crimes une fois mort, hein, deux précautions valent mieux qu'une. Dix-sept fois ! Bon, disons que le calcul avait été exagéré, six fois. Six fois c'est déjà beaucoup trop: une seule fois suffit. Et la bataille cessera faute de combattants.

Que va devenir cette erreur de Dieu ? Va-t-il se détruire, l'homme, consciencieusement, dépassé par les événements, comme d'habitude ? Ou comprendra-t-il enfin sa fuite en avant ? Que loin d'être libre, il est enchaîné au choix, du matin au soir, et dans tous les secteurs de l'existence. De la tartine beurrée ou confiture, du thé au café, jusqu'à la position métaphysique, se moquer ou non du sens objectif de la conscience. Coincé du matin au soir, avec les tentations et donc les frustrations, avec les passages à l'acte et donc les remords, si la sexualité devient encombrante. Et même avec les sentiments, même chose. Ces femmes supérieures qui aiment complètement, et qui sont à la merci d'un nouveau coup de foudre qui va les couper en deux. Ces enfants plus intelligents que leurs parents, partagés entre obéir à un ordre stupide ou s'affranchir, et en subir des conséquences disproportionnées. Ces soldats à qui on demande de tuer un prisonnier, alors que la guerre est finie, et qu'il ne s'agit plus que de vengeance !

Antigone est chacun de nous. Obéir en désobéissant, désobéir en obéissant à autre chose.

Il n'y a pas d'autre tragédie que de ne pas pouvoir embrasser tous les chemins en même temps. Car l'Infini nous appelle, et cet écartèlement entre les points cardinaux, c'est la souffrance de Dieu qui paie son erreur. On retrouve cela, exprimé très nettement, dans le dessin des énergies natales, l'horoscope, que l'Occident méprise comme tout ce qui est profond et dépasse la raison du tiroir-caisse. Une croix, comme celle de l'autre au nom duquel les pires atrocités ont été commises pendant plusieurs siècles. Une croix donc, c'est nous, c'est moi, c'est vous, c'est celui qui ne veut pas le reconnaître. Des racines en bas, une antenne en haut, le sentiment du moi et celui de l'altérité à l'horizontale. Quatre. Quatre branches. L'un transformé en temps et en espace c'est 4, et avec le cinq, il explosera dans le libre arbitre, c'est-à-dire tout et n'importe quoi, — de préférence n'importe quoi pour me prouver que je suis unique. Tout ça à cause de l'étendue, nord sud est ouest, et de la durée, la grande horloge des cycles, nuit jour, enfance vieillesse. Même si aujourd'hui et demain sont identiques d'un point de vue physique, strictement équivalents en pixels en quelque sorte, — l'un précède l'autre et l'autre lui succède. Inévitable… L'ordre de la succession, qui faisait sourire René Guénon, pour la bonne raison qu'il avait découvert les principes éternels. Valides hors du champ, hors du temps, hors du qu'est-ce-que je vais en faire puisque je ne les connais pas, moijepersonnellement.

Certains en ont assez. Ils visent avec les moyens du bord de traverser le grand Vide, de ne plus se réincarner, de gagner le paradis éternel, comme ces braves grenouilles de bénitier, ces erreurs de Dieu particulièrement touchantes, car c'est plein de bonne volonté qui ne mène à rien et de malveillance sacrée qui rend malades les voisins. Nous ne savons pas pourquoi, mais qu'il y ait autant de choix à faire dans la vie, c'est-à-dire qu'elle soit aussi compliquée: quelque chose cloche. Mais si vivre peut devenir autre chose, n'enterrons pas tout de suite la Manifestation. Peut-être que l'homme finira par comprendre qu'il échoue sans le Divin, et qu'il se débarrassera autant de son arrogance athée que de ses croyances religieuses qui le manipulent. Car le Divin est devenu disponible pour notre espèce. On ne sait pas où exactement, ni depuis quand, mais ça cloche. Les gnostiques disent que l'espèce a été trafiquée. En tout cas, oui, ça cloche. Car le libre arbitre n'a jamais mené à la liberté, mais à l'aliénation. Et c'est cela le problème à résoudre. D'être moins sous influence, de l'autre, de la nature, ou même de « Dieu » quand il n'est qu'un pur fantasme, ou pire un manipulateur... Le problème, c'est d'être moins « partagé ». Alors bien sûr, il y a une solution. C'est la substitution. Mais c'est de la mécanique de haute précision. Il faut connaître toutes les pièces du moteur, et en mettre un autre à la place. Oui, le libre arbitre est un « fonctionnement ». C'est quelque chose qui s'empare du mouvement incoercible de la vie, et le dirige tant soit peu. Diriger, disons que c'est un bien grand mot, disons plutôt qu'il « l'oriente », car rien ne laisse entendre que cette orientation soit à chaque fois une direction, c'est-à-dire que cela mène quelque part... Perdre le libre arbitre, c'est faire n'importe quoi, tout le monde le sait. « Le pauvre il n'a pas pas toute sa tête. Il finira à l'asile. » C'est donc une manière de surfer le grand Yang, le déroulement pur de la vie, de tenir tête à cette vague dans laquelle nous sommes pris, en équilibre, et si nous n'avons pas la présence d'esprit de nous tenir debout, ce sera peut-être pire. Noyé dans le rouleau dont on ne remonte pas. Il ne faut pas tomber. Et le libre arbitre n'est rien d'autre que ça, un système d'équilibre, une homéostasie, pour les savants et amateurs éclairés du Mystère, un protocole, pour savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, dans ce qu'on s'interdit et ce qu'on se permet. C'est un phénomène de censure d'une part, beaucoup de choix sont des chemins d'évitement, gare aux écueils, et un phénomène de motivations d'autre part: beaucoup de choix adhèrent, épousent, reconnaissent, s'embarquent avec enthousiasme vers une île — un but.

S'il faut donc le remplacer, ce logiciel originel, fondamental pour l'espèce, puisqu'il la distingue de toutes les autres, la substitution devra être aussi performante ou davantage, et permettre elle aussi au moi de fonctionner. Ou bien l'on prélève le libre arbitre et, si rien ne le remplace, c'est pire, comme la lobotomie, ou bien il est remplacé par quelque chose de plus cohérent encore, ce qui garantira que les actes et gestes continuent, tout en maintenant la conscience des directions de l'espace et du temps. Et il est vrai que trouver «mieux » que le libre arbitre n'est pas la porte à côté. Cependant il y a mieux. Plus cher sans doute, et personne n'est obligé de payer un tel prix. Beaucoup aiment frimer, et pour ces derniers, il est évident que la verroterie sera toujours préférable aux pierres précieuses, et que des contrefaçons peuvent faire autant d'effet que de vrais bijoux, sans avoir à se ruiner. Mais ceux pour lesquels la conscience ne s'arrête pas à leur propre histoire, et qui sentent donc qu'ils partagent un secret monstrueusement profond et caché avec les autres, pour eux seulement, la solution impensable, c'est-à-dire la soumission au Divin, viendra remplacer le libre arbitre. Fatigué d'avoir à choisir entre la peste et le choléra, fatigué des tentations, fatigué de voir le présent s'écouler sans qu'on puisse le retenir, comme le sable du sablier, et sans savoir non plus ce qu'il donne et ce qu'il faut en conserver, l'individu libre peut abdiquer cette soi-disant liberté trompeuse et s'ouvrir à une stratégie inconnue. Oui, de guerre lasse, certains s'en remettent au Divin, et s'en portent beaucoup mieux. Dans l'ensemble. Sur des points particuliers c'est discutable au début. La transition est difficile. Il y a moins de satisfactions sensibles, toujours en vertu du même principe, faire prévaloir le conscience sur la nature, mais cette perte n'est pas nécessairement douloureuse. C'est plutôt rajas qui se plaint, qui revient à la charge, qui regrette la confusion avec le grand mouvement, ces choix personnels et dangereux qui allaient se gaver de jouissance en prenant le risque de l'addiction. Et si l'addiction ne se passait pas au niveau sexuel, rajas pouvait la conseiller sur un autre champ, la drogue, l'alcool, le pouvoir, et même l'érudition. L'Eros s'empare parfois de la tête, et il se croit supérieur. Et même le travail. Il y a des intoxiqués du travail, ce qui permet de faire d'une pierre deux coups, et de se droguer à l'argent par la même occasion. Toutes ces analyses seraient gratifiantes, — en tant que rappels pour fonder un socle didactique, si elles ne traînaient pas derrière elles la misère du monde, l'exploitation de l'homme par l'homme, la manipulation du libre arbitre du faible par le fort, qui lui fait croire à l'enfer le temps que ça marche, et qui se recycle... Aujourd'hui le fort fait croire à l'eden de la consommation, je suis parce que j'achète, et si je n'ai pas de quoi acheter du vêtement de marque, je ne suis personne. Je vais donc vendre de la drogue pour être quelqu'un. Non, ce n'est pas une parodie, mais un raccourci pour exprimer la loi du mensonge. La manipulation. Orienter le désir, et utiliser le désir de l'autre pour servir le sien. C'est efficace, et c'est la mort assurée pour l'espèce.


11/ LE POTENTIEL EVOLUTIF

 

Si j'étais allé voir le directeur de l'établissement où j'étais interne en 1968, pour lui avouer que je faisais le mur une fois par semaine, je n'aurais pas servi ma propre cause. Je le vois mal me répondre, puisque c'est vous je vais vous donner les clefs, ça vous évitera de prendre le risque de vous casser la cheville, mais ne le dites à personne.


Je suis en train de faire un travail de boucher, et ça ne sent pas très bon. Je désosse l'homme, comme Sri Aurobindo l'a fait d'une manière plus indirecte dans Savitri. Pour l'un et l'autre, nous n'avons aucun effort à faire pour voir les choses ainsi, et si nous le supportons, c'est parce que nous savons que le Supramental changera la donne, que l'amélioration se prépare. Sinon, ce serait insoutenable. Et cela sent mauvais, car, en dépit d'une jubilation que j'affiche spontanément, par exemple dans les passages ironiques qui permettent à Jay Toucompris de déblatérer, tout ce que je suis n'oublie jamais la dimension noire, que j'ai décidé de combattre, qui est toujours là et menaçante. J'ai à l'esprit les millions d'injustice perpétrées au nom de la justice et les millions de crimes assouvis au nom du bien, et les tortures infligées au nom de la Vérité, et comme je n'en veux à personne, et que je ne cherche pas non plus à « traîner dans la boue » cette pauvre espèce humaine, d'une incompétence remarquable et jamais démentie, je me contente de désigner le coupable. Et c'est le libre arbitre. Car s'imaginer que ce simple logiciel destiné à mesurer des options virtuelles (puisqu'elles ne se sont pas encore produites) pour évaluer la meilleure, est indépendant des forces de la vie, c'est peut-être la plus grande escroquerie de toute l'histoire. Nous serions d'un côté une bête qui fait pipi caca, et de l'autre, un esprit responsable et qui parle, clairvoyant, toujours aux prises avec la question de la meilleure solution, en disposant d'une objectivité irréprochable. Comment le libre arbitre pourrait-il être séparé des tripes, ou comment pourrait-il les mettre de côté pour prendre des décisions « objectives » qui ne tiendraient pas compte de notre corps, de ses peurs, de ses désirs et de ses besoins ? La question n'a pas été résolue. Et pour différentes raisons. La pire de toutes, c'est sans doute cette rumeur qui se prend pour de la belle intelligence, et qui voudrait que l'homme ne changeât point. Rivé à son territoire, il défend ses frontières personnelles l'arme au poing et la bave à la bouche. A la rigueur, nous pourrions l'admettre pour l'espèce tout en reconnaissant que les contraintes matérielles l'empêchent de changer: il faut travailler, perdre son temps à gagner sa vie, le Divin, c'est un luxe pour étudiant de carrière, etc... « ll n'y a rien à résoudre, ne vous tracassez pas, qui veut faire l'ange fait la bête, ne luttez pas contre l'entropie, et ne vous imaginez surtout pas que l'homme évolue. »

Mais alors que faire de l'exemple des dissidents ?

Ils ont changé, eux. Et à part de très rares numéros qui se croient supérieurs, les dissidents se logent à la même enseigne que les autres. Ils sont des hommes. Ils sont venus par la naissance biologique, parfaitement animale: un petit corps sort d'un autre, c'est même peu ragoûtant parfois quand on s'envole très loin, avec ce côté empirique, la mère qui ne sait pas trop où elle en est la première fois, avec beaucoup de peur, du sang, de la douleur, un cordon à couper, le bébé tout froissé, qui mettra longtemps à comprendre où il est tombé, et qui se demandera même, quelques années plus tard, si ça valait vraiment le coup de venir. Il a des boutons, les filles ne le regardent pas, ses parents le méprisent ou presque, et son sexe se dresse à tout bout de champ, la nuit, le jour parfois, et la belle liberté de l'enfance s'est enfuie. Le corps est là. Plein de vigueur, mais la vigueur ne l'intéresse pas, il aimerait bien la partager, et tout lui dit qu'il n'y a rien de mieux à prévoir, rien de mieux à faire. Cette épine du sexe donnera le meilleur et le pire pour tous, et pendant longtemps, l'amour et l'extase, le désespoir par dépit et le meurtre par jalousie, la prostitution et la famille, la frustration et l'identité fusionnelle, les noces et l'adultère, le viol et l'orgie. Mais c'est cela qui assure, sans passer du coq à l'âne mais en prenant le chemin le plus court, que les principes éternels perdurent dans la Manifestation, qui s'est débrouillée pour perpétuer la vie tout en nous forçant à le faire: à dix-huit ans, on ne pense qu'à ça, dès que l'esprit n'est plus rivé à quelque chose, et ça n'est pas prêt de finir, et si ça se termine bien plus tard, les petites pilules bleues prolongent. Nous y sommes jetés, nous, les êtres humains dans la dualité, dans le désir de l'espèce d'un côté et dans l'énigme de son propre moi de l'autre. Avec l'amour comme ciment, pour les plus soucieux de tout faire marcher ensemble, et qui montent et puis tombent de haut. A nos risques et périls, nous sommes à mi-chemin entre la soif de l'existence individuelle, héritée de la mémoire évolutive avec l'exigence sexuelle qui la caractérise, et l'Infini au-dessus, — qui possède un Etre purement immatériel, décliné en des dizaines de plans transformateurs, accessibles à qui s'y donne.

Bien qu'admirablement conçu, le corps enferme la soif de l'existence individuelle et y est soumis. Le foetus masculin possède déjà, quelquefois, des érections, ou bien le film qui l'établit a été truqué. Sans la vitalité, il meurt le corps, et il n'y a pas trente-six vitalités non plus. Entre l'énergie physique la plus matérielle, et donc la plus inconsciente, et la belle pensée coucou c'est moi je pense donc je suis, une séquence interminable est gérée par la seule puissance de vie, qui décline une gamme conséquente de désirs, à vrai dire inépuisable, dont le centre est le besoin de reproduction. Et si le libre arbitre permet en partie de « penser à autre chose » que le besoin vital, l'animal reste en dessous tout le temps, manger, boire, dormir, et ce que vous savez qui fabrique des bébés.

Le libre arbitre ne donne pas le Divin clés en mains. Il le fait reluire dans le lointain. C'est tout. D'ici la transformation accomplie, le samsâra veille. Elle se nourrit d'illusions, la vie, que demain sera meilleur, que le désir alimente l'amour, que la mort est un abîme ou une simple formalité, et si Bouddha dit que ces illusions sont entretenues par le désir et la peur, Lao-tseu dit qu'elles le sont par le sentiment de séparativité, et Jésus par le manque d'attention à l'autre et l'accrochage à l'apparence: la richesse, la lettre des lois religieuses, la bonne figure hypocrite de la morale. Quant à Sri Aurobindo, il clôt le débat. Tout cela est terriblement normal: l'homme est en gestation, un brouillon raté, mais s'il y met du sien — là est toute la question — le brouillon manqué devient un individu remarquable, conscient, accompli, rempli d'une connaissance sans entraves, d'un amour profond, d'une grande reconnaissance pour chaque moment donné à vivre. Et il apprend à devenir conscient sans que cet apprentissage ne puisse plafonner.

Il est donc l'écorce du Divin, l'homme, mais il en possède la graine, encore faut-il qu'on sache la faire pousser. Briser l'écorce — la soif de l'existence individuelle, et passer à autre chose: l'être qui n'est plus du moi, ou bien qui s'est juste appuyé dessus, et qui a absorbé l'univers tout en étant lui aussi, englouti dedans. Ce qui fait exploser le territoire personnel ou bien l'étend jusqu'aux galaxies, mais cela revient au même. Des frontières fondent, des murs s'écroulent, le mental voit, et ne pense plus à partir de grilles de lecture biologiques ni territoriales. Développer le centre de conscience. Mais non dans le rouge de la passion et de l'adhérence instinctuelle à la durée magique. Non, dans toutes les couleurs harmonisées, dans un système de miroirs infini. Je me donne au Tout et il se reflète en moi. De cercle en cercle. Le ki, le Tao, puis le supramental. Il faut fendre en deux le libre arbitre, reprendre à son compte, mais pas n'importe comment ce serait encore une fuite, la fameuse formule: Seigneur, que ta volonté soit faite. Mais cela n'est possible que si l'on ne triche pas. Si l'on sent qu'une souveraineté de la Conscience est bien là, présente et cachée, une Présence écrasante, dans le tourbillon de l'atome, dans de l'intelligence concentrée, dans de l'amour vibratoire... « Idiots », disent les petits maîtres, convaincus d'être allés au bout de l'homme, et qui ne pensent plus. Bande d'idiots, vous vous attachez au devenir: c'est une erreur. Mais ils se trompent les éveillés endormis dans le grand silence. L'éternel qui commence à infuser la matière du temps, ce n'est pas du devenir. C'est autre chose. Une mutation. Une nouvelle respiration pour la terre. La faillite, dans un laps de temps qui est encore incertain, de la conscience du territoire. Je suis ce que je vois avec mes yeux physiques, je suis ma naissance et son prolongement, eh bien, cette vision des choses, le Divin a décidé de l'abolir. Il est temps de voir avec l'oeil intérieur ou de disparaître. Et l'oeil intérieur casse les lois de l'ignorance. Les règles du répétitif.

Il trouve le passage.

Le libre arbitre, qui est en réalité une sorte de girouette autoprogrammée, devrait répondre à cela, la prédation tutélaire et l'idéalisme impuissant ? La guerre et les voeux pieux ? La violence et la caresse ? C'est beaucoup trop lui demander à ce petit comptable sourcilleux. Traiter des contraintes innombrables et s'en tirer par une sélection ? On ne choisit que son maître et son propre mode d'esclavage. Trouver les solutions par principe, non, il n'y parvient pas le petit comptable, avec ses deux petites colonnes, il faut contre il ne faut pas. Une colonne rouge, attention danger mais ça bouge beaucoup, et une colonne bleue, on assure les arrières, mais il ne se passe pas grand chose. Le sang et le ciel. Satisfaire le désir ou non, éviter ou prendre, tourner à gauche c'est bien, mais à droite aussi, que faire ? Depuis longtemps, les individus les plus exigeants savent que « choisir » est insuffisant et que les critères sont plus élastiques que les meilleurs caoutchoucs, traités pour une extension maximum. Si l'on n'y prend garde, on peut même développer deux argumentations contradictoires, qui chacune défendra l'itinéraire inverse de l'autre. Très à la mode, quand une culture est en perte de vitesse. Tout se vaut, allez, à chacun sa vérité. Toutes les orientations deviennent légitimes, alors que les directions se perdent, et que les caps s'évanouissent. La dérive l'emporte, il n'y a plus de mieux ou de pire, tout se défend selon le point de vue d'où l'on se place. L'objectivité est devenue subjective, le mensonge la vérité. Nous en sommes exactement là, aujourd'hui. La déontologie de l'Acte se meurt. Un Léviathan pousse en avant le monde, avec des types qui savent taper dans un ballon et qui gagnent une fortune chaque mois, tandis que les infirmières surchargées de travail peinent à joindre les deux bouts. Normal, de quoi t'indignes-tu, mon frère ? Le samsâra est une grande mystification, le mensonge y prend des airs de vérité, et la Vérité, qu'elle existe ou non, est à quatre mille années-lumière. Ne cherche pas dans la vie autre chose que ce qu'elle est: une compétition dans l'appropriation. Au-delà, votre ticket n'est plus valable. Le mieux s'enfuit comme un dératé devant une peur panique ou un désir volcanique. Le mieux, c'est ce qui reste quand la nature est repue, fatiguée, qu'elle démissionne, et elle ne reste pas longtemps le bec dans l'eau. Elle revient vite à la charge. Désirer, obtenir, manigancer, calculer, jouir, s'accaparer, manger, avaler, prendre, dominer... et même, dans triompher il y a souvent un minuscule arrière-goût de sang comme la mémoire de la guerre. Une petite émotion de domination sang de boeuf, une drôle de satisfaction. Encore faut-il aller voir au fond la substance de la perception.


12/ LA DECHIRURE DU TEMPS



Alors, bien sûr la pensée supérieure s'en est-elle mêlée, de la faillite du choix, puisque dès que l'on gratte derrière l'échec des stratégies historiques, on en revient aux critères décisionnels. Et la philosophie a répondu d'un commun accord. Sommes-nous libres, et si oui quel en est le meilleur usage, de ce libre arbitre, le grand différenciateur d'egos ? Ne pas compromettre le long terme pour du court terme. Voilà, le tour est joué. Ecarte ce qui est bon, si ça ne l'est que sur le moment tout en laissant un mauvais sillage. Débrouille-toi pour que le présent ne laisse pas de traces compromettantes pour ton avenir. D'ailleurs, on cache beaucoup de choses. Une liaison adultère, les pots-de-vin, on ne dit pas à son médecin qu'on s'est remis à la tablette de chocolat au lait par jour qu'il avait formellement interdite, on ne dit pas à ses parents qu'on a fait le mur. De quoi on aurait l'air, et pourrait-on recommencer ? « Chérie, veux-tu rencontrer ma maîtresse, je suis sûr qu'elle te plairait, vous avez des choses en commun ? » Non, ça ne se fait pas. Cela ne pourrait plus durer. On peut donc, déjà, tricher sur toute la ligne, et dissimuler les séquences du présent qui ne sont pas conformes à ce que l'on souhaite maintenir. C'est une des cartes du mensonge. Je la vois bien en as de pique. Et c'est là partout. Les secrets puants des partis politiques, les expertises de médicaments qui rendent malades, que l'on oublie pour continuer de vendre, les rendez-vous doux de bien des gourous, qui n'osent pas, tout simplement, avouer que de temps en temps, prendre une femme dans leur bras, ça ne les empêche pas d'être, selon eux, éveillés. Non. Cacher, dissimuler le présent non conforme à la ligne « convenue ». Goulags, mensonges, sondages truqués, statistiques à l'emmental, pleines de trous, tous ces vides nécessaires pour noyer le poisson. Un présent donc pour le libre arbitre honorable, celui qui préserve le long terme, qui fait les choses bien comme il faut, qui a de la tenue, qui entre au club avec une cravate (pourvu qu'il ait la cravate peu importe qu'il soit ivre), et un autre présent, pour le libre arbitre qui ne fait pas le poids, celui que la nature soumet, celui dont on a un peu honte, mais que voulez-vous: je n'ai pas pu faire autrement.

Celui-là, on le cache. C'est celui, naturellement du meurtre. En général, les assasins préfèrent qu'un autre soit reconnu coupable, et tant pis si ça multiplie le nombre de victimes. Les bureaux où l'on torture sont plutôt dans la cave, et pas forcement déclarés aux autorités militaires, qui laissent faire, mais ne veulent pas se mouiller en ratifiant. Nous ne sommes pas censés vous couvrir. On ignore ce que vous faites. Les à-côtés amoureux sont plutôt à l'hôtel si le légitime arrivait à l'improviste chez soi, les pots de vin sont plutôt en Suisse ou dans un paradis, oui il en reste ! Mais ils ne sont plus que « fiscaux » les paradis, les autres ont une nette tendance à échouer, ou à n'être que des leurres pour piéger certaines proies. S'imaginer qu'il y a plusieurs principes dans cette mascarade organisée, qui dure depuis l'invention de l'homme, et qui MENE L'HISTOIRE, c'est faire fausse route. Il n'y en a qu'un, de principe. La nature contre ce qui veut, non la quitter, mais la transcender. Et elle n'aime pas être transcendée. Cela lui fait perdre du terrain, elle perd la main, et elle a horreur de ça. Entre parenthèses, c'est un peu pour ça que la psychanalyse a si bien marché pendant que la bourgeoisie était riche: elle gratouillait un peu la couche du libre arbitre, et trouvait dessous des trauma qui faussaient le décisionnel, ou l'envie de vivre, ou l'estime de soi, avec des hontes enfouies inavouables pour le libre arbitre du dessus, des hontes subies pour les filles violées par exemple, mais aussi avec des remords, qui comme des rats, venaient parfois ronger un pauvre esprit, souvent masculin, qui était allé trop loin, par inadvertance. Battre sa femme presque à mort, attoucher la nièce, humilier systématiquement le subalterne pour défouler une énergie de vie sous pression, tout en se demandant si cela ne venait pas d'un gros accident psychologique refoulé dans la mémoire. Certaines cultures en savent quelque chose du libre arbitre du dessus, et de la revanche de celui d'en-dessous, — frustration et oppression y forment un couple maudit. Mais cela ne nous regarde pas, bien qu'il soit provocant que l'humiliation soit décrétée d'utilité publique et que des enfants en viennent à se suicider sous l'opprobre bien-pensante de leurs petits camarades.

Bref, le libre arbitre est libre, parfois, quand il choisit entre des objets équivalents, le whisky ou le gin, le surf ou la plongée, Proust ou Céline. Jouissif. Là, ce n'est pas difficile du tout, et on en redemande. On améliore même les recettes, celles de l'amour, celles de la cuisine, celles de l'obtention du but facile, et on se vante, de savoir faire l'amour, de savoir monter en grade, d'avoir la meilleure table de la ville, de posséder la plus belle bibliothèque du canton. C'est gratifiant le choix qui marche, ça donne la suffisance, pas la peine de la réclamer au guichet des objets trouvés, elle arrive toute seule. On se sent au-dessus, on peut appeler son tâcheron « mon brave », sans rougir, chacun est à sa place dans un monde truqué. On se perfectionne, évidemment aussi, et l'on pourrait dire que c'est cela finalement qui justifie l'Action. Le perfectionnement, faire mieux la prochaine fois, dans quoi que ce soit qu'on entreprenne, à cheval sur son libre arbitre personnel, dont on fait une bête de course. Avec des pistes motivantes. Mais d'autres « choix » à faire sont plus litigieux, ceci ou cela, mais dans les deux cas, ça ne va pas,

si l'on choisit pour soi, ça contrarie tout le monde,
et si c'est ce qu'il faut faire pour correspondre aux « attentes », on se renie soi-même.

Comment éviter de déchirer le temps?

Pas de troisième solution. « Antigone, laisse tomber la sépulture de ton père je te prie », «  Ah bon, Créon, pourquoi, que vous fait-il maintenant qu'il est mort ? ».

Ou bien,

deux moi qui ne veulent pas la même chose,
un qui veut persévérer,
l'autre qui veut « se laisser aller »

Le libre arbitre de paccotille s'en sort bien, entre le homard et le caviar. C'est celui du supermaché et du kama-sutra. Le libre arbitre du conflit, ce qui appert quand le temps se déchire comme un vulgaire tissu dont on fait des chiffons, s'en sort très mal. La nature lui fait un croc en jambe, et il s'étale. On ne tient pas ses résolutions, on recule, même si l'on sait quel itinéraire est le meillleur, c'est l'autre qui est pris. Peut-être qu'on a besoin d'être « emporté », de perdre les pédales délicieusement, de s'aveugler avec une dose énorme d'autre chose. Peut-être qu'on a envie de jouer à cracher le feu au risque de se brûler la bouche, de regresser dans les états infantiles où il n' y a pas trace d'une seule question, tout arrivant tout seul. Peut-être qu'on a envie de se soumettre au destin, au fatum, et de se faire du cinéma avec tous les drames qui vont pleuvoir, en faisant n'importe quoi, mais au moins on mène une vie intense, le discernement, quel mot difficile à comprendre, je l'ai déjà oublié. On est sa propre star, le metteur en scène de ses faiblesses, de ses fantaisies, de ses coups de coeur, qu'on cultive avec narcissisme. Ou peut-être encore qu'on en a assez d'être honnête, et qu'on commence à tricher un peu, avec l'amour, avec l'argent, avec ce que l'on dit, sous prétexte que tout le monde le fait, et que ça arrondit les angles.

Et sans doute que le libre arbitre ne fait que cacher les deux abandons, l'abandon au désir et l'abandon au Divin.

Il les interdit tous les deux.
Il empêche autant de vraiment monter que de vraiment descendre, et joue avec des dénivellations convenues.

Les meilleurs sentiers lassent, le vertige attire, le précipice permet de jouer à avoir peur. Ou bien cultiver quelques convoitises et s'atteler à leurs objets, matériels ou sensibles, rassure et console. C'est pratique pour noyer le poisson du Mystère de courir derrière des choses, scientifiquement, économiquement, religieusement, passionnément. On verra plus tard comment se trouver des excuses, la pensée est là pour ça, ou bien la culpabilité fera l'affaire jusqu'à ce que les affaires reprennent. Ce n'est pas tous les jours que le libre arbitre glisse sur une peau de banane et se casse le nez. Mais cela compte, la direction change, et l'on s'est soumis — sous le poids d'une sorte de chantage, plutôt que l'on ne l'a voulu. On fait ce qu'on n'aurait pas dû faire pour jouir de sa liberté (la phrase est à double-sens, et donc veut dire deux choses contraires, liberté voulant dire soit disponibilité, soit jouissance de la responsabilité, un signifiant deux signifiés). On fait ce qu'on n'aurait pas dû faire… pour jouir de sa liberté !

Quelle liberté ? Trouver son chemin ou errer ? Elle devient facilement autre chose, licence, addiction, mensonge organisé, fantaisie pure, errance, revirements permanents ou sclérose pathologique, hypocrisie, double vie, double jeu, dualités, conflits entre la chair et l'esprit, entre moi et l'autre, entre l'autorité et la spontanéité. Choisir, c'est le plus souvent fuir. Choisir, la plaie tout simplement, dès que les choses ne vont plus de soi.


13/ LE MOI UNIVERSEL



L'idée se fait donc jour, abdiquer l'Action. Continuer les gestes nécessaires, bien entendu, mais renoncer à poursuivre des buts. En dépit de leur différences, parfois considérables, les buts sont identiques. Ils poursuivent des objets qui manquent. Mais nous l'avons déjà établi, nous les dissidents, le temps ne se rattrape pas, et la seule chose qui manque vraiment, c'est le Divin. Toute l'énergie dépensée à poursuivre un but quelconque, ne pourra pas être consacrée ailleurs, écouter le Soi, étudier les principes, ruminer son existence avec une pensée plus spontanée, qui cesse de tout régenter. Se disposer à recevoir la connaissance peut l'emporter sur la fuite en avant, dès que l'intelligence se tourne vers le haut, au lieu de se précipiter à l'horizontale pour « combiner » et chercher à obtenir. Car il s'agit de digérer notre condition, et de laisser monter les principes. Pipicaca et volonté de conscience. Si l'on ne revient pas là-dessus, si le sujet s'engouffre dans les finalités du besoin, il ne sera qu'un bébé qui aura grandi. En n'admettant aucun écart entre l'objet et lui, il se soumettra à la quête instinctuelle du bien-être, accomodée avec un usage convenu du mental, ce que l'on aura appris à faire pour travailler et prolonger le clan. Point final. Alors que l'Infini, comme une épée de Damoclès, se tient au-dessus pour transpercer l'écorce. Si la graine ne la fait pas éclater de l'intérieur, en poussant elle-même, l'écorce sera, anyway, quoi qu'il en soit, fendillée par les échecs, les souffrances, les maladies, les grandes déceptions, tout ce qui résiste à nos actions prédatrices.

C'est une donnée nouvelle, et certes, tout le monde n'est pas au courant. C'est un nouveau décret, et nous sommes à un tournant. Il s'agit de faire bifurquer le mental humain. L'univers finira par refuser de cautionner les mobiles purement subjectifs, et montrera au pauvre animal pensant, — mais encore enclos dans la mémoire évolutive, qu'il n'est pas le maître, que sa fuite en avant n'est pas souveraine. Qu'il n'est pas à sa place dans le monde tant qu'il ne fait que développer l'appropriation, tant qu'il ne se consacre qu'à maintentir la soif de l'existence individuelle. A défaut d'être remise en question de l'intérieur, par l'abandon consenti à la voie, c'est la réalité en personne, — autrement dit les faits, qui l'attaqueront cette écorce, cet ego, mais ce terme galvaudé constitue encore une décoration mentale. C'est l'écorce, l'armure, la carapace qui doit céder, le moijepersonnellement qui empêche d'être tous les autres, alors que c'est justement une caractéristique du Moi universel, de permettre à chacun d'être tous les autres, avec la connaissance par identité. Beau projet en vérité, et qui commencera à laver l'Histoire, et à racheter les mers de sang. Et qui confirmera que Jésus n'a jamais rien eu à voir avec l'Eglise, que Bouddha n'a jamais favorisé le commerce, et que Lao-Tseu n'a pas inspiré Confucius. Un jour ou l'autre, l'écorce cède. Parfois, les chocs en retour des actions non conformes au Principe, — celles qui vont donc à l'encontre du Tao të, se manifestent en masse. Ce ne sont pas les individus qui un à un se réveillent après de longues souffrances, épuisés par l'entêtement à ne se prévaloir que d'eux-mêmes, contre le sept, le trois et le deux qui les manipulent.

Non, c'est une culture entière, parfois même une civilisation, qui ne peut pas faire un pas de plus dans la même direction, et, si elle ne bifurque pas, elle se détruit, tout simplement. Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ! Pourquoi passer d'un bouc émissaire à l'autre, du procès d'un coupable à celui d'un autre ? Quelles que soient les causes, c'est trop tard pour y remédier, parce qu'on veut y remédier avec les principes mêmes qui ont provoqué le désastre. On change de forme, mais on conserve le principe. Cela ne peut pas fonctionner. Si l'esprit humain s'est perdu dans la conquête de l'objet, il s'est perdu. Un point c'est tout. Et tant qu'il croira que son salut provient de la production d'objets, de l'aspirateur moyen à la philosophie nouvel-Age, du sex-toy à l'illumination en douze leçons, il restera dans la même illusion, celle de poursuivre. Il fera fi des paroles de Vérité universelles, aussi bien de celles des shamans, dans les tribus sans écriture, que celles des maîtres, des dissidents, des précurseurs, dans les cultures qui auront chaussé le progrès. Si la prédation est indispensable, limite-la. Remercie le gibier que tu tues dans le froid pour survivre, n'oublie pas que tout est lié. Ne scie pas la branche sur laquelle tu es installé. Et dans les cultures sophistiquées, la réponse est la même, ne compte pas recevoir avant de donner. Observe le monde, l'humain, ne ramène pas les choses à toi, chacun est confronté au même mystère du moi, rempli à ras bord de choses qui se mélangent, qui se combinent dans ce petit esprit qu'on lance en avant pour capturer des objets au petit bonheur la chance. Réves et désirs mélangés. Désirs et besoins accouplés sauvagement, manger trop, la tare de la société industrielle, « aimer avec son corps », fruit de la facilité des échanges, et des lettres qui arrivent à l'autre, choisi sur catalogue, au moment où elles sont écrites. Agir et s'accomplir, dans une confusion totale, avec des licences catastrophiques, comme l'abus de pouvoir hiérarchique, l'intimidation, le chantage à l'emploi, la menace et l'humiliation, au nom du dieu Rendement, le ganesha du veau d'or.. Tout, tout le temps qui se mélange, des buts parfois même propres mais que l'Action elle-même corrompra, obscurcira, car l'Action veut réussir, obtenir, et chacun sait que, très souvent, des moyens toxiques sont employés pour des fins supérieures. Une sorte de loi indécrottable. L'homme d'église qui ment, et protège des pédophiles, car l'image doit être conservée pure et nette, celle du salut de l'homme, et qui laisse l'ignominie continuer à se produire, la conscience tranquille. Le démagogue qui se croit supérieur, plus près du peuple que ses adversaires, et qui en concluera qu'il faut truquer les élections pour que la démocratie l'emporte. Toujours la même chose, le vieux Serpent du mensonge, de la ruse, de l'efficacité pour elle-même, qui enserre dans ses anneaux la pulsion vers le meilleur, et la taraude jusqu'à l'éliminer. Les démocraties molles. Les socialismes pour garantir la bonne conscience des plus riches. Les festins des rotariens, et leurs miettes pour les pauvres. Les recherches de l'éveil – la non-dualité, qui s'appuient sur des procédures multiples, le nez sur le guidon, réussir là où les autres échouent c'est tentant, ne reculons devant rien, et l'on se tire une balle dans le pied. Un éveil non maîtrisé de la kundalini, qui perturbe les quinze années consécutives avec des tas d'irruption intempestives de forces imparables et rouges, ou bien un accès malencontreux à des énergies contrefaites, qui, pour aussi subtiles qu'elles soient, n'ont rien de spirituel, sans compter le pire, la chute dans le soi du désir, une grande nasse d'impunité immédiate et charmante, qui se nourrit d'expériences par principe, mais dont le moi ne tire jamais la moindre leçon, le moindre élargissement intellectuel, la moindre piste profonde et joyeuse, au-delà des petits besoins d'être bien nourri et de « planer ». Et qui en veut toujours plus.

Alors comment pardonner au Divin, ou à la Réalité, — ce qui finit par revenir au même, de nous soumettre à l'intuition de l'Unité, alors que nous sommes composés ? Et s'il faut démêler l'inextricable, selon l'expression de Lao-Tseu, il conviendra tout d'abord d'avoir vu les noeuds, d'avoir consenti à leur pouvoir incoercible, puis de l'avoir trouvé insuffisant, jusqu'à décider de faire la part des choses. Ou séparer le pur de l'impur, comme on dit quand on a des Lettres. Bien sûr, l'on peut prétendre que certaines choses sont à l'abri de la matière. Les Idées par exemple. Elles sont belles, élancées, elles visent l'azur. Mais la Matière y colle, comme elle colle à la vie. La Matière est une glu. Elle agglutine, attire à elle, on le sait depuis Newton. La matière n'a jamais aidé personne à s'en sortir, du labyrinthe. Elle le renforce. Ah les Idées ! Oui, elles semblent échapper à la gravitation. Mais une fois que l'on a décrété la perfection meilleure que tout le reste, en trouve-t-on le chemin ? Une fois le Divin décrété unique réalité, vient-il à notre rencontre en courant ? Suffit-il de déclarer que le prana ou le ki se cachent dans le vent, pour bénéficier rapidement d'une quelconque avancée, ou même pour savoir utiliser correctement les énergies subtiles, sans s'enfermer à nouveau dans un yoga ou un chi Kong ? Les Idées, même mises en pratique, restent des Idées. Des sortes de hameçons éternels pour pièger de très gros poissons, l'avenir d'une humanité libérée, le consortium des sages, l'élaboration d'un nouveau rêve de grandeur qui s'obtiendrait par des stratégies, nouvelles peut-être, mais des stratégies quand même. Voire le fantasme d'une politique de la solidarité, imposée à coups de législation, de décrets et de sanctions. Comme la liberté obligatoire, le rêve de Jésus se heurtait à une difficulté initiale. Ceux qui n'en voudraient pas s'opposeraient farouchement. Il serait donc inutile, à l'appui de l'expérience du passé, de la prolonger en dessinant les aspects d'une vie meilleure, ou carrément divine, selon Sri Aurobindo emporté par une inspiration éternelle et inaccessible. Quelle image de l'avenir pouvons-nous nous fabriquer pour qu'elle justifie notre présent ? N'avons-nous pas déjà assez donné à faire des choix qui se basent sur une anticipation abstraite, qui ne seront jamais les faits eux-mêmes, mais leur simple fantôme dans l'esprit ? Combien de fois n'avons-nous pas regretté ces choix, car les éléments pour les suivre étaient insuffisants ? On a cru parfois emprunter des chemins solaires, qui s'avérèrent vite autre chose, une tromperie ou une impasse, ou un fac-similé terne de l'original que nous avions en vue, quand nous nous sommes lancés dans l'aventure de ce choix. Et inversement, les voies les meilleures nous ont quelquefois été refusées, parce que nous y avons rajouté du moijepersonnellement inutile, de la peur, de la convoitise, du drame, de la fine bouche, et nous avons alors abandonné la clef sous prétexte que la serrure n'ouvrait pas avec suffisamment de certitudes sur le monde qui nous appelait.

C'est donc une profonde remise en question qui est nécessaire. Celle de toute l'Action, celle de la légitimité de tous les buts qui ne sont que décorations du temps qui passe, des danses érotisées par le doute de la sanction, le succès ou l'échec. Et ce doute sur la concordance entre la cible et l'archer crée une tension. Le bras bouge en visant la cible, nous nous « mentalisons » souvent dans la voie spirituelle, et elle échoue. Les nerfs s'accrochent, la nature fait semblant de plier, mais garde le contrôle. Les principes directeurs auront été oubliés: le résultat ne dépend qu'en partie de nous, de notre foi, de notre aspiration, de notre habileté peut-être, et il ne sert de rien de bâtir sans arrêt des hypothèses, d'échafauder des stratagèmes. Le manque doit suffire pour rectifier le tir. Pas moyen d'améliorer l'ignorance. Encore une phrase à double sens ! Améliorer l'ignorance signifie autant la diminuer, dans une perspective de connaissance, que l'augmenter, si nous restons près du texte. C'est alors l'ignorance qui peut croître, alors que nous tentons de la déjouer sans principes suffisants. Un peu comme un mécanicien qui ne connaîtrait pas l'ensemble du moteur, et qui s'acharnerait à trouver la panne qui l'arrange, car il ne sait que changer les bougies, et qui s'acquitte du dysfonctionnement, en redorant le blason pour quelques jours. Des nouvelles bougies ! Et si c'était autre chose ? Il en est ainsi de nos petites lumières spirituelles sur lesquelles nous comptons sans cesse, mais qui ne fonctionnent pas partout. Nous ne sommes l'Un qu'au bout d'un long processus d'absorption homogène des Nombres. Ramener les désirs au Désir, saisir des liens cachés dans l'arborescence du mouvement vers, qu'il tende vers le sexuel, l'argent, ou le pouvoir, reduire le mental à un immense pouvoir qui jongle sans efforts avec l'imaginaire, la raison, la logique et l'intuition directe. Savoir que le corps possède sa propre juridiction, et qu'il ne cherche ni à être comblé sans cesse par du plaisir ni à n'en éprouver aucun.

Cela est arrivé, arrive et arrivera encore, l'ignorance qui survit à un projet de connaissance. C'est la fondation de l'intégrisme, soit un idéalisme particulier qui s'acharne, celui de la nation, de la religion, ou d'une voie sectaire. Seul donc l'idéalisme qui échappe à la loi du territoire peut échapper à l'intégrisme, et il ne se fonde plus alors sur le besoin de changer le monde, mais sur la seule nécessité de se transformer soi-même. C'est ce pari qui semble ridicule à certains, d'autres traitent même de lâches les dissidents, comme s'il y avait encore moyen d'espérer d'une action quelconque une véritable amélioration de la société et des rapports qui la régissent. Si l'humanité va vers l'unité, elle le fera à partir des dissidents qui montreront l'exemple, pour ne rien imposer à personne, mais qui sauront parfois non pas influencer, mais infuser des transformations aux autres, transmettre par le pouvoir divin, un contre-courant. Ils disposeront d'un darshan, c'est-à-dire de l'autorisation divine de mettre en oeuvre la néguentropie contre le monde de l'entropie, l'univers matériel et gravitationnel. Si le projet d'un univers meilleur nous tente, c'est d'abord vis-à-vis de nous-mêmes qu'il est pratique de militer. Par surcroît dans le monde, parce que nous appartenons à un certain espace, à un certain cercle. Mais par surcroît seulement, et si c'est aussi nécessaire qu'opportun.

Le vrai chantier est sur les nombres. Réduire jusqu'à sept nos mouvements, puis observer le Trois, les guna que Sri Aurobindo a repris à son compte, prouvant par là leur universalité opérative, et puis la dualité complémentaire, sur laquelle les chinois ont travaillé depuis Fo-Hi. Ce qui s'ouvre tout en attirant, contre ce qui ferme tout en agissant. Le zoom yang, qui détaille, ou le grand angle, voire l'eye fishe, le yin, qui absorbe l'étendue et s'en imprègne, mais en voyant les choses de loin, parfois de trop loin. Et avant l'éveil, qui permet d'alterner correctement les optiques, l'être humain se trompe. Il zoome les petites choses dont il ne parvient pas à se lasser, et l'essentiel, pris au grand angle, n'apparaît plus que comme un magma indistinct, sur lequel nulle prise n'est possible. Une réalité indivisible, même si l'on en rêve, apparaît en morceaux, ce qui pourrait à la rigueur être accepté, mais elle apparaît aussi déchiquetée, dès que nos souffrances sont conséquentes. Abandonnons-les, les souffrances, et apprenons à souffrir intelligemment, pour le Divin, ce qui les transfigure.

C'est justement que le problème d'avoir une prise ne se pose pas. Il n'y a rien à prendre, mais à être. Le mouvement n'a rien à voir avec cela, et si parfois nous trouvons néanmoins des leviers, ce sera parce que la connaissance nous montrera comment soulever le temps lui-même, et le faire basculer vers l'intemporel, l'impersonnel, et puis plus loin encore vers le Divin dynamique. Quelques leviers infaillibles sont donc à trouver, mais ce sont eux qui se manifestent, ils ne s'approprient pas. Sri Aurobindo hésite dans le yoga, et à un moment c'est fait, l'inspiration divine promise dans la prison d'Alipore se déverse. A-t-il calculé son coup ? Non. Concentré, fermement consacré, sans doute encore étonné par ses expériences précédentes qui l'ont dérouté de la mission qu'il s'était fixée, libérer l'Inde, il se tourne inlassablement vers le Divin, jusqu'à trouver le moyen de Le faire venir. Et il n'a jamais « précisé » comment. Qu'aurait-il pu donc suivre d'autre que sa foi, maintenant qu'il avait abandonné sa vie personnelle ? Et cela a suffi pour amorcer un autre chemin. Voilà pourquoi Lao-Tseu insiste lui aussi.

C'est désapprendre qui libère de l'Action. Désenchevêtrer, au lieu de mettre au point de meilleurs noeuds, pour ficeler l'ambition, le but et le moyen en une seule tresse censée ligoter l'illusion. Reculer avec humilité et non par lâcheté, indique-t-il, au lieu d'affronter l'obstacle avec toujours la même fougue imbécile, comme si l'on pouvait confondre foi et arrogance, détermination et acharnement, pouvoir de voir et placebo qu'on va voir parce qu'on le désire. Insane stratégie imbécile idolâtre d'une seule tactique, qui s'imagine que découvrir, c'est seulement une conquête meilleure menée avec d'autres armes. Découvrir, en vérité, c'est aussi être découvert par le Divin, puisqu'Il reconnaît infailliblement celui qui se donne à Lui. Et il le dénude. Ô ! Pas tout de suite, nous l'avons déjà établi en d'autres lieux. Le temps doit être terrassé avant que le Divin ne se donne. L'adversaire est bien là, la durée qui emporte tout et dicte sa loi, la même que celle du désir, et le moyen d'en venir à bout fait défaut, car nous sommes en plein dedans. Epouser l'Un dépend de son vouloir à lui, et comme l'Un se manifeste aussi en tant que personne, le Seigneur, Ishwara, ou encore Agni, tant que nous ne lui serons pas conformes par notre propre unité, Il nous évitera. C'est dur, mais c'est la loi, et c'est l'unique raison pour laquelle l'humanité, un bien grand mot pour une bande de singes pensants avec des cheveux, traîne autant en chemin. Aller vers l'Un en étant plusieurs demande un sacré courage. Les contrats que nous voulons infliger à l'Un, au Tout, ou au Divin, — autant d'images légitimes de la même suprême réalité, à partir d'un être divisé, ne l'intéressent pas. L'Un n'existe pas pour seulement nous permettre de Le gagner, nous ne Le produisons pas, et plus nous l'imaginerons plus Il se dérobera. Il exige tout car Il est tout. Bien sûr, quand nous réalisons que nous sommes en pièces détachées, cela est humiliant. Le désir avec le temps, contre le non agir avec l'éternel, et au milieu des tensions. Pouvoir mais dans quel but, connaître mais quelle utilité ?

Si le non agir devient seulement la stratégie inverse de l'Action, il ne mène nulle part. Il ne suffit pas de croire en l'inutilité des buts de l'Action, encore faut-il remplacer cela, car il s'agit de substituer un emploi du temps à un autre, par une écoute, une réceptivité, un regard sans griffes, un don de soi, et enfin un abandon, qui donnera peu à peu ses fruits, sans même qu'on ait à les cueillir. Ils tomberont du vaste, Brihat, ces moments où toute notre existence se sent rivée au Divin, et tant pis si le fil est encore tenu et que personne ne suit, quelque chose qui n'est pas que du Même sous une forme nouvelle, qui n'est donc pas que du changement conservant les mêmes buts, se manifeste. C'est donc que la souveraineté est possible, mais ce n'est pas celle de la victoire, c'est celle du consentement.


14/ LA FIN DE L'HISTOIRE ?



A lâcher les pistes toutes faites non seulement du bien et du mal, mais du pire et du meilleur, la pensée s'élargit et abandonne peu à peu ses grilles d'interprétation. Qu'en savons-nous du fruit de l'expérience, avant de l'avoir goûté ? Et qu'en savons-nous du fruit du renoncement avant de l'avoir pratiqué ? Si les Idées ne sont que des cerfs-volants, autant les brûler tout de suite. Si elles permettent de tracer des cartes qui permettent de voir les rouages des engrenages, autant les utiliser. Autant devenir un horloger, et voir que les cycles gouvernent la vie, le jour et la nuit, l'élan et le repos, autant devenir un psychologue, qui énumère les ruses de l'inconscient, aux prises avec chaque être humain, dans son sommeil, mais aussi parfois dans sa vie mécanique et insensible, comme pour revenir à la quiétude étrange de certains animaux qui semblent incarner les rêves des pierres. Autant devenir un voyageur philosophique et entrer en communion avec Socrate, Gautama, Jésus, et sentir comment les êtres verticaux prévoient des passages imprévus pour les membres de l'espèce horizontaux. Car les dissidents ne font rien d'autre que dépasser l'espèce. Et ils n'étiquettent des vérités, l'amour de l'autre ou le détachement, le non agir ou la consécration, que pour montrer le chemin de ce dépassement. Il n'y a pas de spiritualité grégaire, pas de troupeau d'éveillés, pas de cheptel de vérités transcendantales. Seulement des chemins qui ont abouti ailleurs, et dont quelques repères ont été jetés en patûre aux hommes qui n'en voulaient pas. Ceux qui se sont toujours contenté de berner Dieu, avec de la verroterie. Comme les premiers Colomb et colons (drôle d'homonymie tout de même) amadouaient les indigènes avec des babioles, tandis qu'ils venaient leur dérober leur or, et parfois la vie pour faire bonne mesure.

Le dissident n'en veut plus du crime banalisé, du génocide à la mode qui fait bander l'indignation, du pauvre transi, et du people complice de ses paparazzi pour complèter ses fins de mois, déjà très conséquentes, avec des dommages et intérêts consentis par la presse comme un droit d'usage du scoop défendu. Le dissident n'en veut plus des expéditions scientifiques qui déguisent des fins commerciales et des massacres de mammifères, de cétacés, seigneurs tranquilles de la mer, tandis que nous nous n'avons jamais été capables de devenir les seigneurs de la Terre. Nous sommes en train de la tuer. Le dissident n'en veut plus des publicités et organisations caritatives où presque rien n'arrive en bout de chaîne, aux « malheureux », ce qui pourtant motive l'action et la blanchit. Il y a désormais une grande fatigue qui s'installe un peu partout, parce que le principe de l'Action ne marche plus, et maquille de plus en plus mal son moteur, l'égoïsme. Plus de territoires à découvrir et dévaliser, plus d'utopies dernier cri à lancer sur le marché pour une fois de plus s'emparer d'un avenir insaisissable, alors que le vrai est déjà là dans le prolongement de ce qui est-fut, un avenir sordide et impérissable, du déjà vu et entendu, — l'unique conséquence d'un Mensonge abouti contre lequel l'ultime rempart est tout simplement une consécration spirituelle/matérielle. Pour échapper au tsunami tranquille du Mensonge social. Quelque chose qui ne fuit dans auncune direction, le haut pouvant masquer le bas et réciproquement, car il faudra bien un jour sauver la Matière d'elle-même, et lui infuser l'Esprit, comme Mère et Sri Aurobindo ont commencé à le faire. Si personne ne tire la leçon des goulags, d'autres viendront, censés être des aboutissements de quelque chose de meilleur, peut-être même des goulags subjectifs, chacun se créant le sien propre, pour moisir dans sa mesquinerie triomphale, avec l'aval d'une société qui donnera à chacun l'addiction qu'il préfère selon ses vices particuliers.


15/ LE SURRENDER EVOLUTIF



Pour autant, le yoga divin ne peut se ramener à une tentative d'amélioration terrestre. Il s'emberlificoterait alors dans ce que nous ne cessons de dénoncer, le projet d'un but, qui enferme. Non, si les choses s'améliorent, cela sera la conséquence d'une autre méthode, jamais écrite d'avance, ce sera l'effet d'une stratégie divine sur laquelle nul ne peut anticiper. Car l'objet du yoga, c'est-à-dire son champ, est bien la connaissance du Divin. Et si le Divin est tout, seuls les échelons changent de l'immanent au transcendant le plus pur. Le champ est par définition immense, dans l'étendue comme dans le temps, qui est parfois troué par l'éternité dans les perceptions supramentales. L'aimer, l'explorer, comprendre ce que le Divin peut apporter à la Matière et à la vie, — comme au Mental quand il en prend parfaitement possession, constitue la condition nécessaire et suffisante pour établir la transformation, si la soumission persévère. Il n'y aura rien à chercher d'autre que la connaissance du champ, et tandis que les objets s'estompent, ils montrent l'énergie qui les soutient. C'est alors que le samsâra chancelle, puisque derrière toutes ses frasques, toutes ses absurdités, toutes ses dualités, tous ses trompe-l'oeil apparaît un principe directeur et unique, chit-tapas, une incroyable montée de l'inanimé vers la conscience, montée qui ne s'explique pas, mais qui s'observe et se ressent. La plante frémit beaucoup et aime le jour, puis toute la gamme des animaux manifeste le même mystère, une présence à l'intérieur, fragile, mais organisée à la perfection pour épuiser quelques minutes du temps éternel. L'indicible beauté des abeilles, du tigre, le patchwork morphologique de l'ornitorynque, à cheval sur plusieurs espèces, le sentiment de proximité que nous éprouvons pour les Lémuriens, dont l'élégance dans le mouvement est parfois une provocation face aux hommes patauds, la jouissance incroyable du vol de l'aigle ou du goéland, qui nous sera toujours interdite, sauf contrefaçons sportives décevantes. Et l'identité du dauphin et de l'océan. Et le yoga naturel des chats, maîtres en étirements et sommeil profond. Et le chien, énigme tout court. Déjà, la variété des formes de la nature nous prévient du danger mortel de la réduction, celui de s'imaginer qu'il faut ramener l'excès des choses à de simples catégories qui les tuent. Car le regard divin voit l'Esprit à l'oeuvre en toutes choses, du minéral à l'humain, et se préoccupe seulement de fortifier ce regard sans aucun artifice, qui libère des interprétations. L'émerveillement et l'empathie prennent le pas sur le reste. Le scandale du Mal perdure mais il est condamné. Le mental, au contraire de l'oeil divin, s'éprend de la forme et du nombre, et il adore ça: compter au lieu de voir, classer au lieu d'aimer, expliquer au lieu de comprendre. Au bout des nomenclatures, le mystère reste identique. Entasser n'a jamais mené nulle part.

Une poussée inquantifiable, avec ces reptiles au sang froid qui semblent incarner le rêve des pierres et qui leur ressemblent encore, et puis en grimpant vers l'homme, la sensibilité s'empare des espèces, qu'elle soit tranquille ou imperturbable comme chez la vache, ou vivace et agitée comme chez la plupart des singes, peu importe. Un regard absorbe le temps, un corps s'adapte, des règles précises maintiennent l'organisme dans son milieu. Il doit s'y tenir, et s'il y déroge, il croit encore appliquer sa loi. Comme ces femelles qui par inadvertance s'occupent de petits d'espèces différentes. Nous en revenons donc à l'homéostasie, dont le concept s'approche généralement à travers le principe d'équilibre du corps humain, qui se « débrouille » pour que la température oscille peu, et que ses variations servent à quelque chose. Cela fonctionne tout seul, sans notre volonté et sans notre approbation. + ou – 37°, puis retour à la normale. Et si nous déclinons ce principe d'homéostasie dans tous les champs qui nous apparaissent, il semble à l'oeuvre d'une manière ou d'une autre. Une force, un principe tend à organiser vers l'équilibre différentes fonctions, et ce principe, respectant la singularité de chaque fonction et de chaque organe lié à l'ensemble, possède une marge d'élasticité déconcertante, d'origine inconnue en quelque sorte. Et si nous aimons la théorie des correspondances, rien ne nous empêche de voir que l'homéostasie est la loi fondamentale de la Manifestation. Même la gravité répond au principe et les orbites des planètes sont parfois déconcertantes, mais dans l'ensemble, l'équilibre est maintenu par une souplesse aléatoire.

La fièvre ne doit pas nous tuer tout de suite, il ne resterait plus personne sur la terre, donc mon corps peut dépasser les quarante-et-un degrés. Il s'en remettra. Peut-être même qu'il en profite pour se défendre, par le chaud, mais il possède une limite quand il monte vers le feu. Le moindre froid ne doit pas nous tuer tout de suite non plus, il peut se supporter quelque temps tandis que la température de notre corps baisse dangereusement jusqu'à un seuil impossible à dépasser. Mais il y a de la marge. Cette souplesse qui entoure des règles extrêmement strictes et précises, quasiment rigides, nous pouvons la retrouver si nous pratiquons la théorie des systèmes, dans de nombreuses organisations, biologiques, relationnelles, sociales et politiques. Une marge de manoeuvre. L'oscillation est permise, c'est ce qui permet de ne pas casser. Et nous retombons ainsi sur le libre arbitre, l'équilibriste, qui nous interpelle au premier chef puisqu'il empêche l'abandon au Divin, un mouvement trop incertain pour lui et son système d'alternatives truquées. L'oscillation du libre arbitre ne tolère que certains écarts. Au-delà, il refuse la réalité. Se donner au Divin, évidemment, c'est jeter ses balanciers et marcher quand même sur le fil, l'équilibre viendra d'ailleurs.

Il suffit de décider.

Une marge de manoeuvre, le libre arbitre, dont chacun croit être le maître et le responsable, mais qui en prend déjà un sacré coup derrière la tête, un coup d'assommoir, si nous pratiquons une astrologie éclairée par la conscience divine ou celle de l'éveil. Difficile de manifester autre chose que son thème natal quand on est un animal debout et pensant. C'est un système de lecture, avec ses champs de prédilection particuliers pour chacun, et même si nous pouvons là-dedans pousser plutôt ceci que cela, ce qui est évident et fonde notre « liberté », certaines déterminations du départ demeurent inamovibles. Autrement dit, si la Conscience ne s'en mêle pas de beaucoup plus près, nous aurons toujours le choix entre la pizza et le hamburger, mais nous serons incapables d'imaginer qu'existent d'autres nourritures, donc la question d'y goûter ne se posera même pas. Elles resteront inconnues, car notre champ d'alternatives restera fermé. Le choix n'est donc jamais entre tous les possibles, mais entre ceux seulement qui se présentent. Il y en a d'autres de possibles, mais ils ne s'obtiennent pas par une concurrence entre différents potentiels. Ils sont autre part, dans un ordre caché. La trace matérielle du moment de notre naissance court dans nos cellules et notre psychologie. L'univers est très organisé et fractal. Chacun de nous constitue le point d'application microscopique d'un champ infini de forces, régies, en ce qui concerne le monde matériel, par la gravitation. Voilà pourquoi l'astrologie était une science royale, avant que l'Eglise et sa démocratie la Raison, sa fille tardive et adultérine, s'en méfient. Nous reflètons un certain aspect de l'univers, une certaine combinaison, — un certain « enchevêtrement » donc comme dirait Lao-tseu, qui nous livre à la perception du monde extérieur à travers des prismes écologiques. Chacun de ces prismes possède une fonction, et l'homéostasie du mental se débrouille pour tirer une résultante de leurs approches.

Voilà l'énigme du libre arbitre résolu. Il agit pour une conformité sous-jacente, qui possède différentes tactiques, mais une seule stratégie, rester dans l'orbe des énergies natales, tout en changeant l'ordre de leur prépondérance, pour apprendre et s'adapter. Si nous respectons la loi des correspondances, l'enchevêtrement, et donc l'apparition de nos dualités psychologiques provient des tensions entre sept prismes, que nous avons déjà détaillés dans de nombreux ouvrages. L'unité du moi devra donc se faire avec eux, et non contre eux, quitte à comprendre comment faire monter ou descendre le pouvoir de chacun, l'accroître ou le diminuer, sous l'impulsion de l'insight. Ce ne sont que des forces, mais tant qu'elles n'ont pas été absorbées par le Moi, elles semblent très puissantes et manifestent des sortes d'identités qui nous manipulent... Et c'est cela le plus difficile, consentir au septenaire et à ses conflits, et opter pour sa résolution dans l'unité solaire. Une décision transcendantale, qui démystifiera le libre arbitre. Si l'on s'y prend mal, c'est pire que de ne pas y toucher. Il ne s'agit pas d'entrer dans le secret de son propre fonctionnement, comme un forban se jette à l'abordage, et de vouloir triompher. Trouver la place respective de chacun des sept pouvoirs, qui nous sont donnés d'un côté mais qui nous capturent dans le Multiple de l'autre, constitue une ascèse. Bien menée, les pouvoirs planétaires/psychologiques perdent de leur insistance, et ramènent moins d'objets (sensations gratifiantes, actions, développements, et même « certitudes » pour Saturne, le grand étalonneur de critères). Cette nouvelle économie dans l'appropriation des choses et du temps, ce relâchement des modes nerveux de la pensée et de l'Action, laisse alors se manifester les pouvoirs supérieurs, indépenants de la vie, le Soi ou Brahman, le Seigneur, puis le Divin sous ses formes premières, qui transparaissent dès que le discernement transcende le libre arbitre. Les noeuds de l'activité psychologique, tendre vers plusieurs, sont dénoués par l'abandon au Divin, par lequel le Moi ne « désire » plus qu'une chose : tendre vers l'Un. Et pour tendre vers l'Un, il s'agit de savoir observer et recevoir, ce n'est donc pas une action ni un but, mais une ouverture exhaustive, innocente, qui se libère des modèles de la pensée, des fausses urgences, des priorités convenues, des aversions obligatoires, et qui plonge dans l'océan du Mystère, — tout ce qui EST, avant que la pensée n'étiquette cette efflorescence pour y appliquer ses calculs d'épicier.

La topographie astrologique présente l'appareil de l'esprit, avec un « moteur » individuel facultatif, le soleil, chargé d'unifier les autres tendances. S'il n'y parvient pas, la nature mène l'énergie du thème, et le Moi reste en jachère. Tout être humain consacré verra donc se produire en lui l'activité du Sept, et même s'il ne sait pas nommer chacun des prismes, il abordera intuitivement ses tiraillements intérieurs, les concurrences d'itinéraires, la rivalité des fonctions, et les examinera. Son travail consistera à saisir pourquoi toutes ces oppositions manifestent des possibles qui s'excluent mutuellement, pourquoi donc il faut choisir un potentiel à remplir plutôt qu'un autre.

La ligne de l'automatisme naturel a bel et bien été abandonnée quand le mouvement ascendant divin a produit l'espèce humaine. Ou bien le mental le déchiquetait et le remplaçait, ou bien il ne pouvait pas s'installer. Et dès que la pensée s'est installée, elle est devenue ce pouvoir unique, une puissance extraordinaire, mais non maîtrisable. Une puissance parfaitement autonome qui surplombe tout le reste, mais n'est pas quitte avec le corps. La pensée se contente de virtualiser la durée, elle est intemporelle. Pour elle, le passé et l'avenir sont aussi conséquents que le présent. La pensée n'est là, dans le moment pur, que si elle le décide fermement. Autrement, elle est partout et nulle part, devant et derrière, elle s'évapore, passe du coq à l'âne, de l'emploi du temps du lendemain au souvenir, de l'évaluation de la distance entre un désir et son obtention à la création de thèmes de préoccupations. Elle navigue, dans l'organisation de la journée, dans une addition ou une soustraction, dans un rêve projeté ou un ressentiment quelconque, dans une convoitise ou un calcul. Dans le meilleur des cas, elle poursuit la Vérité, et tant qu'elle n'avouera pas qu'elle est trop faible pour y parvenir, le Divin se dérobera.

Il est nécessaire d'employer un autre levier, le non agir, sans but.

Et elle ne cesse donc de s'autoréférencer, la pensée, par rapport aux données passées qu'elle extrapole, qu'elle pousse en avant pour s'approprier un avenir conforme. Comme un jongleur, la pensée fait passer les choses de gauche à droite, à toute vitesse, du passé vers l'avenir, en profitant de la neutralité absolument parfaite du présent. Voilà pourquoi la méditation a été inventée: pour empêcher la pensée de coudre l'avenir sur le passé. Tout cette activité ordinaire est modulée par des gabarits d'urgence et de priorité différents selon l'heure de naissance, — indépendamment de tout « karma » ou de toute influence génétique et héréditaire. Le fonctionnement de ce modèle est bien rôdé. La boussole individuelle que constitue le libre arbitre ne se dérègle pas facilement, grâce à la souplesse, à la marge de manoeuvre, qui permet à la pensée d'être relativement élastique et de jouer avec les besoins et les désirs. On peut brûler ce qu'on a adoré et adorer ce que l'on a brûlé. Mais l'ensemble de ces combinaisons, la profusion d'itinéraires possibles ne change pas la destination finale. Une mort tout juste consentie, sauf si le corps, à bout de souffle, veut s'en aller. Rien d'extraordinaire donc, alors que des faits remarquables ont été recensés, comme l'éveil, l'accès au Divin, l'ensemble d'un projet évolutif qui est en train de pousser vers la sortie le « vieil homme », fier de son territoire et de ses valeurs, mais incapable de reconnaître celles des autres, toutes aussi pertinentes.

Le libre arbitre n'est donc rien d'autre que le système d'homéostasie de la pensée.

Et lui avoir accordé autant de mérites dans notre société provient naturellement, comme le dirait encore rené Guénon, de la perte des principes traditionnels. Soit la souveraineté du non-Moi sur le moi, qu'on l'image en tant que Réalité exhaustive ou en tant que Divin. L'appareil psychologique vit en circuit fermé, en connexion inconsciente avec les résidus de l'automatisme animal, les survivances dynamiques comme la colère et la peur, et il projette la structure du moi dans son environnement. Les attentes sont nombreuses avec Vénus et Jupiter, les remises en ordre, par l'action et la structure, Mars et Saturne, sont inépuisables. La navigation est donc panoramique, la barre va à gauche puis à droite pour maintenir le cap dans les vagues puissantes du samsâra, — trop de pas assez d'un côté et pas assez de trop de l'autre, et c'est ce que l'on appelle la liberté en variant l'orientation, qui n'offre pourtant que peu de perspectives. Chauffé à blanc quand on réussit, le libre arbitre a le vent en poupe et file sans coup férir, et l'on s'autorise alors de plus en plus de choses car le champ semble se soumettre à la dictature d'une petite volonté immédiate; écrasé dans sa manifestation, quand les déceptions et les échecs se succèdent, et que tout cela ne mène à rien, jusqu'à ce que le terme de « choisir » perde toute signification dans une suite d'événements subis, le libre arbitre s'échoue alors sans cesse sur des écueils ou des bancs de sable mouvants.

Mais c'est un pouvoir primordial, qui suffit au membre de l'espèce humaine que la Conscience ne tarabuste pas, et qui n'entrevoit pas de raison de changer outre mesure la manière dont il se perçoit lui-même et dont il perçoit le champ. En réalité même, le pouvoir coercitif du libre arbitre n'apparaît qu'au bout d'un long apprentissage de la vie. Avant, il donne de la liberté, après la prise de conscience radicale, divine, il nous rend esclave. Des chemins à comparer. Des actes en compétition. Des buts qui se piétinent les uns les autres, des moments doubles, dans lesquels nous nous voyons aussi bien sur un itinéraire que sur un autre, ou même, pour les plus imaginatifs, que sur une multitude d'autres. Le libre arbitre ainsi vécu se retourne sur lui-même, se mord la queue, et devient une prison. Parce que l'Unité a été entrevue, un moment fugace peut-être, mais doué d'une mémoire éternelle, comme certaines promenades au soleil couchant quand toute votre vie avance comme une vague tranquille, sans que rien ne s'oppose au bonheur. Mais le reste du temps ! Où les promesses solaires des Veda, quand l'Esprit se déverse à flots ramifiant le moi au Verbe ? Où les immersions dans l'oasis illimité du Brahman, où jouer avec Krishna sur l'éternelle vague joyeuse du présent ? Les choses à faire nous agglutinent au passé, — l'envol de l'aigle est reporté. On se pense dans son milieu, dans son décor, dans sa vie, et rien d'autre ne rentre là-dedans. Comme s'il fallait rester un animal écologique, rivé à ses besoins, respectueux de ses craintes, et idôlatre de ses désirs.

Et si le besoin d'être était justement celui, et le seul, capable de prendre en charge les points cardinaux, l'écartèlement des racines et de l'antenne, l'antinomie du moi et du non-Moi ?

C'est ce que les dissidents prétendent. Laissez tomber l'avenir, il déborde de promesses non avenues et de craintes infondées, et vivez maintenant. Il n'y a pas d'autre chemin vers l'unité et, y parvenir sans démêler les nombres est tout simplement impossible. Ou bien l'on se croit plus malin que les autres, on plonge dans le mystère sans aucun point de repère, sans la déontologie du chercheur de feu attentif, et l'on se noie, comme un poisson qui saute hors de son bocal. Se libérer, oui. N'importe comment, non. Le sept est puissant. On ne traverse pas Saturne comme un champ de fleurs, pas plus qu'on ne gagne son vrai soleil sans essuyer des blessures narcissiques, des offenses et des humiliations, qui finalement appartenaient encore à l'écorce, au petit moi contingent se débattant parmi les autres. Et le Sept solaire peut s'oublier aussi dans une unité maîtrisée, ou mener au Trois des guna, que le mutant supramental verra débouler en lui, dans leur nature originelle, non mélangée, et d'une puissance incomparable. Là, le moi subjectif n'est plus grand chose. Il devient seulement le témoin d'une aventure cosmique, dans un corps, qui a laissé loin derrière lui les satisfactions humaines, et les belles illuminations. 

« Par-delà les sommets» disait la mère de Pondichéry.

Il subit l'attaque de tamas, de cent manières différentes, toutes aussi sournoises les unes que les autres, et celles de rajas, splendides, qui donnent au moment un éclat sans pareil, où tout ce qui est désir est sacré et irremplaçable. Même ce gentil sattva paraît parfois fuir la réalité physique, mais au moins lui, il tend vers le supérieur, l'harmonie, l'intelligence et le détachement. Tamas, fidèle serviteur de la mort, par l'obscurité, l'inertie et la torpeur, rajas, fidèle amant de la vie et de la mort entrelaçées, le maître de l'élan, mais aussi du désir. Sattva, le plus immatériel, le plus facile à vivre, mais qui justement fait défaut à l'être ordinaire. Sattva aime les valeurs et il les cultive. C'est un jardinier du bien, mais qui n'aime que les fleurs. La terre, il la délaisse. C'est la juridiction des deux autres.

Puis l'unité s'aborde dans la complémentarité du Deux. Les innombrables déclinaisons du yin et du yang, qui non seulement alternent, mais se mélangent. Comme une porte peut être ouverte ou fermée, mais aussi entrebaîllée, avec l'amusante question de savoir si elle est à moitié ouverte, ou à moitié fermée. Un régal pour le mental, alors que la vraie question est tout simplement de l'ouvrir davantage pour y passer, ou de la fermer correctement car elle vient de servir. Mais là aussi la pensée peine. Elle aime bien les courants d'air, et ajourner. Ecartelée entre le yin qui attire l'influence de l'autre, et le yang qui l'éloigne par principe, la pensée hésite entre suivre ou s'affranchir, imiter ou risquer. Elle rêve les itinéraires parfaits de la liberté et de l'indépendance, sans se douter qu'elle est soumise aux multiples facteurs de l'incarnation, la mémoire dynamique et structurante de l'heure de naissance, les influences héréditaires et génétiques, les traces événementielles délétères inscrites dans la cire de la petite enfance, et enfin, peut-être, une résistance karmique, un noeud d'un genre particulier à découvrir, qui joue parfois, comme le reste, sur la résultante momentanée du libre arbitre sans le dire.

Il ne reste qu'une solution pour marier le coeur, l'esprit et le corps.

L'exploration exhaustive.

Plonger dans la réalité, sans rien en attendre d'autre que la comprendre in extenso et ainsi l'aimer davantage parce qu'homogène et une, ce qui n'advient qu'après s'être compris soi-même, pour cesser les projections. Alors nous épousons tout par le regard d'amour, et explorer la nature et ses sortilièges devient un jeu divin. Les blessures fendillent l'écorce et l'aspiration la fait éclater de l'intérieur. Puis les deux pressions s'accordent, et la libération se produit, l'écorce éclate et la soif de l'existence individuelle avec. La graine éternelle pousse. Quand on n'a plus d'histoire personnelle à défendre, qu'il ne reste que le mystère de notre présence clouée au ciel et à la Terre, l'abondance des secrets qui se révèlent donne une moisson inconnue, un autre être, une conscience différente. Le Divin n'est plus un mot, ni même une promesse. Il n'est plus un but ni seulement une autorité. Il est la source de Tout, et le chemin est pris pour aller s'y baigner.